Le western, conscience du Nouveau Monde
p. 245-269
Texte intégral
Introduction
A. Mythologie
1En naissant, en 1776, de la révolte contre une puissance impériale européenne, les États-Unis d’Amérique peuvent être considérés, selon l’expression du sociologue et politologue américain Seymour Martin Lipset, comme « la première Nation d’un nouveau type1 ». Pour Lipset, les Américains sont le pur produit de cet acte littéralement révolutionnaire : individualistes, anti-étatistes, anti-élitistes, partisans de l’initiative privée et perpétuellement méfiants vis-à-vis des institutions.
2Mais ces traits de caractère, tout avérés qu’ils soient, apparaissent, en l’état, incompatibles avec quelque idée d’« identité collective », de « conscience nationale », de « nous » : condition sine qua non à la pérennité d’une Nation...
3Un « nous », c’est une croyance partagée. Et en Amérique, cette croyance partagée, ce mythe fondateur, ce poème collectif, ce référent symbolique auxquels on s’identifie et se réfère aujourd’hui encore dans les périodes de questionnement, c’est la Conquête de l’Ouest. L’historien américain Frederick Jackson Turner, qui a donné sens à ce mouvement historique, usait de cette image : ce que la mer Méditerranée fut pour les Grecs, brisant les liens d’habitude, offrant de nouvelles expériences, suscitant de nouvelles institutions et de nouvelles activités, la Frontière, toujours refoulée, l’a été pour les États-Unis2.
4Aux confins de la civilisation et du monde sauvage (« Wilderness »), la Frontière désigne, dans l’esprit de Turner, « plus une forme de société qu’une région géographique3 ». « La Frontière en Amérique, [précise-t-il] fut toujours à l’origine de l’évolution sociale. Cette perpétuelle résurrection, cette fluidité de la vie américaine, et l’expansion vers l’Ouest, avec les possibilités nouvelles qu’elle offre et le contact permanent avec une société primitive qu’elle permet, constituent les forces qui ont forgé le caractère américain. C’est le "Great West" et non la côte atlantique qui éclaire toute l’histoire des États-Unis4. »
5La Frontière va s’effacer vers 1890 quand, triomphant des derniers foyers de rébellion indienne, les pionniers épaulés par la machine de guerre américaine toucheront le Pacifique, entraînant dans leur sillage une cohorte d’hommes de Loi et d’Église, de bâtisseurs de villes, de chemins de fer et d’industries.
6L’effacement progressif de « l’homme de la Frontière », du soldat, du cow-boy et du fermier « bénis de Dieu », le rattachement de ce laboratoire civilisationnel unique au reste du monde civilisé, vont engendrer chez les Américains un certain désarroi. Comme a pu l’écrire l’historien américain J. T. Adams, « quand partir pour l’Ouest cessa d’être une grande aventure partagée par des milliers d’hommes à la fois, une espèce de migration de masses guidées par un rêve et devint simplement une tentative isolée d’obtenir une occupation plus avantageuse, un meilleur lopin de terre n’importe où, il est évident qu’un grand ressort dynamique cessa de jouer5 ».
7A sa manière, en « inventant » le western, le cinématographe naissant va répondre à cette angoisse. Le genre va devenir littéralement « mythique », au sens où la fonction du mythe, selon la définition d’Eliade, est de « donner une signification au monde et à l’existence humaine6 ».
8Au moment où la Nation américaine prenait conscience d’elle-même, le western magnifia les termes de sa naissance7. Le récit mythifié de cette naissance va pénétrer profondément dans l’inconscient collectif américain –inconscient collectif dans l’étude duquel Jung distinguait « la possibilité de nous « expliquer » avec les résidus activés de l’histoire de notre race8 » – et jouera, pour le meilleur et pour le pire, un rôle considérable dans la stabilisation d’une identité nationale américaine. « Les magnats d’Hollywood n’avaient pas tort de tabler sur l’hypothèse que le cinéma donnait aux immigrants américains le moyen de se réaliser sans délai [acte Mc Luhan]. Cette stratégie, quoique déplorable à la lumière du « bien idéal absolu », s’accordait parfaitement à la forme cinématographique9. »
B. Interprétation
9Il convient ici de dissiper un malentendu. Nonobstant ses boniments – les « True stories of... » barrant les affiches – le western, comme toute mythologie, n’a pas un rapport documentaire avec la vérité historique. Mais il ne s’en suit pas qu’il faille le réduire « à une conscience fausse ou à un reflet illusoire de la réalité10 ». S’il n’a pas valeur de document historique sur l’expansion de l’État américain vers l’Ouest, il propose en revanche un témoignage d’une rare valeur sur la façon dont les générations successives d’Américains se sont représenté ce moment essentiel de leur propre histoire – moment qui a pour sa part, répétons-le, valeur d’« identité collective », de « conscience nationale », de « nous » – conditions sine qua non à la pérennité de quelque Nation.
10Posons que l’on ne peut comprendre complètement l’Amérique si l’on méconnaît le western. Sans être tout à fait dupe de l’effet de plaidoirie, on est ainsi en droit de s’étonner de l’étonnement d’une Angela Davis, lorsqu’au lendemain du 11 Septembre 2001, elle s’exclama, suite à une diatribe de George W. Bush à l’encontre d’Oussama Ben Laden : « J’ai trouvé remarquable qu’il ait évité le discours direct, pour utiliser à la place l’analogie de « l’Ouest d’autrefois » et l’imagerie des affiches portant « Recherché mort ou vif ». Cela suscite des résonances du front pionnier, du pays des hors-la-loi et de la colonisation des Autochtones de l’Amérique11. » Eh ! oui... Comme l’a écrit Claude Lévi-Strauss : « Le mythe reste mythe aussi longtemps qu’il est perçu comme tel12.»
11Bien avant l’arrivée à la Maison-Blanche du Président Bush, le pouvoir américain – les institutions politiques, militaires, économiques, religieuses – ont largement utilisé le western pour faire passer des « messages » à un public réputé « naïf » – au sens où on le dit d’un peintre qui n’a pas de formation théorique. Pour citer à nouveau Eliade, « le mythe n’est pas, en lui-même, une garantie de « bonté » ni de morale13 ».
12Mais, comme tous les mythes, celui de la conquête de l’Ouest possède son efficacité propre, jusqu’à devenir cet « être noologique » dont parle Edgar Morin14, qui possède (au sens de « qui arnaque ») ceux qui le possèdent (« qui se le sont approprié »). Le western se retournera ainsi plus souvent qu’à son tour contre ceux qui entendaient l’instrumentaliser. De l’intérieur même du système hollywoodien, des artistes qui, prenant la déclaration d’Indépendance des États-Unis au sérieux, considérant qu’il est moralement juste et bon de désobéir à ceux qui contestent l’existence de droits inhérents à la nature humaine et le principe d’égalité de tous les hommes devant Dieu, des producteurs, des scénaristes, des réalisateurs « dévoieront » le western, à des fins de contre-propagande.
13Un western – un film historique aussi bien – est porté par trois dates. D’abord la date qu’il évoque, ensuite la date où il a été réalisé, enfin la date où il est vu. La réflexion doit jouer sur les trois coordonnées.
14De très nombreux films ont été influencés par l’atmosphère sociale et politique de l’époque où ils ont été conçus, devenant à ce titre de véritables baromètres de la société américaine contemporaine. De la fin des années 1920 à l’aube du xxie siècle, on peut ainsi épingler un certain nombre de westerns qui répondent de leur époque en en synthétisant l’esprit, devenant à ce titre des œuvres philosophiques, selon la définition que donnait Hegel de sa discipline : « son temps saisi dans la pensée15. »
15Au départ de ces westerns exemplatifs sinon exemplaires – un film par décennie : sélection forcément discutable – et en gardant toujours à l’esprit le statut tout à fait particulier que le genre occupe dans la sociologie américaine, on peut établir un parallèle entre les fictions du xixe siècle et la réalité du xxe. Et de la sorte, établir une sorte d’histoire parallèle subjective des États-Unis.
Les films
A. Les années vingt
16The Covered Wagon (La Caravane vers l’Ouest, James Cruze, 1923)
17Au Panthéon des pionniers du cinéma, James Cruze n’occupe pas le même rang que David Griffith, ni même qu’Edwin Porter ou Thomas Ince. Sa propension à enchaîner sans grand discernement les tournages – une centaine de films en vingt ans ! – y est pour beaucoup. Son chef-d’œuvre est sans conteste The Covered Wagon, sorti en 1923, que Charles Ford et René Jeanne, dans leur Histoire du Cinéma, n’hésitent pas à qualifier de « Chanson de Roland des USA16 ».
18Cette grande fresque épique, tournée « à la dure », dans le Nevada, dans un style presque documentaire, peut être tenu comme l’un des premiers classiques du genre. Plusieurs scènes spectaculaires, comme la chasse aux bisons, le franchissement d’une rivière en crue ou l’attaque des Indiens, deviendront « canoniques », au sens où elles poseront une règle, et seront toujours copiées plusieurs décennies plus tard. Mais le plus beau plan du film est sans doute cette immense colonne de trois cents chariots, « en marche vers la Terre promise17 ».
19Depuis les années 1890, cette « Terre promise » était conquise. La Frontière, avec toute la symbolique que charrie ce concept, s’était évaporée, et avec elle un certain « état d’esprit ». Trois décennies plus tard, en cet hiver 1923, les effets de la désactivation de ce « grand ressort dynamique » dont parlait J. T. Adams se faisaient durement sentir. Au sortir de la projection de The Covered Wagon, en se replongeant dans le monde réel, dans « la merditude des choses » –pour reprendre le titre d’un ouvrage de Dimitri Verhulst (Denoël) – on imagine sans peine le sentiment de nostalgie du vieux monde et de « ses balises d’orientation subjective » – pour parler cette fois le langage d’Alain Badiou – qui pouvait gagner le spectateur.
20Il faut savoir qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, le climat social aux États-Unis était extrêmement tendu. Le pays subissait de profondes mutations. L’industrialisation galopante donnait naissance à une société à deux vitesses : de colossales puissances financières exploitaient un prolétariat dont la survie ne reposait que sur sa seule force de travail18. « Indépendance » et « individualisme », les maîtres-mots de la sociologie américaine jusqu’alors, étaient en voie de marginalisation. Les mouvements sociaux se succédaient, souvent violents.
21Ajoutant au chaos ambiant, l’administration Harding était éclaboussée par une vague de scandales. Un membre du Cabinet fut envoyé en prison, deux autres y échappèrent de peu, tandis que différents fonctionnaires étaient convaincus de trafic d’influence et contraints de démissionner. Le Président Warren Harding lui-même semblait totalement dépassé par les événements. « Affligé d’une étrange inaptitude à juger des événements et des hommes, [écrivent les historiens Morpurgo et Nye] il fut promptement à la merci de la cabale la plus corrompue qui déshonora la politique depuis l’époque de la Reconstruction » (il s’agit de la reconstruction du Sud, après la guerre de Sécession)19.
22Pour ne rien arranger, la pègre profitait de la Prohibition, entrée en vigueur en janvier 1920, pour brasser des millions de dollars, « arrosant » au passage tout l’appareil d’État, jusqu’à mettre des pans de villes entiers en coupe réglée.
23On devine l’effet de ce tableau d’ensemble sur le bon peuple, déjà méfiant « par nature » vis-à-vis de ses institutions...
24La dédicace de The Covered Wagon à la mémoire de Teddy Roosevelt, disparu quatre ans plus tôt, est un premier indice des intentions des auteurs du film. A l’heure où l’Amérique s’était racrapotée sur elle-même – en mars 1920, le Sénat refusa de ratifier le Traité de Versailles et, dans la foulée, boycotta la jeune Société des Nations, que le Président Woodrow Wilson avait pourtant contribué à fonder – et où l’estompement de la norme était devenu général, l’ex-fougueux président jouissait d’une image flatteuse : celle du conquérant de Cuba et de l’homme qui refusa au patronat l’appui des troupes fédérales lors des conflits sociaux et plaida l’impôt sur le revenu et la réglementation des trusts. Mais cet hommage ne vaudrait guère que l’on s’y attarde si le film lui-même n’était une vaste ode aux valeurs associées à la Conquête de l’Ouest et au peuple neuf qui en écrivit la légende.
25Selon Gustave Le Bon, un des sociologues les plus influents de l’époque, « les vrais conducteurs des peuples sont les traditions et ils n’en changent facilement que les formes extérieures20 ». Sans traditions stables, sans âme nationale, point de civilisation. Mais sans lente élimination de ces traditions, point de progrès... Toute la difficulté réside dès lors dans la recherche d’« un juste équilibre entre la stabilité et la variabilité21 ». Une véritable gageure durant les périodes de fortes mutations socio-économiques, alors que le passé est systématiquement décrédibilisé par une « garde avancée » du modernisme, qui n’a de cesse de faire hâter le pas à une foule, qui, pour sa part, a spontanément tendance à se raccrocher aux idées et sentiments du passé.
26En termes de psychologie collective, si The Birth of a Nation (Naissance d’une Nation, 1915) est le poème d’un temps où les Américains se déchiraient entre eux, The Covered Wagon, comme l’ont écrit non sans lyrisme Charles Ford et René Jeanne, est « le poème d’un temps où, les yeux fixés sur un même but, le cœur battant au même rythme fiévreux, ils s’entraidaient22 ».
27L’esprit de corps et de conquête, le courage et la droiture, mais aussi la justice et le châtiment... Des valeurs traditionnellement, et naïvement, associées aux pionniers, dont regorge un film comme The Covered Wagon. « Le darwinisme moraliste, [explique Robert Wright, dont la formule qualifie assez bien l’idéologie américaine] examine la morale traditionnelle en la supposant de précieux conseils de vie, fut-elle par ailleurs corsetée d’égoïsmes et philosophiquement indéfendables23.» Ronald Reagan saura s’en souvenir au moment de lancer sa « révolution conservatrice » à la fin des années 1970, comme George W. Bush après lui... tout en négligeant pour sa part d’autres leçons de l’Histoire.
B. Les années trente
28Stagecoach (La Chevauchée fantastique, John Ford, 1939)
29La Grande Dépression qui suivit le krach de Wall Street ne toucha pas seulement économiquement l’industrie cinématographique – en 1929, William Fox avait investi dans la Fox Film, le Groupe Loew’s et la Gaumont British quelque 300 millions de dollars ; en 1930, il était ruiné – elle influença aussi le contenu des films produits à Hollywood dans les années 1930.
30Si, pour convaincre le spectateur de venir dépenser quelques précieux dollars au cinéma, certains studios, comme la Metro-Goldwyn-Mayer, vont jouer à fond la carte des paillettes et du rêve, d’autres tableront au contraire sur la proximité, voire l’identification avec les héros-maison. Les films de la Warner Bros. produits par Mark Hellinger ou Jerry Wald, témoignent ainsi de l’Amérique vivante, de ce « Forgotten Man » qui peine à nouer les deux bouts, auquel le Président Franklin Roosevelt fait souvent allusion dans ses discours radio phoniques.
31Prenant acte de l’adhésion grandissante au New Deal des classes populaires, qui constituent à l’époque l’essentiel du public des cinémas, Hollywood va également mettre en chantier des films « à messages ». En 1934, King Vidor dirige et produit pour United Artists Our Daily Bread (Notre pain quotidien), qui présente des chômeurs s’organisant en communauté agricole. L’année suivante, dans Black Fury (Furie Noire, 1935), de Michael Curtiz, un sombre drame sur le monde des charbonnages, les frères Warner renvoient dos-à-dos fascistes et communistes. Quant à la morale de Mr. Smith Goes to Washington (Mr. Smith au Sénat), réalisé en 1939 par Frank Capra pour Harry Cohn (Columbia), elle peut être résumée en une assertion populiste : un honnête homme qui a foi dans les vertus fondatrices de l’Amérique − Smith (James Stewart) se prénomme Jefferson − vaut mieux qu’un politicien assoiffé de pouvoir et accroché à ses privilèges.
32A gros traits, tel est également le propos de Stagecoach, une production Walter Wanger mise en scène par John Ford en cette même année 1939. Car que nous dit Ford ? Qu’une prostituée peut être plus respectable que les bigotes qui l’on chassée de la ville et tout autant que la femme d’un officier ; qu’un joueur débauché peut savoir mourir avec une dignité d’aristocrate, un médecin ivrogne pratiquer son métier avec compétence et abnégation, un hors-la-loi poursuivi pour quelque règlement de comptes passé et probablement à venir, faire preuve de loyauté, de générosité, de courage et de délicatesse, cependant qu’un banquier considérable et considéré s’enfuit avec l’argent des petits épargnants. « Admirable illustration dramatique de la parabole du pharisien et du publicain ! », de conclure André Bazin24.
33Mais il convient par ailleurs de prendre la mesure des actes posés par le marshal Curly Wilcox (George Bancroft)... Comme l’a écrit Max Weber, il faut concevoir l’État (de droit) « comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime25 ». Dans un geste de pure liberté, Wilcox, l’homme qui a fait serment de faire appliquer la Loi – et qui, en échange, a reçu de la communauté ce « monopole de la violence physique légitime » – va se permettre de l’interpréter. Il en sait visiblement assez long sur le côté purement normatif des principes de justice qui gouvernent cet État pour en revenir à la coutume. L’homme à l’étoile d’argent, qui depuis les débuts du cinématographe incarna les valeurs morales de l’Amérique : la Justice, le Droit, le Bien, ne livrera pas Ringo Kid (John Wayne), son prisonnier, condamné à dix-sept ans d’emprisonnement pour parricide et fratricide. Mieux, il le laissera se venger des (vrais) assassins de sa famille. Tout se passe comme si Wilcox était arrivé à la conclusion que les préjugés sur lesquels philosophèrent au début du film le Dr Boone (Thomas Mitchell) et Dallas (Claire Trevor), la fille de joie, tous deux chassés de la ville par les dames patronnesses, avaient cours jusqu’au cœur du Palais de Thémis, la déesse aux yeux pourtant bandés.
34En 1939, la Grande Dépression avait jeté dans des abîmes de désespoir des milliers d’honnêtes gens qui n’avaient eu pour seul tort que de croire à l’infaillibilité du Système − capitaliste − américain. Après avoir fustigé les banquiers escrocs et arrogants, John Ford décidera de soustraire ses « héros » − un tueur et une catin − à une justice de classe et leur laissera recommencer leur vie à zéro. La dernière scène du film, qui voit Ringo Kid et Dallas quitter la ville en calèche avec la bénédiction du shérif, résume limpidement le sentiment d’un cinéaste :
— « Well, they’re saved from the blessings of civilization », lance Boone à Wilcox.
— « Yeah ! », approuve laconiquement le policier.
C. Les années quarante
35The Ox-Bow Incident (L’étrange incident, William A. Wellman, 1943)
36Le 7 décembre 1941, l’aviation japonaise attaque la flotte américaine mouillée à la base aéronavale de Pearl Harbor. Les États-Unis sont poussés dans la guerre par leur ennemi.
37A l’automne encore, le Congrès était enclin à nommer une commission d’enquête sur « la propagande insidieuse menée par certains studios cinématographiques en faveur de la participation américaine à la guerre26 ». La Warner Bros. était sur la sellette, pour Confessions of a Nazi Spy (Les aveux d’un espion nazi, 1938) d’Anatole Litvak et la MGM pour The Mortal Storm (La tempête qui tue, 1940) de Frank Borzage. Mais au 8 décembre, l’état d’esprit avait changé du tout au tout. Au cri de « Remember Pearl Harbor ! » − allusion à « Remember The Alamo ! » : harangue des hommes de Sam Houston le 21 avril 1836 à San Jacinto, la bataille décisive de la révolution texane, un mois et demi après la défaite de Travis, Bowie et Crockett : encore une allusion au passé héroïque des pionniers − le peuple américain n’aura désormais plus qu’une idée en tête : laver l’affront subi.
38Cet esprit de vengeance n’ira pas sans dérives racistes. En février 1942, par crainte de sabotages, à l’instigation du Général John De Witt, chef de la défense de la côte pacifique, le Président Roosevelt signera l’executive order no 9066, qui autorise l’établissement de zones militaires permettant l’exclusion de tout étranger susceptible d’être une menace. Dans le collimateur des autorités : les Japonais, mais également certains sujets allemands et italiens. Au camp de Tull Lake, en Californie, les « étrangers » seront même rejoints par des individus rendus suspects par leurs seules prises de positions « antipatriotiques27 ». Quelque 120 000 personnes, dont 65 % de citoyens américains, seront ainsi « relogés » dans dix camps entourés de barbelés, disséminés dans sept États. Les déportés n’auront la permission d’en sortir qu’à la fin de l’année 1945, sauf à s’être enrôlés dans le 442e Régiment d’infanterie, spécialement créé à leur intention. Ils n’obtiendront réparation (financière) qu’à la fin des années 80, après un long combat judiciaire, mais les camps ne seront jamais officiellement déclarés anti-constitutionnels.
39A Hollywood, les studios sont priés de participer à l’effort de guerre. Franklin Roosevelt dépêche un ambassadeur personnel à Los Angeles, Lowel Mellitt. Producteurs, scénaristes et réalisateurs qui n’ont pas reçu leur ordre de mobilisation voient leur travail étroitement encadré. C’est dans ce climat martial qu’en 1943, sort sur les écrans The Ox-Bow Incident, mis en scène par William A. Wellman, un vétéran de la Première Guerre, d’après l’excellent roman éponyme de Walter Van Tilburg Clark (éd. fr. Gallimard).
40Que peut bien coaliser au bout de la nuit un ex-officier frustré des armées du Sud qui a pris la tête d’une horde de vengeurs après l’assassinat d’un éleveur local, un ancien esclave, un apprenti-shérif immature, deux cow-boys de passage à la moralité incertaine et une clique de suiveurs ? L’amour de la justice ? Rien ne l’indique : le prévôt qui tenta de s’opposer à l’expédition punitive fut éconduit sans ménagement. Un sentiment de devoir envers l’ami assassiné ? Non plus : au cours de l’équipée, on ne pleurera pas plus l’éleveur que son troupeau volé. Reste la haine de l’« Autre », ce bouc émissaire face auquel le vengeur ne prétend déclencher qu’une contre-violence. Le fait est que rien ne rassemble cet aréopage, si ce n’est l’aubaine qui s’offre à lui de se défouler sur un ennemi commun.
41On a vu comment, abandonnant du jour au lendemain leur isolationnisme, les autorités américaines se lancèrent dans une véritable croisade « anti-jaune », allant jusqu’à organiser des déportations de citoyens louches. Dans quelque coin reculé du pays, d’aucuns poussèrent-ils l’hystérie jusqu’à l’épuration ethnique ? Si l’on n’a pas eu officiellement connaissance de pareils faits, tel est bien le sujet de Bad Day at Black Rock (Un homme est passé, 1955), un film que l’on peut tenir pour un « western contemporain », réalisé dix ans après la fin des hostilités par John Sturges, d’après un roman de Michael Niall.
42Un réquisitoire aussi explicite − sur le lynchage d’un citoyen d’origine japonaise − était inimaginable alors que l’on se battait en Asie et dans le Pacifique. Si Wellman a dû user de la métaphore − un des « ennemis intérieurs » prend les traits d’un Mexicain (Anthony Quinn) − il n’en répond pas moins de son époque entière, c’est-à-dire de sa situation de cinéaste hollywoodien dans le monde social pour le moins troublé de 1943.
43En cette année 1943, nonobstant Stagecoach, les habitants du Vieil Ouest étaient encore largement « salués dans leur bravoure par tout un peuple attendri28 ». Dans The Ox-Bow Incident, à un titre ou à un autre, ils brillent par leur médiocrité, à l’exception d’une des victimes (Dana Andrews), figure christique de l’innocent qui pardonne à ses bourreaux et exhorte, dans une lettre d’adieu, ses proches à ne pas le venger. Mais le mérite du film est moins de contester la quasi « sainteté » dans laquelle la population du vieil Ouest était tenue que de tendre un miroir à son public.
44En termes de psychologie collective, dessiller ses contemporains n’est jamais une entreprise neutre ni sans risques. C’est que l’agressivité inter-groupe est souvent la seule « soupape » disponible pour une communauté afin d’évacuer l’agressivité intra-groupe qui menace en permanence sa stabilité. Le phénomène semble à ce point irrépressible que lorsque l’ennemi extérieur vient à manquer, il arrive que l’agressivité se localise sur un sous-groupe au sein même de la communauté, ou sur une personne esseulée − enfant-martyr au sein de certaines familles ou individu possédé en marge de la tribu − qui la reçoit sans y contre-réagir. Des faits bien connus des « meneurs d’hommes » et même souvent institutionnalisés. Ainsi, comme le signalent Anzieu et Martin, la marine britannique aimait à vanter sa sagesse d’avoir prévu sur ses bateaux un capitaine pour être aimé des hommes et un second pour encaisser leur hargne29.
45Mais un bouc émissaire ne reste efficace qu’aussi longtemps que nous croyons en sa culpabilité. « Avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a [confirme René Girard]. Apprendre qu’on en a un, c’est le perdre à tout jamais, et s’exposer à des conflits mimétiques sans résolution possible30. » Sous cette lumière, il n’est pas exagéré d’affirmer que The Ox-Bow Incident est un film subversif.
46Faut-il souligner que, de manière plus générale, l’œuvre de Wellman fait écho au racisme endémique qui gangrenait l’Amérique, singulièrement dans sa partie méridionale ? Dans les années 40, dans certains comtés du Sud, des groupuscules encagoulés se livraient encore régulièrement aux pratiques que le film dénonce.
D. Les années cinquante
47High Noon (Le train sifflera trois fois, Fred Zinnemann, 1952)
48En 1952, comme William A. Wellman dix ans plus tôt, le producteur Stanley Kramer, le scénariste Carl Foreman et le réalisateur Fred Zinnemann ont une mise en garde importante à formuler. En parcourant leur filmographie respective, on mesure combien l’univers du Far-West leur est étranger. Ils vont pourtant situer l’action de High Noon dans un décor de western, en raison de ce « supplément d’âme » dont jouit le genre aux États-Unis. Mais précisément parce que le folklore de l’Ouest les laisse froids, et pour obliger le spectateur à se concentrer sur l’essentiel, sur le « message » qu’ils ont à délivrer, préféreront-ils, comme Wellman, l’austère eau-forte aux pittoresques cartes postales chamarrées.
49Dans High Noon, nous assistons « en direct » à la lutte d’un homme − le shérif Will Kane (Gary Cooper) − contre ses ennemis, contre ses « amis » et contre lui-même. L’action débute à 10h30, comme nous le signale un gros plan sur une pendule, et s’achève peu après midi. Unité de temps, de lieu et d’action : Zinnemann a commis une tragédie classique. Mais à sa sortie, personne sera dupe : ce film est bien autre chose qu’un exercice de style, aussi réussi soit-il, « à la manière des Grecs ». Un grand journal américain ramassera le sentiment général, en publiant une caricature représentant le sénateur Joseph McCarthy descendant du train de midi, pour investir le Capitole.
50De 1948 à 1954, l’Amérique vécut sous la tyrannie morale de ce sénateur républicain ultra-conservateur du Wisconsin et de ses sbires, qui s’étaient lancés dans la croisade anti-communiste que l’on sait. Le monde du cinéma fut une de leurs cibles privilégiée.
51A quelques notables exceptions près − les cinéastes John Huston et William Wyler fondant par exemple un « Comité pour le Premier Amendement31 », afin de soutenir leurs confrères inquiétés − les réactions à Hollywood ne se signalèrent guère par leur courage.
52On enregistra d’abord une surenchère verbale dans le chef de certains « tycoons », tel Jack Warner, qui se déclara prêt à financer le renvoi en Russie par bateau des brebis galeuses de la corporation, ou Walt Disney, qui se désola d’avoir vendu ses Trois Petits Cochons aux Soviétiques et appela à l’épuration des syndicats ouvriers32. De manière moins anecdotique, une cinquantaine de chefs de studios s’engagèrent à n’employer aucun communiste en connaissance de cause.
53Deux metteurs en scène et huit scénaristes − baptisés les « Hollywood Ten » − seront congédiés sans préavis. Une liste noire circulera dans le milieu, reprenant les noms de tous ceux qui refuseront de venir témoigner devant la Commission sénatoriale des Activités antiaméricaines (House Un-American Committee ou HUAC) ou seront simplement suspectés de sympathies de gauche. Les « black-listés », le plus souvent dénoncés par des collègues, se verront interdits de travail ou condamnés au prête-nom.
54C’est dans ce climat délétère que Carl Foreman entreprit la rédaction du scénario de High Noon. « Au début, [a-t-il expliqué] je voulais faire une parabole sur l’ONU. Mais tout à coup, la menace de la Commission des Activités anti-américaines s’est précisée. Ils se dirigeaient vers Hollywood ! La peur a commencé à grandir, une peur insidieuse qui envahit peu à peu toute la ville. J’ai décidé alors de changer d’optique et d’écrire une parabole sur le maccarthysme. Pendant la fabrication du film, je reçus un papier rosé me convoquant devant la Commission. Je me suis rapidement trouvé dans la position de Gary Cooper. Mes amis m’évitaient, quand je voulais voir quelqu’un, il n’était pas là... Je n’ai plus eu qu’à transposer certains dialogues dans le cadre du western pour obtenir Le Train sifflera trois fois33. »
55Dans cette interview, le mot le plus important prononcé par Foreman est « peur ». Le shérif Will Kane a peur. Il gamberge, il doute, et c’est tout l’art de Gary Cooper de nous le faire ressentir, par un léger plissement de bouche ou un serrement de mâchoire. A part lui, Kane sait que ses concitoyens ne le méritent pas. Chacun avance une excuse pour refuser de l’épauler. En privé, certains vont jusqu’à espérer la victoire du hors-la-loi Frank Miller (Ian MacDonald), que le shérif fit condamner quelques années plus tôt et qui a fait annoncer son retour en ville par le train de midi. « Troublante inversion des valeurs, dans cet Ouest démythifié », comme le glissent Astre et Hoarau34.
56Pourquoi Kane s’entête-t-il donc à affronter Miller, alors que tout devrait le pousser à vivre la nouvelle vie qu’il s’est choisie aux côtés d’Amy (Grace Kelly), épousée le matin même ? « Parce que c’est notre métier ; alors faisons-le sans geindre, en bon professionnel », répondrait Howard Hawks − tel est le point de vue du shérif John T. Chance (John Wayne) dans Rio Bravo, un film mis en chantier par Hawks en réaction au film de Zinnemann. Sauf que, « professionnellement », ce n’est plus le métier de Kane : il a rendu son étoile, il est délié de son serment, comme certains habitants ne manquent de le lui rappeler... Si c’est de devoir qu’il s’agit, il ne peut s’agir que d’un devoir moral, d’une sorte d’« impératif catégorique ».
57High Noon nous montre qu’il est des situations exceptionnelles, des états d’urgence, où l’on ne peut se dérober, où l’homme doit se faire violence, au prix de quelque « morale provisoire » dictée par les circonstances. Mieux encore que Kane, sa jeune épouse incarne cette résolution. De confession quaker, pacifiste donc, elle va − après s’être fait chapitrer par une tenancière d’hôtel mexicaine (Katy Jurado) : un « détail » dont il convient de relever la hardiesse dans le climat de racisme larvé de l’époque − reconsidérer sa décision de quitter son mari, lequel avait décidé, malgré la promesse qu’il lui avait faite, de reprendre les armes. Toujours vêtue de sa robe blanche de mariée, elle finira par abattre un des hors-la-loi, d’une balle dans le dos encore bien.
58Pour le philosophe américain Thomas Nagel, un jugement moral constitue, en lui-même, une motivation suffisante de l’action, et un argument moral digne de ce nom − dans le cas qui nous occupe, quelque chose comme : « le crime ne peut payer » ou « les libertés ne peuvent être bafouées » − fournit les conditions de sa réalisation pratique. C’est par ailleurs une certaine conception de soi qui permet d’expliquer l’intérêt qu’un homme peut trouver à agir apparemment par
altruisme, indépendamment de toute autre considération « rationnelle » − comme le dégoût que peuvent inspirer la veulerie et la pusillanimité de ses semblables, par exemple35.
59Considérant l’esprit du temps, l’attitude de Gary Cooper − conservateur bon teint à la ville, comme William A. Wellman − ne manquait pas de panache, elle non plus. Car il ne faut pas être sémiologue pour prendre la mesure de l’acte consistant, dans le chef de l’acteur le plus populaire de l’époque, à laisser choir dans la poussière son étoile de shérif une fois sa mission accomplie. Vingt ans plus tard, John Wayne, l’autre silhouette emblématique du western, affirmait encore qu’il s’agissait là du geste le plus anti-américain qu’il ait vu de sa vie36.
E. Les années soixante
60Soldier Blue (Soldat Bleu, Ralf Nelson, 1970)
61Au moment d’étudier les « sixties », on pourrait ne convoquer que Sam Peckinpah, assurément le représentant le plus original du « nouveau western » ou du « western crépusculaire » − « Le western classique révélait le monde épique [note André Glucksmann]. Le nouveau western est d’abord la mémoire douloureuse de ce monde devenu passé37. »
62A eux seuls, les westerns de Peckinpah rendent compte du désenchantement croissant de l’époque. En 1962, Ride the High Country (Coups de feu dans la Sierra) met ainsi en scène deux héros d’un autre âge (Randolph Scott et Joel McCrea, figures de proue du western classique), ex-shérifs bien mal récompensés de leurs exploits passés qui, pour subsister, en sont réduits, pour l’un, à faire le clown grimé « à la Buffalo Bill » dans un cirque et pour l’autre, à accepter un boulot de convoyeur de fonds qui n’est plus de son âge. Deux ans plus tard, le vieux « code d’honneur » que le personnage interprété par McCrea tentait vaille que vaille de perpétuer a vécu. Alors que l’Amérique est entrée dans une guerre totale en Indochine, Major Dundee (1965) nous montre des soldats américains, mexicains, français et apaches − soit des représentants du Nouveau, de l’Ancien et du Premier monde − se vautrant dans la même fange, sur les deux rives du Rio Grande. En 1969, la décadence est complète. Les protagonistes de The Wild Bunch (La horde sauvage, 1969) − une des plus belles allégories réalisées sur le Vietnam − sont dépassés par la violence apocalyptique qu’ils ont eux-mêmes déclenchée ; quels qu’aient pu être leurs glorieux faits d’armes passés, tout espoir de retour indemnes dans leurs foyers et devenu impossible.
63Mais une fois n’est pas coutume, nous nous attarderons plutôt sur un western moins connu et qui, à certains égards, peut même être tenu pour « mineur » : Soldier Blue, réalisé par Ralf Nelson à la toute fin de la décennie. Il s’agit d’un film « coup de poing ». Par trop pressé de frapper l’imagination, d’indigner son public, il possède les qualités mais aussi les défauts du pamphlet ou du tract38. Une œuvre qui hume toutefois l’air du temps : la fin, pleine d’amertume, du « Peace & Love ».
64Officiellement, Nelson évoque un de ces épisodes tragiques qui ponctuent l’histoire de la Conquête de l’Ouest : le massacre de Sand Creek. Ce 29 novembre 1864, plus de deux cents Cheyennes et Arapahos, dénourris et mal armés furent exécutés puis mutilés par les hommes du 3e Régiment de Volontaires du Colorado commandés par le colonel John M. Chivington, ministre du culte de l’Église méthodiste de son état − rebaptisé « Iverson » (John Anderson) dans le film.
65Quand il rentra à Denver, Chivington fut d’abord fêté comme un héros, tandis que ses hommes exhibaient scalps et reliques sous les vivats. Mais la décence reprit peu à peu ses droits. Face aux récits d’exactions, l’opinion se retournera et, devant le tollé grandissant, le gouvernement se sentira obligé d’ouvrir une instruction contre Chivington. Celui-ci finira par être démis de ses fonctions. Pour la petite histoire, 132 ans plus tard, en 1996, la Conférence générale de l’United Methodist Church adopta une résolution présentant ses excuses pour les atrocités commises à Sand Creek par un membre de son clergé39.
66Mais Soldier Blue évoque aussi − et même au premier chef − un autre massacre, tout frais dans les mémoires celui-là. Le 16 mars 1968, la Compagnie Charlie, de la 11e Brigade d’infanterie américaine,
engagée dans la province vietnamienne de Quangugai, sous les ordres du lieutenant William Calley, reçut l’ordre de « nettoyer la zone ». Calley ordonnera le massacre de tous les habitants du village de My Lai, hommes, femmes et enfants, soit entre 300 et 500 personnes, selon les sources.
67Il faudra un an, et la confession d’un GI traumatisé pour que le public prenne connaissance de ces atrocités. Les clichés du photographe de guerre Ronald Haeberle, publiées dans le magazine Life, provoqueront un immense émoi, qui contraindra l’armée à ouvrir une enquête, comme après Sand Creek un siècle plus tôt.
68Certaines consciences vont alors se soulager. Des témoignages édifiants. « Elle courait vers les arbres [raconte un soldat]. Elle transportait quelque chose. J’ai tiré. Lorsque j’ai retourné son cadavre j’ai vu qu’elle avait un bébé dans ses bras. Mes balles l’avaient transpercé. Tout a vacillé dans ma tête. Puis le programme d’entraînement m’est revenu à l’esprit. Alors je n’ai plus rien fait d’autre que tuer. Je leur ai coupé la gorge, les mains, les oreilles. Je les ai scalpés40. »
69De telles scènes, tragiquement intemporelles − on possède des récits presque identiques datant de Sand Creek −, sont longuement reconstituées dans Soldier Blue. On peut les trouver triviales, racoleuses. « Tout en adhérant aux ambitions véristes, aux idées de Nelson, [avouent ainsi Coursodon et Tavernier] on éprouve de la gêne devant des plans trahissant la discutable influence du western italien, une surenchère dans la violence un peu trop voyante, une volonté de battre des records en tournant « le plus violent massacre indien de l’histoire du cinéma »41. » Mais Nelson n’avait cure de telles réserves. Comme ceux qui l’ont précédé dans cette étude, il entendait faire passer un message, en l’occurrence aux « petits bourgeois » dont l’US Army était sensée défendre le régime de valeurs à l’autre bout de la terre. Et à destination des éventuels distraits parmi eux, il fera coudre un numéro « 11 » sur la manche des soldats d’Iverson, pareil à celui des soldats de Calley à My Lai.
F. Les années septante
70The Outlaw Josey Wales (Josey Wales hors-la-loi, Clint Eastwood, 1976)
71Chez Clint Eastwood, la magnificence du « Wilderness » s’inscrit en contrepoint de la bassesse de la nature humaine. Ainsi, dans The Outlaw Josey Wales (1976), la lie de l’humanité semble s’être donné rendez-vous aux confins reconstitués du Missouri et du Kansas − le film fut tourné dans l’Utah, en Arizona et au Wyoming. Trappeurs, commerçants et politiciens constituent un ramassis indifférencié d’arrivistes sans foi ni loi. Quant à la soldatesque, engagée dans une guerre dont D. W. Griffith avait déjà dénoncé l’hystérie soixante ans plus tôt dans The Birth of a Nation, elle ne semble avoir revêtu l’uniforme que pour pouvoir assouvir légalement un sadisme atavique. Si jeune encore, la « première Nation d’un nouveau type42 » semble déjà rance. Les ranchs et les villes sont voués à la ruine, les pionniers à une mort prématurée ou à l’esclavage.
72Comme de nombreux films de cette époque, The Outlaw Josey Wales fait écho au désarroi et à la haine de soi qui ont saisi l’Amérique contemporaine, après le double traumatisme du Vietnam et du Watergate. « Ce ne sont pas les gouvernements qui vivent ensemble, mais les gens », lance cependant Wales (Clint Eastwood) au chef indien Ten Bears (Will Sampson), qu’il refuse de tenir a priori pour son ennemi. « Les gouvernements sont déloyaux : ils ne respectent pas les traités et ne combattent pas loyalement. Je veux que tu saches que ma parole de mort est sincère tout comme ma parole de vie. » Au bout du tunnel, luit une lumière. En proposant d’en revenir à une sorte d’humanisme fondamental, à construire par-delà les collectifs, sur les ruines fumantes des systèmes institués, Eastwood dépasse la négativité de l’heure. De fait, une communauté de vie, précaire et bigarrée, singulièrement plus pragmatique qu’utopique, finit par sortir des cendres et du deuil.
73Avec The Outlaw Josey Wales, Clint Eastwood a trouvé celui qu’il voulait être − « Si L’homme des hautes plaines doit encore beaucoup dans son baroquisme un peu artificiel à Leone, Josey Wales renoue avec la grande tradition lyrique américaine43 » − mais surtout ce qu’il voulait dire à l’Amérique de son temps. « Avec ce film, [précise Bernard Benoliel] il rencontre son sujet, celui de la communauté en forme de rêve de réconciliation, un rêve dont il a déjà exploré l’envers cauchemardesque dans L’homme des hautes plaines44. »
74Pour détourner deux sentences de John Lennon, l’un des « prophètes » de l’époque : si le message de Soldier Blue était « The dream is over », celui de The Outlaw Josey Wales pourrait être : « War is over. If you want it. »
G. Les années quatre-vingt
75Dances with Wolves (Danse avec les loups, Kevin Costner, 1990)
76Après une décennie d’anti-héros cinématographiques, les « années Reagan » (1981-1989) marquent le grand retour des films « positifs ». La résurrection du « rêve américain » fait ainsi la fortune d’un Sylvester Stallone, dont le personnage-fétiche, Rocky Balboa, modeste immigré qui devient le meilleur boxeur du monde à force de travail et de sacrifices, n’hésite jamais à se draper dans la bannière étoilée à l’issue de ses combats homériques.
77Soutien actif aux « contras » nicaraguayens, intervention miliaire à la Grenade, bombardement de la Libye, installation de missiles nucléaires en Europe braqués sur le bloc de l’Est : l’Amérique bombe également le torse sur le plan international. Ce nouvel état d’esprit militariste décide les studios à produire des films comme The Right Stuff (L’étoffe des héros, 1983), de Philip Kaufman, qui conte l’épopée des pilotes d’essais américains, Top Gun (1986), de Tony Scott, ode à l’enrôlement au sein de l’US Air Force, ou la série des Rambo, qui entend rendre leur fierté aux vétérans du Vietnam.
78C’est dans ce climat cocardier qu’entre juillet et novembre 1989, Kevin Costner, un comédien âgé de 35 ans repéré quatre ans plus tôt dans Silverado (1985) de Lawrence Kasdan, sans expérience particulière de la mise en scène, met en chantier Dances with Wolves, un western de 20 millions de dollars pour partie interprété par cinq cents « vrais Indiens », en dialecte lakota.
79Dégoûté par la société des Modernes, le Lieutenant Dunbar (Kevin Costner) se fait muter sur la Frontière − comme l’avait noté Turner, « l’expansion américaine est faite aussi de retours aux conditions de vie primitives45 ». Au regard de ce qu’il laisse derrière lui, un pays ravagé par une absurde guerre civile, le Wilderness subjugue l’apprenti pionnier. Il faut le voir caresser silencieusement l’herbe grasse ; un geste que son futur ami indien Kicking Bird (Graham Greene) répétera plus tard, Costner soulignant de la sorte l’humanité partagée entre les deux hommes.
80Le thème de la renaissance de l’homme « civilisé » dans le giron de « Mère-Nature » n’est pas neuf dans le western – Sydney Polack a par ailleurs montré les simplismes et apories de ce « rousseauisme » dans Jeremiah Johnson (1972). Quant à la réhabilitation du « Peau rouge », elle remonte précisément à l’année 1950 quand, en août, la 20th Century Fox sortit Broken Arrow (La flèche brisée, 1950), de Delmer Daves, et en septembre, la MGM distribua Devil’s Doorway (La porte du diable, 1950), d’Anthony Mann. Si Costner ne fait donc pas œuvre de pionnier, son Dances with Wolves n’en est pas moins un pavé lancé dans la mare de chauvinisme et d’autosatisfaction qui avait envahi son pays. « En décidant de se fondre dans le peuple sioux, [s’enflamment Lipovetsky et Serroy] en changeant son nom pour devenir l’un d’eux, le Lieutenant Dunbar accomplit la démarche de contrition de l’homme blanc américain reconnaissant à la fois le crime ethnocidaire, mais aussi la grandeur de la civilisation indienne, annihilée par la conquête : un paradis, celui des origines, de la nature, des grands espaces, de la terre vierge, irrémédiablement perdu46. » Quant aux objections relatives au simplisme, voire au « racisme à rebours » du propos – tous les Blancs sont « mauvais » –, Costner les balaye d’un revers de manche : « Je n’ai pas cherché à manipuler vos sentiments, à réinventer l’histoire [se défend-il]. J’ai simplement voulu montrer, de façon romantique, une période épouvantable de l’histoire de mon pays, quand l’expansion à tout prix, au nom du progrès, nous apporta finalement très peu, mais nous coûta beaucoup47. »
Épilogue
81En dépit des sept statuettes remportées par Dances with Wolves le 27 mars 1991, lors de la soixante-deuxième cérémonie des Oscars − dont celui de meilleur film de l’année, honneur que plus aucun western n’avait connu depuis Cimarron (La ruée vers l’Ouest) de Wesley Ruggles, en 1931 −, malgré la fidélité au genre de Clint Eastwood (Pale Rider, 1985, Unforgiven, 1992) et nonobstant quelques « one shots » remarqués de cinéastes du talent de Jim Jarmusch (Dead Man, 1995) ou des frères Coen (True Grit, 2011), force est de constater que peu de cinéastes s’aventurent encore au Far West.
82Les raisons de la désaffection de l’industrie cinématographique pour le western mériteraient une étude circonstanciée. On se bornera ici à constater que l’accélération du processus de mondialisation a eu raison de très nombreux produits « de terroir » ou « de tradition », soudain devenus « ringards »... Les « films de cow-boys » n’ont pas fait exception à la règle.
83Pourtant, si le western stricto sensu est une espèce en voie de disparition, une certaine mythologie « westernienne » demeure opérante. Ainsi, si l’action de Brokeback Mountain (Le secret de Brokeback Mountain, 2005) débute en 1963, c’est bel et bien dans l’univers très codifié de l’Ouest cinématographique que le réalisateur taiwanais Ang Lee a choisi de dénoncer une Amérique glacée dans ses préjugés et ses normes. Comme dans de nombreux westerns classiques, la nature y est synonyme de liberté – sexuelle en l’occurrence – alors que la ville, œuvre humaine et matrice civilisationnelle, est un lieu de confinement et d’exclusion.
84On pourrait également citer Three Burials (Trois enterrements, 2005), mis en scène et interprété par Tommy Lee Jones, qui nous brosse le portrait de l’Amérique de George W. Bush, belliciste et paranoïaque, aux frontières de laquelle patrouillent des vigiles armés jusqu’aux dents. Les cow-boys tant magnifiés par l’idéologie dominante y sont devenus sous-prolétaires, au service de puissants patrons invisibles et lointains...
85Et en guise de conclusion, s’il fallait une dernière fois convaincre qu’aux États-Unis, les « images pieuses » du xixe siècle conservent leur pouvoir symbolique à l’aube du troisième millénaire, on signalera que le 20 janvier 2009, à sa demande expresse, Barack Obama, un homme pourtant « neuf » à tant d’égards, tint à prêter serment en tant que Président sur la même Bible que le Président Lincoln, son inspirateur avoué.
Notes de bas de page
1 Lipset (Seymour Martin), The First New Nation, Basic Books, New York, 1963.
2 Cf. Still (Bayrd), Pionniers vers l’Ouest, Seghers, Paris, 1965. On peut lire d’autres développements à ce sujet dans Leutrat (Jean-Louis), Le western, archéologie d’un genre, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1987.
3 Turner (Frederick Jackson), La Frontière dans l’histoire des États-Unis, PUF, Paris, 1963, p. 178.
4 Ibidem, p. 2.
5 Adams (James Truslow), L’Aventure américaine, Payot, Paris, 1933, p. 323.
6 Eliade (Mircea), Aspects du mythe, Gallimard, Paris, 1963. (4e de couv. de l’éd. « Folio Essais » (no 100))
7 Veillon (Olivier-René), Le cinéma américain. Les années quatre-vingts, Seuil, Paris, 1988, p. 149.
8 Jung (Carl Gustav), L’Inconscient dans la vie psychique normale et anormale, Payot, Paris, 1928, p. 165.
9 Mc Luhan (Marshall), Pour comprendre les médias, Mame/Seuil, Paris, 1968, p. 318.
10 Glucksmann (André), « Les aventures de la tragédie », in Le western, UGE, coll. « 10/18 » (no 327-328-329-330), Paris, 1966, p. 72.
11 Davis (Angela), Les Goulags de la Démocratie, Au Diable Vauvert, Vauvert, 2006, p. 146-147.
12 Levi-Strauss (Claude), Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, p. 240.
13 Eliade (Mircea), Aspects du mythe, op. cit., p. 180.
14 Morin (Edgar), La Méthode, II, Seuil, Paris, 1980, p. 84.
15 Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), Principes de la philosophie du droit, Vrin, Paris, 1982, p. 57.
16 Jeanne (René) et Ford (Charles), Histoire du Cinéma, tome III, Robert Laffont, Paris, 1955, p. 352.
17 Brion (Patrick), Le western, classiques, chefs-d’œuvre et découvertes, Éditions de la Martinière, Paris, 1992, p. 29.
18 The Jungle (éd. fr. coll. « 10/18 », no 954 et 955) de l’écrivain Upton Sinclair, brosse un tableau assez édifiante de l’époque.
19 Nye (R. B.) et Morpurgo (J. E.), Histoire des États-Unis, Gallimard, Paris, 1961, p. 507.
20 Le Bon (Gustave), Psychologie des Foules, Librairie Félix Alcan, Paris, 1895. (p. 59 dans la réédition de 1946)
21 Ibidem.
22 Jeanne (René) et Ford (Charles), Histoire du Cinéma, op. cit., p. 352.
23 Wright (Robert), L’Animal moral. Psychologie évolutionniste et vie quotidienne, Éditions Michalon, Paris, 1995. (p. 245 dans l’éd. Folio [no 26], Paris, 2005)
24 Introduction à l’ouvrage de Rieupeyrout (Jean-Louis), Le western ou le cinéma américain par excellence, Éditions du Cerf, Paris, 1953, p. 11.
25 Weber (Max), Le Savant et le Politique, Plon, Paris, 1959. (p. 100 dans l’éd. 10/18 [no 134])
26 Dolan (Edward F.), Hollywood s’en va-t-en guerre, Atlas, Paris, 1986, p. 43.
27 Bryon (Guillaume), mémoire de maîtrise sous la dir. de Brunet (Philippe), Come See the Paradise et Snow Falling on Cedars, L'expérience nippo-américaine de la Seconde Guerre mondiale vue à travers Hollywood, UBO, 2004. Consultable sur le site http://www.cinetudes.com/cinema,-temps-et-histoire-Introduction_a138.html
28 Rieupeyrout (Jean-Louis), Le western ou le cinéma américain par excellence, op. cit., p. 287.
29 Anzieu (Didier) et Martin (Jacques-Yves), La Dynamique des Groupes restreints, PUF, Paris, 1986, p. 321.
30 Girard (René), Introduction à Achever Clausewitz, Carnets Nord, Paris, 2007, p. 17.
31 Le Premier amendement de la Constitution américaine (1791) stipule que « Le Congrès ne pourra faire aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice, restreignant la liberté de parole ou de la presse, ou touchant au droit des citoyens de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de leurs griefs. »
32 Source : Le Nouvel Observateur, 4 septembre 1999.
33 Interview à Sight and Sound, été 1958 ; citée par Jean-Louis Leutrat dans Le western, Armand Colin, Paris, 1973, p. 138.
34 Astre (Georges-Albert) et Hoarau (Olivier-Patrick), Univers du western, op. cit., p. 297.
35 Nagel (Thomas), The Possibility of Altruism, Princeton University Press, Princeton, 1970, p. 11 et suiv.
36 Interview à Playboy, mai 1971.
37 Glucksmann (André), « Les aventures de la tragédie », in Le western, coll. « 10/18 », op. cit., p. 72
38 Comme l’a montré Marc Ferro dans Cinéma et Histoire (Denoël-Gonthier, Paris, 1973), le cinéma indicateur peut être envisagé en tant que témoignage social selon trois modes : à travers ses contenus, à travers son style et à travers sa façon d’agir sur la société elle-même.
39 Encyclopedia of the Great Plains Indians, sous la dir. de Wishart (David J.), University of Nebraska Press, Lincoln & London, 2007, p. 179.
40 Témoignage entendu dans un documentaire de Kevin SIM sur le massacre de My Lai, diffusé le 15 octobre 1994, dans l’émission La 25e heure, sur France 2, et repris par Michel Muller, dans le quotidien L’Humanité du 15/10/1994.
41 Coursodon (Jean-Pierre) et Tavernier (Bertrand), 50 ans de cinéma américain, Nathan, Paris, 1991. (p. 729 dans l’éd. Omnibus, Paris, 1995)
42 Lipset (Seymour Martin), op. cit.
43 Tulard (Jean), Dictionnaire du Cinéma. Les réalisateurs, Robert Laffont, Paris, 2007, p. 304.
44 Benoliel (Bernard), Le livre de Clint Eastwood, Cahiers du Cinéma, Paris, 2008, p. 41.
45 Turner (Frederick Jackson), La Frontière dans l’histoire des États-Unis, op. cit., p. 2.
46 Lipovetsky (Gilles) et Serroy (Jean), L’Écran global, Seuil, Paris, 2007, p. 182-183.
47 Cité par Patrick Brion dans Le western, classiques, chefs-d’œuvre et découvertes, op. cit. p. 17.
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Bruxelles
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