Ambiguïté et impureté des commencements
p. 225-244
Texte intégral
Le commencement est, en toutes choses, ce qu’il y a de plus important.
Platon, La République, 377a
On ne sort de l'ambiguïté qu'à son propre détriment.
François Mitterrand
1Il en va du film de Ford : The Man Who Shot Liberty Valance (L’homme qui tua Liberty Valance) comme de tout grand film et, plus généralement, de toute grande œuvre d’art : on n’en a jamais fini avec lui. Sa densité sémantique ou syntaxique, sa profondeur sont telles qu’il autorise un ensemble ouvert de perspectives et d’analyses et qu’il ne cesse de solliciter la réflexion et de donner, pour reprendre une expression de Barthes, « des envies d’idées » qui s’enrichissent et se modifient au fur et à mesure des visionnages. Ce qui va suivre entend, évidemment, s’ajouter et non pas se substituer aux nombreux axes d’analyse déjà développés et aux innombrables interprétations qu’a engendrées le film de Ford, certainement l’un des films les plus commentés de l’histoire du cinéma.
2Deux convictions ont guidé ce travail. La première n’a rien d’original : Bazin l’a déjà dit dans Qu’est-ce que le cinéma ? : le western est le genre cinématographique américain par excellence. Non pas seulement le genre inventé par l’Amérique mais celui qui est lié le plus à son histoire singulière. Ce qui n’implique nullement qu’il ne peut pas y avoir de westerns non américains où même des westerns américains tournés par des Européens : ceux de Lang par exemple ou encore ceux de Nicolas Ray qui utilisent la forme western pour y inscrire des tragédies, des comédies, des romances et même des farces. Une forme filmique assez plastique, par conséquent, pour se prêter à une multitude de variations et de déclinaisons thématiques mais qui traite néanmoins, sinon d’un objet privilégié, du moins d’un temps et d’un lieu : le temps, celui de la conquête du territoire américain et de l’extension de l’Union ; le lieu : l’Ouest, terme qui très heureusement désigne à la fois un espace et une direction.
3La seconde conviction qui a orienté ce travail, c’est qu’en contradiction avec leur réputation persistante et usurpée de superficialité, il faut prendre au sérieux les westerns parce que ce sont, pour nombre d’entre eux, des films politiques destinés à poser et à réfléchir, par le biais de la fiction, les problèmes de l’institution du droit et de la propriété. Or, ces problèmes sont précisément ceux que rencontre la grande philosophie politique du xviie et du xviiie siècle : celle de Hobbes et de Locke, celle de Rousseau et de Kant. Certes, il serait absurde de considérer ces films comme des illustrations de thèses philosophiques. Mais certains concepts, certaines problématiques proprement philosophiques fournissent des outils herméneutiques puissants permettant de voir et de comprendre comment l’Amérique, grâce à cet art populaire et jeune qu’est le cinéma, a pu réfléchir et problématiser, dans la forme imaginaire du western, son commencement et ses origines en tant que nation unifiée. En tant que nation unifiée, parce qu’après tout, l’histoire des États-Unis n’a pas commencé avec la conquête de l’Ouest mais bien avant, avec les nations indiennes et plus récemment avec l’arrivée des premiers émigrants dans le nouveau monde au xviie siècle. Mais c’est la conquête de l’Ouest qui a surtout sollicité l’imagination américaine sans doute parce que, portant sur la jeunesse d’un monde, elle semblait se prêter, mieux que l’histoire héroïque des premiers émigrants, aux mythes et à l’épopée. Et sans doute aussi parce que, la conquête de l’Ouest ne devant rien aux Européens et à l’histoire de l’ancien monde, elle permettait l’élaboration d’un imaginaire autonome et nouveau qui ne soit pas un appendice de l’imaginaire européen. Passons maintenant au film.
4Quelques mots rapides sur sa réalisation et sa réception. Ce qui va suivre s’appuie pour l’essentiel sur l’excellente et monumentale biographie écrite par Joseph Mac Bride Searching for John Ford (A la recherche de John Ford). Le film est adapté d’une nouvelle de Dorothy Johnson parue dans Cosmopolitan en 1949. Il a été tourné en deux mois, en septembre et novembre 1961. Sa réception est mauvaise. La critique éreinte le film en lui reprochant, entre autres, la multiplication des scènes d’intérieur et de huit clos, l’absence de grands espaces, le nombre important de scènes de nuit, l’usage démodé du noir et blanc et le recours à James Stewart et John Wayne, des vedettes vieillissantes. L’un des critiques les plus importants de l’époque, mais pas l’un des plus perspicaces, le qualifie, de « preuve affligeante de la fatigue qui affecte Hollywood ». Le biographe de Ford, beaucoup plus avisé, parle lui de « récapitulation magistrale ». Et c’est effectivement comme cela qu’on peut le voir, comme le testament de Ford, comme l’un de ses films les plus aboutis et les plus complexes dans lequel il prend à bras le corps la question des commencements et des origines pour en faire une analyse critique, en mettre à nu la genèse réelle et son recouvrement par le mythe, en somme pour en faire une généalogie. Généalogie de l’Ouest, voilà comment aurait pu, aussi, s’appeler The Man Who Shot Liberty Valance.
5Un bref rappel peut, pour commencer, ne pas être inutile. On sait que la conquête de l’Ouest a commencé en 1850 pour s’achever en 1890. Le début aurait coïncidé avec la parution dans le New York Herald Tribune d’un éditorial rédigé par un journaliste, Horace Greeley, incitant la jeunesse à partir vers l’Ouest pour y chercher succès fortune et aventure. Cet article est cité à deux reprises dans le film. La première fois par Stoddard pour expliquer, au début de son récit, sa présence dans la diligence qui va se faire attaquer et la seconde fois, sur un mode parodique, par le journaliste Dutton Peabody qui en inverse la signification. C’est évidemment une période difficile à plus d’un égard mais singulièrement parce que le droit positif cherche à s’imposer sur un territoire aux frontières sans cesse repoussées et où règnent d’autres lois : celles de la violence et celles des Indiens. Une période durant laquelle un régime stable de la propriété n’est pas encore établi et où l’État n’est pas encore unifié.
6Le titre de cette communication est : ambiguïté et impureté des commencements. Qu’est-ce que l’ambiguïté ? Un mélange. Une chose ou un événement ambigu n’est pas d’un seul tenant. Il participe de deux ou de plusieurs réalités, il n’est pas homogène. La valeur de l’ambiguïté est indéterminée en elle-même, elle peut être une richesse comme une source de confusions et de malentendus. Elle peut rendre possible des avancées : c’est le cas lorsque les ambiguïtés d’un texte diplomatique rendent possible la signature d’un document qu’une rédaction plus précise rendrait inconcevable. Mais elle peut, aussi, bloquer ou ralentir des processus faute de clarifications dans les attributions des uns et des autres.
7Dans le film de Ford, l’ambiguïté se manifeste à trois niveaux : au niveau des personnages et des situations, au niveau des valeurs et des normes et au niveau des discours et des actes. Elle se décline dans un ensemble d’oppositions : celle du mythe et de l’histoire ou de « legend » and « facts » pour reprendre les termes mêmes du film, celle de la loi de l’Ouest et de celle de l’Est, celle du mensonge et de la vérité, celle de la dissimulation et de la sincérité, celle de l’innocence et de la culpabilité, celle de la réputation et de la réalité, celle de la célébrité et de l’anonymat, celle de l’ombre et de la lumière. Toutes prennent sens à partir d’une opposition structurale : celle du droit et de la violence. Tout le travail du film va consister à composer, à tresser même ces notions contradictoires pour rendre manifeste l’ambiguïté des commencements. Cette dernière apparait en premier lieu dans le titre même du film qui semble condenser, dans la simplicité apparente de sa formulation, l’un des problèmes majeur du film. Bien déplié, ce titre délivre la vérité ou plutôt l’une des vérités du film. A quoi, en effet, se réfère ce titre : The Man Who Shot Liberty Valance ? A deux choses, à un homme et à un acte.
8Commençons par l’homme. C’est un titre bien énigmatique quand on y pense malgré sa formulation de facture classique. De nombreux westerns aussi bien avant qu’après celui de Ford ont proposé comme titre non pas un nom propre mais celui d’un individu désigné et identifié par son lieu d’origine ou par l’une de ses propriétés remarquables. On peut penser aux grands films de Mann : Man of the West (L’homme de l’Ouest) ou encore The Man from Laramie (L’homme de la plaine), à celui de Eastwood : High Plains Drifter (L’homme des hautes plaines) ou encore à Warlock (L’homme aux colts d’or) de Dmytryk ou encore à Man Without a Star (L’homme qui n’a pas d’étoile) de King Vidor etc. En apparence, le titre du film de Ford ne semble pas déroger à cette tradition. Il y a néanmoins quelques différences. Trois plus précisément.
9La première, c’est que l’homme dont il va s’agir se voit pleinement et curieusement défini non par son lieu d’origine ou par l’une de ses qualités mais par un acte, un meurtre posé comme sujet paradoxal de gloire. La deuxième différence, c’est que ce titre pose une promesse et crée une attente : celle de la révélation d’une énigme. De ce point de vue là, on n’est effectivement pas déçu : à la fin du film on saura bien qui a tué Liberty Valance mais on saura surtout qui ne l’a pas tué. A cette réserve près qu’après la vision du film, la signification du titre est devenue beaucoup plus problématique et ambigüe qu’elle ne l’était auparavant. On s’attend très normalement à ce qu’il n’y ait qu’un seul référent pour le titre. Or, il n’en n’est rien. Ce qui m’amène à ma troisième différence. Qui est le référent du titre du film ? Qui se trouve au juste désigné par ce titre : The Man Who Shot Liberty Valance ? Le titre renvoie, en effet, à au moins deux personnes et peut-être même à trois : à l’homme qui a vraiment tué Liberty Valance, Doniphon et à celui dont la légende ou le mythe dit qu’il a tué Liberty Valance : Stoddard. Et puis, pour corser un peu les choses, souvenons nous qu’en anglais « to shoot » signifie tourner un film et qu’en conséquence le titre peut aussi s’entendre comme l’homme qui tourna Liberty Valance, c’est-à-dire Ford lui-même comme tueur de mythes.
10Ce n’est pas tout : il y a deux manières d’entendre ou de dire cette expression : il y a celle, louangeuse, de l’homme du peuple représenté par le contrôleur du train, cet homme qui croit au mythe et qui clame, dans la scène finale, que l’on ne peut rien refuser à celui qui a tué Liberty Valance. Et puis il y a celle, accusatrice, du défenseur des éleveurs, le major Starbuckle qui refuse que l’on élise délégué « le meurtrier d’un honnête citoyen ».
11Passons maintenant à l’acte, car si le référent du titre du film est indécis, le sens de l’événement et de l’acte auquel il se réfère est luiaussi fort complexe puisqu’il se trouve saisi et réfléchi par pas moins de cinq points de vue différents.
12D’abord le point de vue de Doniphon, qui, dans l’ombre, et sans être vu, tire le coup de feu qui tue Liberty Valance et qui le cache ensuite. Ceux de Stoddard car il y a en a deux : celui de Stoddard avant la révélation de Doniphon, lorsque, à tort, il croit être le tueur de Valance et puis celui qui est le sien, après la révélation de Doniphon lorsque ses yeux une fois décillés et sachant à la fois la vérité et le mythe, il voudrait bien que le vrai finisse par l’emporter et que le mythe cède la place à l’histoire. Quatrième point de vue, celui du journaliste du Shinbone Star qui, à la fin du récit de Stoddard, déchire ses notes et affirme qu’« ici c’est l’Ouest » et que selon la fameuse formule « lorsque la légende devient fait, alors il faut imprimer la légende ». Soit donc un journaliste qui, délibérément et en parfaite contradiction avec les exigences de son métier choisit le mythe contre l’histoire. Cinquième point de vue, le plus pur et aussi le plus dupe : celui de l’homme du peuple représenté, entre autres, par le contrôleur (entre autres parce que les figures du peuple sont multiples dans ce film) qui affirme, lors de la scène finale que l’on ne peut rien refuser à l’homme qui a tué Valance.
13Soient donc pour un événement, deux ou trois auteurs et cinq points de vue possibles. Qu’en conclure d’autre sinon que le titre du film n’est pas tant le nom d’un homme que celui, condensé, d’un problème : celui des ambiguïtés et des impuretés de l’origine et de ses effets sur la vie des hommes et leurs croyances.
14Attaquons maintenant le film et précisément par la question du commencement. On sait que la culture américaine a un rapport privilégié au commencement, qu’elle l’a même mythifié. L’Amérique est le lieu, dit-on, où tout peut, à tout instant, commencer ou recommencer. Voilà le credo et peu importe que ce soit une fiction. Deux éléments le soutiennent : une doctrine et un fait. La doctrine, c’est celle du libéralisme politique et économique qui, oubliant le poids de l’histoire, pose la parfaite égalité des individus à pouvoir, à tout moment, construire quelque chose de nouveau. Le fait historique, c’est que les États-Unis sont un pays jeune avec une histoire courte et qui peut, de ce fait, réfléchir le moment de son institution et de son unification, grosso modo entre 1850 et 1890, soit le début et la fin de la conquête de l’Ouest.
15L’intérêt du film de Ford, c’est qu’il problématise le commencement. Comment ? D’abord en l’inscrivant dans un espace aux limites incertaines, nul ne sait où se trouve exactement Shinbone, la petite ville où se déroule le drame. Mais on sait que c’est à l’Ouest qui de catégorie spatiale se fait catégorie politique. Dans ses cours sur le cinéma, Deleuze rappelle que si les États-Unis n’ont qu’une histoire courte, en revanche ils ont une géographie, définie par des directions qui sont autant de lignes de tensions entre l’Est et l’Ouest d’une part et le Nord et le Sud d’autre part. Il est d’ailleurs remarquable que les antagonismes entre pôles se soient déployés au même moment : la conquête de l’Ouest qui met sous tension l’Est de l’État de l’Union et l’Ouest à conquérir est contemporaine de la guerre de Sécession qui met sous tension le Sud rural et esclavagiste et le Nord industriel abolitionniste. Ford problématise ensuite le commencement en cassant son unité car il n’y a pas un commencement dans le film mais plusieurs. Énumérons-les : il y a le commencement du film avec ce magnifique plan du train qui arrive à Shinbone. Il y a le commencement du récit de Stoddard qui coïncide avec le début du flash back. Le troisième est le commencement de l’histoire, le moment de l’arrivée de la diligence dans le champ de la caméra et son attaque. Parfait symétrique de l’arrivée du train. Enfin, il y en a un quatrième qui est le commencement de la politique lorsque Stoddard rentre à nouveau dans le saloon pour y accepter le mandat de représentant. Les fins, elles aussi, sont multiples. On peut en dénombrer trois. Tout d’abord, la fin du film qui est un départ parfaitement symétrique avec l’arrivée du début. Elle est précédée par la fin du récit de Stoddard (et du flash back) qui, elle-même, est précédée par la fin de la « préhistoire » quand Doniphon sort définitivement du champ après avoir révélé à Stoddard que ce n’est pas lui qui a tué Liberty Valance. Dans la même séquence, véritable centre du film, Ford montre successivement Doniphon sortant à droite hors champ et Stoddard retournant dans le saloon. Ici, la séquence permet de représenter quasi simultanément deux événements. D’abord la sortie de Doniphon, qui signe sa propre disparition en tant qu’agent historique, une fois son rôle rempli, et qui marque la fin d’un temps, celui de l’Ouest sans loi positive. Puis, immédiatement après, mais l’un conditionne l’autre, le retour de Stoddard dans le saloon et son acceptation du mandat. Fin et occultation de la préhistoire, c’est-à-dire d’une situation pré-politique d’un côté, et, de l’autre côté, entrée dans l’histoire et l’avenir ouvert de la politique et de la construction du pays. Cet avenir se continue bien entendu, il ne peut pas être fermé puisque c’est l’avenir ouvert de l’histoire des États-Unis. Il y aura donc quatre commencements et trois fins.
16Reste à déterminer précisément ce qui a été ouvert et ce qui a été fermé. Pour cela, on se propose d’examiner successivement les rapports entre la vérité et le mythe, les rapports entre le droit et la violence, et enfin les rapports entre la liberté et de la destinée.
I. Mythes et vérité
17Pour analyser la question difficile de la vérité, trois scènes au contenu commun peuvent nous aider : dans chacune, un texte écrit, se trouve déchiré. Les trois textes sont de statut fort différent : des textes de lois, une page de journal, des notes. Dans les trois cas, l’objectif est le même : rendre impossible la publicité de la loi, des informations et du récit vrai portant sur la passé. Deux régimes donc pour l’écriture : l’énonciation de la loi et l’énonciation de la vérité : celle de l’actualité et du passé proche et celle du passé des origines. La question de la vérité se trouve ainsi couplée à celle de la publicité. La première occurrence et scène (sur laquelle on reviendra un peu plus loin) se produit lorsque Liberty Valance, au moment de l’attaque de la diligence, déchire les livres de droit de l’avocat Stoddard. La deuxième a lieu quand le même homme déchire l’article rédigé par Peabody. Que signifie un tel acte ? C’est le cas de figure classique de l’opposition de la vérité et de la violence à cette réserve près qu’il ne s’agit pas là de violence étatique contre la liberté de la presse mais des derniers soubresauts de la loi de l’Ouest qui, dans sa violence, ne supporte aucune opposition. Cela qui ne signifie rien d’autre que ceci : la presse est empêchée dès ses débuts. Le personnage de Peabody incarne la presse américaine dans son mythe fondateur, celle d’une instance qui cherche à savoir, qui aboie, qui fait et défait les politiques, qui les tient sous surveillance en fonction d’une mythologie de la transparence selon laquelle : « les citoyens ont le droit de savoir. » Cette mythologie est rappelée à plusieurs reprises et singulièrement par le directeur du Shinbone Star. Cette figure, quasi mythique, du journaliste indépendant, courageux et serviteur de la vérité et de sa publicité, va néanmoins se trouver sérieusement écornée dans la troisième scène, la plus fameuse, quand ce même directeur, à la fin du récit de Stoddard, déchire les notes qu’il a prises et prononce cette fameuse phrase « quand les faits dépassent la légende, imprime la légende ». Curieux choix, déontologique pour un journaliste que de préférer délibérément la légende aux faits et à la vérité. Et par conséquent de remplacer son propre mythe d’origine par une pratique réelle, plus accommodante avec le mensonge. Cet acte se voit néanmoins justifié par une affirmation, pour le moins ambiguë : « Ici c’est l’Ouest ». Comment entendre cette assertion ?
18Deux interprétations sont possibles, elles ne sont pas exclusives l’une de l’autre. La première, la plus évidente c’est que les gens de l’Ouest ont besoin de mythes d’origine parce que les mythes sont socialement structurants. La seconde semble coller davantage à la lettre de ce qui est dit : « Ici c’est l’Ouest » est une manière d’indiquer non pas le lieu où le peuple a besoin de mythes mais le lieu et le temps même du mythe. L’Ouest comme mythe et comme mythe construit et choisi. C’est la force du film de Ford que de montrer ce choix délibéré du mythe contre la vérité et d’en exposer les raisons.
19Quel mythe ? Celui de la loi de l’État, la loi juridique, positive et instituée qui aurait, par ses seules forces et celles de ses représentants, réussi à s’imposer contre la violence de Liberty Valance. Ce qui aurait permis au nouveau droit institué d’être immédiatement appliqué, sans transgression. Bref, le commencement du droit aurait été pur et non pas entaché par un crime, peut-être nécessaire, mais lâche. Et pourquoi aurait-il été pur ? Parce qu’il aurait commencé par un duel. Or, qu’est-ce qu’un duel ? Une pratique ambigüe, à la fois extra-juridique et juridique. Le duel appartient à la loi de l’Ouest où les conflits se règlent dans un face à face mais il n’est pas incompatible avec la loi positive de l’Est qui admet que l’on puisse tuer sans être condamné, à la seule condition que ce soit en situation de légitime défense. De ce fait, le coup de feu de Stoddard qui tue Liberty Valance devient légitime et légal sauvant ainsi le commencement du droit lui-même. La loi et le nouveau monde n’ont pas eu à se salir les mains à l’origine pour devenir effectifs. Le choix du journaliste de déchirer ses notes signifie le besoin de la fiction d’un commencement pur. A l’histoire à la vérité peu reluisante, – Valance a été abattu de côté, sans voir son adversaire – il faut préférer le mythe qui conserve la pureté de l’origine et l’héroïsme des pères fondateurs de la politique. Là encore, la liberté est pleine et entière dans le choix du mensonge. En somme, la vérité va être deux fois occultée : la première fois lorsqu’ayant appris par Doniphon qu’il n’a pas tué Liberty Valance, Stoddard non seulement ne tire aucune conséquence de cette révélation mais la cache aux autres soit un mensonge par omission. La vérité est, ensuite, occultée une seconde fois après avoir été révélée par Stoddard aux journalistes qui n’en veulent pas, soit une deuxième figure du mensonge, cette fois par falsification. On ne saurait mieux montrer à quel point le mensonge est au cœur non seulement de la politique mais aussi de l’histoire et en particulier de l’histoire des origines. A quel point, il est utile politiquement et socialement parlant pour masquer l’impureté de l’institution du droit. Et précisément dans son rapport à la violence.
II. Droit et violence
20D’emblée, le commencement de l’histoire articule et met sous tension le droit et la violence. D’abord parce que Stoddard est un avocat, c’est-à-dire un connaisseur de la loi et non pas, d’ailleurs, un défenseur de la loi, ce qu’il va devenir contre son gré et en violation de la loi. Mais il ne peut exercer son métier qu’à la condition que la loi soit effectivement appliquée, ce qui n’est pas le cas. La fameuse scène durant laquelle Valance foule aux pieds et déchire les textes de loi signifie bien entendu qu’à l’Ouest une autre loi règne, « western law » dit Valance, celle, non écrite, de la force et de ses rapports de force.
21Le problème posé dès le début n’est pas celui de l’institution de la loi ou du droit positif puisque ce dernier existe, comme en témoignent d’ailleurs les discussions juridiques entre le sheriff Link Appleyard et Stoddard sur les limites de la juridiction de ce dernier. Le problème que met en scène le film, comme d’ailleurs de très nombreux westerns, est celui de l’application du droit ou de son effectivité. Entre les individus, il existe bien un tiers arbitral mais c’est un tiers impuissant (le sheriff Appleyard). Le droit n’est pas appliqué parce qu’il lui manque son auxiliaire indispensable, son organe efficace de contrainte juridique. Efficace disons nous car il y a bien un sheriff mais il est pleutre et sa conduite signifie qu’au commencement se trouve non pas le droit mais sa parodie. « La justice sans la force est impuissante », on sait cela depuis longtemps. Or, c’est ce manque d’effectivité du droit par défaut de force qui caractérise ce l’on pourrait appeler l’état de western. Précisons. Avant l’arrivée de Stoddard, on se trouve dans une situation bien particulière qui n’est ni celle d’un état de nature sans lois civiles ni non plus celle, plus moderne, d’une rupture ponctuelle de l’État de droit. Les interprétations qui, suivant le fil conducteur des penseurs contractualistes, décrivent cette situation comme analogue à celle de l’état de nature hobbesien font fausse route. Il y a bien un état civil. Ce n’est pas le face à face de l’état de nature, il y a un tiers, une médiation mais qui, sans force, ne s’interpose pas et ne joue pas son rôle. C’est donc une situation qui n’est pas celle d’un pur commencement puisqu’elle renvoie au passé proche de l’institution du droit. La question que posent de très nombreux westerns est celle à la fois d’un passage et d’une extension : passage d’une situation de droit existant mais non encore effectif à une situation de droit pourvu d’un organe de contrainte assuré et constant. Voilà pour l’axe temporel mais ce passage s’accompagne simultanément d’une extension dans l’espace du champ du droit effectif. Voilà pour l’axe spatial. La singularité des westerns réside dans la combinaison des deux, de l’histoire et de la géographie, de l’espace et du temps. On comprend alors la parfaite affinité du cinéma avec les problèmes posés par certains westerns.
22Assez curieusement, d’ailleurs, cette situation post institution du droit n’a pas fait l’objet d’une attention particulière des penseurs politiques classiques mais c’est une période que les westerns, eux, ne cessent d’interroger. On est bien dans une structure triangulaire du fait de l’existence d’un tiers juridique mais cette structure reste purement formelle abstraite. La réalité est binaire, c’est le face à face de deux forces qui se neutralisent l’une l’autre : celle de Doniphon, la violence de l’homme bon, dont l’usage est sinon légal du moins légitime et celle de Valance, la violence du méchant. Tant qu’on est dans cet équilibre, le tiers de la justice est inutile et son absence ou son défaut ne se fait pas sentir. L’arrivée de Stoddard à Shinbone va rompre de manière irréversible cet équilibre en créant un nouveau conflit, qui va d’ailleurs se composer avec le premier, un conflit entre la loi illégitime et mauvaise de l’Ouest et la loi écrite, légale et légitime de l’Est. Ce conflit contrairement au premier appelle une résolution qui tranche l’alternative et qui ne peut consister que dans la disparition de l’un des deux protagonistes : Stoddard ou Valance. Mais en même temps, cette opposition va rendre plus manifeste le défaut du tiers institutionnel, en l’occurrence le bien mal nommé (link signifie lien en anglais) Link Appleyard, incapable de jouer son rôle d’officier de justice garant de la légalité. C’est cette carence qui va contraindre Doniphon à intervenir et à endosser le rôle de tiers provisoire de substitution du sheriff.
23Reprenons le fil du récit pour montrer le développement de ces contradictions. Dans son conflit avec Valance, Stoddard comprend progressivement que la voie de la légalité ne peut s’appliquer et, contre son gré, il finit par se résigner à accepter de jouer le jeu de Valance et à l’affronter arme au poing. Ceci constitue pour lui, il faut bien le dire, une régression et un renoncement par rapport à sa volonté de faire prévaloir la loi écrite. Que Stoddard accepte d’affronter Valance dans un duel classique signifie que le monde de la violence n’est pas encore mort. Or, cette décision de Stoddard pousse Doniphon à sortir de sa neutralité, à prendre position et à user de sa force. Ce qu’il s’est toujours refusé à faire tout en signifiant à plusieurs reprises qu’il ne s’y déroberait pas si nécessaire. Pourquoi et comment le fait-il ? Il le fait parce que le duel est truqué et inéquitable puisque Stoddard ne sait pas tirer. Laisser faire Valance équivaudrait à cautionner un meurtre maquillé en duel. Le problème de Doniphon est qu’il tue Valance sans état d’âme, contre toute règle de droit, évidemment, mais aussi contre la règle de l’Ouest, puisqu’il ne lui fait pas face. D’une certaine manière, Doniphon se substitue à la force défaillante de Stoddard (et à celle du sheriff) pour exécuter Valance. Contre son gré, lui aussi, il lui prête, littéralement, main forte. Le droit ne peut donc pas devenir par lui-même effectif, il a besoin, pour cela, de l’aide d’une violence impure, légitime mais illégale. Tout le génie de Ford consiste à montrer que ce passage au nouveau monde ne se fait qu’en apparence selon la loi de l’Ouest, selon le schéma classique du duel en face à face mais, en réalité, contre cette même loi puisque Valance est exécuté sans même voir son adversaire. Ce qui règle donc réellement le passage de l’ancien au nouveau monde, ce n’est pas un duel classique mais un duel à trois. Or, comment fait-on dans un duel à trois ? On trouve une réponse à cette question à la fin du film de Sergio Leone Il buono, il brutto, il cattivo (Le bon, la brute et le truand) : il faut neutraliser l’un des trois et réduire la confrontation à un duel. La solution adoptée par Ford est plus subtile : Doniphon, en bon tiers, caché et dans l’ombre prend la place de Stoddard et lui prête sa force. La main efficace mais invisible de Doniphon se substitue à la main défaillante de Stoddard rendant le duel plus équilibré mais absolument pas équitable puisque Liberty Valance ne le voit pas. Par son intervention, Doniphon libère le monde à venir de l’hypothèque Valance, il crée un écart entre ce que les gens vont croire et ce qui s’est réellement passé, entre la fiction et la vérité. Il ouvre la voie à la fabrication d’un mythe tenace aux effets durables. Mais son acte signe aussi sa perte en le faisant sombrer dans l’oubli, en faisant de lui un agent historique majeur et pourtant inconnu. Doniphon comme victime paradoxale et collatérale de la liquidation de Liberty Valance. Rien d’étonnant à cela car il n’y pas de différence qualitative entre la violence de Doniphon et celle de Valance, tous deux appartiennent au même monde. La seule différence mais elle est de taille, c’est que l’une se met au service de l’histoire, véritable accoucheuse du nouveau monde alors que l’autre ne cherche qu’à maintenir le statu quo de l’ancien monde.
24Récapitulons. Le droit ne devient pas effectif par lui-même. Pour le devenir, il a besoin d’une violence qu’il a paradoxalement pour fonction de combattre. Cette violence est elle-aussi ambigüe puisqu’elle est légitime par certains côtés et illégitime par d’autres.
25Ce premier conflit entre Stoddard et Valance se trouve relayé dans le film de Ford par un deuxième conflit, plus important car moins personnel, et qui dévoile la base structurelle, matérielle et collective de leur opposition. Tous deux, en effet, servent une cause : Liberty Valance celle des éleveurs, Stoddard celle des agriculteurs. Le premier groupe représente le passé, le second l’avenir. On sait à quel point le western a fait de cette opposition structurale l’un de ses thèmes majeurs. Pour en comprendre le sens et en éclairer les enjeux, on peut s’appuyer sur un texte de Kant que l’on trouvera dans les Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine. Le passage qui nous importe intervient lorsque Kant imagine le moment où dit-il « l’homme passa de l’époque du confort et de la paix à celle du travail et de la discorde », moment qu’il qualifie de « sorte de prélude à l’union dans le cadre des sociétés ». En somme un temps pré politique. Kant y oppose la logique de l’élevage, celle des peuples nomades de pasteurs à celle de l’agriculture et des habitants des villes, tout en montrant que l’un et l’autre sont associés à une forme de vie. La logique de l’élevage pousse au nomadisme (rappelons que Liberty Valance n’a pas de lieu, « adresse inconnue » dit-on dans le film), elle suppose un régime de la propriété ou de la possession non stabilisé, des champs ouverts (« open range » et non pas des barbelés sur la prairie) puisqu’il faut pouvoir faire paitre les troupeaux sur de vastes territoires. Ces peuples de pasteurs, dit Kant, ne reconnaissent que Dieu pour maître contrairement aux agriculteurs habitants des villes qui, eux, ont un homme pour maitre et Kant ajoute, entre parenthèses, pour qualifier ce maitre « un magistrat ». A cette vie pastorale, douce et sûre parce que l’on ne peut manquer de pâture sur de vastes étendues de terrains inhabités, Kant oppose la vie agricole, pénible et qui exige, dit-il « une habitation sédentaire, la propriété du sol et une force suffisante pour défendre celle-ci ». Et il ajoute « le pâtre hait cette propriété qui limite la liberté de pâture ». D’où un conflit inévitable entre ces deux mondes. Car le mode de vie agricole exige une vie sédentaire, la défense des champs cultivés et une foule d’homme se prêtant un mutuel appui. Pour cela, ajoute-il, « ils durent se grouper et bâtir des agglomérations pour protéger leur propriétés contre les chasseurs et les hordes de bergers errants ». C’est dire les liens intrinsèques entre la vie citadine et l’agriculture. Enfin, Kant conclut en affirmant que c’est dans les villes que les premiers besoins de l’existence purent s’échanger, c’est là que naquit la culture, les débuts de l’art et, point essentiel pour Kant, ce qu’il appelle « les premiers rudiments de la constitution civile et de la justice publique ». On voit combien la vie agricole se trouve liée à l’institution de la politique, du droit et aussi de la vie urbaine. On peut se reporter, pour une illustration de ce point, à la première séquence du film lorsque Hallie énumère ce qu’il y a de nouveau à Shinbone depuis son départ des dizaines d’années auparavant : « églises, lycées, magasins » et le désert transformé en jardins. Sans conteste, la lecture de ce texte de Kant constitue l’une des meilleures introductions à la compréhension des westerns.
26Toujours est-il que c’est bien de ce conflit, encapsulé dans celui qui oppose Stoddard à Valance dont il est question dans le film de Ford. Celui qui met en scène l’affrontement des éleveurs, partisans de l’« open range » et des agriculteurs partisans de « statehood ». Or, comme chez Kant, dans ce conflit, l’avenir appartient non pas à l’élevage mais précisément aux barbelés dans la prairie qui attestent l’existence et la stabilisation d’un régime juridique de la propriété. Ce sont toujours les agriculteurs qui bâtissent les villes, ce sont eux les véritables fondateurs, eux qui sont du côté des institutions ; pas les pasteurs. D’ailleurs les éleveurs viennent avant l’époque du chemin de fer qui, elle, est l’époque dit Peabody du « peuple ». Et puis « statehood » est la garantie de la protection des droits, d’écoles pour les enfants et du progrès pour le futur selon la profession de foi de Peabody. On pourrait presque dire que les éleveurs sont les vrais agents de l’histoire et la conquête de l’Ouest une conquête de l’avenir. Les éleveurs, eux, ne peuvent s’accommoder du nouveau monde qu’à la condition expresse de renoncer au nomadisme et d’enfermer les troupeaux dans des propriétés closes, juridiquement garanties par des titres et protégées par la force publique. Les exemples de ce conflit sont innombrables dans les westerns et la victoire presque toujours du côté des agriculteurs et de la sédentarité. On peut prendre l’exemple de Shane (L’homme des vallées perdues), le western de Stevens, qui montre ce conflit dans sa pureté. Ce qui ne veut pas dire que les westerns qui héroïsent les éleveurs n’existent pas. Mais il y a une différence – c’est une hypothèse interprétative – c’est que ces westerns portent sur ce que l’on peut appeler, en reprenant une formule hégélienne, « la véritable jeunesse » de l’Ouest, son moment épique qui précède celui de l’arrivée des agriculteurs. Un magnifique exemple en est donné par le film de Hawks Red River (Rivière rouge) où l’on voit les troupeaux déambuler sur des milliers de kilomètres pour rallier Abilene ou tout autre endroit semblable que les américains appellent très justement des cattle towns, des marchés à bestiaux, qui sont plus des lieux de commerce que de véritables villes. Il ne faudrait pas non plus conclure du fait que c’est souvent le droit des agriculteurs qui l’emporte, que les éleveurs sont sans droit. Bien au contraire. Eux aussi ont leur droit mais il n’est pas politique. C’est d’ailleurs cette contradiction des droits qui rend possible une tragédie spécifiquement westernienne et américaine. La forme western est suffisamment plastique pour fournir un cadre à d’innombrables oppositions tragiques. Mais seules quelques unes de ces oppositions lui sont spécifiques et parmi elles, singulièrement, celle qui oppose les éleveurs aux agriculteurs. Comme souvent, la force qui résout le conflit tragique est celle de l’histoire à venir, celle du droit supérieur de l’avenir. Une dernière remarque sur cette question, le texte Kant Les conjectures sur les débuts de l’histoire humaine se définit lui-même comme un voyage de plaisance qui se donne comme carte le texte biblique mais « non sans garder un fil conducteur relié par la raison à l’expérience ». Or, il y a dans le texte biblique un épisode qui nous intéresse ici, c’est celui du meurtre d’Abel par Caïn. Curieusement, c’est ce meurtre qui est invoqué par le major Starbucckle pour tenter de discréditer la candidature de Stoddard car dit-il « la marque de Caïn pèse sur lui ». Cela vaut la peine d’y regarder de plus près. On sait que dans le texte de la Genèse, Caïn le cultivateur tue Abel le pasteur. Même dispositif apparent : Stoddard le représentant des cultivateurs est accusé d’avoir tué un citoyen innocent, Liberty Valance, le représentant les éleveurs. Mais le sens est très différent du fait de la culpabilité de Valance et de la situation de duel. Quoi qu’il en soit, on voit ici comment l’héritage biblique se compose parfaitement bien avec la référence philosophique. Ce n’est donc pas un hasard si dans le film de Ford les agriculteurs sont en faveur de l’entrée dans le « statehood », s’ils veulent rejoindre l’Union et si les éleveurs s’y refusent. Il n’est pas fortuit non plus que Doniphon se trouve pris dans ce conflit : il est éleveur et il s’absente régulièrement pour conduire des troupeaux. Cela confirme son appartenance à ce monde des commencements dont il se fait pourtant le fossoyeur tout en étant l’accoucheur du nouveau monde dont il sera, lui, exclu et qui le privera de celle qu’il aime et qui lui semble promise : Hallie.
27Ce qui nous amène à notre dernier point sur les rapports entre liberté et destinée.
III. Liberté et destinée
28Reprenons l’examen de la destinée tragique de Doniphon. Pourquoi tragique ? Parce qu’il se trouve pris dans un processus qu’il ne maîtrise pas, auquel il souhaite rester extérieur et qui finit néanmoins par l’emporter. Doniphon appartient au monde de l’Ouest dans lequel les conflits se règlent à coups de revolver. Dans ce monde, Doniphon, comme il le dit très justement « a des plans ». Vivre marié à Hallie dans une maison qu’il construit dans le désert, voici ce que lui veut, voilà ce que serait sa vie selon ses vœux.
29L’arrivée de Stoddard bouscule tout. Non pas tant par sa volonté de faire triompher le droit que parce que son obstination à faire appliquer le droit rend impossible le maintien de la situation d’équilibre qui résulte de la neutralisation réciproque des forces de Doniphon et de Valance. Contre son gré, pour défendre Stoddard, Doniphon choisit d ‘ abord de tuer Valance en reniant ses propres valeurs, puisqu’il le tue sans que Valance ne le voie. Scellant ensuite sa destinée, il choisit de révéler à Stoddard que ce n’est pas lui qui a tué, lui afin de lui ôter son sentiment de culpabilité et de rendre possible son avenir politique. Il est donc à la fois celui qui fait avancer l’histoire et celui qui dit le vrai. Mais, libérant l’avenir de Stoddard, il barre simultanément le sien comme s’il lui avait transmis le témoin de l’histoire, comme si, après avoir, malgré lui, fait avancer l’histoire il se trouvait abandonné par elle. La force de Ford, c’est de nous montrer comment Doniphon fait librement son malheur dans une situation qui le contraint à jouer un rôle qu’il n’a pas cessé pourtant de refuser. Un rôle qui le pousse à agir alors qu’il voulait rester neutre. Il faut aller plus loin : non seulement il sacrifie son avenir espéré mais il ne tire de ce sacrifice aucun bénéfice, aucune gloire, ni même aucune reconnaissance puisque la vérité va demeurer cachée et qu’elle doit demeurer cachée : sinon ce serait avouer que Doniphon a tué Valance, de profil et de sang froid. En somme, il se trouve obligé d’agir tout en taisant cet acte qui sonne le glas de ses espérances et le dépossède de son avenir. Alors, bien entendu, on serait tenté d’interpréter cela comme une mise en scène du destin comme force fatale. Ce serait trop facile et Ford est plus intelligent que cela. Il n’y a là aucune force mystérieuse et surnaturelle, aucune force de l’histoire même. Il y a des choix et une mise en scène fine des rapports difficiles entre liberté et situation. De ce point de vue là, Liberty Valance est plutôt un film sartrien.
30Si Doniphon perd tout dans ce jeu, Stoddard lui gagne presque tout. Comme Doniphon, Stoddard se trouve pris dans une situation qu’il n’a pas souhaitée ; comme lui, il se trouve contraint par les circonstances d’endosser un rôle (celui du justicier) qu’il n’a pas voulu et qu’il affronte plutôt avec courage. Lui aussi, se trouve privé, dans un premier temps, non seulement de son acte mais aussi de son sens. Mais il choisit, lui-aussi, d’assumer la paternité d’un acte qu’il croit d’abord être le sien et qui le pousse à refuser, lors de la fameuse scène de l’élection, d’être un représentant du peuple au motif qu’on ne saurait construire sa carrière sur la mort d’un homme, en s’étant fait justice lui-même, en toute illégalité. Ce qui le mettrait en contradiction avec ses croyances. Il y a, à ce moment du film, une autre vie possible pour lui : assumer avec culpabilité jusqu’à sa mort cet acte et donc renoncer à la politique. La révélation de Doniphon va être décisive car elle va libérer son avenir en lui ôtant son scrupule et une partie de sa mauvaise conscience. Une partie parce qu’à ce moment, Stoddard fait, lui aussi, un choix : il pourrait très bien décider de casser ce mythe qui va lui être si utile et révéler aux autres la vérité qu’il sait, lui seul, avec Doniphon. Ce qu’il ne fait pas. Il choisit de se taire et d’accepter le mandat et la responsabilité politique que les citoyens vont lui confier. Comment comprendre ce choix ? Là encore l’ambiguïté est au cœur de cette décision.
31On peut soutenir qu’il choisit délibérément de se taire pour ne pas briser son mythe naissant et pour favoriser sa carrière politique. Pour des raisons pratiques d’opportunisme politique, pour récupérer les dividendes du mythe, il choisirait le mensonge. Ce dernier étant le prix à payer pour sa carrière, sa croix en quelque sorte puisqu’il fait de lui un imposteur. Cette interprétation est possible mais finalement peu plausible, car elle fait de Stoddard un lâche et un intéressé, ce qu’il n’est pas. Il se résout quand même à affronter Valence sur son terrain : celui du règlement de compte à coup de révolvers alors qu’il sait sa maladresse. Et puis il faut quand même du courage pour révéler, à la fin de sa vie, une vérité qui risquerait de le disqualifier en « livrant sa réputation aux chiens ».
32Une autre explication est possible : si Stoddard se tait c’est d’abord parce qu’il se trouve doublement contraint. Il lui faut, d’une part, protéger Doniphon car la révélation de son acte ruinerait sa réputation et ferait de lui un lâche même si cet acte visait à le protéger, lui Stoddard. L’opinion publique n’aime pas les ambiguïtés : elle aime les alternatives simples, lâcheté ou courage, héros ou lâche. Il lui faut, d’autre part, ne pas se dérober à la responsabilité, historique et politique que les citoyens veulent lui confier. Responsabilité énorme puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de faire grandir le pays. D’une certaine manière, Stoddard ne s’appartient presque plus : il est porté par le peuple qui lui assigne sa destinée. Ou se trouve alors sa liberté ? Dans le courage d’assumer une réputation usurpée et d’endosser une responsabilité politique, une fois levé l’obstacle de sa mauvaise conscience. Mais il y a un prix, lourd, à payer, celui de porter en silence cette réputation usurpée et d’être aux yeux de tous ce qu’il n’est pas réellement. Bref d’assumer l’image que le peuple a de lui, d’être à jamais enfermé dans une image publique qui a rendu possible sa carrière. Et c’est cela qui est finalement important et pas le fait qu’il ait ou non tué Liberty Valance. Ce que montre Ford, c’est comment une situation ambigüe fabrique un héros qui ne peut l’être qu’à la condition de taire la vérité. Et puis de toute manière, ni les journalistes ni le peuple ne veulent la vérité sur les origines puisque même quand Stoddard cherche, à la fin de sa vie politique, à restituer la vérité de l’histoire contre le mythe, quand il cherche à rectifier et à mettre en accord ce qu’il est et son image publique, lorsqu’il cherche à se libérer de cette imposture originelle qui a rendu possible sa vie politique, on n’en veut pas. A cet égard, la dernière scène quand le contrôleur lui dit « qu’on ne peut rien refuser… » rappelle à quel point il lui faudra porter jusqu’à sa mort ce mensonge qui lui colle à la peau. D’où son accablement et sa résignation qui, combinés au deuil et à la nostalgie finale, confère au film sa tonalité crépusculaire. L’autre grand perdant du film, c’est la vérité deux fois révélée et deux fois occultée : par Stoddard qui la cache durant sa carrière et par le journaliste qui lui préfère le mythe. Le mensonge sur l’origine comme prix à payer pour que l’histoire advienne.
33Pour manifester cette ambiguïté il fallait à Ford une forme adéquate et c’est là que le recours au noir et blanc prend toute sa signification et sa nécessité – ce qui n’a pas toujours été perçu – parce qu’il autorise toutes sortes de variations dans le clair obscur, toutes sortes de jeux et de combinaisons d’ombres et de lumières qui rendent légitime de parler d’une véritable dialectique de l’ombre et de la lumière puisque l’opposition du noir et du blanc et tous les dégradés qui vont de l’un à l’autre permettent de figurer, de manière sensible, les entre deux, les médiations et les équivoques. C’est le noir et blanc qui permet de faire apparaitre ou disparaitre dans l’ombre ou la lumière les personnages et singulièrement Doniphon. C’est lui qui permet de construire des plans parfaitement clivés en une moitié gauche dans l’ombre et une moitié droite dans la lumière. On peut se reporter à la séquence, exemplaire à cet égard, dans laquelle Doniphon abat Valance.
34Deux mots de conclusion. On distingue traditionnellement et schématiquement deux types de western : ceux qui ont fabriqué un imaginaire, les fabricateurs des mythes de l’Ouest et puis ceux qui à partir du milieu des années 1950 et surtout dans les années 1960 reviennent sur ces mythes pour les évaluer et le plus souvent pour les détruire. Bien entendu le film de Ford n’appartient pas à la première catégorie mais il n’appartient pas non plus à la seconde, celle des westerns critiques. Il va plus loin car il ne se contente pas de montrer le processus de constitution du mythe, il en montre aussi la nécessité, c’est-à-dire le besoin qui l’a engendré. C’est ce qui en fait un très grand film politique.
Auteur
Lille
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