Entre le réel et le construit : The Sea of Grass (Elia Kazan, 1947), l’écran des frontières
p. 203-223
Texte intégral
Introduction
1Quand Pandro S. Berman lui propose de réaliser l’adaptation de The Sea of Grass (Le maître de la prairie), Kazan accepte en espérant raconter une histoire classique de grande envergure sociale, « une histoire digne de Dovjenko1 ». Il est intéressé par l’ampleur du sujet, qui n’est autre que celle de l’histoire américaine classique : « On évacue le bétail et le terrain est morcelé entre exploitations ; les pionniers qui sont arrivés là les premiers et qui avaient conquis ce pays sont peu à peu expulsés par les fermiers – personnages des plus bourgeois et des plus tranquilles2. » Enthousiaste de travailler à la MGM, le plus grand studio au monde, il pense réaliser un grand film dans les grandes plaines sauvages. Mais rien n’est filmé dans le Wyoming, comme il le souhaitait tant. En réalité, rien n’est tourné en décor externe.
2Arrivé au studio, Pandro S. Berman montre à Kazan le décor du film, c’est-à-dire 10 000 pieds d’enregistrements qui seront projetés en fond3. Commence là une déception dont Kazan ne mesurera l’ampleur qu’une fois le film fini. Qu’il s’agisse du choix des acteurs, de la costumière, du scénariste mais aussi du choix des chevaux, des accessoires, Kazan n’avait le droit que d’accepter ce qui avait déjà été décidé au préalable par le grand chef décorateur Cédric Gibbons4. Selon
Roger Tailleur, The Sea of Grass enlève à Kazan tout droit au « singulier », qu’il s’agisse du point de vue, du ton ou de tout autre exercice de la personnalité propre. L’expression personnelle y est reléguée par les distances imposées entre lui et son matériau à une obligatoire troisième personne du singulier (Roger Tailleur distingue trois grandes périodes dans l’œuvre de Kazan : la période du IL, du TU et du JE)5.
3Dans cet exposé, nous tenterons de démontrer de quelle manière ce deuxième film du grand réalisateur, qui semble si étranger à son œuvre, est toutefois empreint de sa technique, de ses choix, mais également de sa perception de la vie et des États-Unis. La force de son cinéma réside dans l’apport de thématiques politiques et historiques complexes et dans l’intérêt qu’il porte aux rapports entre les individus et la société. Cinéaste de la modernité, par son apport au niveau du jeu d’acteur ou de la mise en scène, Elia Kazan est également cinéaste de la marginalité, s’étant considéré toute sa vie comme un outsider. Il met en scène des personnages qui ignorent quelle est leur place dans la société, d’où le leitmotiv de la solitude fondamentale de l’homme en Amérique. En ce sens il nous semble intéressant d’aborder The Sea of Grass dans sa désarticulation, désarticulation de la relation qu’a Kazan avec le film comme nous venons de le voir, mais surtout, désarticulation au niveau de la thématique et de la forme westernienne. Pour Roger Tailleur, le film n’emprunte au genre westernien que sa toile de fond, à savoir le Nouveau Mexique en 1880, ainsi qu’une situation de base classique, qui n’est autre que la lutte entre les éleveurs et les fermiers. Il le considère même comme un « faux western6 ».
4The Sea of Grass est le récit de Lutie Cameron, interprétée par Katharine Hepburn, qui quitte Saint Louis, pour épouser le colonel Jim Brewton, interprété par Spencer Tracy, éleveur de bétail dans le Nouveau-Mexique de la fin du xixe siècle. Suite à une violente dispute, Lutie, qui ne comprend pas son mari qui se bat contre l’implantation des fermiers sur ses vastes terres, part à Denver et trouve du réconfort dans les bras de Brice Chamberlain, ennemi naturel de Jim. De cette brève romance naît un fils illégitime, Brock, que Jim reconnait cependant comme son propre fils. Mais une nouvelle dispute éclate, et Lutie part pour de bon, n’ayant pas d’autre choix que de laisser ses deux enfants, Sarah Beth et Brock, à Jim. Le temps passe et les fermiers ont obtenu le droit d’implantation, mais la sécheresse ruine toutes leurs récoltes. Les enfants ont grandi. Lors d’une partie de poker, Brock se fait insulter de « main bâtarde », ce qui entraine une fusillade au cours de laquelle Brock tue son adversaire. Pour sauver l’honneur de Jim, il refuse de se faire juger et prend la fuite. Refusant de sortir de son abri, il meurt à son tour, au cours d’une fusillade. Lutie revient pour les funérailles de son fils. Par ailleurs, elle ne peut que constater que son mari avait raison concernant la terre, destinée aux pâturages. Finalement, Lutie et Jim se réconcilient sous le regard de leur fille Sarah Beth.
5Plutôt que de discréditer The Sea of Grass en tant que western et de vouloir opposer Kazan à l’approche westernienne, nous voulons au contraire démontrer l’enjeu de la rencontre de Kazan et du western.
I. Désarticulation au niveau de la thématique westernienne
A. Répétition de l’humanité face à la Nature éternelle
6La conquête de l’Ouest est généralement réduite à la période allant de 1860 à 18907. Le récit se passe en 1880, moment tardif de la conquête, nous permettant même de parler de reconquête. En effet, la conquête a déjà eu lieu : Jim Brewton s’est approprié la terre pour y élever ses animaux. Avec l’arrivée de Lutie, la conquête se répète. Lutie vient du Sud, d’un monde aristocrate et raffiné où des serviteurs se chargent encore de toutes les tâches. Elle semble tout à fait inadaptée à l’Ouest encore sauvage, « depuis sa tenue vestimentaire jusqu’à ses principes moraux8 ». Comme nous l’avons mentionné, Kazan n’aime pas du tout les costumes : « They were star costumes. The things Lutie wore were not the things a girl going out West to marry a cattle rancher would take out with her, even if she was from Boston, let alone St. Louis9. » Kazan explique également que les costumes ne sont pas d’époque10. Ce qui lui semble être la conséquence de mauvais choix, attire cependant doublement notre attention : les costumes « trop beaux » et « jamais portés » ne marquent-ils pas justement d’autant mieux l’inadaptation de Lutie dans le monde de l’Ouest ? Et les costumes n’étant pas d’époque, ne marquent-ils pas la non-importance de l’époque pour souligner au contraire la répétition ? Car répétition il y a : Lutie répète la conquête, à sa manière. Elle se retrouve dans un monde qui lui est hostile où d’emblée lui est dit qu’elle n’y a pas sa place et qu’elle ferait mieux de retourner chez elle dès le lendemain. Ce monde est marqué par une lutte de pères qui s’ignorent encore. Cette trame classique, où, dans un premier temps, nous sommes face à la querelle entre éleveurs et fermiers, oppose, dans un second temps, deux pères, l’un biologique et l’autre adoptif, pour un fils qui n’y trouve pas sa place. En recommençant l’aventure d’Est en Ouest, Lutie déstabilise des structures et les révèle pour ce qu’elles sont : « l’enlisement de la conquête dans un plan fixe où rien ne bouge – un présent sans possibles où la lutte des pères entrave aussi l’action de la génération des fils11. » Dès son arrivée, Lutie demande à ce qu’on déracine les arbres près du ruisseau pour les mettre autour de la maison et former une sorte de clôture. Ne comprenant pas la réaction négative des ouvriers de son mari, ce dernier lui explique alors que le mot « fence » (clôture) est considéré comme un gros mot chez les éleveurs. Ceux-ci n’aiment guère les clôtures utilisées par les agriculteurs afin de morceler le terrain. Cependant, passer la frontière pour être libre et, une fois arrivé, dresser de nouvelles frontières pour rendre le monde plus petit12, n’est-ce pas chercher à se faire sa place dans l’immensité de la Nature et recréer en soi un petit coin d’humanité en l’absence de points de repères13 ? Car comme le dit Bachelard : « Trop d’espace nous étouffe beaucoup plus que s’il n’y en avait pas assez14. » Lutie prend parti pour les fermiers et ne comprend pas l’obstination de son mari à empêcher les hommes de venir s’installer sur ses terres immenses. Lutie appelle la maison de Jim un « ranch », dénomination qu’il réfute, l’appelant tout simplement maison15. Selon Leutrat, le ranch semble représenter un pôle de fixité, un lieu de passage pour les itinérants mais aussi un point de départ ou d’arrivée16. Il est dès lors aisé de comprendre l’objection de Jim à l’idée d’appeler sa maison un « ranch ». Pour lui, elle n’a plus lieu d’être un lieu de passage pour les itinérants, et encore moins un point de départ. A ses yeux, elle est uniquement un point d’arrivée, le sien. Jim refuse toute répétition ce qui, en réalité, est assez paradoxal. Selon Yan Calvet, « l’Ouest, sur un plan mythologique inspiré par la Bible, symbolise […] une sorte de paradis sur terre, la possibilité d’une nouvelle naissance et […] s’oppose à la corruption de la civilisation industrielle et urbaine de l’Est américain. Cette opposition fonde d’autres oppositions comme celle de la loi naturelle et de la loi sociale […]17 ». C’est au nom de ces lois naturelles que Jim défend cette terre qu’il a dû conquérir. Il a lui-même été pionnier et s’est approprié la terre, terre dont maintenant il invoque la suprématie et l’éternité. Ainsi, lorsque Jim emmène Lutie voir la vaste prairie, il lui raconte combien de sang a dû couler pour que l’on puisse s’approprier cette terre. Que loin d’être silencieuse, l’étendue est bruyante, empreinte des cris des Indiens et des bisons. Jim estime que cette terre est maintenant comme Dieu veut qu’elle soit et qu’elle reste. Jim refuse toute répétition, et par là le principe même de l’humanité, qui sans cesse se répète face à la Nature qui EST. Dans The Sea of Grass, la répétition échoue. Lutie, finit par revenir, et en guise de « punition » pour avoir trompé son mari, ne peut qu’accepter que Jim avait raison, que l’étendue d’herbe doit rester intouchée. Dans la partie suivante, nous étudierons dans quelle mesure l’utilisation des transparents accentue le côté « intouchable » et « inviolable » de la nature. Cette terre, « the land » que Leutrat décrit comme « le pays où l’action se déroule, où les personnages ont choisi d’exister18 » est en réalité la véritable vedette du film, comme l’indique d’ailleurs son titre The Sea of Grass.
7Selon Florence Colombiani, cette terre, cette nature a un rôle particulièrement ambivalent dans les films de Kazan19. D’une part, elle apparaît comme « menace silencieuse, [...] promesse d’anéantissement20 ». Et d’autre part, elle représente « l’épanouissement de la part la plus poétique, la plus délicate des personnages. [...] Chez Kazan, un personnage fidèle à sa terre s’approche d’une forme de pureté, sans doute parce qu’il respecte ainsi un ordre supérieur, quasi divin21 ». Bien que Jim aspire probablement à cette forme de pureté, à cette harmonie avec la nature, il apparaît néanmoins comme « another of Kazan’s blindly fated patriarchs, waging a doomed struggle against social progress22 ». Jim, comme beaucoup d’autres personnages chez Kazan, se bat pour un monde qui est en train de disparaître. Tout comme Blanche Dubois dans A Streetcar Named Desire (Un tramway nommé Désir, 1951), Adam Trask dans East of Eden (A l’Est d’Eden, 1955), les parents dans Splendor in the Grass (La fièvre dans le sang, 1961), mais surtout Ella Garth dans Wild River (Le fleuve sauvage, 1960), il rejette le futur, le progrès parce qu’il vit dans une enclave intemporelle, « son présent n’étant qu’une prolongation du passé, force de la tradition contre l’innovation, de l’ancien contre le nouveau23 ». C’est précisément ça qui intéresse Kazan : le temps et les transformations que son passage inflige aux êtres et aux choses. Ses films refusent tout manichéisme, et n’opposent donc pas le passé au futur, mais s’interrogent au contraire sur la persistance du passé dans le présent et c’est justement là aussi que se situe l’histoire de l’Ouest, « à la jonction entre le monde ancien et le monde moderne24 ». Nombre de ses protagonistes, en quête de leur véritable identité, ressentent le besoin paradoxal de trouver leurs racines tout en brûlant leur maison25. Il en est également ainsi de Brock, auquel nous nous intéresserons dans la partie suivante : il est en quête de son identité, mais refuse par ailleurs tout rapport de filiation avec son père génétique. Ainsi, le personnage en quête d’identité pense, dans un premier temps, devoir répudier sa famille, son passé ainsi que ses origines culturelles. Mais seulement celui qui parvient à accepter l’inextricabilité du passé dans le présent, qui comprend les enjeux de la répétition dans un monde en perpétuelle évolution tout en respectant l’ordre de la Nature, et qui parvient à se faire une place au sein d’une société en perpétuelle reconstitution, peut survivre avec « son âme intacte26 ».
8La Frontière, à laquelle se situent donc les protagonistes, connue comme « ligne mouvante entre la nature sauvage et la civilisation27 » et lieu de rencontre et de conflits générant tensions et situations dramatiques est donc le point de jonction entre la Nature éternelle et la répétition de l’humanité. Ainsi, la Nature et l’humanité se trouvent, selon nous, dans une tension permanente, entre la proximité et la distance. Car si l’humanité se répète, elle ne peut le faire qu’au sein d’une nature qu’elle cherche à conquérir. Inversement, l’immensité de la nature ne prend pleinement son sens que face à l’humanité qui se répète. Il nous faut rappeler maintenant que cette humanité, cette collectivité en devenir est composée d’individus singuliers. Et c’est là précisément ce qui importe pour Kazan : la place de l’individu dans une collectivité en train de se constituer, de se répéter. Chaque individu désire se faire une place au sein de la société. Mais ce désir, aussi intense soit-il, porte en lui également une rupture, « celle d’un être divisé entre le lieu où il est et le lieu où il tend28 ». Ainsi peut-on mettre en évidence la double nature du désir, à savoir le désir de s’intégrer dans un groupe mais aussi celui de le détruire, puisque ce dernier est étranger29. Le désir établit une relation personnelle au monde extérieur, tellement personnelle qu’il ne peut qu’engendrer le conflit. Mais bien qu’étant producteur de tensions, le désir est l’unique possibilité pour l’homme d’échapper à sa forclusion et d’entrer en relation avec le monde30. Car l’individu est ou se sent seul, mais cette solitude ne peut s’inscrire qu’au sein d’une société, d’une famille et d’un contexte politique et social vers lesquels il tend. Son intimité n’existe que dans la mesure où elle s’oppose à l’étranger, à l’étrangeté, et inversement. C’est là ce que médite Bachelard :
L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie refrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile31.
B. L’étranger, l’étrangeté
9Dans les films d’Elia Kazan, on retrouve fréquemment la figure de l’outsider. L’outsider représente un antihéros, un personnage en marge de la société. Ces personnages amples, complexes et tourmentés sont inscrits dans un contexte politico-historique dont ils reflètent les soubresauts32. Dans son article « Elia Kazan, "A Structural Analysis" », Jim Kitses met l’accent sur la marginalité des héros de Kazan. Cependant, il distingue le marginal de Kazan du marginal subversif. Kazan s’intéresse à l’individu en tant que représentant d’un groupe : communauté de minorités ethniques, les pauvres, les jeunes, la classe moyenne, les travailleurs, les criminels. Kazan n’est pas concerné par ce que les sociologues appellent la « contre-culture » : des groupes subversifs dont les buts et valeurs sont en conflit avec les courants dominants de la société. Les personnages de Kazan vivent dans des communautés dont les valeurs sont médiées par la macro-culture ; en conséquence, leur lutte est celle pour une légitimation de la reconnaissance sociale. Les films de Kazan décrivent une sub-culture en détails, évoquant les rituels, les mœurs et les allégeances qui donnent au groupe, à la classe ou aux locaux, leur propre identité distincte33. On retrouve la figure de l’outsider comme représentant d’une minorité dans nombre de ses films : Johnny Nolan, l’Irlandais, pauvre, immigré à New York dans A Tree grows in Brooklyn (Le lys de Brooklyn, 1945) ; Stanley Kowalsky, le Polonais, pauvre, immigré à New York et aussi Blanche Dubois, celle qui représente le Sud en déclin dans A Streetcar Named Desire ; Archie Lee qui représente encore une fois le déclin du Sud dans Baby Doll (La poupée de chair, 1956) ; etc. Ainsi nous allons maintenant étudier la problématique de la filiation au travers de Brock Brewton ainsi que celle du « damaged man » au travers de Jeff le cuisinier. Ces deux personnages sont, d’une certaine manière, représentatifs de l’étrangeté, par rapport à une communauté et par rapport au western.
1. Brock Brewton
10Bien que The Sea of Grass ne soit sorti qu’en 1947, nous ne pouvons que constater que le jeu d’acteur de Robert Walker, qui interprète Brock Brewton, ressemble à celui développé à l’Actors Studio, mis en place la même année. Inspiré de Stanislavski, Strasberg y met au point la Méthode. Selon Strasberg, « la Méthode de Stanislavski n’est pas un système ; elle ne s’occupe pas de règles pour ce qu’on doit faire ; elle essaie seulement de montrer à l’acteur le chemin à suivre, comment il peut aller à la recherche de ce que lui seul peut trouver et qui, une fois trouvé, ne peut être répété une deuxième fois, mais doit être redécouvert34 ». La Méthode vise à aider les acteurs à trouver le juste équilibre entre une émotion interne et sa manifestation externe, c’est-à-dire entre l’impulsion et l’expression35. Brock Brewton est un de ces personnages qui semble lutter contre une anxiété interne subtile mais qui dispose de peu de force externe pour la gérer. Il est divisé par une tension irrésolue entre le masque social qu’il porte et sa réalité propre faite de frustration. A cause de la pression de ce conflit interne, il semble constamment être sur le point de craquer, se décomposer ou de devenir violent. Il interprète, en ce sens, un de ces rôles établis par Thomas Atkins comme étant les plus percutants développés par la Méthode36. Cette tension entre le masque social qu’il porte et sa réalité propre, n’est autre que celle entre le lien de filiation avec Jim qu’il affiche publiquement et le véritable lien de filiation avec Brice, qu’il rejette violemment. Mais Brock ne peut rejeter ce qu’il est réellement. Il porte en germes ce contre quoi Jim se bat, à savoir la répétition de la conquête. Il est en quelque sorte un étranger au sein de la famille, tout en lui appartenant. Il est à la fois le frère de Sarah Beth, et le fils « adoptif » de Jim, mais il est aussi un fils illégitime, et ce, de Brice Chamberlain, l’ennemi naturel de Jim. Ainsi, il se trouve à la limite d’un monde institué qui ne veut plus se répéter, incarné par Jim, et d’un monde qui veut justement renverser cet ordre établi et recommencer la conquête, incarné par Brice. Brock, en incarnant l’étrangeté, « ne nie pas l’institution mais en révèle l’envers comme constituant même de son mouvement37 ». En tant que fils biologique de celui qui se bat pour une répétition de la conquête, en tant que fils de Lutie, qui incarne elle-même la répétition, Brock porte en lui l’essence même de l’institution à faire, de l’institution en mouvement tout en vivant dans un monde institué, figé. Il révèle en réalité à son père adoptif l’illusion de cette institution, qui n’a, elle-même, pu être mise en place qu’au travers du mouvement, qu’au travers de la conquête de Jim lui-même. Une continuité naturelle entre Jim et Brock étant absente, Brock porte en lui ce qui pourrait faire l’histoire, la recommencer. Dès lors, il est aisé de comprendre la mesure dans laquelle la mort de Brock représente également la mort d’un monde à refaire. Sa mort préfigure donc l’échec de la répétition.
11Brock désire plus que tout être le fils de Jim, sans jamais y parvenir. Et par ailleurs il rejette l’héritage de Brice, mais ne pourra jamais s’en défaire. Il le rejette si violemment même que cela le conduit à la mort38. Car c’est bien après avoir tué celui qui l’a traité de « main bâtarde » que Brock est lui-même poursuivi et meurt suite à une fusillade. Tout comme Cal dans East of Eden pense porter en lui le « mal » de sa mère, Brock pense porter en lui le « mal » de son père. Il se trouve dans une tension permanente entre l’intime et l’étrange, entre ce qu’il désire ardemment et ce qu’il ne peut atteindre, entre ce qu’il déteste et ce qui lui colle à la peau. Cette tension est propre à Elia Kazan, à son histoire et à son vécu. A la recherche de sa véritable identité, Kazan entretient un rapport ambivalent avec les États-Unis, mais aussi avec son père. Il a toujours cherché à devenir plus Américain qu’un Américain, mais il se doit cependant également de révéler ce qui est mauvais aux États-Unis. Par ailleurs, bien que prêt à brûler ses racines, il ne peut cependant oublier qu’il vient d’une autre civilisation ni cesser de chercher qui il est vraiment39. C’est là le même rapport qu’il entretient avec son propre père. Kazan déteste son père, se rebelle conte lui, puis le comprend et lui pardonne40. Après s’être défait de son autorité, après avoir affirmé son goût pour le théâtre et le cinéma, Kazan est toutefois habité par une culpabilité aiguë à l’égard de son père. Car tout en imposant ses choix, en rejetant ceux de son père et en provoquant ainsi la déception de ce dernier, Kazan n’a jamais cessé d’aspirer à être un fils digne de ce nom.
2. Jeff, le « damaged male »
12Dans l’œuvre de Kazan, on ne retrouve pas une opposition conventionnelle et binaire entre hommes grands et forts, d’une part, et femmes faibles et fragiles d’autre part. Kazan préfère au contraire une approche plus dialectique et rejette tout stéréotype sexuel. Ses personnages masculins, bien que joués par des hommes « irrésistibles d’un point de vue sexuel41 » tels Brando dans A Streetcar Named Desire ou Dean dans East of Eden, sont pourvus de caractéristiques plus « féminines » comme la tendresse, l’érotisme ou l’indécision42. Ses personnages féminins sont, quant à eux, dotés d’une force surprenante au vu de leur vulnérabilité physique. Dorothy McGuire dans A Tree Grows in Brooklyn, Eva Marie Saint dans On the Waterfront (Sur les quais, 1954), Julie Harris dans East of Eden et Natalie Wood dans Splendor in the Grass en sont de parfaits exemples. Les femmes sont des catalyseurs qui incitent les hommes qu’elles aiment à faire face à leurs déceptions et angoisses43. Kazan a toujours pensé que ce sont les femmes qui ont réveillé sa sensibilité et il les considère, tout comme Ford, comme une force civilisante44. Comme nous l’avons déjà mentionné, Kazan n’a pas eu de choix à faire pour la réalisation de ce film et les acteurs principaux, Spencer Tracy et Katharina Hepburn, lui furent imposés. Ils ne ressemblent pas réellement aux acteurs avec lesquels Kazan aime travailler. C’est pourquoi nous nous intéressons dans cette partie à Jeff, cuisinier, mais aussi nounou. Jeff est un personnage atypique qui n’a, a priori pas sa place dans un western. Il nous apparaît même comme parodie grinçante, permettant ainsi à Kazan de prendre de la distance par rapport à la forme westernienne, mais également par rapport aux protagonistes imposés. Jeff est, selon nous, un « damaged male » décrit par Richard Schickel comme étant l’homme qui ne parvient pas à répondre à l’idéal masculin présenté par notre culture populaire45. C’est le genre d’hommes que l’on retrouve également dans le film noir. Dans le film noir, l’homme souffre d’angoisse par rapport à la femme qui a pris le pouvoir pendant la guerre. Cette situation de l’homme faible est transposée dans l’œuvre de Kazan, mais nous n’avons toutefois pas de réalisme glauque, comme nous pourrions le retrouver chez Nicholas Ray, qui, dans Rebel Without a Cause (La fureur de vivre, 1955), nous présente le père de James Dean, interprété par Jim Backus, littéralement rampant, en tablier, en frottant le sol. Là où nous avons une rupture totale avec toute forme de lyrisme chez Nicholas Ray, Kazan, lui, a un réel souci poétique du quotidien. Même si ses films privilégient l’approche réaliste, ils n’en recherchent pas moins une harmonie supérieure et stylisent le réel. Kazan est un lyrique à la recherche de la contemplation et de la simplicité46. Ainsi, le « damaged man » de Kazan oscille entre le mythe de l’homme affaibli par rapport à la femme fatale et le réalisme brutal. Aussi, il est important de mentionner que là où le film noir et le réalisme mettent en avant l’homme affaibli en soi, l’objet de Kazan quant à lui est la relation entre l’homme et la femme, qu’il nous dépeints avec beaucoup de lyrisme47.
13Comme nous l’avons dit, Jeff est le cuisinier, qui devient ensuite également la nounou. C’est un personnage ambivalent, presque hermaphrodite. Jim met Lutie en garde « Take it easy with Jeff », comme s’il s’agissait d’un petit être sensible, ce qui semble étonnant lorsque l’on pense au personnage en question, petit, trapu et moustachu. Après un premier échange verbal bref avec Lutie dans sa cuisine, Jeff la met dehors, argumentant qu’il y a trop de monde dans sa cuisine et qu’un homme a besoin de plus d’espace48. Un homme, il l’est, mais il a un comportement de « maman ». C’est également ainsi que Jim le nomme : « Jeff you’re a wonderful mother » lorsqu’il le surprend en train de chanter une berceuse pour Sarah Beth, la fille de Lutie et Jim49. Son caractère presque asexué est également souligné lors du retour de Sarah Beth, jeune femme alors, après l’obtention de son diplôme. S’étant inspiré de magazines de déco, Jeff a redécoré toute sa chambre. Mais surtout, lorsque celle-ci déballe ses vêtements Jeff remarque « tes chemises de nuit ont bien changé ». Il n’y a ici aucun sous-entendu ni de malaise entre la jeune femme et Jeff, comme on l’aurait eu si un autre homme lui en avait fait la remarque. Mais par ailleurs, Jeff est celui qui fait le lien entre Lutie et les hommes. Parce qu’il se trouve justement dans cette position ambivalente, il peut jouer sur les deux terrains.
14Mettre en scène ce type d’hommes permet à Kazan de mettre en avant la marginalité ainsi que la solitude de l’homme au sein d’une société qu’il ne parvient pas à adopter.
II. Désarticulation au niveau de la forme westernienne
A. Désarticulation de l’espace intérieur et extérieur
15Les décors, la nature ont une place primordiale dans le cinéma d’Elia Kazan. Les décors y participent à l’action et acquièrent ainsi une importance similaire à celle des acteurs. Ainsi, le décor dans A Streetcar Named Desire rétrécit à mesure que le temps passe, devenant ainsi plus étouffant et plus menaçant pour Blanche ; dans Splendor in the Grass mais aussi dans Wild River, l’eau incarne, par son écoulement, le temps qui passe et avec lui une promesse d’anéantissement ; la nature immense engloutit littéralement James Dean et Julie Harris dans East of Eden ; etc.
16Mais, comme nous l’avons vu précédemment, Kazan ne tourne pas The Sea of Grass en décor naturel comme il l’avait espéré. Tout le film est tourné en studio, et les vastes plaines sont des transparents projetés en fond. Nous avons en réalité un face à face entre les transparents et les décors studio. On n’a plus une opposition évidente entre l’intérieur et l’extérieur, car ils sont en interpénétration continuelle, mais on a quelque chose de désarticulé. Cette désarticulation entre l’intérieur et l’extérieur permet à Kazan de toucher un enjeu thématique westernien essentiel : l’impossibilité de dompter la nature car celle-ci est inviolable. Cette impénétrabilité est soulignée dès le début du film où il est dit : « this story takes place for the most part against the background of the Sea of Grass », traduit par « ce récit a pour toile de fond la Grande Prairie ». Plutôt que de dire « ce récit se passe dans la Grande Prairie », Kazan choisit délibérément le terme de « background » afin de décrire le décor pour ce qu’il est, c’est-à-dire, des transparents projetés en fond d’écran. D’emblée donc, nous savons que la Grande Prairie est une toile de fond, un background. Une action ne pouvant avoir lieu dans une toile de fond, celles-ci sont désarticulées dès la première minute de film. Ainsi, les scènes qui montrent la calèche devant les grandes falaises reflètent la désarticulation entre les transparents et le studio, et par là soulignent non seulement l’intrication des transparents et du décor studio, qui sont présents dans le même plan, mais aussi l’inviolabilité de cette Nature dite divine50. Tout ce qui se déroule à l’extérieur, n’a pas lieu « dans » la nature, mais bien « devant » la nature. Cette désarticulation qui se fait ressentir au sein même du plan, trouve également sa raison d’être entre les différents plans. Lorsque Jim emmène Lutie la première fois voir la Grande Prairie, Kazan passe d’un plan des deux fiancés à un plan de la Grande Prairie en n’ayant recours à aucun raccord, si ce n’est la voix des deux protagonistes et le bruit du vent. Jim et Lutie arrivent en haut de la falaise, puis nous avons une coupe franche. Nous voyons, comme eux, l’étendue sauvage. Nous avons ensuite à nouveau une coupe, pour ensuite revenir aux deux protagonistes. Le seul raccord entre les plans auquel Kazan a recours se situe au niveau du son : les voix de Lutie et Jim, ainsi que le vent qui siffle, lient les plans entre eux là où la coupe franche opère. Il n’y a qu’entre les plans présentant la nature sauvage que Kazan a recours au fondu enchaîné51. Ce choix de montage, passant de la Grande Prairie à Lutie et Jim, sans aucun raccord visuel, souligne la désarticulation entre les transparents et les images studio, et par là également la confrontation de la civilisation face à la Nature qu’elle ne peut pénétrer, quand bien même celle-ci est bel et bien présente en arrière fond.
17Une autre séquence mérite également notre attention, il s’agit de celle où Lutie et Jim contemplent la Grande Prairie, suivie de la demande de Lutie aux hommes de Jim de replanter les arbres autour de la maison pour créer une sorte de clôture. Lutie et Jim, se balladent ensemble dans l’allée. La caméra les suit de derrière une sorte de clôture. Elle se rapproche ensuite pour arriver à un plan américain. Puis nous avons une coupe franche, et la caméra se trouve maintenant derrière eux, et donc de l’autre côté de la clôture. Nous voyons maintenant, en plan moyen, Lutie et Jim de derrière, qui s’appuient sur la rambarde et admirent la prairie52. Cette articulation de plans est encore une fois représentative de la désarticulation qui s’opère entre eux et la Nature. On se trouve d’un côté puis de l’autre. Il nous faut souligner aussi que lorsque nous nous trouvons du côté de Lutie et de Jim, le transparent et le décor studio se font bien face, mais une clôture sépare cependant les deux. Cette clôture est en réalité loin d’être anecdotique. Car même si elle fait office de « frontière » entre la civilisation et la Nature, elle ne peut, dans l’esprit des fermiers, servir à délimiter voire morceller le terrain, comme nous le constatons dans la scène qui suit. Les hommes de Jim n’acceptent qu’à contrecoeur de déplacer les arbres pour les mettre autour de la maison. Cette clôture permet, à nos yeux, de relever un autre enjeu propre à Kazan, à savoir la tension entre le proche et le distant, entre l’intime et l’étrange. Car si la Nature se trouve juste à côté d’eux, si la Nature côtoie la civilisation, elle en reste toutefois distante, de par son impénétrabilité. Car même si l’état américain octroie aux fermiers le droit de s’installer dans la Grande Prairie, celle-ci leur reste hostile. Le temps passe, la sécheresse détruit leurs récoltes, et les fermiers ne peuvent que constater que ce qui leur semblait acquis, ce qu’ils pensaient avoir dompté, les rejette, naturellement. La Nature est à la fois éloignée et étrange, proche et intime.
18Après avoir expliqué dans quelle mesure l’utilisation des transparents renforce l’idée d’une Nature intouchable, il nous faut maintenant souligner de quelle manière le décor studio permet de présenter la communauté du « ranch » comme monde clos. Comme nous l’avons vu, le monde de Jim Brewton est un monde institué, un monde fermé. Il refuse toute répétition, et par là même le principe d’humanité. Cette fermeture est marquée par le montage mais également par les décors. Toutes les arrivées au « ranch », sont marquées soit par un fondu enchaîné53, soit par un fondu au noir54. Dans un cas, nous avons même un fondu au noir, laissant apparaître l’allée de l’entrée, suivi d’un fondu enchaîné, pour l’arrivée de la calèche. L’utilisation de fondus pour présenter l’allée de l’entrée marque la désarticulation de ce monde institué avec la Nature et aussi avec la civilisation. En effet, Kazan présente cette entrée comme n’étant raccordée à rien. Nous avons l’entrée qui mène au « ranch », mais celle-ci n’est rattachée à rien, comme si le « ranch » existait en dehors d’un espace-temps. Cela est d’autant plus marqué que l’entrée est bordée d’arbres au-delà desquels nous ne pouvons rien discerner, ni civilisation, ni nature. Nous notons également qu’il n’y a qu’à la toute fin que Lutie et Jim parcourent cette allée à pied, et ce dans le sens inverse, donc pas pour atteindre le « ranch », mais pour le quitter, laissant derrière eux cette communauté instituée55.
19En nous intéressant aux plans d’intérieur, nous constatons que ceux-ci sont parfaitement clos. En effet, quelle que soit la pièce dans laquelle on entre, une porte s’ouvre, mais se referme aussitôt. Ainsi chaque pièce est parfaitement délimitée. Il est assez impressionant de compter le nombre de portes qui s’ouvrent et se referment aussitôt dans The Sea of Grass. Cet intérieur fermé n’est autre que le reflet du monde institué dans lequel se déroule l’action. Cet intérieur est complètement désarticulé de l’extérieur comme le monde institué est désarticulé d’une institution en mouvement. Outre les nombreuses portes, nous constatons également la présence de nombreuses fenêtres, qui elles restent toujours fermées. Les fenêtres se trouvent également à la limite du monde extérieur et intérieur, mais celles-ci permettent toutefois à Lutie de contempler l’extérieur de l’intérieur. Ainsi, lors d’une discussion entre Lutie et Brice, elle lui confie qu’elle ne parvient pas à comprendre son mari, qu’elle déteste ce qu’il fait mais qu’une partie d’elle restera toujours avec lui. A ce moment, elle regarde par la fenêtre, mais la caméra ne suit pas son regard. Elle nous présente Lutie dans cette pièce fermée, avec pour seul accès à l’extérieur la fenêtre par laquelle nous ne pouvons pas voir. Ainsi, bien que Lutie soit en désaccord avec son mari, elle est d’une certaine manière coincée dans ce monde institué56. Plus loin, nous parvenons à voir ce qu’elle voit, mais ce, de manière encore une fois désarticulée. Nous voyons d’abord Lutie qui regarde par la fenêtre, puis nous avons une coupe franche et nous voyons ce qu’elle voit57. Ainsi, est mise en évidence la tension entre le proche et le distant. Lutie est d’une certaine manière éloignée de Jim et de ses hommes qu’elle regarde, mais la caméra permet de s’en rapprocher et non seulement de les voir mais également d’entendre ce qu’ils disent. La fenêtre a valeur de mise à distance mais en passant ensuite à un plan rapproché sur ce qui est observé, Kazan parvient à passer du distant au proche tout en restant loin. Cette tension entre le proche et le distant se retrouve également fréquemment au sein d’un même plan. Lorsque Lutie est en calèche avec Brice Chamberlain, ils sont physiquement proches, mais surgit alors entre eux le parapluie de Lutie ou encore la cravache qui montre en réalité qu’une cohabitation des deux personnages dans le même plan n’est pas évidente, voire même impossible58.
20Ainsi, la thématique westernienne de l’opposition entre la Nature et la civilisation est parfaitement mise en valeur au travers d’une désarticulation, entre les transparents et le décor studio, entre l’extérieur et l’intérieur. Cette désarticulation met également en avant un enjeu propre à Kazan, à savoir la tension entre le proche et le distant.
B. Division au sein même de la forme filmique : The Sea of Grass entre le western et le mélodrame
21Kazan n’est pas intéressé par les formes. Il ne s’est jamais dit « il faut que je fasse un western, une comédie musicale59 ». Pour lui le cinéma est un moyen d’exprimer ce qu’il sent, « cri de douleur ou péan louangeur, émotion, colère ou désir60 ». Il refuse de faire des films de genre mais privilégie le croisement de genres, qui rend compte de son désarroi, du chaos dont il avait envie61. Kazan accepte avec fierté le « reproche » de toujours faire le même film, car selon lui un homme n’a pas plus d’une ou deux choses à dire dans sa vie62. Ainsi ses films sont empreints de sa vie, de son histoire.
22Avec The Sea of Grass, nous sommes face à un western, dont le réalisateur, n’est à proprement parler, pas un réalisateur de western. Il est vrai que, arrivé aux États-Unis en 1913, Kazan est un immigré de la première génération et a fait la conquête de l’Ouest, à sa manière. Comme nous l’avons vu dans l’analyse thématique, The Sea of Grass comporte bien des thèmes propres au western, mais ceux-ci sont d’une certaine manière détournés pour mettre en avant les thématiques chères à Kazan. La première heure et quart de Sea of Grass est construite comme un western. Comme nous l’avons vu, Lutie vient dans l’Ouest pour épouser Jim Brewton, un riche baron du bétail. Elle prend conscience des luttes qui opposent fermiers et éleveurs. Elle tombe enceinte de Sarah Beth, et puis de Brock. Mais ce dernier n’est pas le fils de Jim. Après être partie de Salt Fork, Lutie se rend chez son avocat pour savoir quels droits elle peut obtenir sur ces enfants. A ce moment-là, nous basculons dans le mélodrame. Bien que la question de filiation, propre également au western, reste une préoccupation principale dans cette partie, nous basculons dans un monde tragique où
le pire menace constamment de triompher. Lutie est séparée de ses enfants et n’a des nouvelles d’eux que par l’intermédiaire de Doc. La sécheresse ravage les récoltes et il en résulte une situation catastrophique à Salt Fork. Et, pour ne pas devoir comparaitre, dans l’espoir de sauver l’honneur de Jim, Brock Brewton s’évade et est tué au cours d’une fusillade. Nous sommes en réalité face à une désarticulation au coeur même du film, qui bascule du western au mélodrame. Cette désarticulation permet à Kazan de prendre une certaine distance par rapport au film, car d’une certaine manière il fait un western tout en affirmant que ce n’en est pas un. Cette désarticulation est, selon nous, encore une fois marquée par la tension entre l’intime et l’étrange. En effet comme nous l’avons vu, c’est la MGM qui impose à Kazan les acteurs, les décors, les scénaristes, etc. Kazan parvient ainsi, en utilisant ce qui lui est imposé et étranger, mais aussi en puisant dans son histoire propre et intime, à mettre en évidence la désarticulation de son rapport avec le film. Kazan s’approprie ainsi la thématique de la Frontière, propre au western. Elle devient ainsi, à nos yeux le point de désarticulation dans The Sea of Grass, d’un point de vue thématique mais aussi d’un point de vue formel. Et ce point de désarticulation est le lieu de tension entre l’intime et l’étrange.
Conclusion
23L’œuvre de Kazan reflète son envie de remonter aux sources de l’Amérique, à sa fondation sans cesse renouvelée. Au travers du choix des auteurs avec lesquels il travaille, au travers de ses protagonistes, il retrace l’histoire de son pays d’accueil, mais il retrace également sa propre histoire. Ainsi, America America (America America, 1963), n’est autre que le récit de la naissance d’un homme mais aussi d’une nation. East of Eden et Splendor in the Grass dépeignent le conflit des générations sur un arrière-plan de spéculation agricole pour le premier, et du krach de 1929 pour le second. Wild River, se consacre à l’expérience du New Deal et de la Tennessee Valley Authority. Dans The Visitors (Les visiteurs, 1972), Kazan réfléchit sur les conséquences de la guerre du Vietnam63. Et son dernier film, The Last Tycoon (Le dernier nabab, 1976), contemple le monde du cinéma comme microcosme de la société américaine avec ses propres luttes de pouvoir64. Ainsi, nous comprenons le choix de Kazan de tourner The Sea of Grass, non pas dans le but de faire un western, mais bien dans celui de remonter jusqu’au fait fondateur des États-Unis, à savoir l’établissement de la Frontière. Kazan et son oeuvre se situent au croisement de la domination des grands studios et des productions indépendantes. Ayant connu la crise, Kazan se doit d’exprimer ses doutes et ses incertitudes quant à son pays d’accueil dont les valeurs furent louées jusque là. Ce point charnière où il se retrouve est également celui où se retrouve The Sea of Grass. Kazan réalise ce film qui lui tient à coeur, mais ne parvient pas à se débarrasser des contraintes imposées par le studio. Cette oscillation entre Kazan et ce qui lui échappe reflète selon nous la tension entre l’intime (part de Kazan) et l’étrange (ce qui échappe à Kazan). Cette dialectique, entre le proche et le distant, mise en évidence ici par la désarticulation au niveau des choix thématiques, par la désarticulation des transparents et des décors studio et par la désarticulation de l’intérieur et de l’extérieur a en réalité un enjeu encore plus large, à savoir la création de mouvement au sein de l’image et au fil du temps. Car c’est cette même tension qui anime les acteurs, comme nous l’avons déjà vu, mais aussi les hommes au travers de leurs désirs. Le désir qui sous-tend leurs actions naît de la tension entre leur intimité et le monde extérieur. C’est le désir qui leur permet justement de sortir de leur forclusion et de s’inscrire dans le monde tout en affirmant une identité propre. C’est le désir de s’inscrire dans une communauté qui institue également le vivre-ensemble et est ainsi créateur d’histoire, filmique mais aussi historique.
Notes de bas de page
1 Ciment (Michel), Kazan, Losey, Édition définitive, Entretiens, Éditions Stock, Paris, 2009, p. 65.
2 Ibidem, p. 65-66.
3 Kazan (Elia), A Life, Alfred A. Knopf, New York, 1988, p. 306.
4 Ibidem, p. 306-309.
5 Tailleur (Roger), Elia Kazan, Éditions Seghers, Paris, 1966, p. 50.
6 Ibidem, p. 51.
7 Leutrat (Jean-Louis) et Liandrat-Guigues (Suzanne), Western(s), Klincksieck, Paris, 2007, p. 58.
8 Van Eynde (Laurent), « La conquête de l’image. Ou comment le western institue derechef l’espace commun », in Affectivité, imaginaire, création sociale, sous la dir. de Gely (Raphaël) et Van Eynde (Laurent), Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2010, p. 277.
9 Young (Jeff), Kazan, The Master Director Discusses His Films. Interviews with Elia Kazan, Newmarket Press, New York, 1999, p. 33.
10 Ibidem.
11 Van Eynde (Laurent), op. cit., p. 277.
12 Poirson-Dechonne (Marion), « Angelopoulos ou les frontières de l’espace-temps », in Cinemaction, L’écran des frontières, no 137, Éditions Charles Corlet, Paris, 2010, p. 81.
13 Calvet (Yann), « La frontière : un mythe américain », in Cinemaction, L’écran des frontières, op. cit., p. 21.
14 Bachelard (Gaston), La poétique de l’espace, PUF, Paris, 2011, p. 199.
15 Kazan (Elia), The Sea of Grass, MGM, 1947, 18’05’’ - 18’15’’.
16 Leutrat (Jean-Louis) et Liandrat-Guigues (Suzanne), op. cit., p. 115.
17 Calvet (Yann), op. cit., p. 19.
18 Leutrat (Jean-Louis) et Liandrat-Guigues (Suzanne), op. cit., p. 120.
19 Colombiani (Florence), Elia Kazan, Une Amérique du chaos, Éditions Philippe Rey, Paris, 2004, p. 94.
20 Ibidem.
21 Ibid., p. 94-95.
22 Schickel (Richard), Elia Kazan, A Biography, Harper Collins, New York, 2005, p. 138.
23 Coursodon (Jean-Pierre), « Deux tragédies américaines : Le Fleuve sauvage et La Fièvre dans le sang », in Positif, no 518, 2004, p. 96.
24 Calvet (Yann), op. cit., p. 21.
25 Kazan (Elia), Une odyssée américaine. Textes choisis et présentés par Michel Ciment, Calmann-Lévy, Paris, 1987, p. 10.
26 Gianetti (Louis D.), Masters of the American Cinema, Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1981, p. 343.
27 Grunert (Andrea), « Déconstruction et reconstruction ? », in Cinemaction, L’écran des frontières, op. cit., p. 12.
28 Zernik (Clélia), « America America. La danse du désir », in Positif, no 518, 2004, p. 98.
29 Ibidem, p. 101.
30 Ciment (Michel), « Elia Kazan, à la croisée des chemins », in Positif, no 241, 1981, p. 12.
31 Bachelard (Gaston), op. cit., p. 169.
32 Colombiani (Florence), op. cit., p. 68.
33 Kitses (Jim), « Elia Kazan, "A Structural Analysis" », in Cinema, no 3, 1972, p. 28.
34 Strasberg (Lee), Le travail à l’Actors Studio, Gallimard, Paris, 2009, p. 43.
35 Ciment (Michel), Kazan, Losey, Édition définitive, Entretiens, op. cit., p. 41.
36 Maltby (Richard), Hollywood Cinema, Blackwell Publishers, Oxford, 2003, p. 398.
37 Van Eynde (Laurent), op. cit., p. 287.
38 Kazan (Elia), The Sea of Grass, op. cit., 1 h 35’16” – 1 h 37’24”.
39 Kazan (Elia), Une odyssée américaine. Textes choisis et présentés par Michel Ciment, op. cit., p. 228-231.
40 Baer (William), Elia Kazan, Interviews, University Press of Mississippi, Jackson, p. 95.
41 Gianetti (Louis D.), op. cit., p. 346.
42 Ibidem.
43 Ibid.
44 Ibid.
45 Schickel (Richard), op. cit., p. 121.
46 Kazan (Elia), Une odyssée américaine. Textes choisis et présentés par Michel Ciment, op. cit., p. 11.
47 Colombiani (Florence), op. cit., p. 130-138.
48 Kazan (Elia), The Sea of Grass, op. cit., 20’30” – 21’37”.
49 Ibidem, 35’29” - 37’30”.
50 Kazan (Elia), The Sea of Grass, op. cit., 14’36” – 14’50”.
51 Kazan (Elia), The Sea of Grass, op. cit., 15’10” – 18’.
52 Ibidem., 23’08” – 24’53”.
53 Kazan (Elia), The Sea of Grass, op. cit., 27’18” – 27’26” ; 1 h 25’59” – 1 h 26’09” et 1 h 37’46” – 1 h 37’52”.
54 Ibidem, 35’10” – 35’25” et 38’40” – 38’52”.
55 Ibid., 1 h 57’59” – 1 h 58’05”.
56 Kazan (Elia), The Sea of Grass, op. cit., 51’30” – 51’55”.
57 Ibidem, 1 h 02’– 1 h 02’24”.
58 Ibid., 32’28” – 34’19”.
59 Ciment (Michel), Kazan, Losey, Édition définitive, Entretiens, op. cit., p. 207.
60 Ibidem.
61 Colombiani (Florence), op. cit., p. 24-25.
62 Ciment (Michel), Kazan, Losey, Édition définitive, Entretiens, op. cit., p. 206.
63 Ciment (Michel), « Elia Kazan, à la croisée des chemins », in Positif, op. cit., p. 3.
64 Colombiani (Florence), op. cit., p. 83.
Auteur
Facultés universitaires Saint-Louis
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010