Aux frontières du western : métamorphose des figures de l’altérité
p. 139-158
Texte intégral
1Quand on parle du western, on évoque spontanément un genre, c’est-à-dire une « classe » répertoriée d’œuvres cinématographiques, qui est née en même temps que le cinéma américain et a trouvé une fonction bien au-delà de sa réception esthétique, en constituant un phénomène social et politique, « mythique » au sens que donne Barthes à ce mot.
2Néanmoins, on pourrait suspecter l’évidence de son existence de masquer des difficultés d’identification du genre, d’un point de vue théorique : Genette, dans Figure V, ouvrage consacré à la définition de la notion de genre, caractérise ce dernier comme un ensemble d’œuvres que rassemblent des thématiques communes et des codes formels, susceptibles d’être reproduits, déplacés, transformés. Or, il apparaît deux ordres de difficulté lorsque l’on réfléchit à l’assignation du western à la notion de genre.
3La première concerne les traits thématiques : s’ils sont très repérables, on voit bien, en revanche, qu’ils sont subordonnés à un ancrage historique et géographique précis : grosso modo la conquête de l’Ouest américain durant la deuxième partie du xixe siècle. Et si l’on s’en tient là pour définir le western, on pourrait, comme le fait Genette de manière relativement expéditive, considérer ce genre comme caduc parce que n’opérant qu’à l’intérieur d’un cadre qui le condamnerait à la redondance, ou à la disparition. Et Genette franchit ce pas, n’hésitant pas à prononcer l’acte de décès du western en ces termes : « Pour le dire simplement : le western semble mort, et la comédie sentimentale bien vivante sous des formes renouvelées. Au risque d’expliquer savamment ce qui ne l’est pas, je suppose que la probable pérennité de la seconde tient au caractère anthropologique de son thème (tant qu’il y aura des hommes et des femmes), et la possible caducité du premier à son enracinement culturel très spécifique dans une époque historique et un milieu géographique et culturel dont nous sommes aujourd’hui trop éloignés pour adhérer encore à ses sentiments et à ses valeurs néo-chevaleresques (héroïsme, honneur, loyauté, exploits), et donc à ses conventions récurrentes, comme le duel final en guise de tournoi, où le héros doit à la fois dégainer le dernier et tirer le premier1. »
4La deuxième difficulté, à l’inverse, n’est pas tant de repérer la vivacité ou le renouvellement possible du western que sa structure formelle opératoire. On a certes pu parler de l’invention du format cinémascope pour le caractériser, ou de la confrontation attendue, et porteuse d’une tradition formelle, du duel (avec son champ-contrechamp, sa dilatation du temps, le travail sur les points de vue, etc.), mais ces éléments formels ne sont pas véritablement nécessaires au western, et la très grande diversité des époques et des styles qui jalonne son histoire semble mettre en échec la détermination d’une forme du western. Or cette question n’est pas secondaire à propos de la détermination d’un genre, car, comme l’observe finement Genette, « entre les traits thématiques et les traits formels, il y a une différence qui ne manque pas d’agir sur le sort des traditions génériques : on peut assez bien retrouver un thème déjà traité (par exemple : l’héroïsme, la fidélité, la passion amoureuse) sans rien connaître de ses traitements antérieurs ; on peut beaucoup plus difficilement retrouver – ou tout simplement pratiquer – une forme sans la connaître, et donc sans savoir qu’on la retrouve. On peut sans trop y songer, produire une déclaration d’amour, on ne peut guère composer un sonnet par hasard, ou par mégarde2 ». Ainsi, l’existence d’une forme, ou d’une structure opératoire, permet non seulement à des critiques de repérer une classe générique, mais elle inscrit le travail des réalisateurs dans le sillon d’une filiation choisie, qui se fonde sur la reprise délibérée d’éléments formels esthétiques rencontrés dans une tradition. Or, nous avons vu que si les traits thématiques du western sont aisés à identifier, à l’inverse, les traits formels sont beaucoup moins facilement repérables dans la mesure où le western a rencontré des techniques cinématographiques, et des horizons de production très divers.
5Je me propose pourtant, pour essayer de penser le western en tant que genre cinématographique, d’émettre l’hypothèse qu’il n’est pas uniquement porteur de thèmes traditionnels repris à la littérature, mais qu’il reconduit et déplace une forme aussi bien esthétique que culturelle, dont je vais essayer d’esquisser les contours à travers l’analyse de quatre films. La forme en question, dont je fais l’hypothèse qu’elle caractérise le western, consiste en un certain traitement cinématographique tout autant que narratif de la « Frontière ». Ainsi la Frontière est considérée ici non pas seulement comme lieu géographique ou délimitation politique d’un territoire, ou comme une question anthropologique, visant à poser un rapport à l’altérité, rapport vécu dynamiquement sur le mode de la conquête, de la domination, de l’asservissement, mais aussi, potentiellement, de la perte, du renoncement, voire de la disparition de soi. La Frontière sera aussi envisagée comme une forme esthétique vivace. Cette notion peut être appréhendée, bien sûr, comme la ligne de démarcation entre soi et une forme d’altérité susceptible de désigner la nature, les Indiens, les femmes, la violence, etc. Posé ainsi, le fil rouge du western, qui nouerait dans cette catégorie de frontière thème et forme, est celui d’une confrontation entre deux modes d’être, à l’issue de laquelle l’un d’eux est réduit, domestiqué ou anéanti. Cette transformation, en vue d’arraisonner l’altérité à l’identité, est mise en scène et en jeu par une rencontre dramatique, dans un espace mouvant, enjeu de la conquête : l’espace justement de la Frontière. On peut bien sûr penser à l’espace conquis par l’homme blanc au détriment des Peaux-Rouges, ou aux petits villages dans lesquels le pouvoir des armes ou de l’argent prend le pas sur la légalité et met en péril l’appartenance à une société de droit. On peut également penser à la figure du hors-la-loi, et son double, le ranger ou le shérif, qui représentent tous deux une frontière entre deux mondes incompatibles dans lesquels ils circulent néanmoins tous deux. Ainsi l’espace de la Frontière n’est pas tant une ligne de démarcation qu’une surface, un no man’s land, un espace d’indétermination dans lequel se jouent la confrontation et la macération de l’identité et de l’altérité. Le shérif et le hors-la-loi, par exemple, ne sont pas tant des piliers opposés que des figures solidaires, au sens physique du terme, de ce territoire entre-deux, en mouvement, en constitution. Cela conduit parallèlement à penser le western comme forme esthétique déployant un temps, celui de ce processus même, temps qui renvoie à la fondation même de l’identité du peuple américain, mais fondation mêlant mythe et réalité, affabulatoire donc, interminable de ce fait, puisque son procès, au double sens de processus et de critique, est sans cesse à reprendre.
6De ce fait, les mises en jeu d’une confrontation de deux mondes peuvent, dans le western, se déplacer vers d’autres enjeux identitaires pour la société américaine, dès lors qu’une guerre, celle du Vietnam par exemple, ou une crise sociale et politique (la question du statut des Noirs, le maccarthysme) pose la question de l’altérité en termes non plus géographiques ou ethnologiques, mais en des termes plus directement politiques. C’est pourquoi j’ai choisi, sur les quatre films retenus, deux chez le même auteur, John Ford, car il m’a semblé que ce réalisateur envisageait véritablement le western comme une grande forme cinématographique politique. J’y reviendrai.
7On pourrait m’opposer que la Frontière, pensée comme ligne de césure entre identité et altérité, n’apparaît pas d’emblée comme un code formel définissant un genre, mais plutôt à nouveau comme un thème. Pourtant, je vais essayer de montrer que la « Frontière » pose un défi formel, esthétique, qui constitue sans doute l’intérêt cinématographique non démenti du western jusqu’à aujourd’hui. En effet, la notion de Frontière engage, d’un point de vue topique, non pas deux, mais trois espaces :
- celui qu’il s’agit de dominer, de conquérir, de résorber ;
- celui qu’il s’agit de promouvoir, d’installer, de rendre possible ;
- enfin, l’entre-deux, qui est justement le lieu même de la Frontière, où se joue dramatiquement le rapport entre les deux premiers espaces ; l’espace-temps du western réside dans cet « entre-deux » entre identité et altérité, mais aussi entre passé et présent, et le western rend perceptible par une série d’actions, d’événements, mais aussi de cadrages, de montages, le devenir de cet « entre-deux » et le processus d’altération ou de constitution, bref de métamorphose qu’il engendre.
8Ainsi, il s’agira de considérer le western comme « un réservoir de formes » pour penser l’identité politique américaine de manière dynamique, c’est-à-dire en tension avec une altérité non résorbable.
9J’ai travaillé à partir d’un corpus de westerns dits classiques :
- The Big Trail (La piste des géants, 1930) de Raoul Walsh
- The Searchers (La prisonnière du désert, 1956) de John Ford
- The Man Who Shot Liberty Valance (L’homme qui tua Liberty Valance, 1962) de John Ford
10Mais aussi d’un film qui, tout en faisant référence de manière explicite, bien que souterraine, me semble-t-il, au western n’en est pas un désigné comme tel – et c’est ce qui m’intéresse ici : Shining, de Stanley Kubrick (1980).
I. Une altérité pensée dans une perspective messianique : The Big Trail (1930) de Raoul Walsh
11Ce film est intéressant à plus d’un titre ; d’abord, il fait apparaître pour la première fois John Wayne en cowboy sous les traits d’un homme à la lisière entre l’homme blanc et le Peau-Rouge : il a appris auprès des Indiens une manière de vivre qui lui assure sa survie dans l’Ouest sauvage ; il s’habille, lance le couteau et parle comme eux et c’est ce qui l’habilite à conduire une expédition visant à installer des pionniers fraîchement débarqués dans de nouvelles terres, présentées à la fois comme désirables et dangereuses. Il est donc, au sens propre, un « frontalier », capable de vivre aussi bien dans l’univers social des pionniers que dans la terre habitée par les Indiens. C’est en effet tout l’enjeu de ce western que de montrer comment le projet de conquête de territoire consiste à rendre un espace sauvage habitable, en acceptant d’être soi-même transformé et rendu apte à l’habiter.
12Dans une séquence vertigineuse3, Walsh met en scène une des nombreuses aventures qui jalonnent la procession des pionniers ; il s’agit pour la caravane de franchir un abîme, une chute à pic, avec chariots, enfants et animaux. Le réalisateur offre une vision presque infernale de cette étape : traverser ce territoire escarpé, c’est le conquérir en s’y pliant.
13Raoul Walsh met en scène la conquête comme une épreuve, qui transforme progressivement les candidats à une nouvelle vie en habitants aguerris à un espace vierge, somptueux et périlleux. Le film est porteur d’un véritable lyrisme, qui se traduit par de nombreuses scènes visant à magnifier le territoire américain : torrents, déserts, montagnes escarpées, abîmes, et d’une dimension épique, qui se manifeste dans les nombreux cartons aux accents messianiques, et enfin dans le caractère particulièrement vertical de l’épreuve mise en scène : le format 1 :33 fait entrer littéralement le ciel dans la terre américaine en désignant l’horizon comme le point visé, et en introduisant une axiologie très explicite de la conquête ; seuls les endurants, les courageux et les croyants peuvent, parmi les pionniers, résister à l’épreuve elle-même, qui devient un processus de vérification des valeurs américaines, un crible, tout autant qu’un procédé d’affirmation. Ce faisant, la terre véritablement visée est l’Eden sur terre, comme en témoigne la vision idyllique de la dernière séquence, espace paradisiaque et utopie réalisée.
14Avant de parvenir au but de leur périple, les pionniers rencontrent différents types de périls, tout en prenant conscience de la puissance vitale de la nature de l’Ouest sauvage. Ce que Walsh présente est une terre en elle-même altérité pour les pionniers, par l’entremise de deux forces déferlant dans des plans symétriques : les bisons et les Indiens. Le personnage incarné par John Wayne, Breck Coleman, se détache provisoirement de la caravane pour aller chasser le bison. Walsh en tire le prétexte narratif pour monter des plans extraordinaires, à caractère quasiment documentaire, dans lesquels les bisons, filmés en contre-plongée comme s’ils sautaient par-dessus la caméra, deviennent une masse multiple et une à la fois, à la puissance irrésistible4. Les Indiens sont filmés quelques séquences plus tard, exactement selon le même dispositif de caméra rapprochée en contre-plongée ; figures de l’altérité magnifiées et stigmatisées au même titre que les bisons, ils ne sont pas les méchants, représentés par des bandits infiltrés dans l’expédition, et que le cowboy démasque et tue. Les Indiens ne sont pas méchants, pas plus qu’ils ne sont bons ; auxiliaires ou opposants de la conquête, ils sont à l’orée d’une forme primitive de culture, c’est-à-dire une forme presque infra-humaine, particulièrement adaptée à cette nature indomptable ; ils sont partie intégrante d’un ensemble de forces naturelles qu’il convient de domestiquer au nom des valeurs de la sédentarité, de l’organisation rationnelle et du courage. De ce point de vue, le parallélisme entre la manière de filmer les bisons et la manière de filmer les Indiens attaquant les pionniers est hautement significative. Les Indiens sont comme les bisons une puissance aveugle, qu’il convient de domestiquer et d’arraisonner aux valeurs américaines.
15Ainsi, le « melting pot » qu’offre l’agrégation de migrants venus de l’Est, et bien avant, de toute l’Europe, se constitue en unité d’un peuple par le biais d’une épreuve, mise en scène dans ce western tout autant comme la conquête d’une identité unifiée, à l’instigation de valeurs vérifiées par l’épreuve elle-même, qu’une rencontre avec un espace dans lequel des forces primitives et incontrôlables doivent être affrontées pour être contrôlées et civilisées. Néanmoins, la vision de l’Ouest sauvage est ambivalente dans The Big Trail. Du point de vue de l’action, à savoir de la conquête, cet affrontement est inéluctable. Du point de vue de l’image, en revanche, la nature offerte par l’entremise de la caméra est montrée dans toute sa force poétique, tellurique même : la Frontière est magnifiée, même s’il faut, pour les besoins de la conquête, la domestiquer.
II. Une altérité intériorisée et politiquement problématisée chez John Ford
16J’ai choisi d’analyser des extraits de deux films de Ford, proches dans le temps : The Searchers (1956) et The Man Who Shot Liberty Valance (1962) ; car Ford déplace le problème de la Frontière : nous avons vu que les enjeux dans The Big Trail était ceux de la gestion du territoire et de la vérification des valeurs pionnières ; le western prend avec Ford un tour plus directement politique et critique, en questionnant de l’intérieur les valeurs mêmes de l’Amérique, et en plaçant, me semble-t-il, la Frontière au cœur même de l’identité américaine, altérée par des contradictions ou des falsifications de ces mêmes valeurs.
A. The Searchers (1956)
17The Searchers est un film tourné en 1956, dont le titre prend la forme d’un programme : il met l’accent sur l’errance, l’exploration sans fin, la quête, dans un récit de western déjà crépusculaire : l’intrigue se situe après la grande guerre intestine, la guerre de Sécession, et présente l’Ouest comme un espace dont les pionniers sont déjà chassés par la désillusion tout autant que par la permanence de la violence entre les Indiens et eux. Autre élément proprement programmatique, et qui dessine d’emblée un sous-texte implicite : le générique apparaît sur un mur en briques, générique bien curieux pour introduire un western, mais qui fonctionne dans le récit westernien comme élément connotant le ghetto et le refus de la mixité.
18En effet, ce film situe l’intrigue d’une manière particulièrement précise historiquement parlant, puisqu’un carton indique juste après le générique que l’on se situe au Texas, en 1868, c’est-à-dire trois ans après la fin de la guerre de Sécession. La date de 1868, dont le contexte n’est pas précisé dans le film, est celle d’élections présidentielles, à la suite de l’assassinat du président Lincoln. Or ce qui est intéressant, c’est que cette campagne électorale a opposé le camp républicain, qui a affranchi les esclaves et sauvé l’unité nationale, aux démocrates, qui voulaient préserver les États du Sud de la revanche nordiste et qui font une campagne ouvertement raciste : les républicains sont ainsi accusés par les démocrates de remettre en cause la suprématie de la race blanche.
19Voilà pour la date du récit. Maintenant, la date de tournage du film, 1955, avec une sortie en salle en 1956. L’actualité politique américaine de l’époque est tout aussi brûlante et violente : la ségrégation raciale, abolie en 1945, est maintenue par les États du Sud. C’est en décembre 1955 que Rosa Parks est arrêtée parce qu’elle s’est assise dans un bus, avec le boycott qui s’ensuit, lancé par Martin Luther King. On peut donc raisonnablement penser que ce grand western de Ford a pour sous-texte la question de l’identité nationale américaine au risque de la ségrégation et de la ghettoïsation des Noirs américains. Si le film traite de cette question au sein même du western, c’est en déplaçant la question raciale vers le rejet des Indiens, et le refus aigu, chez le personnage principal incarné par John Wayne, Ethan, de toute mixité. Ce pas de côté, qui métaphorise le traitement des Noirs par celui des Indiens, est annoncé par un décalage topographique spectaculaire, en début de film : après le carton qui indique que nous sommes au Texas, les premières images ouvrent sur Monument Valley, en Arizona.
20Ce film présente donc la particularité de mettre en scène une errance, celle d’un ancien soldat sudiste à la recherche des Indiens meurtriers de la famille de son frère et qui ont enlevé sa nièce, Debbie. Il ne s’agit donc plus de conquête, car le mouvement westernien ne se déploie plus de manière vectorisée et linéaire, mais au contraire, comme produisant dans le récit et à travers l’espace une série de boucles : Ethan aidé de Martin, le fils adoptif de son frère, qui a du sang indien, opèrent au cours du récit trois périples, qui les ramènent à chaque fois à leur point de départ. Ces boucles donnent à voir un espace sans repères véritables : pas de villages, pas d’oasis, un territoire vide et désolé, et un objectif très ambivalent : retrouver sa nièce disparue pour se venger du chef indien, Scar, mot à mot cicatrice, déchirure, qui a massacré la famille d’Ethan, ou la retrouver pour la ramener à la maison. Cette indétermination du chemin à parcourir signale l’objet véritable du film : l’incompatibilité entre Ethan et les Indiens n’est pas à chercher dans une opposition entre des valeurs antagonistes, mais dans une violence irrésorbable, sauf à permettre, par l’épreuve de cette errance dans un no man’s land, une transformation interne d’Ethan.
21Dans ce western, en effet, le personnage principal – au sens où il est de presque tous les plans, et que c’est sa quête et sa transformation qui sont l’objet du récit – est un anti-héros ; il est un nomade sans intégration possible, un marginal, définitivement mis à mal par la guerre de Sécession (qu’il a perdue), aventurier sans scrupule ayant en sa possession des pièces d’or qui n’ont jamais circulé (et donc volées au trésor), violemment raciste, (y compris vis-à-vis du fils adoptif de son frère) et capable de barbarie (il tue les bisons pour faire mourir les Indiens ; tire dans les yeux des Indiens morts pour les empêcher de rejoindre le monde des morts). Ce sont donc les altérations par rapport au mythe du cowboy qui sont ainsi mises en avant dans le récit, et confrontent le spectateur à la réalisation effective et pervertie des idéaux américains. Il n’est pas innocent que ce film mette en scène l’espace le plus touristique, le plus célébré des États-Unis, Monument Valley, comme un lieu mortifère.
22Il s’agit ainsi dans un premier temps de penser le fantasme de la pureté raciale et le rejet de la mixité comme une projection d’identité pour des individus dont les idéaux ont été expérimentés dans un territoire qui ne ressemble pas à celui de l’Ouest mythique, mais à un véritable désert. L’espace que met en scène Ford a été souvent célébré comme le paysage magnifique de Monument Valley ; mais il est filmé comme un lieu désolé, sans végétation ni villages, presque vidé de toute culture humaine, dans lequel aussi bien le camp des Indiens que les fermes des pionniers sont posés au milieu de nulle part. Espace de désolation et de ruines, cimetière naturel, il est ponctué de roches monumentales qui s’offrent comme des mausolées. (Debbie au moment de l’attaque des Indiens se réfugie d’ailleurs auprès de la tombe de sa grand-mère, seul élément du paysage à offrir un abri.) L’espace de l’Ouest est mis en scène dans ce film comme un espace ravagé par la violence et la mort.
23Néanmoins, le propos de Ford, me semble-t-il, est aussi de présenter justement le personnage principal comme accomplissant, comme malgré lui, par cette errance en boucle, un retour sur soi, une réflexivité, qui le conduit en quelque sorte à l’usure, par le cheminement même du film, et par la traversée d’une pulsion mortifère, à déplacer son obsession : de la haine de l’Indien désigné comme le coupable de tous les maux, au geste d’accueil et de protection de celle qu’il considère pourtant comme une « squaw blanche ». Ce film très long offre donc une forme de renversement de ce qu’il s’agit de conquérir : non pas des terres ni une pacification violente, mais un monde habitable, c’est-à-dire humanisé. Non pas une identité américaine dans le culte de la « mêmeté », comme dirait Ricoeur, mais un retour, après le constat de l’absurdité de toute violence commise, à des valeurs humanistes. Il s’agit donc non tant de conquérir un territoire que de rendre le monde humain habitable. C’est bien à une réflexion politique que nous convie Ford. L’altérité, telle que la propose le réalisateur, ne réside pas dans la différence qu’offrent les Indiens ou les Noirs : Scar le chef indien est d’ailleurs joué par l’acteur d’origine européenne Henry Brandon, et un des rares personnages positifs du film est Mose, le compagnon noir d’Ethan, qui est aussi le « fou », au sens politique que prenait ce personnage à la cour des rois qui n’acceptaient de critique que de la part d’un individu grotesque et décalé. Elle est clairement désignée dans ce film comme l’altération des valeurs du peuple américain qui gangrène son identité. Ainsi le fantasme d’Ethan d’une « mêmeté » originelle et conservatrice ne résiste pas à l’épreuve de l’errance tout autant temporelle que spatiale dans la Frontière : car la ressemblance qui guette Ethan est celle d’avec ceux qu’il combat. En revanche, une identité peut enfin se penser dans la continuité ininterrompue, qui est proposée dans ce film sous les traits d’une familiarité assumée – au sens de la famille comme de la connivence – qu’elle soit celle à l’égard d’un jeune homme de sang mêlé, ou d’une jeune fille mariée à un chef indien.
24Mais cette familiarité trouvée est bien maigre face au désastre qui guette ce territoire désolé : ce qui est très intéressant d’ailleurs, c’est l’anecdote rapportant qu’au moment du tournage de ce film, Ford lisait Decline and Fall of the Roman Empire (Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain) de Gibbon. La position de Ford par rapport à cette frontière à franchir sur le désert qu’ont créée les pionniers apparaît comme bien pessimiste : le seul moment où cette altération qui atteint le cœur du projet politique américain de fondation de Nations Unies se voit offrir un contre-point, ce sont les quatre plans qui, dans le film, cadrent l’hospitalité offerte : le premier plan dans lequel Martha sort de l’obscurité de sa ferme pour découvrir l’arrivée d’Ethan, et sur ce modèle trois autres plans, qui, à partir d’un surcadrage depuis un intérieur – ferme ou grotte – permettent d’ouvrir le paysage à un être humain accueilli. Ces cadrages récurrents font apparaître l’accueil de l’autre, de l’étranger, comme le geste par lequel un « sien », un familier, un « habitant », peut advenir, quel que soit son horizon, qu’il provienne de la guerre ou d’une tribu indienne. Le surcadrage propose un cadre politique, délimitation habitable pour une vie ensemble, d’autant que le fond noir, qui renvoie à chaque fois à un « intérieur », est en continuité visuelle avec la salle de cinéma dans laquelle se trouve le public assis ensemble. Pour autant, ces gestes sont intégrés dans le récit comme des gestes issus de l’affectivité familiale, du lien de sang, et non comme la résolution d’une question nationale. Il en va autrement de The Man Who Shot Liberty Valance.
B. The Man Who Shot Liberty Valance (1962)
25Il semble que six ans après, Ford, après trois westerns qui tournent autour de questions de mixité (The Horse Soldiers, sur un raid de cavaliers de l’Union en pays sudiste ; Sergeant Rutledge ; Two Rode Together) reprend la question de la Frontière au sens politique du terme en la concentrant cette fois dans la mise en scène de la constitution de l’Etat américain. La Frontière est intérieure à l’histoire du peuple américain, constitutive de son avènement, frontière entre deux univers et entre deux moments historiques. Le récit, construit en flashback, présente clairement un avant et un après : l’après est celui de la société américaine telle qu’elle se vit en 1962, même si l’action est placée au début du xxe siècle (1910), organisée autour d’un Etat de droit, dans lequel des représentants sont élus, et la loi votée. C’est la société d’États unis autour d’une constitution mais aussi d’un fonctionnement légal et représentatif. L’homme qui incarne ce moment historique est Stoddard, joué par James Stewart, avocat dont la célébrité est celle d’un sénateur respecté de ses électeurs. Or ce moment historique est confronté à ce qui l’a précédé, grâce au récit en flashback, qui se présente comme l’histoire réelle de l’avènement d’un ordre de la loi dans un village perdu au cœur de l’Ouest. Ce récit est donc mis en scène comme un démenti, et une révélation, qui tente de déjouer les charmes du mythe. Ainsi, le moment de la conquête qui a permis la fondation de l’État est une fable, fable sur laquelle l’unité américaine repose, et qui est retournée comme un gant par John Ford.
26En effet, dans ce moment antérieur, celui de l’Ouest sauvage, livré à la toute-puissance des armes à feu, c’est Stoddard qui représente l’altérité. Tom Doniphon, joué par John Wayne, et Liberty Valance, par Lee Marvin, sont des héros antagonistes mais parfaitement symétriques, qui appartiennent à la même logique et à la même culture. Liberty Valance représente la violence sans limites ; il incarne une conception antérieure à la société de droit effective. Ainsi, dans ce grand film politique, l’altérité ne désigne pas la même réalité politique et sociale dans les deux temps successifs du film : dans le flash-back, l’altérité est incarnée par l’avocat Stoddard, dans le monde d’après, c’est au contraire, de manière implicite, Doniphon et Valance qui sont l’altérité résorbée, vaincue et dépassée. Mais le film est particulièrement passionnant parce qu’il articule le passage entre ces deux moments antinomiques puisque ce sont deux mondes qui à la fois s’opposent et se succèdent, le second étant à la fois le résultat et le contraire du premier. Cette mise en scène d’un devenir dialectique est présente dans la manière même dont la force de l’altérité, dans l’Ouest sauvage, travaille à renverser l’ordre des armes. Je vais essayer de le montrer dans une séquence très significative, celle qui oppose dans leur seul « vrai » duel Tom Doniphon et Liberty Valance, au cours duquel les armes ne sont pas sorties, mais Liberty Valance est contraint de quitter l’auberge5. Cette séquence m’intéresse surtout parce qu’elle confronte deux mondes, le monde que souhaite faire advenir Ransom Stoddard, qu’il invoque et décrit à partir de la cuisine dans laquelle, après l’attaque dont il a été victime, il a été accueilli et soigné, et le monde de l’Ouest, celui de la salle de l’auberge. L’avocat propose à Hallie émerveillée le programme politique d’une société de droit, où elle saurait lire pour accéder aux livres d’elle-même, et où le progrès technique permettrait d’arroser le désert.
27Dans l’Ouest sauvage, donc, l’altérité est représentée par l’éducation, le livre, la loi, la rose. Stoddard, qui représente tout cela, est humilié, féminisé, (il porte un tablier de cuisine féminin), dès lors qu’il entre dans la salle d’auberge où règne la loi des armes. Mais la mise en scène le tient en position centrale, tout comme Hallie, jouée par Vera Miles. A la fois stigmatisé comme le vulnérable, qui ne doit sa survie qu’à l’ombre à moitié bienveillante de Tom Doniphon, et opérateur d’un bouleversement interne de cette société ; c’est lui qui initie d’abord les femmes, c’est-à-dire les vulnérables, puis peu à peu le reste de la population, à l’alphabétisation et la vie politique permettant l’élection de représentants. Deux types de pouvoir sont ici juxtaposés, l’un annoncé : la loi, l’alphabétisation, l’autonomie de lecture, les progrès techniques (maîtriser l’eau pour arroser les jardins). L’autre est mis en scène par l’irruption brutale de Valance et la confrontation entre Doniphon et celui-ci.
28L’opposition entre ces deux espaces distincts est accentuée par la mise en scène. Mais dans chacun de ces espaces, qui sont aussi des temps différents, l’autre espace est soit visible, par le surcadrage au fond du champ, soit invisible et donc oublié, lorsque l’axe est latéral ; les deux représentants de l’Ouest sauvage, Tom Doniphon et Liberty Valance, font une apparition par la gauche du cadre, décentrant à chaque fois l’attention du spectateur sur l’autre espace (cuisine ou salle). Ces deux espaces : la cuisine, lieu où se prépare ce qui sera servi dans le restaurant, et la salle elle-même sont d’une certaine manière des ordres incompatibles : dans l’un, le travail essentiellement féminin, le goût de l’ordre et de la lecture des textes religieux, dans l’autre la distraction d’hommes grossiers, ou brutaux, mis au pas par la menace du fouet ou de l’arme. Mais ce sont néanmoins deux espaces intérieurs, comme pour insister sur le caractère politique de cette confrontation de deux systèmes de valeur.
29Pourtant, l’altérité dialectique, représentée par l’homme de loi dans l’Ouest sauvage, qui porte le ferment d’une transformation positive de la société américaine, est en elle-même impuissante si elle ne bénéficie pas, précisément, du recours à ce qu’elle condamne : l’usage de la force, des armes. De ce point de vue, le film opère en deux temps : le fil du récit linéaire, au sein du flash-back, qui conduit progressivement Stoddard à renoncer à triompher par la pure logique du respect de la loi, et à vouloir employer la violence même contre laquelle il se bat. Mais le deuxième temps, qui constitue une rupture dans le récit, montre que ce recours providentiel au duel est un leurre. Montrer le duel deux fois, c’est mettre en scène dans un premier temps ce que le spectateur veut voir, et le lecteur du journal veut lire : la légende, c’est-à-dire la compatibilité, dans un seul homme, entre le respect du droit et la force virile des armes, puis lui mettre sous les yeux une autre réalité, qui altère la légende et la détruit : Liberty Valance a été proprement exécuté, et l’élection du sénateur Stoddard repose sur un mensonge. Ainsi les valeurs de l’Ouest, tout en disparaissant avec la mort de Tom Doniphon, ont permis souterrainement l’avènement d’une identité américaine qui se rêve à la fois de droit et de force, et qui admire l’usage de la violence et de la force, sans mesurer le caractère bancal, et la duplicité de cette juxtaposition. Doniphon et Stoddard sont dans le rêve américain le même homme, mais un homme duplice, véritablement, au sens sartrien, c’est-à-dire de mauvaise foi, oubliant que l’avènement de cette société de droit n’a été possible et n’est encore possible que par l’omniprésence des armes par lesquelles on exécute, sans même pouvoir s’autoriser d’une confrontation « à la loyale ».
III. Shining (1980) de Stanley Kubrick
30Je voudrais finir en sortant du genre, en quelque sorte, pour aller voir du côté d’un film qui n’est pas un western, comment ce genre est interpellé en quelque sorte de l’extérieur. Shining n’est pas un western, pourtant, si je le joins à cette tentative de cerner une forme générique dans le western, c’est parce qu’il comporte un sous-texte visuel et sonore qui vient chercher du côté de ce genre des éléments de sens, même s’il se présente comme une forme ouverte, dont la signification ne s’offre pas d’emblée et dont aucun genre ne peut véritablement rendre compte.
31C’est une adaptation d’un roman de Stephen King, lequel a été très fâché du travail de Kubrick, parce que celui-ci s’est écarté sur un certain nombre de points essentiels du roman initial. Ce qui m’intéresse, c’est que ces écarts sont l’introduction d’éléments en référence au western, alors que chez King, justement, le contexte historique est au contraire la mafia américaine du début du xxe siècle.
32D’abord voyons ce que Kubrick reprend à King :
- la situation initiale : un hôtel dans les montagnes du Colorado, vidé de son personnel et de ses clients pour l’hiver, est pris en charge par un gardien embauché pour l’occasion : Jack Torrance, écrivain qui veut profiter de cette occasion pour finir son dernier ouvrage. Il vient s’installer dans l’hôtel avec sa femme Wendy et son fils Danny, lequel est doué d’un don : le shining, qui lui fait voir des faits provenant du passé ou du futur ;
- l’action elle-même : l’hôtel isolé par la neige est en fait habité par des forces mystérieuses et maléfiques, qui s’emparent progressivement de l’esprit de Jack et s’attaquent à Danny, considéré comme dangereux par le don dont il est porteur ;
- le dénouement : Jack, poussé par le maléfice de l’hôtel, veut tuer sa femme et son fils. Mais grâce à son don, Danny parvient à échapper à son père et à s’enfuir avec sa mère, Wendy. Jack meurt, pris dans le maléfice de l’hôtel.
33Si l’on s’en tient à la ligne du synopsis, on se trouve très loin du western, mais Kubrick insuffle des indices qui renvoient tous à l’imaginaire du western en traitant la question de la Frontière et de l’altérité comme interne au cerveau de l’homme blanc américain.
34Kubrick choisit d’abord de faire de l’hôtel un lieu où la mémoire indienne sourd, transpire, comme un retour du refoulé : l’histoire indienne s’infiltre par différents biais dans la conscience du spectateur, sollicitée par de petits éléments discrets et insistants :
35L’hôtel est sur le mont Hood, dans l’Oregon, haut-lieu de la culture indienne, et terrain de batailles acharnées. Le spectateur nord-américain moyen sait que les colons s’y heurtèrent longtemps aux Indiens, et que ceux-ci furent contraints de rejoindre des réserves. L’achèvement, en 1869, de la voie de chemin de fer Union Pacific entraîna une nouvelle vague d’immigration et de violence.
36Dans la voiture avant leur arrivée, Jack raconte à son fils l’expédition Donner, qui durant les années 1846-1847, s’est perdue, et où les survivants ont fait acte de cannibalisme. Alors que la famille de Jack visite les cuisines et qu’ils se trouvent dans la chambre froide où l’on entrepose les viandes, Hallorann, leur guide, indique que l’hôtel est bâti sur l’emplacement d’un cimetière indien. L’inquiétude de Wendy est alors confirmée par la dénégation du cuisinier : « Vous n’avez rien à craindre, ce n’est qu’une cuisine. » Cette antiphrase porte sur l’hôtel, et sur le territoire nord-américain tout entier. A l’extérieur de l’hôtel, tandis que toute la famille se promène avec le directeur, celui-ci précise qu’au moment de la construction de l’hôtel, les Indiens de la réserve ont voulu défendre leur cimetière et se sont fait massacrer. Le lieu est donc baigné du sang indien, qu’on voit remonter à flots dans le film à plusieurs reprises, comme le leitmotiv horrifique des visions de Danny.
37Dans l’hôtel, les motifs géométriques des tapis reprennent les tissus des Apaches, tandis qu’il y a une omniprésence de drapeaux américains. De même, visuellement, l’apparence extérieure de l’hôtel évoque des tipis indiens, avec des toitures très pentues et basses. Enfin les armes utilisées dans le récit sont les fléchettes avec lesquelles Danny joue, et la hache de Jack.
38Toute la scène d’exposition montre la civilisation nord-américaine littéralement assise sur l’extermination des Indiens. D’ailleurs le réalisateur rend un hommage indirect au film qui fit vaciller la bonne conscience du public américain : Little Big Man, en datant le meurtre commis par le premier gardien, Grady, dans l’hiver 1970, soit la date de la sortie du film d’Arthur Penn aux États-Unis.
39De plus, la caractérisation des personnages principaux et le choix des acteurs travaillent en sourdine la mémoire du spectateur.
40Pour Jack, Kubrick a gommé toutes les motivations psychologiques qui, dans le roman de King, pouvait expliquer l’aliénation progressive de Jack : il était alcoolique repenti, enfant battu par son père, en proie à la honte de sa déchéance – ancien enseignant viré pour avoir frappé un étudiant – dans le film, Jack Nicholson incarne avec virtuosité un homme sans passé, un homme sans qualité.
41Wendy, l’épouse, était dans le roman une blonde plantureuse : incarnée par Shelley Duval, elle évoque dans le film, avec ses tenues ethniques, ses bottes en daim, et ses nattes, l’Indienne, mais aussi, la Vietnamienne victime de la folie meurtrière américaine.
42Quelle est alors l’intrigue ? Elle est centrée autour du personnage de Jack, un écrivain, qui cherche ses mots et ne les trouve pas. A la place, ce qui monte en lui, c’est le réel du lieu, qui est le réel de l’histoire américaine. De ce fait, l’hôtel n’est pas seulement un lieu : c’est un espace-temps, dans lequel fait irruption ce que le nord-américain moyen des années 1980 veut oublier. Dans l’entretien d’embauche, le directeur de l’hôtel déclare qu’il y a une chose dont il doit parler, mais, dit-il : « J’ai encore peine à croire que cela s’est passé comme ça... » Il parle du triple meurtre, mais en fait, tout le film parle des massacres perpétrés par les nord-américains. Il faut donc se débarrasser de cette réalité dérangeante, c’est-à-dire l’oublier. L’Hôtel Overlook, c’est l’hôtel du retour du refoulé : les temps se mélangent, (to) overlook signifiant « oublier, fermer les yeux sur... », c’est-à-dire opérer une dénégation. Le sens du mot est mis en valeur par la scène dans laquelle Wendy entre en contact avec la police locale par l’entremise d’une radio : chaque message est ponctué d’un « over » (terminé) qui est à la fois fonctionnel (fin du message) mais aussi scansion de ce que les Américains veulent croire : le passé, c’est terminé. Ainsi le mouvement de la conquête ou de l’altération est remplacé ici par la figure de la répétition, de la réitération aveugle et ancrée dans le territoire américain lui-même.
43En quoi ces indications qui trahissent le roman de King font-ils référence au western par-delà les signes qui appartiennent à la culture indienne et qui donnent le contexte d’une critique de la politique américaine de colonisation (aux États-Unis, mais aussi au Vietnam) ? L’espace est resserré par la présence de la neige et l’enfermement ; pourtant, quelques moments viennent signifier des grands mouvements du western : les promenades dans le labyrinthe végétal, qui n’existe pas dans le roman initial. Ce labyrinthe apparaît comme une sorte d’excroissance monstrueuse de la Frontière : il est dépliement de cloisons qui enferment, piègent, déroutent, absorbent. Le seul qui tire avantage de ce lieu maléfique, c’est Danny, le jeune fils, lorsqu’imitant une technique indienne, il trompe son père en marchant en arrière dans ses propres pas. Le labyrinthe est à la fois mental pour Jack et espace réel qui piège les personnages : il est la maquette devant laquelle fantasme et grimace Jack, il est le lieu où jouent et se perdent Wendy et Danny : Kubrick fond littéralement le labyrinthe réel et le labyrinthe mental dans une séquence hautement inquiétante où Jack observe sa femme et son fils jouant dans la maquette. Comment dire mieux ce que l’idée de Frontière représente pour les Américains ? Un fantasme qui a envahi tout l’espace, jusqu’à le vider de sens, un mythe piégeant irréversiblement les Américains dans la notion de démarcation, d’enfermement, de cloisonnement, et qui les condamne à confondre inexorablement tout espace réel avec cet espace mental hypertrophié et aliénant.
44L’autre mouvement récurrent dans le film est la chevauchée, que mime le déplacement en cercle de Danny sur sa petite voiture à pédales, parcourant les couloirs de l’hôtel désert. Cette chevauchée reprend le motif de l’encerclement, mouvement classique du western. Le traitement du son est très intéressant : au-delà de ce que Michel Chion6 a pu écrire sur le ravissement d’un son de roulement, qui se module, fait chanter les différents matériaux, ce bruitage est traité comme une entité sonore bien plus intense que sa cause : son très présent et par son niveau, et par ses variations, il figure un mouvement de clôture et de boucle, une chevauchée absurde et inquiétante.
45Il m’intéressait d’explorer comment, au sein d’un film qui ne peut être considéré comme un western, une forme reconnaissable peut être convoquée, qui désigne celui-ci : il s’agit certes, comme je l’ai montré, d’indices purement thématiques – vêtements, motifs visuels, etc. – mais Kubrick explore aussi à partir d’un récit dont il n’est pas l’auteur l’aliénation d’un Américain moyen enfermé dans un monde mémoriel, un espace-temps proprement américain qui porte les stigmates d’une conquête toujours à faire, y compris contre soi. L’altérité qui est alors désignée ne peut être que l’altérité à soi, et le jeu outrancier, inquiétant et spectaculaire de Jack Nicholson met en jeu une étrangeté dans le même, un écart à soi, une distanciation sarcastique, puis borderline, qui autopsie l’altérité dans le cerveau américain : c’est Michel Ciment qui disait de Shining que c’était un film « cerveau », à condition de ne pas oublier qu’il incarne l’histoire américaine, et n’est pas simplement un film psychanalytique sur la folie familiale. Le western est ainsi diagnostiqué par Kubrick comme la hantise profonde et aliénante de l’Amérique.
46J’ai esquissé une brève analyse de certains films en tant qu’œuvres singulières, mais aussi en tant que relevant d’une forme qui me semble se transmettre comme caractéristique du western en ce qu’elle met en scène le creuset d’une identité en constitution dynamique, et devant se conquérir par confrontation avec ce qui résiste à ce processus : lié à la conquête de l’Ouest, c’est-à-dire à un épisode historique et contingent de l’aventure américaine, le western participe d’un processus d’affabulation de cette fondation nationale qui porte des éléments de structuration d’une identité constamment à renouer, construire, réélaborer. Ainsi l’altérité qui se déploie dans l’espace et le temps de la Frontière est-elle multiple, épousant les formes de l’inquiétude nationale, ou de la réflexion anthropologique des cinéastes. Elle peut être, comme nous l’avons vu :
- une altérité ethnique ou qui se pose comme une opposition entre nature et culture, mais qui se pense aussi à partir de la fragile mise en communauté de migrants venant d’horizons différents : le western décline ainsi sous différentes formes, les figures d’une altérité ethnique plus ou moins identifiée ;
- une altérité politique qui se pense comme l’opposition à un état de violence qui est pourtant aussi le terreau, ou le recours providentiel de l’État de droit. La place toute particulière de l’arme à feu et de la défense ou de la vengeance individuelle dans la société américaine est à ce titre un sujet inépuisable, que le western a exploré et explore encore (True Grit, des frères Coen, 2010) ;
- une altérité individuelle – une étrangeté – dans un monde où la communauté ne fournit plus le cadre pour se penser. Dans True Grit, l’univers westernien est vide, parcouru de « monades » qui s’associent provisoirement puis se désagrègent, et sont toutes porteuses d’une amputation, d’une altération qui signale l’épreuve du western ;
- une altérité vécue enfin comme la confrontation entre les valeurs fondatrices, le mythe d’un Ouest régénérateur, et la réalité de l’identité américaine, en proie à ses propres contradictions.
47L’épreuve commune et l’épreuve de la communauté sont mises à mal par leur effectuation dans le temps historique et réel de la politique américaine. Elias Sanbar a écrit : « Si le commencement de l’Histoire n’a jamais eu lieu, si les identités ne possèdent pas de dates de naissance et si nos racines sont devant nous, c’est que seuls les flux identitaires existent, insaisissables autrement que dans leur mobilité de lignes traversant temps et lieux et qu’il convient d’appréhender à certaines périodes en quelque sorte privilégiées de leur parcours, à certaines hauteurs de leurs circulations7. » Le western, me semble-t-il, tient sa vivacité à l’exploration sans cesse reconduite de la mobilité des lignes de l’identité américaine. Il faut penser alors cette identité comme exploration ininterrompue et mouvante, et non comme unité stable. C’est d’ailleurs aussi signe que cette identité en devenir travaille encore l’Amérique.
Notes de bas de page
1 Genette (Gérard), Figures V, Seuil, Paris, 2002, p. 106-107.
2 Ibidem, p. 109.
3 Cf. Walsh (Raoul), The Big Trail, Éditions Foxfilm, chapitre 20.
4 Walsh (Raoul), The Big Trail, op. cit., chapitre 15.
5 Cf. Ford (John), The Man Who Shot Liberty Valance, Paramount, Widescreen Collection, chapitre 6.
6 Cf. Chion (Michel), « Faire chanter le chemin », in Le son, Armand Colin, Paris, 2004, p. 90-91.
7 Sanbar (Elias), Figures du palestinien, identité des origines, identité du devenir, Paris, Gallimard, 2004.
Auteur
Université de Lille III
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