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Une faille du western : du corps à la silhouette, Dura Lex de Koulechov

p. 119-138


Texte intégral

1Koulechov est resté célèbre dans l’histoire du cinéma, en partie à tort1, par une célèbre expérience de montage, le fameux « effet Koulechov ». Il est hélas mal connu, voire même complètement oublié en tant que réalisateur. S’il n’a pas une filmographie très abondante – il fut très rapidement empêché de réaliser les films qu’il désirait –, il a pourtant une œuvre intéressante et fort singulière puisqu’il est sans doute l’un des seuls réalisateurs soviétiques à avoir jamais réalisé un western, à savoir Po Zakonu (Dura Lex) en 1926. Adapté d’une nouvelle de Jack London, ce film était un projet personnel de Koulechov. Il le réalisa durant une période de relâche des studios et ce avec très peu de moyens, le budget prévu ayant été largement raboté par le Goskino – organe décisionnel en matière de cinéma en Russie soviétique –, car il jugeait l’actrice trop laide pour le rôle. Dura Lex demeure sans doute encore aujourd’hui le film le moins cher jamais produit en Russie. C’est un film extrêmement minimaliste, tant au niveau du développement de l’action, que par son nombre très restreint de personnages. Koulechov tourna dans un unique espace, une clairière non loin de Moscou censée représenter la région du Klondike en Alaska.

2Cet article va tenter de saisir au travers d’une analyse de Dura Lex l’intérêt que Koulechov porte à la forme westernienne. Nous allons tenter de comprendre ce que ce théoricien du montage fait véritablement à ce genre encore tout jeune à l’époque, la manière dont il le manipule et le travaille.

I. L’Imprévu et l’intervalle

3Deux ans après avoir réalisé Les aventures extraordinaires de Mr. West au pays des bolcheviks, Lev Koulechov décide donc en 1926 d’adapter à l’écran une nouvelle de Jack London, The Unexpected. La nouvelle décrit la vie d’un groupe de cinq chercheurs d’or, partis tenter leur chance en 1897 en Alaska. Le groupe se compose d’un couple et de trois hommes. Le groupe finit par trouver un filon et décide de s’installer. Ils construisent une cabane dans laquelle ils demeureront isolés tout l’hiver. La nouvelle subira sous la plume des scénaristes soviétiques un certain alourdissement idéologique. Le groupe de chercheurs d’or de London devient dans Dura Lex une véritable petite société anonyme, symbole d’un capitalisme larvé dont la caméra de Koulechov ne va cesser de pointer les inégalités fondatrices. Ainsi Mikael, l’Irlandais, est l’unique employé, l’unique salarié, et le seul souffre-douleur de cette communauté uniquement composée d’actionnaires oisifs. Un jour Mikael entre armé d’un fusil et se met à tirer. Le couple, seul survivant, parvient finalement à immobiliser le tueur. S’en suivent de longues semaines durant lesquelles l’homme – Hans le Suédois – et sa femme – Edith l’Anglaise – se remplacent à tour de rôle pour surveiller le prisonnier dans l’attente d’un jugement. Mais les conditions météorologiques font qu’il est impossible d’espérer une « présence de la loi » selon les termes de London lui-même. Le couple décide donc d’endosser tous les rôles : de témoins, de juges, de jurés puis finalement de bourreaux pour mettre fin à cette intenable attente. L’homme est pendu.

4Au-delà du récit vaguement inspiré de ses propres expériences lors de cette même ruée vers l’or dans le Klondike, cette histoire est surtout l’occasion pour London de développer ses théories sur la nature humaine. Ainsi la nouvelle débute par une description des ornières qui pour London régissent fondamentalement la vie de tout individu. Ornières à la fois innées et sociales, elles définissent un cadre de lecture des évènements qui pousse à l’immobilisme et à la routine. Mais il arrive cependant qu’un Imprévu survienne et remette en cause ces ornières, un Imprévu qui n’entrant pas dans le tracé, le fait vaciller. Selon London, certains individus sont alors capables de s’adapter, de modifier leur ornières tandis que d’autres, parvenus à la fin du tracé meurent purement et simplement.

C’est chose facile que de voir ce qui saute aux yeux, de faire ce qui est prévu. La tendance de la vie individuelle est plutôt statique que dynamique ; cette tendance devient propulsion grâce à la civilisation où on ne voit que ce qui est évident, où l’imprévu arrive rarement. Lorsque l’inattendu arrive cependant et qu’il amène de graves conséquences, les faibles succombent. Ils ne discernent pas ce qui n’est pas facile à voir, ils ne peuvent pas agir contre l’inattendu, incapables qu’ils sont d’ajuster leurs vies bien réglées dans des ornières nouvelles et étranges. Bref lorsqu’ils arrivent au bout de leurs ornières, ils meurent2.

5London pose ainsi un Imprévu, avec une majuscule dans le texte, celui de la tuerie, Imprévu qui va faire vaciller le tracé du sillon, le cadre d’existence des survivants. La nouvelle décrit alors les tentatives de ceux-ci pour se réapproprier un monde désormais étranger, pour creuser au sein de celui-ci de nouvelles ornières. Car il n’est jamais question chez London de se débarrasser de ses ornières. Même les individus les mieux adaptés ou les plus adaptables, aspirent à recréer un cadre, à percer à nouveau un étroit sillon dans lequel l’Imprévu trouvera place et retrouvera sens.

6Cette nouvelle de London, Koulechov l’a imposée à ses scénaristes. Choix en apparence étrange mais en réalité justifié par son admiration pour les productions américaines. Koulechov s’était notamment penché dans ses écrits sur une nouvelle forme américaine en train de se cristalliser, de s’unifier à l’époque même de ses propres textes : le western.

Parmi les œuvres spécialement écrites pour le cinéma, certaines, mystérieusement, trouvent le cœur du public. Telles sont les belles histoires du Far-West. On admet généralement que leur vogue provient des courses de chevaux, leur condiment habituel. Mais cette cause ne saurait suffire à la provoquer. Il est une raison plus intime : l’intensité, la violence de réactions des personnages. Ceux-ci, doués d’un naturel primitif, réagissent vivement et immédiatement quand les circonstances de leur vie varient. Il s’ensuit une action nourrie, continue ; qui tient du réflexe et qui laisse au spectateur ni le répit nécessaire à l’ennui, ni le répit nécessaire à l’ironie. Cette action tient du réflexe : en effet, elle se produit chez des êtres frustes, tout de premier mouvement, de psychologie simple, patente, sensible au spectateur, qui de lui-même serait porté au geste qu’il voit exécuter. Il n’y a pas de temps perdu entre l’impression qui affecte le protagoniste et la réponse active qu’il lui fait3.

7Pour Koulechov, le succès du western est dû à la rapidité des réactions de ses protagonistes, à l’absence d’intervalle, de stase ou de pause au sein de l’action. Le corps du personnage semble prendre totalement en charge le mouvement de l’action au point que le montage parait sinon absent du moins parfaitement invisible ; aucune scansion, aucun rythme ne doit être introduit au sein des incessants mouvements de ces corps primitifs.

8Or si Koulechov n’est pas le théoricien de l’effet qui porte son nom, tous ses écrits témoignent pourtant de l’importance capitale et centrale qu’il confère au montage. Il avait forgé le concept d’« américanisme », par admiration pour Griffith sans doute, afin de définir la forme cinématographique selon lui la plus pure, une forme d’emblée fragmentée, dont le matériau est de manière interne toujours déjà promis au montage. « L’essence de l’art cinématographique réside dans les rapports de composition entre les prises, et ne doit en aucun cas être cherchée à l’intérieur du fragment filmé4. »

9Koulechov comprend le western comme ce mouvement apparemment naturel qui en refusant toute forme de pause désavoue finalement le mouvement cinématographique qui le présuppose et le sous-tend, celui de la saccade des photogrammes accolés, celui d’un temps artificiel fait d’instants hétérogènes. Koulechov se saisissant au travers de Dura Lex de cette toute jeune forme westernienne va vouloir, et c’est là notre hypothèse, la re-monter, la re-travailler afin de révéler la présence de cette « entre-prises » et donc nécessairement la présence d’une collure, d’une fêlure au sein de cette forme qui semble en nier l’existence. Koulechov se saisit du western pour le rendre finalement plus « américain », dans le sens très spécifique qu’il donne à ce terme.

10Pour se faire, Koulechov va user des éléments narratifs de la nouvelle de London. La plus grande partie de celle-ci se déroule en effet entre le crime et l’expiation du crime, dans l’attente des protagonistes, dans une pause au sein de l’action narrative. Ce qui frappe à la première vision du film est effectivement qu’il ne s’y passe pratiquement rien, il n’y a aucune action parallèle, on demeure dans cette cabane, dans une confrontation entre ce couple de geôliers amateurs et son prisonnier. Cet entre-deux narratif possède évidemment son pendant formel, le film se situant au sein d’une stase du mouvement continu, dans une latence entre action et réaction, dans cet entre-deux que la forme westernienne récuse précisément. Mais plus fondamentalement cet intervalle devient au travers de Dura Lex l’image d’un intervalle cinématographique. Par cet arrêt du mouvement-réflexe, Koulechov éventre le western, l’ouvre en deux et offre à son entre la possibilité de se faire image. L’image westernienne, à l’instar de ses protagonistes atteints de plein fouet par l’apparition de l’Imprévu, semble elle aussi frappée par la destruction de son cadre, de ses ornières constituantes. « L’entre-prises » qu’évoquait Koulechov s’engouffre alors dans l’image, devient interne à la prise elle-même. Au sein de Dura Lex, l’intervalle se fait image. On demeure donc dans une image nécessairement cadrée, mais jouant ici à ne plus l’être, mimant sa propre extériorité, sa propre entre-image.

11Avant d’entamer l’analyse du film proprement dite, il me faut nuancer l’acte en apparence radicalement subversif de Koulechov vis-à-vis du genre westernien. Un genre n’existe évidemment qu’au travers de ses films. Ainsi la faille décisive que semble introduire Koulechov n’indique nullement que le western soit absolument ce genre totalisant. Tout film westernien n’est pas ce mouvement plein niant toute forme de fêlure, loin s’en faut. De nombreux théoriciens ont d’ailleurs pointé la présence de failles au sein du western, comme Deleuze l’a par exemple fait.

12Pour Deleuze, le western présente « une image-perception presque pure : c’est un drame du visible et de l’invisible autant qu’une épopée d’action ; le héros n’agit que parce qu’il voit le premier, et ne triomphe que parce qu’il impose à l’action l’intervalle ou la seconde de retard qui lui permet de tout voir5 ». Deleuze évoque ainsi les fameuses scènes de duel au cours desquelles le premier des deux duellistes qui se retourne et voit, gagne l’action. Il en déduit que le western est création de l’image-perception, comme l’image d’un retard ou d’un intervalle que le sujet impose à l’action pour en maitriser son champ.

13Seulement, la faille qu’introduit Koulechov n’est pas de même nature. L’individu au sein de Dura Lex ne maitrise pas l’apparition de l’intervalle, mais subit au contraire passivement l’imprévisible qui fait éclater son cadre d’existence. De façon symétrique, le retour à l’action au sein de Dura Lex ne sera en rien favorisé par cette paralysie, cette latence qui perdure ne peut s’apparenter à cette seconde d’avance qu’un homme prend sur autrui pour maitriser une situation. Enfin et surtout, la faille koulechovienne ne peut être définie comme image-perception, puisque le regard lui-même va se perdre au sein de cette entre-image.

II. Communauté de l’antre-image

14Le couple doit surveiller sans interruption son nouveau prisonnier qui de son côté semble déterminé à achever son œuvre. Aucun d’eux ne peut faillir, aucun regard ne doit siller. Ils ne dorment pas, leurs yeux semblent tourner fous, leurs regards se perdent dans cet intervalle de l’image. Mais comment ? Leurs yeux s’égarent au travers de deux manifestations apparemment opposées. Les protagonistes ont les yeux exorbités, pris de mouvements nerveux incontrôlables ou, tout au contraire, ils demeurent désespérément immobiles et vitreux. Leurs yeux errent où se fixent artificiellement dans le vide, ils ne saisissent pratiquement aucun objet dans la pièce, mais peuvent par contre arpenter celle-ci vivement et avec une régularité de métronome, symptôme que l’œil parfaitement indifférent à son environnement n’achoppe jamais sur rien.

15Cette bipolarité de l’œil, figé ou affolé, semble à première vue reconduire la bipolarité de l’image koulechovienne elle-même. Effectivement, le fait que l’image se prenne pour son propre intervalle, implique que celle-ci soit saisie au sein d’une lutte entre ce flux cinématographique toujours présent et la pure et simple interruption de l’image. L’œil serait ainsi tiraillé entre figement et mouvement, entre une volonté d’arrêt et les tentatives désespérées de relancer le mouvement, de retrouver l’action, de sortir de cette torpeur. Seulement, cette première approche n’explique pratiquement rien. Et surtout elle n’explique pas pourquoi ces regards peuvent être considérés, tous les deux au même titre, comme étant en perte. Ce développement n’éclaire qu’en apparence cette lutte, ne la saisissant que dans son opposition de surface. On ne comprend pas bien à ce stade en quoi l’agitation de la pupille peut être considérée comme une absence de regard, puisqu’elle semble incarner le mouvement du cinématographe, regard affaibli mais toujours bien vivant, regard en opposition à sa perte au sein de la fixité. Et pourtant l’image ne cesse de démontrer que cette excitation subite de l’œil est également une perte de regard. Cette dualité de l’œil doit donc être comprise avant tout, me semble-t-il, au départ d’une parenté première, qui est celle d’une spécificité de l’image elle-même : celle de sa frontalité. L’absence de regard au sein de Dura Lex est effectivement – et c’est toute sa particularité – toujours frontale.

16Ainsi ces regards ne s’apparentent pas à ce qu’on pourrait nommer une icône de profil ; soit le plan d’un profil sans épaisseur, d’un corps totalement offert aux regards et dans l’incapacité de regarder à son tour. Le regard de l’icône se perd hors-champs, son profil est celui d’un corps objectivé, saisi comme pur spectacle. Dans Dura Lex au contraire, le regard est montré en tant que tel comme perte, il est la thématique même du plan, un corps saisit visuellement, positivement comme étant absent. Ce qui est tout différent d’un corps réduit à n’être que le simple objet d’une vision. Contrairement à l’icône de profil, le regard des survivants se perd non parce qu’il échappe d’une quelconque manière à l’image, mais précisément parce qu’il en est désormais incapable. Les protagonistes sont désormais incapables de fermer les yeux, d’échapper une fraction seconde à leur propre mise en image. Pas un battement de paupières, pas un clignement d’yeux ne vient interrompre cette ouverture oculaire. Ils sont des êtres sans paupière.

La médiation corporelle m’échappe le plus souvent : quand j’assiste à des événements qui m’intéressent, je n’ai guère conscience des césures perpétuelles que le battement des paupières impose au spectacle et elles ne figurent pas dans mon souvenir. Mais enfin je sais bien que je suis maître d’interrompre le spectacle en fermant les yeux, que je vois par l’intermédiaire des yeux6.

17L’absence de paupières c’est l’impossibilité, d’interrompre la vision et par là même de la maitriser. Au sein de l’intervalle de l’image, les corps sans paupière, dépossédés de cette rythmique du voir, sont marqués par une sclérose radicale. L’absence de paupière, c’est l’absence d’un mouvement qui rythme et sous-tend toute vision, c’est l’absence d’un réflexe corporel fondamental. L’image de l’intervalle marque corporellement l’arrêt du mouvement-réflexe westernien, Elle interrompt ces corps fougueux et primitifs de cowboys, ces corps qui jusque-là prenaient en charge le mouvement et l’action. Ces corps primitifs auxquels correspondait un montage quasiment invisible, se statufient ici au cœur du montage, comme pris entre deux collages. Ils sont saisis d’instants de figement à même l’action, comme pétrifiés. Ainsi, au sein d’une lutte intense, ils s’interrompent et prennent soudain la pose. Ils ont perdu leur intentionnalité fondatrice, les corps sans regard ne sont plus qu’immobilisme, et ce figement mène précisément à leur instabilité. Les corps alors glissent, déséquilibrés, ils chancèlent ou ils tombent. Ils ne sont plus en tension au-delà d’eux-mêmes, le mouvement qui subsiste est sans accroche, il n’est finalement que la résultante du figement, la pose supposant sa déstabilisation. Cette brisure de l’organicité du mouvement corporel n’est pas tant l’avènement du mouvement mécanique, mais la présentification pure et simple de la perte, celle du corps, celle d’un voir qui doit désormais correspondre strictement à ce qui est vu.

18A l’instar du mouvement de l’image westernienne que Koulechov désire disséquer, le corps lui aussi est ainsi ouvert, déployé, étalé sur la pellicule afin que son voir, creux fondateur de toute vision, se fasse tout entier image. Le voir est totalement soumis à sa propre visibilité. C’est ainsi que cet œil total ne peut être qu’aveugle, que ce corps sans rythme n’est forcément qu’en chute. L’œil de l’intervalle est paradoxalement celui qui doit être dépossédé de toute scansion. Mais le paradoxe n’est que de façade. C’est précisément parce que l’image se veut image de son autre, dévoilement du creux, qu’elle ne peut en admettre aucun en son sein. L’œil est sans interruption car l’image se confond désormais à sa propre interruption. Tout doit être mis en image, rien ne doit lui échapper. Le corps filmé doit donc exposer son propre intervalle. Au sein de l’entre-image, il n’y a plus de distinction entre l’image et son entre, parce qu’il est précisément devenu son antre, l’image a envahi son autre et en a fait son lieu. L’image crée ainsi une profonde indistinction qui atteint les corps qui l’arpentent. L’œil sans paupière dépourvu de tout contraste, de toute différenciation, ne voit plus.

19Il y a cependant une exception à ces yeux exorbités, qui loin de contredire cette hypothèse de l’image totalisante, la renforce au contraire. Il existe effectivement certains plans insistant sur les yeux clos. Hans, Edith ou Mikael, chacun reprend à son tour, semble-t-il, ce rôle du corps inerte. Un très bel exemple est cette scène entre Edith et Mikael au cours de laquelle le spectateur se rend compte, après plusieurs visionnages parfois, qu’Hans a toujours été là, gisant à l’arrière-plan. Ce fait qu’on ne peut réduire à une simple exception, ne contredit pourtant pas l’absence de paupière due à la monstration forcée du voir. Car ce qui est thématisé par ces corps clos n’est plus tant le voir que la mort.

20Il existe en réalité beaucoup de plans des victimes de la tuerie dans lesquels on insiste, là aussi, sur l’absence de regards mais cette fois-ci par la présence de paupières closes. Il y a ainsi des plans de gisants qui ferment les yeux, de cadavres au visage clos, de corps inertes qu’on emballe et qui perdent définitivement tout regard. Un corps mort est défini comme un corps qui ne voit plus. Ces corps, le couple va les enterrer. Seulement ces corps inertes vont continuer de hanter l’image, les corps de vivant jouant à tour de rôle à être mort. Non qu’ils y jouent consciemment évidemment. Mais l’image de l’intervalle ne peut permettre que quoique ce soit lui échappe. Ainsi les corps qu’on a ensevelis, qu’on a in-visibilisés doivent revenir, ne peuvent être expulsés purement simplement de cette image vorace. Ils ne sont même en réalité jamais véritablement partis de l’image, le processus d’ensevelissement n’étant jamais montré. Si l’image de l’intervalle est bien interruption temporelle, elle est surtout concrétion temporelle. Le passé n’est pas ou plutôt il est toujours tout comme le futur est déjà présent ; ils se confondent et s’échangent dans cet intervalle. Comme en témoigne l’omniprésence de la corde ou de la potence qui structure, déjà ou encore, la cabane elle-même. Au même titre que le voir, le temps subit l’indistinction qui caractérise l’image totalisante de l’intervalle, il est un temps atemporel.

21Cette indifférenciation du visible ébranle également la spatialité de l’image. Le rapport entre extériorité et intériorité qui structure l’espace et ses lieux se voit ici profondément mis à mal. Cette relation est sans doute un des grands thèmes classiquement traité par le western au travers de la dualité, toujours différente et complexe, de la nature et de la communauté. Prenons pour exemple un film avec lequel Dura Lex semble avoir beaucoup de résonances et cela malgré la trentaine d’années qui les sépare : The Searchers (La prisonnière du désert, 1956) de John Ford. Le rapport entre la communauté et son extériorité y est définit par une relation faite d’opposition, de confrontation, de rejet mais également de tentative d’articulation voire même d’intégration. C’est sur ce second pendant que nous désirons nous attarder. Si ces difficiles tentatives de nouage peuvent être explicitées à travers l’entièreté du film, deux instants en particulier paraissent cependant correspondre de façon exemplaire à cette volonté d’intégration des oppositions. Il s’agit du premier et du dernier plan du film.

22Nous rappelons brièvement l’histoire. Ethan arrive au ranch de son frère Aaron et de sa famille. Suite à une diversion indienne, Ethan est éloigné du ranch qui subit une attaque, la famille est massacrée à l’exception des deux filles qui sont enlevées. S’en suit alors une très longue recherche qui dura plus de 7 ans. Ethan retrouvera finalement la plus jeune des filles, Debbie, qu’il ramènera auprès d’une famille voisine, les Jorgensen. Dans ces deux extraits, les espaces sont très différenciés. L’intérieur de la maison est marqué par l’ombre s’opposant radicalement à la lumière aveuglante de l’extérieur et d’où surgissent les cavaliers. La première image est celle d’une porte qui s’ouvre. Une silhouette s’avance vers le seuil de la porte, le dépasse pour entrer dans la douce lumière qui baigne le porche de la demeure. Ce porche fait figure de sas, d’entre-deux articulant l’intérieur à l’extérieur, il est le lieu d’une possible intégration et d’un possible métissage. C’est également depuis un porche que la famille Jorgensen verra revenir Debbie et ses sauveurs. Ces deux plans sont symétriques. Ethan au début du film fait figure d’étranger pour cette famille qu’il n’a pas revue depuis des années, tout comme Debbie, « indianisée », n’est plus la petite fille que la communauté a connue. Dans ces plans, la silhouette, prise dans l’encadrement de la porte, recouvre cette capacité des membres de la communauté à entrer en relation avec une extériorité qui peut les détruire et contre laquelle ils se constituent. La silhouette renvoie ici à la fois à l’acceptation par le corps de sa propre exposition, de sa fragilité intrinsèque, ce corps acceptant d’être réduit à ses simples contours, d’être définis par une lumière extérieure et d’être ainsi en partie autre ; mais la silhouette renvoie également à la capacité de ce corps à faire sien ; une silhouette intégrant de manière égale tous les métissages.

23Cette figure du porche est également présente dans Dura Lex mais de manière très différente. Plusieurs plans montrent Edith sur le porche de la cabane, attendant sans doute cette loi qui n’arrive pas. Elle ne voit hélas l’arrivée d’aucun cavalier, elle n’est face qu’à une étendue aquatique qui lui renvoie son reflet et celui de sa demeure. La nature ne fait ici que doubler son propre point de vue. Au sein de l’entre-image, l’extérieur devient identiquement l’intérieur, et inversement. Ainsi, la pluie s’infiltre, l’eau ruisselle le long des murs de la cabane dès l’assassinat. Elle inondera ensuite son sol, soudainement. Ce n’est pas tant qu’elle envahit une demeure, que la nature fait véritablement irruption, violence au sein de la communauté, mais bien plutôt que cette cabane est aussi son lieu, le fleuve est ici dans son lit, il pleut dans la maison comme il pleut à l’extérieur. Il n’y a plus d’intériorité que comme extériorité ou inversement, elles s’échangent, se répondent, vont jusqu’à se confondre. Ainsi, le déséquilibre, les mouvements de glisses et d’affaissement qui frappent les individus sans regard atteignent jusqu’aux blocs de glaces à la dérive.

24Dans l’image totalisante de l’intervalle, il n’y a pas de véritable extériorité car il n’y aucune intériorité définie ; l’« entre-prises » est devenue interne à la prise elle-même, elles ne peuvent s’articuler car elles sont désormais parfaitement indifférenciées. C’est l’eau et son reflet qui arrive et non la loi, aucune autorité extérieure ne franchit le seuil de cette demeure, pas même celle d’un possible témoin puisque Koulechov a pris soin de retirer du scénario la présence des Indiens, témoins à la fois du meurtre, de la confession et de la pendaison de l’assassin dans la nouvelle de London. Aucune extériorité véritable n’est envisageable dans l’image. L’Indien est une figure de l’étranger non assimilable par cette image de l’indifférenciation, puisqu’elle ne possède plus aucune figure de l’entre-deux, de l’articulation des oppositions, le porche et sa silhouette étant profondément pervertis. L’intervalle s’applique, cette longue attente se justifie parce que l’assassin est un homme blanc. Il doit donc être jugé selon la loi car il fait partie de la communauté, Edith l’affirmera à plusieurs reprises. Celui qui fait irruption, celui qui anéantit la communauté est interne à celle-ci ; le danger, l’hostilité, l’ennemi sont en réalité siens. Il y a perversion de la communauté elle-même, le rôle de l’hostilité est accordé à l’un de ses propres membres. Il est donc nécessaire à présent de revenir sur cette constitution de la communauté à l’image, sur le vivre-ensemble qui précède le drame, non pour tenter de comprendre les raisons du geste meurtrier, mais bien plutôt pour saisir les disfonctionnements déjà en germe au sein de l’image cinématographique et qui annoncent cette indifférenciation totalisante de l’antre-image.

25La scène d’introduction de Dura Lex est anormalement longue. Les différents plans de Mikael se levant pour aller prendre de l’eau, jouant de la flûte ou préparant à manger, sont entrecoupés de plans fixes sur les autres membres de l’expédition. Ces plans moyens tournés sur un fond uniforme paraissent fort statiques, très formels en comparaison aux images prises sur le vif, surexposées, « naturelles » de Mikael. Les personnages sont présentés de face, le plus souvent assis. Ils posent, tournent la tête pour offrir un profil à la caméra. Cette introduction du groupe vise évidemment à isoler Mikael de la communauté, tout en démontrant l’individualisme de ces membres, demeurant isolé à l’image, sans lien avec le reste du groupe. Ce n’est donc pas une parfaite communauté de regard chutant d’un seul coup dans l’image indifférenciante des corps sans paupières. Un raté s’était déjà immiscé au sein même de ce prélude. Mais au-delà de cette stratégie narrative un peu forcée, cette présentation des personnages tend à démontrer l’isolement des images elles-mêmes, comme si leur collure ici ne prenait pas.

26On saisit un regard hors-champs d’un des personnages, lors de cette même présentation. S’en suit alors l’image d’une poêle remplie de nourriture sur un feu. On revient ensuite à un plan de l’homme, souriant. On en déduit, « effet Koulechov » oblige, que cet homme a faim. Seulement, une troisième image démentira le sens construit par ces deux précédentes, en prouvant que le personnage n’a tout simplement pas pu voir cette poêle, démontrant qu’elle était à l’autre extrémité de la tente. Les images sont solitaires, ne parviennent plus à se rejoindre l’une l’autre, à créer une continuité quelconque, à l’instar d’un autre regard hors-champ qui demeura inexpliqué, purement et simplement oublié par l’image suivante. De même, les lieux ne sont jamais reliés entre eux, aucun parcours, même allusif ne les noue, ils demeurent des unités distinctes. On ne sait juger de l’espace qui sépare le campement de la mine, pas plus qu’on ne sait estimer la durée filmique véritable de cette introduction, le flux temporel ne parvenant pas à jaillir de ce décalage permanent, de ce décollage constant. On ignore où sont situées les ellipses ou si chaque image n’est pas l’ellipse de sa précédente. Au sein même de ces unités distinctes de lieux, des contradictions font ainsi surface. Certaines images paraissent se démentir l’une l’autre, s’opposant dans notre géographie imaginaire du lieu, ou se contredisant par leur répétition même. Comment expliquer la coexistence de deux plans de Mikael prenant de l’eau dans le fleuve ? En l’espace de quelques minutes de visionnage, il y a ainsi deux danses, deux repas, deux assiettes vides, deux seaux d’eau etc. jusqu’aux corps répétant les mêmes gestes – comme une autre forme de danse finalement : un plan montre ainsi Edith faisant tourner son tamis au milieu de la mine. Mikael au travers d’un montage parallèle effectue les mêmes gestes. Il est à l’intérieur de la cabane, essorant le linge de cette façon très singulière. Par-delà l’inégalité des tâches en question que Koulechov tente ici de démontrer, par-delà également cet accolement d’images qui tend déjà à démontrer, comme en latence, cette future indifférenciation du rapport entre intériorité et extériorité, ce qui frappe ce sont surtout ces mouvements identiques, indifférents aux lieux qui les accueillent, ces mouvements solitaires qui se répètent sans en avoir véritablement conscience.

27Le western a toujours été un lieu privilégié de la répétition, mais d’une répétition sans cesse travaillée par la différence, par cette différence qui rythme une conquête, par cette différence qui constitue l’histoire. Mais qu’en est-il de la pure répétition de ces instants isolés qui hante le début de Dura Lex ? Elle ne signifie rien sinon le vice de l’image elle-même, elle ne fait signe vers aucune histoire, et ne rythme aucune conquête. Cette répétition du même est littéralement sans mémoire. L’image creuse et piétine en se dédoublant sans cesse, elle est une répétition qui s’ignore, un enlisement dans l’abstraction d’instants premiers infiniment répétés. L’image est toujours première, elle est un commencement sans aucun passé qui aussitôt se disperse. L’intervalle de l’image n’est ici que pure interruption, il n’est pas le creux ni la relance de l’action, mais sa complète annulation. Un mouvement initié par une image ne subsiste pas dans l’image suivante. Ainsi un plan nous montre Mikael parti démonter les installations minières. L’image suivante nous présente le reste du groupe qui demeure parfaitement oisif, rêvassant après le repas, ils ne plient pas même leurs bagages. Au-delà de la critique assez radicale du modèle capitaliste (n’oublions pas que Mikael est le seul employé de cette société anonyme, les autres étant tous actionnaires), on peut également envisager que la décision de partir était déjà annulée par ce nouveau plan lui-même. L’image amnésique recommence à nouveau. Cette hypothèse est renforcée par le fait qu’on ne verra pour ainsi dire jamais ces individus en mouvement, à l’exception près, de la scène de danse. Comme si tout projet, toute conquête était tuée dans l’œuf par une nouvelle image de l’identique.

28La danse que les membres de la communauté effectuent à la découverte de l’or est le renversement complet du rôle que peut tenir celle-ci dans un western classique. Dans Wagon Master (Le convoi des braves, 1950) de Ford, par exemple, les scènes de danse peuvent être saisies comme ce qui rythme et renforce l’avancée vers l’Ouest :

La célébration commune n’est qu’une étape qui rythme le devenir de la communauté, à la fois nécessaire pour que cette dernière ne se perde pas dans l’errance, et constituante du projet lui-même y compris dans sa fragilité. Le mouvement de la conquête est double. La diagonale de l’exode est la tangente de la ronde, et le cercle est la boucle de la tension vers la Frontière. L’image en mouvement de Ford requiert intimement ces deux formes7.

29La danse n’est plus ici ce qui structure et renforce l’avancée des pionniers au sein d’une terre inconnue. Elle est la célébration d’un réenracinement, la décision de s’implanter dans une terre déjà connue. Les individus foulent, arpentent abstraitement le sol qu’ils veulent creuser et qu’ils ont déjà creusé. Le cercle fordien est ici totalement absent. La double ligne que tracent et retracent ces corps dansants ne s’apparente à l’ouverture d’aucun nouvel horizon. Ce que la danse recrée abstraitement ce sont les lignes constituant leurs ornières ; la danse retrace le sillon que l’image n’a jamais cessé malgré elle de creuser, elle délimite un terrain déjà habité, retrace une frontière déjà instituée. La danse est ici la sédentarisation réaffirmée de la communauté, l’annonce de sa fixité renouvelée.

30Le prélude à l’Imprévu semble donc déjà marqué par la perte du mouvement des corps. La communauté n’est pas encore aux prises d’une fixité indifférenciante, mais semble déjà enlisée dans la répétition d’un identique dépourvu de toute continuité. L’interruption des corps westerniens est déjà partiellement atteinte dans la présentation de cette communauté saccadée, comme si Koulechov ralentissant la vitesse de la pellicule se préparait à interrompre purement et simplement son cours.

III. Suture de la loi ?

31Après avoir analysé la prédisposition de l’image cinématographique à devenir cette image totalisante de l’intervalle, il faut désormais examiner la manière dont les individus sortent de cette torpeur de l’image et réinvestissent finalement l’action. Les conditions météorologiques semblent être telles mais surtout l’image de l’intervalle est telle, que le couple ne peut espérer une présence rapide de la loi. A bout de nerfs, l’homme et la femme décident donc qu’ils vont juger eux-mêmes leur prisonnier.

32L’homme cloue une image à l’une des parois de la cabane, un portrait de la reine Victoria d’Angleterre. C’est au nom de celle-ci que Mikael, Irlandais, sera jugé. Les individus ont ainsi trouvé une extériorité transcendante, celle d’un passé révolu et figé leur permettant de juger légalement le meurtrier. Ils ont trouvé une véritable extériorité échappant à l’indifférenciation totalisante de l’image, l’extériorité d’une image cadrée, d’un portrait, celle d’un symbole dont l’image vorace ne peut combler l’invisibilité intrinsèque. Le jugement débute. L’image de la reine Victoria laisse place à un fondu au noir. L’image se ré-ouvre sur Edith et Hans situés derrière une table, l’air solennel, regardant droit devant eux, l’image de la reine Victoria trônant au-dessus d’eux. Mikael ne leur fait pas face, il est situé de biais, il occupe une bordure de l’image. La scène est presque théâtralisée, chacun est bien visible, chacun a une place très clairement définie, tous offrent le spectacle à un auditoire absent. Un premier carton indique : « Les juges. » On retrouve ensuite la scène exactement où le carton l’avait interrompue, le cadre n’a pas changé, les personnages n’ont pas bougé. Ils s’asseyent. Pris d’hésitation, le couple quitte soudain son rôle, réfléchit, discute ; l’homme finalement s’empare d’un cahier. Un second carton interrompt la scène : « Les témoins. » Edith se lève, parle, et s’assied. Son mari retranscrit ses paroles. Elle prend le cahier, l’homme soudain se fige et à son tour, se lève et témoigne. On voit distinctement ses traits se fixant pour incarner le mieux possible ce rôle. Se levant, il cache et personnifie dans un même mouvement l’image de la reine Victoria. La caméra s’est légèrement décalée pour laisser apparaitre cet effet. Ils sortent alors du cadre, laissant Mikael, abattu face à l’image de la reine. Un troisième carton indique : « Les jurés. » Edith et Hans, face à face, argumentent. Un quatrième carton : « La sentence. » Mikael se relève, le couple reprend sa place. Hans parle : « Mikael Dennin, en vertu de la loi royale, tu seras pendu… » Une image du couple interrompt le carton. Lui levant la main gauche, elle tenant son fusil, la reine toujours aussi impassible. « Jusqu’à ce que la mort s’ensuive. » Ils s’asseyent, l’inculpé étonnamment soulagé, le couple toujours pris par le rôle, ou plus exactement par les rôles. Le couple est juge, témoin, juré et sera finalement bourreau. Les intertitres viennent artificiellement distinguer les différents rôles, les séparant au sein de ces corps. Les cartons divisent le corps, interrompent l’image pour éviter toute forme d’indifférenciation. Les titres transfigurent les corps, leur offrant ainsi le semblant de neutralité nécessaire à l’application de la loi. Chacun est dans une case, chacun est à sa place. Et c’est la reine Victoria qui finalement semble veiller au grain. Car si c’est en son nom que l’homme est jugé, si c’est grâce à elle que les protagonistes s’échappent de l’antre-image, c’est aussi parce qu’elle applique son cadre à celui de l’image. Elle est ce nouveau cadre qui permet de différencier les corps, de séparer l’intérieur de l’extérieur, de redéfinir la communauté. Le cadre du portrait devient littéralement le cadre de l’image, ce que démontrait aussi la prise en charge de l’image par les corps du jugement. Hans personnifiant la Reine déplace, comme par un effet de zoom, le cadre du portrait jusqu’au cadre de l’image. A la fin du jugement, un plan fixe de la reine, vient confirmer cela : le cadre de l’image se confondant parfaitement avec celui du portrait.

33A la fin du jugement, le couple sort enfin de son rôle. Hans déclare « Voilà, c’est fini… », Edith prend alors la montre-bijoux que Mikael lui a offert pour son anniversaire, la regarde puis la remet à son cou. Effectivement, Hans n’a pas tort, cette longue attente prend ici fin, cette torpeur de l’antre-image également. Il semble qu’ils soient parvenus à renouer l’action meurtrière à sa réaction légale, à recoudre la plaie de l’intervalle visuel. Les corps semblent avoir trouvé un cadre. Pourtant cette affirmation paraît quelque peu étrange : tout n’est pas fini, le plus difficile reste à faire, l’homme n’est pas encore pendu. Mais ce que Hans signifie par cette phrase c’est l’achèvement du temps lui-même. Le temps est totalement arrêté par ce jugement, interrompu, stoppé net au verdict de pendaison, d’où sans doute l’insistance sur la montre. Le jugement arrête le temps de la confusion au prix d’un cadre strict, figé et figeant, celui d’un passé révolu – la reine Victoria – appliquant une loi sans appel. La loi détermine en séparant, en divisant l’espace, le temps et les corps de l’image et ce définitivement. Le cadre transcendant que le couple a récupéré, qu’il a appliqué à l’image, ne s’applique précisément qu’au jugement. Une fois le cadre de la souveraine accolé au bord du cadre de l’image, une fois le jugement retranscrit noir sur blanc, tout est joué. Ce qui suit ne peut désormais s’apparenter qu’à une consécution logique et implacable de cet événement premier et surdéterminant. L’action n’est pas relancée en tant que telle mais déduite du cadre lui-même. La pendaison ne peut donc s’apparenter qu’à l’application pure et simple de la loi, écrite une fois pour toutes sur les pages du cahier.

34Ils sortent tous les trois de la cabane, l’eau s’est retirée. Aucune liaison n’est établie entre l’intérieur et l’extérieur de la demeure, comme si le jugement insérait désormais ses cartons séparateurs au sein du réel. Ils s’avancent vers la potence. L’image se fait alors silhouette ; un contraste tranchant se crée entre le fond blanc et le paysage noir et uniforme où les corps évoluent. L’image de ces corps en silhouette se suivant, l’un derrière l’autre, s’approchant de l’arbre, n’est rien d’autre que l’application de la loi elle-même. La silhouette est l’application de la loi dans les deux sens que ce terme peut recouvrir : elle applique le verdict de pendaison, elle en est la conséquence logique ; mais également puisqu’elle est son aplat. Elle est la mise à plat du monde, elle appose littéralement le cadre de la loi sur le monde, elle est visuellement le noir sur blanc du jugement écrit. Elle est finalement ce qui pose clairement et distinctement les individus dans leur rôle.

35Mais la silhouette est application de la loi et symétriquement son échec. Le couple a pris simultanément tous les rôles, la différentiation n’est qu’artificielle. La clarification du noir sur blanc, cette mise à plat sensée produire la clôture de cet immobilisme et la possibilité nouvelle d’une action commune, ces silhouettes sont perverties. Elles ne reconstituent pas le cadre qui a été détruit par l’Imprévu, elles dévoilent au contraire la faille du cadre souverain. Ces silhouettes sont à la fois celle des témoins, des jurés, des juges et des bourreaux ; ces corps ne sont plus différenciés, divisés, ils ne sont plus visuellement que des trous noirs, abîmes de leur propre duplicité. Ce qui devait appliquer la loi révèle sa faille. La silhouette est le corps-faille du cadre, un corps troué par la multiplication des rôles et l’incapacité de cette image étriquée et révolue à tout contenir. Par ce vice de procédure, la loi, « mal appliquée » sur le monde, est incapable de contenir le réel dans son cadre figé. Ainsi la potence cache le pendu, l’arbre cache la pendaison par un hors-champ interne à l’image. L’exécution échappe à la loi. L’écart de la neutralité, le carton offrant à la loi cette différenciation surdéterminante du réel est ici mal cadré, il n’est plus la séparation clarifiante mais opacifiante du monde, il cache cela même qu’il était censé intégré dans le cadre de la loi, ce pourquoi il avait été convoqué. Le cadre souverain est incapable de justifier visuellement la pendaison du condamné.

36Cet échec du cadre transcendant, cet échec de la loi comme clôture nous reconduit-il à l’image totalisante de l’intervalle ? Les silhouettes sont effectivement l’échec de la suture des images, échec de liaison des images du crime et de son « expiation ». La silhouette ne fait pas couture, elle ne cicatrise en rien. Mais elle fait resurgir l’intervalle sur un mode neuf, encore jamais travaillé par l’image, qui n’est plus celui de l’indifférenciation des opposés, ni de l’interruption pure et simple de l’image. La silhouette est l’intervalle faite corps, un corps qui incarne cet autre de l’image, ce trou qui est véritablement absence d’image faite image. La faille est montrée telle quelle, elle n’est pas visuellement positivée par une image qui tenterait d’en nier la radicalité ou de la faire sienne. La silhouette est l’opposé des corps sans paupière qui marquaient frontalement la perte de leur intervalle constituant. L’image admet ici un autre qu’elle-même, et cela tout en le mettant en forme.

37L’échec de suture de la loi, marque le retour de l’image cinématographique elle-même. Cette image qui était en réalité toujours présente, mais qui jouait avec son autre, tels les personnages qu’elle saisissait dans leurs rôles. L’image et son intervalle ont mimé une image sans mémoire prises au piège du même, ils ont joué la fusion totalisante, jusqu’à l’exiguïté et le décalage d’un cadre de surplomb, ils ont fini par se dévoiler dans les corps, des corps désormais en charge du mouvement, de cette action que l’image précisément s’était accaparée. La silhouette marque la restitution du mouvement et de l’action aux corps.

38Mais encore faut-il être capable de prendre en charge ce mouvement, une fois le cadre transcendant de la loi détruit. Le couple s’effondre, leurs pieds glissent lorsqu’ils poussent la caisse qui retient Mikael au sol. Le condamné, lui, danse au bout de la corde. Ses pieds effectuent une ronde en mourant, trace un cercle virtuel au sein de l’espace. Mikael est celui qui véritablement incarnera, par sa mort mais également au-delà, le mouvement retrouvé. Les bourreaux se perdent, ils glissent, parvenus au bout de leurs ornières, ils retombent dans une nuit sans paupière alors que Mikael resurgit soudain. L’impossible survient, le retour du pendu est le véritable imprévu de Dura Lex, puisque Koulechov s’était arrangé pour rendre l’Imprévu londonien prévisible. Le couple sombre, renonce à occuper l’image. La femme, les yeux exorbités, disparaît peu à peu du cadre, le visage de son mari n’apparaitra plus à l’écran. La porte de la cabane s’ouvre. On ne saisit d’abord que les pieds, fermement posés sur le seuil. Les bras ensuite qui s’emparent du cadre, le corps tout entier enfin qui fait irruption dans la pièce et qui impose à la caméra de reculer, de s’interrompre pour le recadrer. Le corps maitrise et soumet ici l’image et son intervalle, il articule par ses mouvements l’intérieur de la demeure à ses abords extérieurs. Il prend son or et part, laissant la porte béante. Image inversée de The Searchers, le film ne se clôture pas sur la solitude du héros fordien mais sur la capacité d’un homme à rouvrir le champ de l’action, à réincarner le mouvement. La porte reste ouverte, le western peut recommencer.

Notes de bas de page

1 On a démontré, il y a déjà une vingtaine d’année (revue IRIS, 1987) que « l’effet Koulechov » n’avait pas existé en tant que tel. Poudovkine, ancien élève de Koulechov, lui aurait attribué la paternité gênante de cette « trouvaille » visuelle, à l’époque où l’URSS n’appréciait que très peu tout intérêt porté au « formalisme ».

2 London (Jack), « L’Imprévu », in L’amour de la vie, coll. « Folio », Gallimard, Paris, 1914, p. 125.

3 Koulechov (Lev), cité par Albera (François), « De l’opinion publique à la Journaliste », in Lev Koulechov, vers une théorie de l’acteur. Acte du colloque de Lausanne, L’âge de l’homme, Lausanne, 1994, p. 58.

4 Koulechov (Lev), « Le re-montage », in L’art du cinéma et autres écrits (1917-1934), L’âge de l’homme, Lausanne, 1994, p. 64.

5 Deleuze (Gilles), Cinéma I. Image-mouvement, coll. « Critique », Éditions de Minuit, Paris, 1983, p. 102.

6 Merleau-Ponty (Maurice), Structure du comportement, PUF, Paris, 1942, p. 203.

7 Van Eynde (Laurent), « La conquête de l’image. Ou comment le western institue derechef l’espace commun », in Affectivité, imaginaire, création sociale, sous la dir. de Gély (Raphaël) et Van Eynde (Laurent), Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2010, p. 276.

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