Sens et non-sens de la génération dans le cinéma d’Hathaway (The Shepherd of the Hills, 1941). L’imaginaire radical de l’Ouest aux prises avec l’enlisement
p. 69-94
Texte intégral
Introduction
1L’objectif de cet article est d’analyser de façon strictement exploratoire l’un ou l’autre aspect trop peu étudié de l’œuvre westernienne. On l’a souligné à plusieurs reprises : le western est par excellence le genre de la répétition. Né en même temps que le cinéma, quelques années après la fin de la conquête de l’Ouest elle-même, c’est-à-dire de la Frontière, le western reprend l’histoire américaine de façon réflexive. Il la répète, et en même temps, il la poursuit, la réinvente par et dans l’image. Plus encore : à travers ses multiples recommencements, l’image westernienne apparaît, comme l’a mis en évidence Laurent Van Eynde, dans la tension romantique entre l’enthousiasme de la création (l’investissement des mondes – encore – possibles) et la mélancolie du révolu, du passé1. Ce cadre général n’existe bien sûr pas en dehors des multiples productions singulières, qui le réinventent chaque fois et le poussent à se redéfinir. Nous allons nous pencher dans les pages qui suivent sur l’exploration par l’image de la dimension statique de la conquête, en d’autres termes, de son perpétuel risque de paralysie, comme si l’« imaginaire radical2 » de l’Ouest était sans cesse menacé d’enlisement.
2Il existe de nombreux westerns immédiatement dynamiques. Ce qui est « répété » dans ceux-ci, c’est le mouvement même de la conquête. A l’écran, nous voyons alors la conquête en un sens littéral. De tels films sont centrés sur la marche, la progression dans l’espace et, de façon simultanée, le progrès des mœurs. La conquête est dans un même élan conquête spatiale et conquête morale, sociale et politique de la communauté sur ou par elle-même, chaque conquête se nourrissant de l’autre. Wagon Master (Le convoi des braves, 1950) de John Ford est l’un des films les plus paradigmatiques à cet égard. En aucun cas nous n’affirmons que la conquête y va de soi. La conquête, d’ailleurs, ne va jamais de soi. Chaque western tente de problématiser celle-ci de façon singulière, et le « progrès » devient à l’image une notion fondamentalement relative et ambiguë. Le « progrès » a toujours un prix à payer. Toutefois, ce que nous appelerions ici le western « de conquête » n’en demeure pas moins un western de mouvement, de progression. Celle-ci peut être retardée, empêchée, ou ralentie, mais le ralentissement n’existe lui-même qu’en regard du mouvement. Songeons aussi à Westward the Women (Convoi de femmes, 1951), de William Wellman.
3A l’autre extrême du spectre, nous aurions tendance à placer le western italien ou « western spaghetti », au succès jamais démenti – il est peut-être utile de s’y arrêter une minute3. Très tardive, l’œuvre de Sergio Leone (pour ne retenir que le plus grand des réalisateurs du western italien) se présente comme un western de la conquête achevée. Dans ce cinéma que, faute de mieux, on pourrait dire « postmoderne », il n’y a plus rien à inventer, à instituer, à conquérir, ni même à combattre. Quel est l’objet de la « répétition » westernienne dans ce cadre ? Sans doute la répétition d’une attente, une attente (blanchotienne) qui n’attend (plus) rien. Alors même que la Frontière n’est pas finie, les personnages leoniens semblent évoluer en dehors du temps : ils n’ont pas de communauté à construire, pas d’histoire à écrire. Jetés-là dans l’Ouest, conscients à l’extrême de leur mortalité, ces personnages qui ont tout le temps n’ont plus le temps d’aller quelque part.
4A la différence du cinéma de Terence Malick, totalement heideggerien pour sa part, et dont les immenses qualités, à la fois formelles et de mise en scène, n’en font pas moins un cinéma fondamentalement historial ou destinal, fasciné par l’anonymat et en fin de compte – à notre avis – acosmique, les personnages de Leone sont encore des individus, ou plus exactement des visages, des visages en gros plan. Mais ces visages si particuliers, si différenciés, ne sont pourtant, et paradoxalement, les visages de personne, en fin de compte – par où ces deux cinémas se rejoignent. Leone fait déjà de ces visages, avec bien plus d’enthousiasme créateur et de virtuosité que certains de ses pairs (comme Sergio Corbucci ou Tonino Valerii) des visages du temps lui-même, du temps qui passe. Seulement, cette temporalité pure, trop pure parce que pas assez humaine, n’étant la temporalité de personne, apparaît uniforme, univoque, indifférenciée. Le « once upon a time » italien n’est plus fordien – au sens de My Darling Clementine (La poursuite infernale, 1946), par exemple. Nous voulons dire que l’inscription de l’action au beau milieu de nulle part et en dehors de la grande histoire n’est plus prétexte à investir l’espace et le temps, elle devient le prétexte d’un désinvestissement. Le western italien est celui d’une déflation de tout investissement dans le savoir et la connaissance. Au contraire, durant l’âge d’or d’Hollywood, on pouvait mesurer l’intensité du « il était une fois » à l’accroissement effectif de la connaissance de l’autre, du grand autre (l’Indien, par exemple), ou de la collectivité en général. Le temps trop pur parce que désinvesti du western italien – et c’est surtout cela qui nous intéresse – laisse en fin de compte de côté l’inquiétude du temps, le risque du temps. De sorte que Leone nous offre ce beau paradoxe, strictement visuel : au beau milieu du xixe siècle, ses personnages ne croient déjà plus à la conquête.
5Cette situation originale nous intéresse dans la mesure où elle signifie qu’il n’y a pas lieu pour ces personnages d’accroître leur connaissance de quoi que ce soit. La connaissance du western classique est téléologiquement orientée, et c’est cette téléologie dont ne veut plus le western italien – jusqu’à Il mio nome è Nessuno (Mon nom est personne, 1973) de Valerii, qui n’hésite pas à surenchérir complaisamment sur la fin de l’histoire, et l’achèvement de l’achèvement. Il n’y a plus rien à faire. Il n’y a plus rien à créer, à instituer. Il n’y a plus de fin, donc il n’y a plus de connaissance. En philosophie, nous avons évidemment nos différents moyens (spinozistes, deleuziens, etc.) pour renoncer à la finalité, dans une certaine mesure, tout en investissant la connaissance. Seulement, ce qui nous intéresse ici, dans ce contexte de recherche où nous faisons en priorité droit à l’image et non à un quelconque corpus, c’est justement que, lorsqu’il laisse la téléologie de côté, le western renonce manifestement à l’accroissement de la connaissance. Cette connaissance n’a ici rien à voir avec une quelconque théorie. Elle est une pratique : très concrètement, l’action des personnages leoniens n’est plus lestée ou motivée par une exigence de compréhension du monde, de la société, de la civilisation. Ce qui se répète ici – en une sorte d’exact contrepoint du western de conquête – c’est qu’il n’y a plus rien à répéter.
6Nous posons que ceci a des implications très fortes sur le plan générationnel : en ne visant rien, en tarissant au maximum leur activité protentionnelle – pour le dire d’un terme phénoménologique –, si l’on excepte l’anticipation de leur propre mort, les personnages de Leone n’ont plus besoin de connaître, et par suite n’ont plus besoin d’engendrer, et à vrai dire ils n’ont même pas besoin d’avoir été engendrés. Les personnages du western italien n’ont ni père ni mère, ni enfants, ils surgissent du destin neutre et silencieux, où ils retournent sans un bruit, si ce n’est celui de la détonation. L’inédit, dans l’affaire, ce n’est pas de n’avoir ni père ni mère ni enfants, car le western classique sait très bien tous les morts que la marche vers l’Ouest a laissé derrière elle. L’inédit, pour nous, c’est plutôt que l’assèchement leonien du désir d’engendrer, et même du désir tout court4 ne fait absolument pas problème pour ce cinéma. Celui-ci se voudrait au-delà de la problématisation même de la génération. Certes, pourrait-on rétorquer, les personnages leoniens – eux au moins ! – disposent librement d’eux-mêmes, dans leur monde individualiste, là où les personnages classiques, encore totalement imbibés des « grands récits » seraient soumis à l’hétéronomie de ceux-ci. Cependant, le grand western classique montre l’inverse, et filme bien plutôt l’apprentissage commun de l’autonomie, laïcise d’ailleurs les grands récits, et d’une certaine façon prend carrément leur place. Le grand récit essentiel et véritablement constitutif des héros de l’Ouest, c’est en fin de compte leur propre conquête, leur marche, incertaine, risquée – ce nouveau grand récit se fragmentant lui-même en de nombreux autres : la nature et sa résistance deviennent récits, l’altérité radicale devient récit, l’espace devient récit, la génération elle-même se fait récit.
7Dans ces pages, nous souhaitons nous pencher sur un matériau cinématographique qui, tout en appartenant au western classique, filme la paralysie du mouvement – nous ne sommes donc pas dans le western de conquête – mais sans renoncer pour autant à la conquête, à ses enjeux et à ses idéaux – nous ne sommes pas davantage dans le western italien. Paralysée, bloquée, voire figée, la conquête demeure un enjeu, un « problème ». La conquête ne se présente pas dans ce western de l’impasse comme un problème du passé, quelque chose de révolu, dont il faudrait ressasser l’achèvement infini. Celui-ci reste animé par l’idéal, fût-il très discret, d’un âge d’or à venir, c’est-à-dire à construire dans l’Ouest. Ou plutôt, inversement – dans la mesure où l’idéal peut parfois s’effacer totalement – par le regret d’une institution collective, mais impossible, d’un sens autonome. Instituant négativement la société, un tel regret l’institue encore, sur le mode du mal-être et de l’hétéronomie. Ce qui apparaît alors à l’image, c’est l’échec, du moins l’échec relatif, de l’institution d’une communauté autonome. Cependant, cet échec, cette difficulté habite encore et colle pour ainsi dire à la conquête. Aucun achèvement définitif n’est ici complaisamment mis en scène. Au contraire, à même l’enlisement, il émane des personnages une colère face au caractère injustifiable et même absurde de cet enlisement. A la stérilité de la situation social-historique, et à l’incompréhension, répond un réel investissement affectif du monde. La colère indique le caractère irrésolu et conflictuel d’une situation social-historique injustifiable. Cela n’empêche que les personnages sont habités parfois par un sentiment de fatalité très puissant : ils subissent leur destin. Mais ils n’en souffrent pas moins de ce destin implacable. Ils sont animés par l’idée que « tout n’est pas réglé », et chacun pressent secrètement que la soumission à l’hétéronomie du destin devra un jour ou l’autre éclater, violemment. Si la paralysie de la conquête signifiait sa mort assurée, alors les personnages, tels ceux de Leone, se contenteraient de satisfaire leurs intérêts propres. Mais cette assurance, le western de l’impasse de la montre pas. Même là où Leone fait intervenir les thèmes classiques du progrès de la civilisation, ceux-ci n’ont d’intérêt que dans la mesure où ils sont déjà totalement défonctionnalisés, comme le train de C’era una volta in West, train qui fondamentalement ne va nulle part, et ne se préoccupe pas d’instaurer la civilisation. Par défonctionnalisation, nous entendons ici non l’arrachement castoriadien à la fonctionnalité animale et l’invention tâtonnante de l’autonomie, mais au contraire le détournement de ce qui sert l’autonomie collective au profit du propre, de l’individu soucieux de s’enrichir. Les films qui nous intéressent ici ne se situent pas dans l’hypothétique « au-delà » de l’autonomie, ils mettent en image les pathologies de celle-ci ; au cœur de la stérilité, on enrage de ne pas être autonome, même si l’on ne conçoit presque plus ce que serait l’autonomie. Autrement dit : on se demande encore ce qu’est l’autonomie. Cette quête de savoir n’est évidemment en rien théorique – insistons-y –, il s’agit d’un agir pratique. Ce qui est en souffrance c’est le savoir pratique d’une libération de la situation social-historique figée, gangrenée. Ni western de conquête, ni western de l’achèvement, il s’agit d’un western de la « paralysie ». Nous nous pencherons tout d’abord sur The Shepherd of the Hills de Henry Hathaway – Le Retour du proscrit en français (1941). Ce film est adapté d’un roman à succès de John Ben Wright paru en 1907 – donc dans un rapport de quasi immédiateté avec la fin de la Frontière. Il en est en fait la troisième adaptation, puisque le cinéma muet s’était déjà réapproprié le roman à deux reprises. On associe généralement ce film à un autre western d’Hathaway : The Trail of the Lonesome Pine (La fille du bois maudit, 1936), dont nous ne pourrons parler ici. D’autre part, nous évoquerons, mais très brièvement et de façon conclusive, The Big Country de William Wyler (Les grands espaces en français), ce dernier film ayant été réalisé à la fin de l’âge d’or du système hollywoodien des studios (1958).
I. The Shepherd of the Hill
8Dans ce film, le spectateur se retrouve plongé – en Technicolor – au beau milieu des Monts Ozarks, cette région immense du Midwest, à l’intersection du Missouri, de l’Arkansas, du Kansas et l’Oklahoma. L’action – ralentie – se situe plus précisément dans un village coupé du monde extérieur. Les gens y vivent pauvrement et plusieurs personnages peuvent sans difficulté être qualifiés de « crétins des Alpes », au sens premier, mais déjà péjoratif, que l’on donnait à cette expression : manquant d’iode (et d’oxygène), le fruit de plusieurs générations d’hommes habitant la moyenne montagne perdait quelque peu son bon sens – croyait-on. Un tel décor évoque sans doute davantage le « film de montagne » que le « western » au sens strict – tel qu’un Ford pouvait en réaliser à la même époque – quand bien même ce dernier « genre » demeure ultimement et heureusement indéfinissable, se nourrissant plutôt constamment d’apports extérieurs. Il n’est pas anodin qu’un cinéaste comme Hathaway, par ailleurs réalisateur de westerns plus « classiques », mobilise le genre ou le sous-genre un peu marginal du film de montagne afin de renvoyer de la conquête une image déformée d’elle-même. Un western « classique » (mais y en a-t-il ?) ne saurait en effet problématiser de cette façon la conquête, sur le mode d’un quasi effacement. Une même histoire américaine est pourtant ici explorée – la question du genre est secondaire5.
9Dans ces hauteurs à l’air raréfié, une famille domine : les Matthews. Ceux-ci vivent de la fabrication et de la vente clandestine d’alcool. Leur domination n’est pas strictement économique : la famille domine surtout dans la mesure où elle est crainte par les villageois. Ses placards sont en effet habités par des cadavres dont il est préférable de ne pas évoquer le nom. Souvent aux prises avec les autorités à cause de cette activité illégale à laquelle elle est contrainte de participer, la communauté n’apprécie pas beaucoup les Matthews, responsables de fréquents affrontements. La famille Matthews est dirigée d’une poigne de fer par la vieille Mollie. John Wayne, pour son premier film en couleur, joue Matt Matthews, un jeune homme d’une vingtaine d’année, fort et fier, mais rongé de l’intérieur. Il vit avec Mollie, le mari de celle-ci, et leurs enfants, mais il n’est pas le fils de Mollie. Cette dernière est sa tante. Sa vraie mère est morte peu après sa naissance, abandonnée par le père de Matt, qui a disparu à la suite de cette naissance et dont on n’a aucune nouvelle depuis vingt ans. Matt a grandi nourri par les discours de haine de sa tante Mollie. Celle-ci, en effet, accuse le fugitif de tous les maux qui se sont abattus sur la région. Ce n’est pas de la faute des Matthews s’ils sont menacés par les autorités à cause de leurs activités illicites, croit-elle, c’est la faute du père de Matt, parti en laissant ses proches dans le besoin et sans se soucier de sa femme mourante. La mère de Matt est du reste également responsable de la violence et des conditions de vie difficiles de la communauté. Même morte, elle est rejetée par celle-ci. La malédiction qui s’est abattue sur la région est donc attribuée à cette béance dans la génération, la double absence injustifiable et inacceptable d’un père et d’une mère. Matt a une secrète affection pour la mère qu’il n’a jamais connue, et à laquelle il songe souvent avec tendresse. En revanche, il a grandi dans la haine du père, et il prépare sa vengeance depuis toujours. Il sait qu’il devra tuer ce père le jour où il réapparaîtra, pour anéantir la malédiction et peut-être – mais en est-il vraiment convaincu ? – réouvrir la société, la libérer. Toute sa vie est construite sur cette nécessité hétéronome, sur laquelle il n’a pour ainsi dire aucune prise. Tuer vraiment son père déjà mort une fois, d’une certaine façon, serait la seule manière de se défaire du sort.
10Les plans verticaux du tout début du film, dans lesquels on voit Matt faire glisser des bouteilles d’alcool à toute allure le long d’une rampe adossée au rocher, afin que des hommes de main puissent en prendre livraison, introduisent une forme de dramatisation qui n’échappe pas au spectateur : on est toujours sur le point de chuter. La béance dans la génération induit une instabilité dans la verticalité. L’action est comme une échelle suspendue dans le vide : les deux pieds de l’échelle reposent sur le vide, l’absence partout mise en évidence du père et de la mère, et l’échelle ne peut pas non plus adosser son autre extrémité, celle des projets d’avenir, à quelque chose de stable : l’engagement de Matt avec la jeune Sammy, jouée par une Betty Field rayonnante, est sans cesse compromis par la violence et la misère. Le film s’ouvre d’ailleurs sur la blessure par balle du père de Sammy, lequel se fait toucher par un homme du sherif alors qu’il faisait le guet pour les Matthews.
11C’est là qu’arrive un personnage fascinant de sérénité, de confiance, et aussi de savoir : Daniel Howitt, joué par Harry Carey. Cette figure est presque une figure de conte, rayonnante de simplicité. Il frappe à la porte de Sammy alors qu’elle s’apprête à soigner son père avec un mélange douteux de baume et de toiles d’araignées. Le savoir médical de base a disparu depuis longtemps de ces contrées. Sans être médecin, Howitt apparaît comme un guérisseur. Il va redonner la vie à plusieurs reprises, et au père de Sammy pour commencer. Il le soigne de façon moderne, c’est-à-dire, non en appliquant de la toile d’araignée, mais en extrayant la balle du corps ! Il ne possède aucune force surnaturelle – c’est l’inverse. Il est un personnage de conte aux yeux des autres personnages, qui ne savent plus rien de la civilisation et de ses progrès.
12Bien plus encore : toute la communauté est incroyablement superstitieuse. Cela nous semble très original au regard de la plupart des westerns. Ici, la paralysie de la conquête et l’immobilité d’une communauté figée par une ancienne malédiction rend aux forces surnaturelles un espace en général épuré par la marche et le progrès de la civilisation. Bien sûr, de très nombreux westerns chantent, non seulement la beauté, mais aussi la puissance d’une nature qui n’est jamais parfaitement maîtrisée (nous songeons en particulier au cinéma d’Anthony Mann). Cette nature peut évidemment avoir un caractère à divers degrés « spirituel ». La nature doit toutefois son caractère religieux au fait qu’elle est globalement rédemptrice, dans le western. Mais ce qui se produit ici est différent : l’espace est habité par les esprits, la nature, saturée, ne se « déploie » pas.
13En particulier, le grand domaine appartenant jadis à la mère et au père de Matt est devenu interdit. La petite maison en bois est réputée hantée, et seul le jeune Matt oser pénétrer de temps à autre ces bois et cette clairière – magnifiques au demeurant –, préservant jalousement ce lieu hanté par un passé qui ne se règle pas, et qui ne cesse de revenir de façon spectrale. Ainsi, chaque fois qu’elle passe devant le domaine, la jeune Sammy, par exemple, doit procéder à tout un rituel compliqué. Il lui faut tracer quelque chose dans la terre, répéter une formule magique et puis cracher, pour éviter que de nouveaux malheurs s’ajoutent aux malheurs. Et c’est la mère disparue qui est directement accusée, comme le dit brutalement Sammy à Matt, tandis que son père est étendu et souffre de sa blessure : « Pourquoi ta mère ne peut pas garder sa misère dans sa tombe ? » La mère a réellement intégré la nature, elle s’exprime dans les signes naturels : son nom est gravé sur un tronc d’arbre devant lequel Matt se recueille de temps à autre, et aussi sur quantité d’objets de la maison hantée, au cœur du domaine interdit. Elle n’est plus qu’un signe dans la nature et dans les objets, et une voix aussi. Habilement, Hathaway associe une berceuse (le célèbre Wiegenlied : guten Abend, gute Nacht de Brahms) à la voix de la mère – on l’entend chaque fois que Matt pense à elle.
14Bref, les deux places vides occupées par le père et la mère structurent en réalité toute la vie sociale, de façon totalement figée. Ils n’ont d’une certaine façon pas cessé d’exister, car leur absence est elle-même la légalité. La mère décédée est bel et bien vécue comme la cause actuelle des phénomènes naturels et sociaux. Même si Sammy, par exemple se plaint de ce que le règne de la tante Mollie soit celui de la maladie et de la misère, il reste que pour elle, la stérilité de cette terre sur laquelle aucun maïs ne pousse, comme elle l’affirme à Howitt, une terre « de tiques, d’insectes, de coqueluche », est d’abord causée par l’esprit de la mère de Matt. En outre, le père lui aussi fait loi à sa manière. Plus précisément, il fait tenir le fils, il existe dans la fiction d’un retour, et il donne un sens à l’attente immobile et secrète de toute la communauté. L’absence du père fait loi, du moins elle donne un sens à la situation miséreuse de la communauté. Ce sens est négatif, le père absent existe comme retour improbable, pourrait-on dire, mais enfin il oriente à sa façon le déroulement des choses, puisque son retour fictif serait la cause d’une transformation radicale de la situation sociale – c’est du moins ce que l’on pressent. Lui aussi est l’origine causale des maux : lorsque sa petite fille se blesse gravement, la vieille grand-mère aveugle du village, Becky, accuse « le serpent qui n’est jamais revenu chercher sa descendance ». Aussi, bien que l’action soit une échelle suspendue dans le vide, ce vide est encore paradoxalement porteur. On le voit : si le père et la mère sont muets comme êtres humains, morts ou vivants, ils ne cessent de parler dans les choses, dans la nature, mais aussi dans les comportements, les attitudes.
15La surprise est donc générale lorsque Daniel Howitt annonce qu’il voudrait s’installer dans la région. Plus encore : il veut racheter aux Matthews la terre mal famée des parents disparus, surnommée Moaning Meadow, le « Pré Gémissant », dans lequel, croit-on, un fantôme se balade, il n’y a nulle lumière, les fleurs ne sentent pas bon, et les grenouilles sont muettes. On aura deviné que Howitt est le père du jeune Matt. C’est pourquoi l’on présente aisément le film comme une inversion de la parabole biblique du retour du fils prodigue. On assisterait ici au retour du « père prodigue ». Ce retour n’est pas le retour d’un agneau égaré : le père est lui-même le « shepherd of the hills », c’est-à-dire le berger des collines. Il revient s’occuper de la communauté d’agneaux abandonnés et livrés à eux-mêmes pendant vingt ans. Ce n’est certes pas faux, mais encore faut-il montrer comment cela se passe et quelles sont les implications de cette situation. Assurément, en reprenant possession du domaine maudit, Howitt – qui garde d’abord secrète son identité – va progressivement réouvrir le sens du vivre-ensemble, sens jusque-là figé et sclérosé. Nous allons tâcher d’exposer de quelle manière.
16Dans ce film, la façon dont les personnages apprennent ou réapprennent à « s’orienter dans le sens6 », pour reprendre une expression chère à Christian Berner, et même à s’orienter dans le profond flottement du sens, est fascinante. La question de l’orientation combine les deux sens du mot « sens » : la direction et la signification. On peut mesurer l’épaisseur signitive d’une situation sociale, dans un western – ou, au fond, dans un film américain traitant du xixe siècle américain –, à la capacité des hommes à investir le mouvement même de la conquête, à savoir la progression dans l’espace. Le film d’Hathaway, pour sa part, problématise la clôture de l’espace. On ne saurait aller nulle part ici. La particularité de The Shepherd of the Hills, c’est que le sens social-historique semble incapable de s’accroître ou de se transformer par le chemin, par la direction de la marche, car l’espace ne s’offre pas à cet investissement. Le sens de la vie individuelle et collective, si l’on veut, ne peut s’accroître ou se transformer à même l’investissement d’un chemin, possédant une direction, et allant quelque part. L’espace est beaucoup trop figé. Certes, le père, c’est-à-dire l’étranger, vient bien de quelque part, il est un élément hétérogène au village – et c’est évidemment décisif. Mais la flèche indique surtout le passé, le surgissement de l’homme depuis le passé, elle n’indique pas le sens d’un « chemin » en bonne et due forme (Howitt ne vient pas, il survient). En disant cela, nous ne cherchons pas à relativiser la dimension spatiale, au contraire : nous montrons seulement que le film désolidarise la spatialité du chemin. L’espace est lourd de présence, il est même parlant dans sa spectralité, mais il est coupé du chemin, de la marche. Cette parole de l’espace ensorcelle tout mouvement, tout déplacement. La spatialité est tellement habitée ou saturée d’invisible, pour les hommes, que l’orientation ou la réorientation spatiale dans le sens, dans la signification, en est rendue très difficile. Ainsi Sammy tente-t-elle en marchant d’éviter les flaques dans lesquelles se reflète un nuage – car il serait dangereux de « marcher dans un nuage ». Malgré la stérilité de la terre, l’espace parle beaucoup trop. Il est tellement riche et chargé qu’il est en fin de compte incompréhensible, et que l’on ne peut aisément se mouvoir en lui. Ce qu’attestent notamment les énormes rochers dispersés entre les propriétés, de part et d’autre des barrières, et aussi les hautes barrières elles-mêmes, qu’il faut escalader pour aller d’un endroit à l’autre – à l’exception du Pré Gémissant, pour lequel il suffit de passer par un trou dans la barrière. Une ouverture béante, symbolisant l’absence des géniteurs de Matt – pour entrer dans cette propriété, il n’y a rien à escalader : il suffit d’entrer, mais personne n’entre, puisque le domaine est hanté. Les objets apparaissant dans le champ sont parfois extrêmement massifs, pour reprendre une expression très parlante de Virginia Woolf – Woolf qui a donné pour titre à l’une de ses nouvelle : Solid Objects7, traduit par Objets massifs en français. Les objets occupent un espace « trop » important, un espace qui n’est plus à la mesure – humaine – du mouvoir et du se mouvoir.
17En d’autres termes, si l’axe temporel, celui de la génération, est marqué par un double manque injustifiable, deux places vides, l’axe spatial, de son côté, est saturé, et manque de vide. L’espace n’offre aucun point de fuite, à l’exception du Pré Gémissant, où l’on ne va pas. Dans ce film, l’espace renvoie à une forme d’immobilité. La temporalité des villageois, et de Matt en particulier, se déploie autour du vide, en particulier celui de la mère (on insiste sur son absence à de multiples reprises : dans la vieille maison hantée, par exemple, elle est littéralement une place vide, un siège inoccupé, longuement fixé par la caméra). A l’inverse, coupée de la marche et du chemin, la spatialité est trop riche, trop « remplie ». Coupé de l’inconnu, l’espace est symboliquement clôturé. Aucun travail protentionnel ne vient véritablement mettre en danger un sens surchargé et en définitive figé.
18Ceci est strictement visuel. Sammy, qui a finalement sympathisé avec l’étranger, le présente aux Matthews, afin qu’il puisse leur faire sa proposition d’achat du Pré Gémissant. La magnifique contreplongée de Sammy, entrant dans la propriété des Matthews, lui confère une présence incroyable, accentuant son rayonnement naturel. Le contraste est saisissant avec Howitt, qui n’a pas besoin de passer par l’escalier surmontant la barrière pour entrer. Il se contente d’enjamber celle-ci. Pas de contre-plongée magnifiante sur lui. Quasi systématiquement filmé à hauteur d’homme, Howitt tire sa force de ce qu’il ramène justement toute l’interaction « à hauteur d’homme », et qu’il rompt avec l’ordre surnaturel. A l’intérieur de la maison, Howitt et Sammy tombent sur Pete, le cousin de Matt, l’un des fils de Mollie. Il est muet et passe pour simple d’esprit. Il joue avec des poussières suspendues dans l’air et éclairées par le soleil à travers la fenêtre, dans un superbe plan, comme s’il communiquait avec l’invisible. Privé de parole, il s’entend bien avec son cousin Matt, qui le protège, et avec lequel il semble toujours vouloir communiquer. Il donne l’impression de savoir quelque chose, et sa langue muette contredit avec force la langue fourchue de Mollie.
19Au moment de l’arrivée de Mollie, une immense marmite à l’avant-plan n’échappe pas au spectateur : elle prend à peu près un quart de l’écran. C’est typiquement un « objet massif », à notre sens, au même titre que les rochers. La marmite en tant que telle n’a aucune signification particulière. Mais Hathaway prend soin, ici ou là, de conférer aux objets une présence ou une intensité qui les rend incontournables. Ces objets immobiles, occupant tout l’espace, loin de se rendre seulement disponibles pour le regard et d’inviter à générer du sens, ensorcellent le regard, absorbent tout le sens disponible, bloquent le mouvement et rendent précaire toute « orientation dans le sens ». Il y a dans cette marmite une lourdeur et un avertissement : le sens est immobile, et le rendre à sa mobilité essentielle n’ira pas sans mal. Il n’est pas anodin que la marmite apparaisse dans le champ en même temps que Mollie à l’arrière-plan. Celle-ci exige une somme astronomique (mille dollars) pour la terre maudite. Après l’achat, Sammy y conduit Howitt. Devant l’entrée de la propriété, elle fait son rituel, et tente de dissuader une dernière fois l’acheteur de pénétrer cet espace. Il choisit néanmoins d’entrer dans son ancienne propriété. Le caractère très picturaliste du film, dans la veine non-réaliste du cinéma hollywoodien classique, ressort bien ici : on voit une succession de tableaux très composés. La vieille maison en bois respire l’absence, le manque, le vide : la chaise du bébé vide, le siège de la mère vide, le prénom de la mère, « Sarah », gravé à plusieurs endroits (sur le piano, la pipe, la chaise, commencé mais interrompu sur le tissage). La mère existe dans les objets, elle est partout présente, et c’est elle qui les charge de leur pesanteur, la mère se confond avec les objets massifs. Absente, elle transfère aux objets sa présence. Les objets prennent en charge la présence de la mère, et une véritable poétique de la présence maternelle, doucement ensorcelante, concurrence la lourdeur emprisonnante des objets massifs. Au piano, Howitt joue la berceuse de Brahms que nous avons assimilée à la voix de la mère, comme s’il l’appelait. La chaise se met alors à bouger. Un seul instant, Howitt hésite : la maison serait-elle vraiment hantée, comme le croit toute la communauté ? Évidemment, l’explication rationnelle du mouvement de la chaise n’est pas bien difficile : c’est le vent qui s’engouffre dans la maison, comme le montre le plan suivant. Toutefois, Hathway joue sur la tension entre les forces irrationnelles et la réouverture d’un sens partageable, jamais totalement acquise.
20Plus encore que l’opposition entre la réouverture d’un sens partageable et l’immobilité de celui-ci, le western d’Hathaway affronte également, et de façon tout à fait remarquable, le non-sens en tant que tel – ou presque. Si un sens nouveau doit éclore, les significations sociales trop lourdement sédimentées flirtent avec le non-sens. Plusieurs séquences mettent en évidence une forme d’absurdité, de façon là encore assez originale eu égard à la production westernienne classique. On s’enlise dans les Monts Ozarks, et cet enlisement est celui du sens lui-même. Howitt dit déjà à Sammy effectuant son rituel : « there’s no sense to all this. » Mais un peu plus tard, on assiste carrément à la verbalisation du non-sens comme telle, par le jeune Matt. Ce dernier débarque chez le père de Sammy avec un cadeau pour cette dernière. Certes, Matt est amoureux et l’amour rend, si pas aveugle, au moins absurde – les personnages justifient eux-mêmes ainsi l’absurdité de leurs propos. Seulement, l’absurdité indique quelque chose de plus profond encore. Nous ne voulons pas dissocier l’absurdité de l’amour dans cette séquence, mais nous pensons que l’absurdité de l’état amoureux renforce en même temps qu’il le symbolise le non-sens rampant de la vie communautaire en général. Ce non-sens, le film d’Hathaway ne nous le rend pas de manière brute – il n’est pas absolu –, le spectateur n’a pas affaire au chaos : la scène est humoristique, et l’humour suppose évidemment l’activation d’une certaine réflexivité. Celle-ci est désorientée, au sens fort du terme, mais elle est présente. De sorte que le non-sens, à certains égards, apparaît positivement. C’est un non-sens conscient de soi, qui appelle de lui-même une certaine fraîcheur dans la construction des significations. On avoue que le non-sens est cela même que l’on affirme.
21On a parfois accusé le film d’avoir des longueurs ; on a notamment reproché le caractère par trop « bavard » de certaines séquences, comme celle que nous évoquons ici. Pourtant, ce reproche est à notre sens totalement immérité : ces séquences sont nécessaires. On ne peut les juger « en trop » sans passer à côté de leur fonction précise dans le film : elles performent le non-sens. La désorientation générale y est montrée et performée, le dialogue tourne littéralement en rond. Lorsque Sammy arrive, elle interrompt le dialogue entre son père et Matt. Elle demande à ce dernier : « Alors, on se repose de tous ses méfaits ? » Et il répond : « Non, je viens d’en commettre. » Il lui tend alors une dentelle dont il lui fait cadeau. Gênée, elle évoque des épines dans son pantalon et quitte la pièce principale. La conversation reprend ensuite en fanfare. Matt : « Comme vous disiez, Jim, la pouliche aux yeux bleus est la plus difficile à dompter. » Le père : « Quoi ? » Le père ne parlait absolument pas de bétail : avant l’arrivée de Sammy, il évoquait le fait qu’il n’avait jamais été autant entouré d’articles de mercerie, c’est-à-dire d’articles servant à la couture et à la fabrication de vêtements. Évidemment, la pouliche aux yeux bleus, c’est Sammy, dont Matt est amoureux. Il poursuit : « Quoiqu’on fasse, on n’a jamais un hennissement amical. » Le père : « La dernière chose dont je me rappelle c’est que l’on parlait d’articles de mercerie. » Matt reprend : « C’est ce que je veux dire. On chuchote tout seul, alors qu’il n’y a pas un mot à dire. Les abeilles bourdonnent tout autour, et... on est muet... avec un petit sourire de côté. » Jusque-là, on comprend : Sammy est l’objet de regards intéressés et de belles paroles alors qu’il n’y a rien à dire. Celle-ci murmure d’ailleurs de son côté : « Et l’on voit absolument un tas de choses avec les yeux bien fermés. » Mais Matt reprend, de façon franchement énigmatique : « Quand un homme est comme ça, généralement il s’endort. » Le père : « Ca n’a vraiment aucun sens. » Matt répond : « Oh, mais ce n’est pas dormir ou parler dans ses rêves... C’est se réveiller pour découvrir qu’on a rêvé pour se faire plaisir. Eh bien... c’est juste comme vous disiez, et comme je me demandais... Plus l’homme est lourd, plus les traces de botte sont profondes. » Ce type de phrase, laissant le père de Sammy totalement perplexe, est pour nous tout à fait intéressante, puisque Matt, se voilant du non-sens, signifie ici immédiatement l’enlisement : « The heavier the man, the deeper his boot track. » On s’enfonce, et l’on s’enfonce dans les paroles elles-mêmes. Il y a encore du sens dans ces paroles, si l’on veut, mais ces paroles s’entremêlent au non-sens qu’elles signifient. Ce à quoi l’on tente de donner du sens, c’est à la présence même du non-sens. Conscient de l’absurdité de ses propos, Matt qui est en fin de compte aussi perplexe que son interlocuteur ajoute : « Ca n’a vraiment aucun sens... L’amour n’a aucun sens... Mais il est là. » Là-dessus, Matt s’en retourne chez lui. Sammy est émue aux larmes derrière son rideau parce qu’elle comprend qu’elle vient d’assister à une déclaration d’amour, certes quelque peu déstructurée. Son père imite alors devant sa fille la confusion de Matt : « Comme je le disais, et il se demandait... Mais de quoi diable parlait-il ? » Sammy répond en évoquant la blessure intime de Matt, amoureux, mais sans père ni mère présents pour « attester », aurait dit Ricœur, reconnaître et donner un sens à ce désir, l’orienter, fût-ce en le combattant. C’est aussi fréquent dans le western : un parent s’oppose au mariage de son enfant, mais ce faisant il fait encore exister la relation amoureuse. Les parents adoptifs de Matt, dans ce cas-ci, n’ont même pas remplacé les parents biologiques : ils n’ont cessé de les rendre à la vie, de les faire exister comme causes réelles de la malédiction, du tourment, esprits hantant la région et ne laissant à Matt aucun repos tant qu’il n’aura pas tué celui qu’il n’a jamais vu. Mais les signes « hantés » ne peuvent rien attester véritablement. Sammy n’explique pas les choses aussi clairement évidemment : emportée dans le tourbillon du non-sens, dont elle tombe amoureuse, puisqu’à la présence érotique des signes maternels correspond une véritable érotique du non-sens chez les amants, elle répond à son père sur le mode de Matt : « Quelque chose en soi fait si mal, on respire si mal... qu’on a envie d’hurler. Et l’on sait qu’on marche sur une route sans fin. » Autrement dit : au vide générationnel répond le caractère circulaire de l’espace. Car ne nous y trompons pas : la route sans fin, ici, n’est justement plus celle de la conquête. Sammy tente au fond de dire que Matt, comme son langage, tourne en rond. Le père, qui commence à se demander si la balle de fusil n’a pas également traversé son cerveau, s’adresse à sa fille : « Par égard pour ma pauvre âme fatiguée, où veux-tu en venir ? » Elle répond : « Il dit de jolis mots qui n’ont aucun sens... Car l’amour n’a aucun sens... aucun sens quand un homme a en tête ce que le jeune Matt a juré de faire. »
22Ne sachant pas encore que Howitt est son père, Matt le menace néanmoins une première fois au moment où il apprend que Mollie lui a vendu le domaine de sa mère. Personne n’a le droit de venir ici, dit-il. Sammy comprend la première l’identité véritable de Howitt. S’armant de courage, elle décide de venir rendre visite à ce dernier, au Pré Gémissant, à la tombée de la nuit. Pour la remercier de son aide, Howitt lui avait offert peu de temps auparavant une dentelle, exactement comme Matt. La jeune femme a eu alors la confirmation de son intuition, et elle vient la communiquer à l’étranger. Elle lui dit : « Past and present go together. » La ligne du temps s’éclaircit : passé et présent se rejoignent. Howitt cherche un moyen de dire la vérité à son fils, tout en l’invitant à renier son serment, sans quoi, comme le dit Howitt à Sammy, « cela voudrait dire encore une génération misérable ». La fiancée fait tout ce qu’elle peut pour adoucir Matt et le préparer à la vérité. Elle le convainct de laisser Howitt occuper le Pré Gémissant. Matt cherche alors à se rapprocher de cet étranger présenté par Sammy comme un « bon berger ». Il se rend ainsi chez lui pour lui proposer une partie de pêche. Assis côte à côte, attendant que ça morde, le père et le fils engagent un dialogue, et une relation de confiance se crée. Cette scène est intéressante car Matt y mobilise à nouveau explicitement l’enlisement. Il dit regretter avoir des jambes plutôt que des nageoires, pour pouvoir « pagayer (paddle) loin des problèmes, au lieu de m’y enfoncer jusqu’aux genoux ». C’est assez intraduisible : « wading knee-deep », patauger les genoux enfoncés, sous-entendu dans la boue, dans la vase, etc. Matt s’avoue complètement immobile, incapable de se défaire d’un destin implacable, qu’il expose à Howitt. Il se présente comme étant « en dette de tuer quelqu’un », quelqu’un de perdu pour lui, responsable d’une malédiction aussi vieille que lui.
23Il nous semble que la réarticulation de l’espace et du temps de cette communauté par l’étranger, Howitt, s’opère de deux façons : le bon berger va dérigidifier l’un et l’autre par la vision et la parole. Avec son argent, Howitt emmène Becky, la grand-mère de Sammy, se faire opérer des yeux chez un docteur de la ville. Aveugle de naissance, Becky se met à voir grâce à l’opération. Totalement improbable médicalement parlant (surtout au xixe siècle, et en particulier dans les Monts Ozarks !) cette guérison surprenante a évidemment une très forte connotation biblique. On enlève le bandeau de Becky sur une colline, où des rochers sont disposés en cercle, symbolisant la communauté. De nombreux villageois sont présents, ils chantent et entourent la vieille Becky. Celle-ci découvre alors les visages de la communauté pour la première fois. La scène donne l’impression que toute la communauté se recommence du même coup dans cette vision pure et sans préjugés. Chacun est reconnu par la grand-mère, sans même devoir prononcer une parole pour s’identifier vocalement. La grand-mère met sans difficulté un nom sur les visages, et sa vision pure dit la vérité. Ce qui devait arriver arrive alors : elle remarque immédiatement que Howitt est le père de Matt – ce que personne n’avait vu comme si la vision s’était lentement brouillée durant les vingt années d’absence du père. Seule Sammy avait compris, mais pas par la vision, uniquement par l’intuition. Harry Carey esquisse alors un sourire, qui avorte aussitôt, dans cette séquence remarquable, où la reconnaissance sent indistinctement la vie et la mort. S’ensuit une certaine confusion : Matt, stupéfait, va chercher le fusil resté sur son cheval pour accomplir sa vengeance, mais on l’en empêche. Pete le muet s’en empare pour le jeter au loin, comprenant que cette mort serait inutile. Cependant, Mollie lutte avec lui – son propre fils – afin que Matt puisse tuer. Dans la lutte entre Pete et sa mère, un coup est tiré : le muet tombe.
24Blessé à mort, il retrouve la parole. Si, avec Becky (c’est-à-dire en fin de compte grâce à Howitt), toute la communauté voit maintenant clair, alors les signes qui emplissaient l’espace naturel de leur chant maudit vont pouvoir se taire. Mais simultanément le muet retrouve la parole. Pete que tout le monde croyait simple d’esprit, retenait en lui-même une parole aussi pure que la vue de Becky. Frappé par la foudre le jour où la mère de Matt mourut, il perdit la parole. Et pourtant, dit Pete mourant devant sa mère, c’est Mollie que l’éclair a touché, en la tuant de l’intérieur. Il dit à sa mère : « C’est toi, la malédiction. » La malédiction est due aux hommes, non aux esprits. En réalité, la parole redevient humaine avec Pete – qui ne parlait pas –, tandis que la voix humaine était ensorcellée par les signes naturels auparavant ; et la vision redevient claire avec Becky, tandis qu’elle était obscurcie auparavant. Mais Pete meurt de sa blessure, et en une sorte d’ultime rituel, Mollie fait un cercle de feu autour du cadavre et se laisse brûler avec lui. Pendant ce temps, poussé à la vengeance par Mollie, Matt part pour le duel avec son père, à l’aube. Un plan fixe montre son arrivée au loin, écrasé par le destin, Matt est minuscule par rapport aux arbres immenses. Son père tire avant lui et le blesse. Il tombe évanoui. Le duel ayant eu lieu, le temps se réarticule. Matt se réveille et voit en ombres chinoises son père discuter avec Sammy derrière un tissu blanc : il entend la raison qui poussa jadis son père à l’abandonner. Après avoir tué un homme, celui-ci dût fuir – sans même savoir que sa femme était mourante. Matt, les yeux ouverts, rejoint par les médecins, Sammy sa future femme, et son père, dit alors : « C’est comme si j’étais né de nouveau. » La rédemption, qui est aussi un recommencement, se produit donc à la fois dans la vision et dans la parole.
25Évidemment, le côté « bon berger » du père est parfois irritant. Si le jeu d’Harry Carey est impeccable, les références bibliques sont très lourdes. Ces références ne sont toutefois pas archétypiques, car elles ne s’imposent pas absolument. Il semble, pour le dire en d’autres termes, que ces références sont pour Hathaway un prétexte à réfléchir l’enlisement et la manière d’en sortir. L’image biblique est investie dans la mesure où sa puissance évocatrice sur les esprits semble capable de faire contre-poid à l’ensorcellement des objets massifs, des signes figés dans la nature, des rôles sociaux définis par une situation tout à fait hétéronome. C’est risqué évidemment, puisque d’une hétéronomie, on peut toujours passer à l’autre, et figer à nouveau les rôles sociaux dans une archétypique biblique. Mais nous répétons que le film ne semble pas s’engager sur cette voie, le principal étant la reprise du mouvement lui-même, la dynamique. Il s’agit seulement ici d’une manière parmi d’autres de thématiser à la fois l’enlisement et la rédemption dans le western, dont le « christianisme », souvent plus subversif qu’on ne le croit, permet ici au roman de Ben Wright et à son adaptation par Hathaway de trouver une issue à l’enlisement, au risque d’ailleurs de la destruction pure et simple de toute génération, puisque le père et le fils auraient pu mourir tous les deux dans le duel. Ce duel renforce d’ailleurs notre lecture : l’image biblique du bon berger est certes investie, mais elle n’opère pas comme un archétype, ne fût-ce que dans la mesure où elle est déstabilisée, et même franchement violentée, par cette image peu morale et très violente d’un père tirant sur son fils.
II. The Big Country
26Nous allons rester extrêmement succinct sur The Big Country de Wyler. Même s’il existe dans le film de Wyler, réputé réalisateur de second plan, voire de peu d’intérêt, un grand nombre de plans indéniablement très réussis, il nous semble formellement, plastiquement, peu innovant, et certainement moins original que le film d’Hathaway. Nous voudrions seulement nous servir de ce film en manière de conclusion, pour étoffer encore la question de l’enlisement et la mettre en perspective.
27Le film est adapté d’un roman de Donald Hamilton quasi contemporain du film. Nous sommes quelque part dans l’Ouest, mais nous ne savons pas où (sans doute le Texas, puisque le roman de Hamilton s’y déroule). Ici aussi la société est paralysée. Mais tout s’inverse par rapport à The Shepherd of the Hills : les personnages ne doivent pas escalader des barrières pour passer d’un endroit à l’autre, ils ne sont pas écrasés par d’imposants rochers, l’espace n’absorbe pas leur mouvement. C’est l’inverse : l’espace est fluide et totalement ouvert, comme le montre un grand nombre de plans d’ensemble, dans lesquels, au milieu d’un paysage magnifique, une ligne, un chemin, traverse l’écran d’un bout à l’autre, et semble se poursuivre à l’infini. On ne cesse de tracer des lignes dans l’immensité de l’espace. En outre, la progression dans l’espace est rapide. De nombreux travellings accompagnent des cavaliers au grand galop et donnent une impression de vitesse totalement inenvisageable dans The Shepherd of the Hills. Cependant, l’ouverture maximale de l’espace trouve son contrepoint dans la fixité de l’ordre social, organisé autour d’une lutte sans merci entre deux familles de fermiers rivales, les Terrill et les Hannassey, chacune de ces familles étant dirigée par un père extrêmement charismatique, mais despote et rongé par la haine. Chez Hathaway, la béance générationnelle ferme l’espace ; chez Wyler, le trop-plein de présence paternelle ouvre l’espace. On circule dans l’espace, mais il semble que l’on y circule en vain. Les pères sont trop présents, trop massifs, à l’instar des objets, dans le film d’Hathaway, ils agissent en dieux tout-puissants. Les objets n’ont plus pour mission de prendre en charge une forme de présence, la présence des parents absents ; ici ce sont les pères qui sont immobiles dans leur présence souveraine (qu’aucune figure de mère ne vient d’ailleurs contrebalancer ou complexifier !). Les pères sont eux-mêmes, en quelque sorte, des « objets massifs », mais c’est alors l’espace qui s’ouvre et semble s’offrir à la fuite.
28La vie dans la région est réglée par l’affrontement, la guerre civile entre les deux familles. Cette guerre est causée par la haine personnelle que chaque père voue à l’autre, mais nous n’en connaîtrons jamais le motif. Autant dire que le conflit est totalement hétéronome, il n’est jamais réfléchi en tant que tel, on ne raisonne pas à son sujet, on n’argumente pas non plus. On sait seulement qu’il est là, qu’il rythme les rapports sociaux : le conflit se poursuit, sans raison, et il « structure » la société à sa manière. La société trouve un « équilibre », si l’on peut dire, dans la haine.
29Le film médite donc l’enlisement, et comme précédemment, la manière d’en sortir. Grégory Peck joue un capitaine de marine du nom de James Mac Kay, venu de la côte Est afin de se marier avec la fille du patriarche Terrill, rencontrée alors qu’elle séjournait quelques temps plus tôt à Baltimore. Homme moralement accompli, soldat expérimenté, il ne connaît toutefois pas l’Ouest. Il ne connaît pas ses mœurs, ses lois, sa nature. Tout le monde le met en garde contre le fait qu’il est désormais dans un « big country » (il finit lui-même par se moquer de cet avertissement récurrent), dans lequel il pourrait se perdre. L’espace risquerait, lui fait-on savoir à de multiples reprises, d’être trop grand pour lui, inhabitable en fin de compte. Très vite, on comprend donc que si cette société doit se réarticuler, si elle doit là encore faire un apprentissage, apprendre à modifier des significations trop lourdement sédimentées et déconnectées du sens même de la conquête, à savoir l’autonomie, cela passera par l’orientation dans l’espace. C’est pourquoi ici, « s’orienter dans le sens » revient directement à s’orienter dans l’espace. Même si les hommes des deux ranchs rivaux connaissent la région par cœur, ils ont oublié le sens même de l’investigation de l’espace par leurs aïeux venus s’établir là. Nous ne voyons certes pas Mac Kay parcourir les milliers de kilomètres séparant la côte Est de l’Ouest sauvage où il se rend, mais ce geste est symboliquement très fort, et certainement pas anodin : Mac Kay
rejoue, reprend, réeffectue la conquête. Par suite, c’est de lui, de cette hétérogénéité, que pourra venir le mouvement, la dynamique. Cet homme étrange est humilié de nombreuses fois, d’abord par les Hannassey dès son arrivée, puis dans sa famille d’accueil elle-même, par Steve Terrill, le fils adoptif du père, amoureux de sa sœur, et donc jaloux de Mac Kay. Mais ce dernier n’en prend pas ombrage, ne s’en offusque même pas, et n’est habité ni par la vengeance ni par la haine. De telle sorte que personne ne le comprend. Il désoriente tout le monde, et ce trait est essentiel. Mac Kay va réellement « plasticiser » la société, il va la rendre à sa mobilité essentielle mais oubliée. Or la réorientation du sens commence par la désorientation complète de la société, qui perd totalement ses repères.
30Un exemple frappant. Mac Kay annonce au palefrenier qu’il part faire une randonnée exploratoire de deux jours dans la région. Par conséquent, il devra passer la nuit à la belle étoile, et il prévient qu’il ne faudra pas s’inquiéter. Néanmoins, lorsqu’on ne le voit pas revenir le soir, la panique gagne sa promise et se communique au père Terrill et à ses hommes. Tout le monde est persuadé qu’il est perdu. L’espace est trop grand pour cet étranger, il est impossible qu’il puisse s’y retrouver. Une expédition se met en place et parcourt l’immense territoire en tout sens sans le retrouver. Mac Kay, de son côté, muni d’une carte et même d’une boussole, en bon marin, n’a pas été perdu une seule seconde en réalité. Il s’est rendu jusqu’à une extrémité du territoire, en un lieu stratégique puisqu’il constitue le seul point d’eau aussi bien pour le bétail de Terrill que pour celui de Hannassey. Et ce domaine, il le rachète à sa propriétaire afin d’en faire un cadeau de mariage pour sa fiancée. Cela est tout à fait significatif : l’exploration neuve et autonome d’un territoire par l’étranger désoriente assez les maîtres présumés de cet espace pour que ceux-ci ne parviennent pas à le retrouver. Ce sont eux qui sont désorientés dans leur propre « big country », pas l’étranger. On ne le croit pas lorsqu’il prétend ne jamais s’être perdu un seul instant, et l’on tente de l’humilier encore. La société est remise en cause et désorientée par l’acte même d’investir l’espace de façon neuve et autonome, comme si elle avait perdu le sens même de cette investigation, de cette orientation. Contrairement à ce qui se passait chez Hathaway, où la vue et la parole doivent redevenir humaines pour que l’espace clôt puisse s’ouvrir, Wyler exploite de son côté l’ouverture et la fluidité de l’espace, immédiatement disponibles pour le sens. Pour Mac Kay il était nécessaire et vital de se mettre à l’épreuve de la région afin de l’adopter, comme les aïeux Terrill l’ont fait jadis, mais c’est cela qui devient incompréhensible pour leurs descendants. Mac Kay rappelle à un ami du père Terrill qui lui recommande la prudence dans ce « big country » qu’il a connu plus grand encore : l’océan. Mais on le trouve suffisant, alors qu’il est humble.
31Après avoir désorienté la société par son propre pouvoir de s’orienter dans l’espace, Mac Kay va progressivement la réorienter positivement. Cette réorientation n’est audible par la société que dans la mesure où Mac Kay se met à parler son langage, à agir à sa façon, à travers le conflit et l’affrontement – lui qui a horreur de cela. Seulement, le sens du conflit lui-même change. Il était public, il va devenir privé. On comprend progressivement que chez Mac Kay, le conflit est d’abord celui d’un homme avec lui-même. Comme il n’a jamais besoin de prouver sa force devant autrui, Mac Kay passe pour un lâche. Pour autant, il n’hésite pas en réalité à se prouver à lui-même certaines choses, par exemple qu’il est capable de monter le cheval le plus récalcitrant du ranch. Mais seul le palefrenier assiste à la scène. Steve Terrill et les hommes qui ont précédemment tenté de l’humilier avec ce cheval n’y assistent pas. La lutte à mains nues entre Steve Terrill et James Mac Kay, devenue inévitable, ne se produit pas en public, comme l’aurait souhaité Steve lui-même, sûr de sa force, mais en privé, à l’aube, alors que tout le monde dort – et le marin, contre toute attente, s’en sort plus que bien dans cette lutte à mains nues. Dans la mesure où tout l’espace social est gangrené par la haine entre les Terrill et les Hannassey, la seule manière de purger cette société, c’est de reconduire chacun à sa propre conscience et, si le conflit est inévitable, de le ramener à un plan strictement interpersonnel, d’individu à individu. Mac Kay ne cesse d’insister sur le fait que la guerre civile entre les deux familles, celle-là même qui organise toute la société, repose en fait uniquement sur une affaire personnelle : elle ne regarde au fond que le père Terrill et le père Hannassey. En agissant ainsi, Mac Kay modifie le cours des choses. Nous ne pouvons retracer chaque étape du film, mais on notera que celui-ci s’achève sur le duel entre les deux pères, nécessaires pour la libération de la société. Comme on peut s’y attendre, ils meurent tous les deux dans cet affrontement. De même, la désimplication de Mac Kay s’avère nécessaire : la fille Terrill, totalement dépendante de son père, beaucoup trop « Terrill », ne pourra jamais devenir une Mac Kay : le capitaine rompt avec elle et s’installe dans le domaine qu’il lui avait initialement acheté, avec son ancienne propriétaire dont il est entre-temps tombé amoureux – celle-ci étant l’institutrice de la région, amie de la fille Terrill mais indépendante des deux familles. Le domaine lui-même est neutre.
32Il importe toutefois de bien s’entendre sur la « dé-publicisation » du conflit, pas franchement recommandée par les différentes philosophies contemporaines de la reconnaissance, à juste titre d’ailleurs. En réalité, pas un seul instant, le conflit ne tourne le dos à la société dans son ensemble, pas davantage que Mac Kay lui-même. La valorisation du combat avec soi-même – très protestante – et quand il le faut, d’individu à individu, ne se fait jamais au détriment de la société en question, elle ne se joue jamais contre la société, mais toujours avec ou plutôt pour le collectif. C’est l’espace public qui s’ouvre à nouveau, et la vie en commun redevient possible dès lors que chacun, dans l’intimité de sa conscience morale, est capable de faire des choix responsables. L’espace social est tellement enlisé dans le conflit qu’après avoir suffisamment ébranlé, désorienté celui-ci, Mac Kay tente de le réorienter en acceptant la dimension de conflit, constitutive de la société, mais en modifiant le sens de celui-ci. Il amène le conflit à se personnaliser, s’individualiser, et même s’intérioriser. Pour autant, rien n’est moins simple. Mac Kay devra encore, sous les yeux du clan Hannassey, et donc en public, s’affronter au fils aîné de celui-ci, qui a tenté de violenter l’institutrice. Pourtant, lorsque le fils Hannassey tire avant le signal sur son adversaire, Mac Kay, légèrement touché au visage, ne cherche pas à se venger, et s’il a maintenant le loisir de tuer son opposant, choisit de tirer sa seule balle dans le sol. Mac Kay n’échappe pas au conflit, et en acceptant de se battre, il parle le langage de la société dont il cherche à comprendre le fonctionnement, mais il en détourne la grammaire. Après l’avoir totalement désorientée, il feint d’emboîter ses pas dans les siens, mais en réalité il la réoriente vers l’intérieur, et ne cesse de montrer l’absurdité du conflit lorsque celui-ci accapare tout l’espace public.
33Devenu admiratif de Mac Kay, le père Hannassey, qui retenait l’institutrice prisonnière, comprend son message. Il fait cesser le combat entre les deux clans et provoque le seul père Terrill en duel. Le duel des pères se joue dans l’étroit et tortueux canyon menant au domaine des Hannassey, et il n’est significativement pas visible par les hommes de mains des deux camps, restés en retrait. Les patriarches règlent leur problème entre eux, ce problème devient privé. Même Steve le comprend : après avoir lutté seul avec Mac Kay à l’aube, sans public, il manifeste sa première opposition à son père adoptif lorsque celui-ci veut engager une nouvelle fois tout son clan contre le clan adverse, et il le laisse aller seul contre le père Hannassey. Cela étant dit, il serait exagéré de faire de cet ultime duel une séquence aussi privée que l’épisode du duel entre Mac Kay et le cheval hargneux ou bien entre Mac Kay et Steve Terrill. Ces deux derniers épisodes ont un autre statut. Le combat des pères fait suite à une longue bataille entre les deux camps, et il est su par tous. Il se produit immédiatement pour le bien de la collectivité, comme tout le monde peut s’en rendre compte. La privatisation n’a ici aucune connotation économique, elle renvoie à la réflexion d’une conscience individuelle sur elle-même, responsable de ses actes et capable d’assumer ses choix moraux, sans jamais se référer, pour expliquer ou justifier ses actes, à l’hétéronomie d’une situation sociale, en fin de compte transcendante à la raison pratique.
34Chacun des deux films étudiés dans cet article réouvre donc à sa manière la raison pratique, celle-ci s’effectuant à partir d’un espace-temps tout à fait différent. L’enlisement lui-même est traité de façon différente même s’il reste interne à la conquête, dont il est en quelque sorte, par sa dimension pathologique, la problématisation même en fin de compte.
Notes de bas de page
1 Cf. Van Eynde (Laurent), « La conquête de l’image. Ou comment le western institue derechef l’espace commun », in Affectivité, imaginaire, création sociale, sous la dir. de Gely (Raphaël) et Van Eynde (Laurent), Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2010, p. 265 et suiv.
2 Nous empruntons évidemment l’expression à Cornélius Castoriadis, on ne peut plus appropriée puisqu’il s’agit d’instituer purement et simplement la civilisation.
3 Nous laissons de côté, dans ce qui suit, toute référence au problème, classique dans les études cinématographiques, de la réception. Il est évident que le western italien, même s’il se rapporte à l’histoire américaine, ne vise pas (du moins pas en priorité) le même public que le western hollywoodien. Il ne s’en inscrit pas moins dans l’histoire du western, et c’est bien la compréhension d’un même phénomène historique, celui de la Frontière, qui est en jeu. Ce chassé-croisé interculturel n’en est que plus intéressant pour notre propos.
4 Cf. le caractère particulièrement peu libidinal des personnages, à l’une ou l’autre exception près, celle par exemple d’un Henry Fonda vieillissant dans C'era una volta in West.
5 Nous remercions chaleureusement Laurent Van Eynde, Franck Kausch et Daniel Agacinski pour les précieux échanges que nous avons pu avoir avec eux autour de ces questions importantes, et aussi au sujet de la généricité en tant que telle.
6 Cf. Berner (Christian), Au détour du sens. Perspectives d’une philosophie herméneutique, Cerf, Paris, 2007, p. 212 et suiv. Expression calquée sur l’« orientation dans la pensée » kantienne.
7 Woolf (Virginia), « Solid Objects » in A Haunted House. The Complete Shorter Fiction, Vintage Books, London, 2003.
Auteur
F. R. S. – FNRS – Facultés universitaires Saint-Louis
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