Une légende, deux images : le héros et son double dans They Died with Their Boots On de Raoul Walsh et Fort Apache de John Ford
p. 39-68
Texte intégral
Introduction
1Notre titre annonce un exercice de comparaison entre deux œuvres majeures du corpus westernien classique, chacune prenant d’ailleurs place au rang de ce qu’il est convenu d’appeler les chefs d’œuvres de deux réalisateurs aussi importants que Raoul Walsh et John Ford. Pratiquer la comparaison entre deux films peut soit être arbitraire, soit anecdotique – s’il n’y a pas quelque enjeu plus fondamental que l’énumération fastidieuse des seules analogies ou différences que n’importe quel spectateur peut percevoir, fût-ce confusément. Si cette contribution a d’autres ambitions, à tort ou à raison, c’est parce qu’il se joue quelque chose d’essentiel pour une philosophie du western dans l’entre-deux de ces œuvres, ou plutôt dans l’aller et retour entre elles, dans les jeux de reflet, dans la référence, aussi bien, à une identique figure légendaire ou même mythique de l’époque westernienne. Cette comparaison est, sinon nécessaire, du moins appelée par les œuvres pour accroître leur fécondité.
2Ce qui nous encourage à emprunter cette voie, c’est qu’elle a semblé impérative à au moins un grand connaisseur du cinéma hollywoodien classique, à savoir Bertrand Tavernier. Dans son monumental ouvrage intitulé Amis américains, Tavernier écrit : « Il conviendrait d’étudier [...] ce qui sépare Le massacre de Fort Apache (1948) de They Died with Their Boots On (La charge fantastique, 1941) de Walsh. » A la suite, sans développer lui-même cette analyse, il en pose quelques balises : « Bien qu’en principe plus sommaire, le film de Walsh s’impose par l’acuité de sa vision. Le moindre de ses gestes complète le portrait de Custer, l’explique en détail, tandis que toute une époque revit devant nous. Ford, au contraire, ne juge le même personnage que par rapport à son milieu, à savoir l’armée. L’un réussit à analyser historiquement une situation à partir de données antihistoriques, tandis que l’autre transforme un point de vue historique en une chronique sociale et en portrait d’officier pète-sec. Walsh va d’emblée à l’essentiel, au détail frappant, et sait l’opposer au parti pris initial, tandis que Ford s’attarde et chemine, peintre d’atmosphère plutôt que stratège et théoricien1. » On l’aura compris au commentaire de Tavernier, ce qui rapproche d’abord factuellement ces deux œuvres, c’est la mobilisation, dans les deux cas, d’une des figures principales de l’histoire de l’Ouest dans la seconde moitié du XIXe siècle, à savoir le général Georges Armstrong Custer, célèbre de son vivant pour des faits d’armes qui remontaient d’abord à la guerre de Sécession et qui est passé à la postérité essentiellement pour avoir conduit à la défaite son 7e régiment de cavalerie à la bataille de la Little Big Horn, le 25 juin 1876, face à une large coalition des peuples indiens du Nord (Montana, les deux Dakota, le Nebraska). Cette célébrité liminaire a pour conséquence immédiate que l’image westernienne vient ici s’enchâsser sur des images populaires nombreuses, proliférantes même du vivant du héros, et plus que jamais prégnantes dès les semaines qui ont suivi le désastre. Pour comprendre ces représentations préalables au travail de Walsh et Ford, il faut dire quelques mots de ce que les historiens nous apprennent aujourd’hui sur la biographie de Custer et sur ce qu’il s’est effectivement passé fin juin 1876. Non pas, cependant, pour reconduire les œuvres qui nous intéressent ici au donné historique pour lui-même, mais bien pour saisir en quoi a consisté le processus de représentation pré-westernien de la geste de Custer.
I. Custer en représentations
3Il faut souligner d’emblée que Custer fait partie – au côté, par exemple, de William Cody, de Wyatt Earp ou même de Jesse James – de ces figures de l’Ouest qui œuvrèrent à leur propre héroïsation et fictionnalisation, que ce soit dans la contemporanéité de leurs « exploits » ou dans leur postérité immédiate. Custer a construit son image, ou du moins une image, parfois consciemment, parfois involontairement, en favorisant les représentations de sa personne et de ses actes. L’image photographique l’a fixé dans ses originalités vestimentaires comme dans sa physionomie (quasiment son « look »...). Nous disposons aujourd’hui de 158 portraits photographiques de Custer pour seulement 122 de Abraham Lincoln2... Mais c’est aussi la presse qui s’est emparée du personnage de Custer, narrant ses faits d’armes, que ce soit pendant la guerre de Sécession ou pendant les guerres indiennes, avec force lyrisme et enthousiasme. La littérature populaire (les Dimes Novels, les feuilletons) ne fut pas en reste, non plus qu’une pratique picturale racoleuse, anecdotique, de très faible qualité, bien avant que les grands peintres Remington, Russel ou Schreyvogel ne s’emparent eux-mêmes de la grandeur tragique de l’ultime combat de Custer.
4La simplicité univoque de ces représentations, fixant la figure-type du militaire garant autant de la nation que de l’avancée de la civilisation sur la Frontière, facilita l’instrumentalisation tout aussi univoque du mythe Custer dans les années qui suivirent la défaite de la Little Big Horn. Cette héroïsation simple et massive du vivant de Custer a favorisé la pérennité de représentations culturelles tout aussi simples et massives, alors même qu’elles sont parfois contradictoires. Custer aura l’image du héros de la Civil War qui, dévoré par l’ambition et soutenu par une confiance inébranlable en soi, a commis la faute d’hubris en lançant son bataillon du 7e de cavalerie dans une attaque suicidaire contre une coalition d’environ 9000 guerriers indiens. Les 263 morts américains, dont Custer lui-même, seront vengés par une guerre implacable lancée presqu’aussitôt contre les tribus indiennes jugées responsables.
5Or, l’image ainsi peaufinée résiste d’autant moins à l’enquête historique qu’elle se soutient à l’origine d’une manipulation politique non dénuée de cynisme. Rappelons quelques faits. Depuis 1868, un traité réserve les Black Hills, dans le Montana, aux tribus indiennes, essentiellement des Sioux, qui considèrent ces lieux comme sacrés. Mais voici qu’en 1874, des prospecteurs qui accompagnent une mission de maintien de l’ordre dans les réserves, mission confiée par Washington au 7e de cavalerie de Custer, découvrent des traces de gisements d’or. L’information se retrouve très rapidement dans la presse et « des milliers de prospecteurs, hypnotisés par les superlatifs des journaux, s’élancent dans les Black Hills. Du début de l’automne 1874 au printemps 1875, les Sioux consternés observent des colonnes bruyantes parcourir leurs collines sacrées. [...] Très vite, les raids commencent contre les prospecteurs. Les cadavres s’amoncellent3 ». Washington hésite. Liée par le traité de 1868, l’administration du président Grant demande d’abord à l’armée de stopper le flux des prospecteurs. Mais la découverte de nouveaux gisements à l’automne 1875 provoque la volte-face de Washington : l’armée doit laisser passer les prospecteurs, on rachètera les Black Hills aux Sioux. Les Indiens refusent ce marché de dupes. On usera donc de la force. Il faut dire que l’Administration Grant est alors mal en point, minée par des affaires de corruption et enlisée dans les conséquences d’erreurs de jugement, notamment sur la gestion des guerres indiennes. Rien de tel pour détourner l’attention et se refaire une santé que de lancer une nouvelle ruée vers l’or. Il reviendra à l’armée de mettre au pas les Indiens rebelles et de les forcer à réintégrer les limites strictes de leurs réserves.
6Par ailleurs, au printemps 1876, Custer est cette fois engagé dans un violent bras de fer personnel avec Washington. Depuis 1874, il a pu s’apercevoir de la corruption qui règne à la Frontière, tout particulièrement dans la gestion des réserves indiennes. Il va jusqu’à dénoncer la corruption du ministre de la guerre. Lorsque Custer dénonce ces faits auprès de Washington, il ne recueille aucune audience. Pour faire bref, il dérange... C’est ainsi tout le gouvernement de Grant, et les généraux Sherman et Sheridan (ce dernier étant le mentor de Custer depuis la Civil War) qui sont fragilisés, au printemps 1876. Custer est enfin entendu par une commission sénatoriale, où il ira jusqu’à dénoncer, outre le ministre de la guerre, le propre frère de Grant. L’opposition démocrate jubile, mais les dénonciations de Custer ne lui vaudront que le soupçon de vouloir se présenter lui-même aux prochaines élections présidentielles. Au mois de mars, Grant décharge Custer de son commandement. Mais la presse défend ardemment Custer et la révolte indienne dans les Black Hills gronde. Le risque est grand. Au mois de mai, Custer est autorisé à reprendre son commandement. Le 7e de cavalerie participera à une expédition militaire chargée de forcer les Indiens hostiles à réintégrer leurs réserves. Custer, alors lieutenant-colonel, est placé sous l’autorité du général Terry. L’expédition se divisera en plusieurs colonnes et c’est donc le 7e de cavalerie de Custer qui découvrira le campement de la coalition indienne au bord de la Little Big Horn.
7Mais que s’est-il passé le 25 juin 1876 ? Custer a engagé le combat en respectant les ordres qui lui avaient été donnés. Il semble même qu’il ait hésité un temps, contre l’avis de ses scouts indiens. Il met en place une stratégie qui semble raisonnable, risquée certes, mais tenant compte de tous les paramètres de la situation donnée, de la configuration du terrain etc. Les forces indiennes ne s’élèvent d’ailleurs pas au nombre de six ou neuf mille guerriers, comme on l’a dit, mais bien de mille cinq cents, ce qui modifie fortement le rapport de force. Et pourtant, à l’arrivée, le désastre. Que s’est-il passé ? Les enquêtes historiques les mieux informées et les plus rigoureuses, croisant les témoignages des survivants américains (les bataillons du 7e de cavalerie qui ne furent pas engagés directement dans le combat) et des combattants indiens (témoignages recueillis quelques années plus tard, mais qui furent longtemps négligés) avec des fouilles archéologiques sur les lieux même de la bataille, ne laissent guère de doutes : Custer a tout simplement été trahi par deux de ses officiers, le capitaine Benteen et le major Reno, qui commandaient les deux autres bataillons pour un total de 400 hommes. Ceux-ci, contre les ordres de Custer, ne furent pas engagés dans la bataille et assistèrent depuis une colline voisine à l’extermination du bataillon de Custer. Reno était ivre pendant les heures que durèrent le combat et était incapable de donner le moindre ordre, après avoir fait preuve de lâcheté dans un précédent engagement, tandis que Benteen, dont la santé mentale est aujourd’hui sujette à caution, était devenu un ennemi intime de son supérieur et le haïssait profondément.
8C’est donc manifestement à l’encontre de la vérité historique que s’est construite l’image d’un Custer ambitieux et imprudent, responsable de la défaite de ses hommes. Comment est-ce possible ? L’annonce, sur la Côte Est, du massacre de la Little Big Horn, alors que les fêtes du centenaire de l’indépendance battaient leur plein fut un coup de tonnerre. Le son discordant d’un échec de la glorieuse entreprise de civilisation sur la Frontière fut d’autant plus un traumatisme pour la population qu’elle engageait la figure si populaire de Custer. Une enquête parlementaire fut diligentée, mais l’affaire (la trahison de Reno et Benteen) fut étouffée, pour des raisons évidentes :
- il était impossible de donner une image si désastreuse de l’armée américaine sur la Frontière, une armée « faite de traîtres et d’ivrognes » ;
- l’administration Grant voyait son intérêt à engager la responsabilité dans ce désastre d’un Custer qui avait été donneur de leçons et l’avait fragilisée ;
- en même temps, l’extermination du premier bataillon du 7e de cavalerie par des Indiens sanguinaires en nombre 30 fois supérieur (puisque l’on a accrédité l’hypothèse de 9000 guerriers alors qu’ils étaient six fois moins...) justifiait aux yeux du public une guerre totale dans les Black Hills et faisait taire les voix favorables au respect du traité de 1868.
9L’image de Custer devait, en effet, être univoque.
10Mais voici qui est encore plus troublant. Malgré des voix discordantes qui se firent très vite entendre et qui remirent en cause les conclusions de l’enquête parlementaire, cette image de Custer dans la culture américaine dominante fut si prégnante que même la contreculture ne parvint pas à s’en défaire et surenchérit sur elle, dans une alliance contre-nature. Les mouvements pacifistes, à l’époque de la guerre du Vietnam, ainsi que plus largement la culture de gauche, s’emparèrent de la figure de Custer. Et le général irresponsable devint naturellement un sanguinaire tueur d’Indiens, l’incarnation même d’une nation génocidaire. Un militaire obtus, à qui l’on attribua même un temps la phrase célèbre : « Un bon Indien est un Indien mort », dont la paternité revient en fait au général Sherman. Cette œuvre essentielle de la contre-culture qu’est l’ouvrage de Dee Brown, Enterre mon cœur à Wounded Knee, voit en Custer celui qui a « tracé la rout des voleurs jusqu’aux Black Hills4 ». On revint alors aussi sur un autre fait d’armes important du 7e de cavalerie, la bataille de la Washita en novembre 1868, où Custer a vaincu un important groupe cheyenne. Loin de nous l’intention de soutenir que Custer fut un saint homme, soucieux du bien-être des amérindiens qu’il croisait... Restons sérieux. Il s’agit d’un chef militaire engagé dans les guerres indiennes. Mais toujours est-il que la Washita est aujourd’hui officiellement considérée comme une bataille, au cours de laquelle, manifestement, Custer s’opposa aux exactions de ses hommes et surtout de ses scouts crow sur la population civile du village cheyenne. Une bataille donc, et non un massacre, comme sont officiellement considérés aujourd’hui Sand Creek ou Wounded Knee, par exemple. Or, nous savons bien que le Little Big Man d’Arthur Penn exploitera justement l’épisode de la Washita pour accréditer cette image sanguinaire de Custer.
11Ce n’est pas tant le manque de fondement historique de cette image de Custer, notamment chez Penn, ou même le fait que l’image contredit ostensiblement le personnage historique, qui peut causer quelque embarras, mais bien le fait que culture et contre-culture se rejoignent ici, quoi qu’il en soit de quelques différences d’accent, dans la constitution d’une image univoque, à l’évidence idéologique bien affirmée. C’est par contraste avec cette pratique de l’image, sans ambiguïté, sans équivoque, en pur à plat, que les œuvres de Walsh et Ford investissent la légende de Custer. Il n’est pas opportun d’insister par exemple sur le fait que, contre les idées reçues, le film de Walsh est historiquement le plus exact. La question n’est pas là. Ce qui nous importe, c’est que le western classique va tisser des images de la geste de Custer qui jouent avec la légende en la démultipliant et en la creusant tout à la fois – des images se démultipliant et se creusant ainsi elles-mêmes.
II. Les ombres de la conquête
12Notons tout d’abord que Walsh et Ford s’emparent bien de la légende de Custer, quoi qu’en empruntant des voies très différentes. Le film de Walsh pourrait être vu comme un biopic, même si cela impliquerait une très forte simplification de son propos. Nous suivons les exploits du héros depuis son entrée à West Point jusqu’au Last Stand, en passant par la plupart des événements qui ont jalonné la vie de la figure historique de Custer : rencontre avec sa future épouse, Libbie Bacon, guerre de Sécession, mariage, courte période d’inactivité après la guerre, reprise du service actif dans les guerres indiennes, lutte contre la corruption dans les réserves indiennes et à Washington etc. La plupart des traits de caractère connus ou réputés du personnage sont également repris : indiscipline au cours de ses études, fascination pour la cavalerie et la figure du Maréchal Murat, audace et courage au combat, charisme et, bien sûr, la tenue vestimentaire qu’un Errol Flynn à la chevelure mi-longue et abondante porte à merveille. Bien sûr, on peut aussi penser que l’histoire est, dira-t-on, « romancée » : nombreuses scènes de comédie, personnages secondaires inventés, eux aussi moteurs de l’action, confrontation directe, bien avant Little Big Horn, avec Crazy Horse (interprété par Anthony Quinn), scène d’adieu émouvante entre Custer et sa femme etc.
13Mais tout cela ne ferait de They Died with Their Boots On qu’un film au propos banal, pour ne rien dire encore de ses qualités plastiques. A dire vrai, l’enjeu même du scénario et de la mise en scène se trouve ailleurs. Un enjeu qui a longtemps échappé aux commentateurs, notamment européens, empêtrés dans leurs préventions à l’égard de Custer, des préventions qu’ils prenaient pour vérité historique, au point d’en perdre de vue que They Died with Their Boots On est une œuvre à part entière, et non une biographie plus ou moins romancée. Parmi ceux qui ne voulurent pas voir, tout simplement, figure au premier rang Jean-Louis Rieupeyrout. Celui-ci, dans une synthèse détaillée de l’histoire du western jusqu’en 1964, publiée la même année au Cerf, stigmatise durement « La charge fantastique, inspirée de l’hagiographie et de l’iconographie populaires » et qui, selon lui, ne serait rien d’autre qu’« une entreprise de propos délibérément patriotique mais d’un caractère indiscutablement erroné au regard de la vérité historique5 ». Peu importe que le film de Walsh soit, au contraire, souvent très proche de la vérité historique. Ce qui est frappant ici, c’est que l’auteur, obnubilé par ce qu’il croit savoir de la noirceur de Custer, ne peut percevoir dans son héroïsation chez Walsh qu’un propos idéologique et patriotique, quasiment révisionniste, s’aveuglant totalement sur la portée du film. Car que nous montre Walsh, en fin de compte ? L’épopée glorieuse de la nation américaine civilisatrice, incarnée dans une individualité aussi héroïque que chevaleresque ? Certes non ! They Died with Their Boots On, qui commence comme un film quasiment picaresque et se termine dans la plus sombre mélancolie, est l’histoire de la perversion de la conquête de l’Ouest. Pas même l’histoire d’un échec ponctuel de celle-ci, d’une défaite contingente, fût-elle d’ampleur, l’année même du centenaire de la nation américaine. Non, l’histoire d’une conquête qui se perd d’elle-même et par elle-même et disparaît dans ses ombres. Certes, on pourrait croire à un happy end par-delà la mort de Custer et de ses hommes. Mais ce happy end là est cruel, car la rédemption explicitement fictive de la nation la renvoie d’autant plus à sa faute et la contraint à la reconnaissance de celle-ci, puisque la conclusion de l’œuvre suggère que les Black Hills sont rendus aux Indiens.
14L’un des personnages secondaires les plus attachants du film de Walsh est un dénommé California Joe, dont le patronyme renvoie à son rêve d’aller en Californie (symboliquement le terme de la conquête) depuis 27 ans. Cette aspiration à l’ultime frontière place toute l’action de la seconde partie du film (les guerres indiennes) sous l’égide thématique de la conquête de l’Ouest. Ce convoyeur, vieux briscard de l’Ouest, meurt dans les bras de Custer, au plus furieux de la bataille de la Little Big Horn, en déclarant qu’il n’ira jamais en... Son dernier souffle emporte le nom de Californie, comme si la conquête elle-même agonisait. Un autre personnage essentiel, puisqu’il fait découvrir à Custer la vieille ballade irlandaise Garry Owen, qui deviendra l’hymne du 7e de cavalerie, est « Queen’s Own Buttler ». Ancien soldat de l’armée britannique, d’où son surnom, celui-ci s’engage sous les ordres de Custer et incarne pour sa part l’émigré qui s’intègre à la nation américaine en construction au gré de sa conquête de l’espace sauvage. La veille du dernier combat, Custer, qui ne se fait aucune illusion sur l’issue fatale, tente d’épargner Buttler en lui confiant une mission de messager qui le renverrait vers Fort Lincoln. Custer considère que Buttler, émigré si récent, n’a pas à mourir dans une guerre dont il ne peut être tenu pour responsable, au contraire de citoyens américains plus « anciens ». Voici l’échange entre Custer et Buttler :
Buttler :
— Pourquoi moi ?
Custer :
— Pour une raison : vous êtes Anglais, pas Américain.
Buttler :
— Pas Américain ? Pour qui vous prenez-vous, les Yankees ? Les seuls vrais Américains sont derrière cette colline, avec des plumes sur la tête !
Custer :
— Vous avez sans doute raison.
15Comme California Joe, Buttler meurt sur le champ de bataille, aux côtés de Custer et au milieu d’une dernière poignée d’hommes qui se sacrifient pour une conquête qui paraît désormais bien coupable.
16En effet, Walsh nous montre ces guerres indiennes dans les Black Hills non seulement comme résultant d’un non-respect des traités, mais plus encore : comme la conséquence voulue de manipulations affairistes. Les Sharp père et fils, ainsi que l’ancien officier instructeur de West Point, Tape, ont fait alliance pour favoriser la construction d’une voie de chemin de fer dans les Black Hills. La réalisation de ce projet au mieux de leurs intérêts exige que soit dénoncé le traité octroyant les Black Hills aux Indiens. A force d’intrigues et de coups fourrés, ils parviennent à éloigner quelque temps Custer de la région et en profitent pour faire croire à la découverte d’or dans les montagnes sacrées des Sioux. L’arrivée massive de prospecteurs ne peut que déclencher une guerre qui devrait se conclure par l’extermination des tribus indiennes. La voie sera alors libre.
17L’appât du gain, le mensonge, la traîtrise et l’affairisme sont présentés comme les facteurs déclencheurs d’une guerre injuste sur la Frontière, tandis que la conquête est pervertie par une ruée vers l’or fondée sur une manipulation cynique. Custer est engagé dans un combat qui n’est pas le sien et seul son sacrifice, ainsi que celui de son régiment, sont susceptibles d’ouvrir la voie de la rédemption. Mais, encore une fois, la conclusion du film tend ainsi aux spectateurs le miroir de ce qui fut manqué, comme si la conquête avait bel et bien échoué à se sauver elle-même.
18Les ombres de la conquête se dessinent aussi fortement chez Ford, même si le trait est d’un autre grain. Fort Apache est réalisé huit ans après They Died with Their Boots On. Sa réinvention de la geste de Custer est ainsi complexifiée par une référence supplémentaire. Ford est un admirateur de Walsh et il tourne sa propre œuvre en la tissant d’un réseau d’intertextualité aussi serré qu’inventif. Il est évident que le personnage du colonel Thursday, interprété par Henry Fonda, est inspiré du personnage historique de Custer. Ford mobilise quelques éléments bien connus pour que nous n’ayons aucun doute à ce propos. L’officier, issu de West Point, dont la carrière fut jusqu’alors brillante, reprend du service actif après une interruption, il a le grade de lieutenant-colonel, il se singularise par sa tenue vestimentaire, il est fasciné par une figure militaire européenne (cette fois Gengis Khan, et non plus Murat), il connaîtra la mort au terme d’un Last Stand etc. Mais en même temps, Thursday n’est pas Custer. Il en est une figure explicitement déplacée, comme son double malheureux, l’ombre du personnage héroïque que filmait Walsh.
19Thursday est envoyé par le ministère de la guerre à Fort Apache dans l’Arizona, à la limite Sud-Ouest de la Frontière, et non pas dans le Nord, comme Custer. Ses adversaires ne seront pas les Cheyennes de Crazy Horse et Sitting Bull, mais bien les Apaches de Cochise. Thursday semble faire d’ailleurs lui-même référence à Custer comme à son double glorieux en s’adressant aux officiers qui servent déjà depuis plusieurs années à Fort Apache : « Nous, ici, avons peu de chance de connaître la gloire et l’avancement. Tandis que d’autres officiers dirigent des campagnes tapageuses contre les grandes tribus indiennes, Sioux et Cheyennes, nous avons à parer au harcèlement d’une poignée d’Indiens faméliques. » Dans l’ombre de la gloire de Custer, Thursday en est comme l’image inversée, le reflet déformé. Ford le donnera à voir en conclusion, à la fois narrativement et plastiquement, en condamnant Thursday et ses hommes à succomber en un Last Stand en creux. Là où le dernier combat de Custer, historiquement, comme chez Walsh ou encore dans les représentations picturales les plus connues de la défaite de Little Big Horn, se déroule sur une colline, Thursday et ses hommes sont balayés dans une sorte de cuvette où ils se sont réfugiés, tant bien que mal, et une cuvette qui se trouve elle-même au fond d’un canyon. C’est dans le creux de l’espace que s’enterre le régiment de Thursday, négatif visuel de la colline du Montana.
20Thursday est l’ombre du personnage glorieux de Custer, mais l’action résonne alors aussi, dans le même temps, comme l’écho de l’action tragique de They Died with Their Boots On. Ombre de l’ombre de la conquête, il en force sans doute encore la noirceur et la perversion. Corruption des agents indiens, trahisons, mensonges, irrespect de la parole donnée, morgue du personnage principal (où la fougue et le courage d’Errol Flyn se transforment en orgueil et suffisance joués par Henry Fonda), le tout pris dans un mouvement d’Est en Ouest qui conduit Thursday à son point d’arrêt, dans ce Fort Apache entouré des buttes et mesa de Monument Valley qui sont autant de pierres tombales. L’action et ses corruptions ont sans doute perdu en ampleur épique en passant de They Died with Their Boots On à Fort Apache, mais Ford se sert de cette réduction pour donner à avoir une action d’autant plus dérisoire, menée par un être engoncé dans sa médiocrité. Tout particulièrement en rapport avec They Died with Their Boots On, l’action de Fort Apache s’apparente à une conquête en modèle réduit, la réduction favorisant une corruption quintessenciée. La médiocrité rend d’autant plus visible la corruption d’un mouvement qui devrait être d’une autre ampleur en même temps que d’une autre valeur. Pour autant, il faut bien sûr comprendre que cette perversion/réduction de la conquête est rapportée à l’action de Thursday, et que Ford ne dépeint pas la communauté du Fort dans des teintes aussi crues ou des contrastes si délétères. Nous pouvons ainsi opposer un plan précis de Thursday juste avant la bataille, s’avançant seul, de profil, devant la ligne d’horizon, dans un contraste des formes et des lumières quasi-expressionniste, aux multiples scènes enjouées par lesquelles, de digressions en digressions, Ford dépeint une communauté vivante, intégrant l’étranger, l’immigré, qu’il soit français ou irlandais, intégrant le sudiste vaincu dans une communauté vêtue de tuniques bleues, sans que jamais il ne transige sur la pluralité des corps et des êtres. Nous reviendrons sur cette articulation ou désarticulation (selon qu’il s’agisse ou non du personnage Thursday) de l’individu et de la communauté, mais ce qui nous importe à ce stade de notre étude, c’est que la peinture d’un vivre-ensemble pris dans le processus d’un devenir, d’une autoconstitution tâtonnante (la communauté du Fort) aux confins de la Frontière, rend d’autant plus sensible et visible le fait que l’action même pervertit ce mouvement de la conquête, emportant tout un chacun dans l’ombre d’un Last Stand en creux.
III. La légende, le héros et la communauté
21Nous avons déjà commencé à apercevoir comment les films de Ford et de Walsh jouaient avec la légende. Mais nous n’avons pas encore souligné combien il était déterminant, dans un genre tel que le western, que la légende soit celle d’un homme dans sa responsabilité la plus singulière. Certes, on pourrait dire cela aussi bien des autres figures légendaires de l’Ouest. Mais nous avons tendance à penser que cette singularité prend ici un relief tout à fait spécifique dans la mesure où il s’agit explicitement de la responsabilité d’un individu par rapport à une communauté en ce qu’elle peut avoir, en principe, de plus intégré : un chef militaire qui emporte dans la mort son régiment (quelles qu’en soient les raisons, le contexte etc., tous très contrastés entre l’histoire, le film de Walsh et le film de Ford). Pour le dire autrement, la geste de Custer permet de poser à nouveaux frais l’une des questions essentielles de la création westernienne, à savoir le rapport de l’individu à la communauté, dans leur fixation, enlisement ou devenir respectifs.
22La question que posent, par des voies différentes, le film de Walsh et le film de Ford, est au fond la suivante : que devient le rapport de l’individu à la communauté dès lors que surtout l’un, et un peu l’un et l’autre, est ou sont engagés dans une action à l’écran qui est légendaire ? Comment l’individualité filmée engage-t-elle sa légende dans le rapport à la communauté ? Comment sa légende devient-elle ou ne devient-elle pas aussi bien celle de la communauté même ? Nous traiterons ces questions successivement dans le film de Walsh et dans le film de Ford, où nous verrons à nouveau que, à certains égards, les images sont inversées et ainsi d’autant plus intimes l’une à l’autre.
23Les critiques, souvent déplacées, que l’on a pu adresser au film de Walsh tiennent toutes, peu ou prou, à l’« acceptation » sans reste de la légende, quand on ne stigmatise pas, avec moins de nuance encore, sa nature prétendument hagiographique. Nous avons déjà souligné combien les préventions elles-mêmes des représentations univoques, et pour tout dire idéologiques, de la geste de Custer sont en fait ici bien plus en cause que les options mêmes du filmage de Walsh. Mais il serait vain de nier que cette impression que peut ressentir le spectateur a néanmoins un fondement dans la structure même de l’œuvre. Non pas, cependant, que le film prendrait purement en charge, pour le meilleur et pour le pire, une représentation elle-même univoque qui réécrirait la légende à sa manière, mais bien en ce que tout l’enjeu du film réside dans l’affrontement de l’individu (le personnage de Custer tel qu’il est interprété par Errol Flynn) avec sa propre légende. Walsh articule ainsi son propos sur deux binômes qui ne sont pas loin de se recouvrir : hasard et nécessité, d’une part, individu et communauté, d’autre part.
24Hasard et nécessité, tout d’abord. Tout au long du film, il semble que Custer se heurte à sa légende, comme si celle-ci avait déjà été écrite, était déjà connue. Comme si, en somme, son accomplissement était nécessaire et sous-tendait le mouvement qui traverse tout le film, en était le vecteur. Le film déploie ainsi une temporalité qui, dans son déroulement même, est faite d’anticipations explicites, comme si Walsh nous disait : « voici ce qui survient à présent et vous savez bien comment cela va se terminer... » Notons d’abord que les grandes étapes de la vie de Custer sont reprises, immédiatement identifiables par le spectateur un tant soit peu informé – et le spectateur américain l’est, même si cela confine parfois aussi bien à une désinformation qui n’en est que l’envers. De même des grandes figures historiques, clairement identifiables et qui ont une densité biographique elle aussi bien connue (Libbie Custer, le général Sheridan, le président Grant, le chef sioux Crazy Horse) qui croisent le chemin du célèbre général. La rencontre tout à fait fictive avec Crazy Horse, bien avant le dénouement tragique, fonctionne d’ailleurs elle aussi comme une anticipation partageable avec le spectateur. Alors que Custer est en route pour prendre son commandement à Fort Lincoln, Crazy Horse, accompagné de quelques Sioux, attaque son maigre convoi pour s’emparer de chevaux. Walsh met alors en scène un bref duel entre les deux hommes. Custer en sort vainqueur et fait prisonnier le chef sioux. Dans cet épisode, il est déjà question de parole donnée (et donc, a contrario, d’une parole qui ne sera pas tenue, même si cette faute viendra bien plus tard et sera le fait d’autres hommes blancs). Certes, Custer l’emporte ici, mais l’évasion de Crazy Horse, peu de temps après, opère dès lors d’autant plus comme une anticipation (terme que nous préférons à celui d’annonce, puisque ce qui va se passer est bien connu). La défaite de Custer est déjà consommée, et la fuite du chef sioux dans une cavalcade acrobatique au vu et au su de toute la garnison apparaît comme un défi lancé à cet idolâtre de la cavalerie qu’est Custer.
25La nécessité de la légende s’impose aussi dans certaines options narratives très fortes. Ainsi de la magnifique séquence d’adieux entre Custer et sa femme, Libbie, juste avant le départ à l’aube pour la Little Big Horn. Les deux personnages jouent ici ostensiblement un rôle, se mentant l’un à l’autre sur leurs espoirs d’une vie future. Le ton faussement insouciant, voire enjoué, est précisément partagé dans l’acceptation du dénouement tragique qu’exige la légende – l’histoire élevée au rang de légende. Le temps incertain a trouvé son terme, la nécessité qui a parcouru tout le film en sous-main aboutit enfin à un effacement pur et simple du devenir. Custer brise en cachette la chaîne de sa montre gousset et laisse ainsi à sa femme, en souvenir, un objet qui lui est cher. Dans le même geste, il acte la fin du temps pour lui, y renonce. Le temps de Libbie s’arrête aussi, elle entre à son tour nécessairement dans la légende. Custer découvre son journal intime et en lit les dernières lignes, devant elle. Le journal du temps qui passe ne s’écrira plus, il peut être lu. Historiquement, Libbie écrira ensuite des livres sur son mari, pour le réhabiliter. Walsh le sait bien. Non seulement les livres de Libbie Bacon-Custer furent célèbres aux États-Unis, mais ils ont servi à l’élaboration même du scénario du film. A l’écriture incertaine du temps qui passe succèdera donc la réécriture commémorative de la légende. Custer part à la mort et Libbie bloque son existence dans cet instant qui clôture le temps. Le travelling arrière qui clôt la séquence et l’évanouissement de Libbie ne sont pas pathétiques pour qui sait voir ces images, ils sont, en quelque sorte, « ontologiques » : l’abandon nécessaire du temps pour l’accomplissement de la légende.
26Au surplus, notons que certains éléments plus anecdotiques en apparence, qui semblent ne pas être directement impliqués par la légende, semblent eux aussi marqués par la nécessité (là où on aurait pu attendre plus de contingence). Par exemple, Libbie et Custer, au moment de se fiancer, s’aperçoivent qu’ils se côtoyaient déjà enfants à Monroe. L’existence privée elle-même est happée par une temporalité dont le devenir n’est sans doute qu’un leurre, destiné à voiler, d’ailleurs fort imparfaitement, l’inéluctabilité de la légende – quelque chose comme une destinée...
27Mais il est encore une autre figure, plus importante, de la prégnance de la nécessité de la légende sur l’action tout au long du film que nous voudrions mettre en évidence. Nous pensons bien évidemment à la chanson traditionnelle irlandaise Garry Owen, qui est bien connue comme l’hymne du 7e de cavalerie. Son thème apparaît dès le générique, confirmant au spectateur que c’est bien de la geste de Custer et de son régiment qu’il sera ici question, sous un titre (littéralement : « Ils meurent les bottes aux pieds ») qui anticipe le dénouement tragique. Dans le cours de la narration, l’émergence intra-diégétique du thème survient dans le cadre d’un épisode décisif du film, sur lequel nous reviendrons encore en conclusion. Au cours d’une permission qui lui permet de se rendre à Monroe, sa ville natale, pour se fiancer (du moins l’espère-t-il) avec Libbie, rencontrée fortuitement à West Point, Custer passe devant une taverne d’où s’échappent quelques notes de musique et des chants désordonnés : un autre permissionnaire, le fameux « Queen’s Own » Buttler, joue la ballade Garry Owen sur un vieux piano, accompagné par les voix avinées de quelques piliers de bar. Ce chant attire Custer et c’est lui seul qui le fait pénétrer dans le bar. Nous sommes au beau milieu de la Civil War, plus de dix ans avant que Custer ne prenne le commandement du 7e de Cavalerie, mais son existence est déjà placée sous le sceau de ce chant qui constituera une identité forte, une action légendaire et un thème reconnaissable et immédiatement attribuable aux héros malheureux de la Little Big Horn. Lorsque Custer prend son commandement du 7e et que, littéralement, il refonde ce régiment, il retrouve Buttler et lui demande de jouer cet air qu’il n’a jamais pu oublier. Sans que cela soit dit explicitement, Garry Owen devient l’hymne du régiment et de son action légendaire. Il glisse ainsi, dans le montage de Walsh, d’une interprétation au piano à une reprise par la communauté militaire de Fort Lincoln, avant de s’élever de l’intradiégétique à l’extradiégétique, comme une forme englobant la narration même, une forme dès lors contraignante, aussi nécessaire qu’évidente. Il peut sembler que, dans cette séquence, Custer et son régiment rejoignent déjà leur légende, l’identité du groupe se fixant dans le passage du discours articulé à la ballade qui devient orchestrale et chorale.
28Enfin, il n’est peut-être pas inopportun de souligner que le couple d’acteurs auquel ont été confiés les rôles de Custer et de Libbie renvoie aussi au « bien connu ». En retenant Errol Flynn et Olivia de Havilland pour le huitième et dernier film qu’ils tournent ensemble, Walsh reconduit le couple notamment du Captain Blood ou de The Adventures of Robin Hood de Michaël Curtiz. Walsh exploite un emploi classique de ces acteurs et par là même place son action sous l’égide de l’évidence reconnue qui soutient le schème de la nécessité. Nous verrons que le choix de Ford est diamétralement opposé.
29Pourtant, que la légende et sa nécessité soient si prégnantes ne constitue qu’une face du film, l’un des termes de sa problématique. En effet, si tel n’était pas le cas, si la légende était laissée à elle-même ou instituée par le propos de Walsh, elle succomberait sans doute très vite à une univocité qui lui est pourtant viscéralement étrangère. Nous évoquions le binôme hasard-nécessité : de fait, la nécessité n’apparaît ici qu’en creux ou à la pointe du hasard, et c’est la tension entre ces deux termes qui est proprement opérante. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer que la plupart des éléments que nous venons d’invoquer à l’appui de la nécessité légendaire peuvent aussi être analysés en sens inverse ou du moins comme figure de l’affrontement du hasard à la nécessité. Tout cela est affaire de lecture, mais une lecture ambiguë que génère à tout le moins le film de Walsh.
30Ainsi de la plupart des jalons bien connus de la biographie de Custer. Ceux-ci nous sont systématiquement montrés comme relevant du registre de l’accidentel. Custer, piètre élève à West Point, n’aurait pas dû devenir officier dans l’armée nordiste. Ensuite, ses fiançailles avec Libbie sont elles-mêmes inespérées. Il fait d’abord défaut à un rendez-vous, puis sa rencontre avec le père de celle qu’il convoite – rencontre tout à fait fortuite, elle aussi – manque de ruiner ses projets de fiançailles. C’est aussi le plus grand des hasards (une rencontre au restaurant avec le général Scott) qui lui permet d’être réellement actif dans la guerre, et bientôt un héros, puisqu’une confusion d’écriture administrative le nomme général alors qu’il n’en a pas l’âge etc. Bien sûr, nous pourrions considérer que cet accidentel n’est qu’un leurre, et que son tissu serré d’événements contribuant à la formation de la figure de Custer confirme bien plutôt la prégnance de la nécessité de la légende. Nous croyons pourtant qu’une telle lecture serait réductrice. Au fond, tout le film creuse la légende par l’accident, en manière telle qu’il y a toujours une réserve de sens et d’action qui échappe à la légende ou la déborde – c’est selon. Dès lors, le hasard devient la condition même d’échappement de la singularité à la contrainte de la légende nécessaire, et la garantit de son initiative au moins possible.
31Reprenons la séquence des adieux entre Custer et Libbie. La conscience de la nécessité qui s’échange dans leur jeu de sous-entendus dit aussi bien la réflexivité et la négativité qui s’exercent ici. Custer ne succombera pas, il se sacrifie pour dénoncer, par delà sa propre mort, la corruption de la conquête. Libbie ne sera pas la veuve éplorée. Elle sera celle qui a consciemment accepté un rôle, mais tout en le dévoyant : elle sera la voie d’outre-tombe de son défunt mari pour condamner à l’échec les ambitions des spéculateurs. Dans les deux cas – Custer et son épouse –, nous avons à faire à un puissant processus de singularisation qui s’approprie lui-même la légende dans un jeu complexe de distanciation/adhésion, bien plus qu’il ne s’y soumet.
32Quant au rôle que joue la ballade Garry Owen, à présent. Certes, il s’agit d’un instrument de constitution d’identité collective. Mais la ballade ne l’incarne pas comme un donné, elle participe explicitement de son invention tâtonnante. Lorsque Custer l’entend pour la première fois, il s’agit bel et bien d’un « accident » au sens où cette musique ne peut encore être rapportée par lui à l’histoire d’un régiment qu’il ne commandera que dix ans plus tard. Si l’on n’interprète pas (comme on le ferait par pétition de principe) l’accident comme le leurre de la nécessité, cet événement décentre bien plutôt l’invention de l’identité vers un avant et un ailleurs. Au demeurant, il nous importe ici qu’il s’agisse d’un chant irlandais, introduit par un sujet de la reine d’Angleterre, qui semble incarner encore l’immigration, l’aventure de la conquête tout en ayant, au surplus, la grandeur de reconnaître la priorité des Indiens dans la revendication d’une hypothétique américanité. « Queen’s Own » Buttler décentre déjà par son personnage, son « caractère », la légende de toute fixation.
33Il faut dès lors interpréter – aussi, pas « seulement » mais « aussi » – la séquence de l’« assimilation » de Garry Owen au 7e de Cavalerie à l’aune de ce décentrement. Custer dit l’exigence d’une communauté, d’une identité. Mais celles-ci ne sont pas données, il faut explicitement les inventer. Et c’est cette invention que nous montre le film. Ainsi, dans cette séquence, le montage n’apparaît plus comme le déploiement quasi mécanique de ce qui est compris dans un plan inaugural, déterminé par la légende, mais bien l’aventure d’un devenir qui consiste à accoler des images dans une forme de progressivité sans doute, mais une progressivité incertaine ou à tout le moins en elle-même indispensable à l’émergence du sens. D’où le piano, les chants, puis l’accordéon, puis la trompette, puis les fifres et tambours etc. Comme si chaque instrument ou groupe vocal venait ajouter sa partie, marquant déjà l’hymne d’une multiplicité qui contredit l’univocité du statut légendaire qu’il soutient. Le défilé des troupes au son de Garry Owen se fait alors sous le regard, au premier plan, de « Queen’s Own » Buttler, tandis que Custer reste à l’arrière-plan. Comme si l’étranger, celui qui avait d’abord été rencontré justement « par hasard », continuait à marquer de son empreinte (et la déstabilisant) l’invention de la légende. Notons d’ailleurs la fragilité de l’identité en construction. Lorsque Custer reçoit à Fort Lincoln un commissaire des affaires indiennes, il se fait fort de faire défiler devant lui un escadron représentatif de la rigueur militaire et de l’identité du 7e de Cavalerie. Mais il est piégé par les spéculateurs qui, afin de le discréditer, ont encouragé la tendance naturelle des hommes à l’ivrognerie. Au grand désarroi de Custer, le défilé se transforme en débandade et Garry Owen en cacophonie... Pour le meilleur comme pour le pire, la forme de la légende continue à être travaillée de l’intérieur par la contingence.
34Mais en fin de compte, n’est-ce pas tout simplement le personnage même de Custer qui nous apparaît ici, à certains égards, opposé à sa légende ? Ce film a souvent été encensé – lorsqu’il l’a été – pour son sens aigu du mouvement. Errol Flynn se dépense tant et plus à l’image, en cavalcades, combats, irruptions soudaines dans les bureaux de l’armée ou même de la Maison Blanche, charges endiablées, que ce soit durant la guerre de Sécession ou durant les guerres indiennes. Son personnage ne se coule certes pas dans un cadre contraignant, fût-ce celui de la légende. On pourrait même dire que le personnage reste, tout au long du film, en marge de sa légende, en réserve ou déjà au-delà. Participe à cette dynamique interne à l’image, sous-jacente à la légende qu’elle porte en même temps, la dimension picaresque de la narration dans un premier temps. La fougue et l’innocence du jeune Custer s’imposent dans une rupture radicale avec le convenu, comme si sa vie singulière ne rentrait pas dans le moule biographique d’une narration en image. Le caractère de comédie de la première partie du film souligne l’inadaptation de la singularité « custerienne » à la légende, plus qu’elle ne contribue à « légendariser » le marginal ou l’excessif. Cela parce que, dès qu’il y a une individualité, il y a de l’accident, de l’inattendu. Il suffit, à cet égard, de se souvenir de l’entrée de Custer à West Point, alliant pour ainsi dire le pittoresque, le picaresque et l’héroïque en devenir.
35Mais pour bien saisir comment le hasard, l’incertitude, l’accidentel viennent décentrer la légende, il faut faire droit, enfin, au second binôme que nous annoncions : individualité-communauté. La tenue vestimentaire pour le moins anachronique de Custer, qui singe la mode des guerres napoléoniennes et tout particulièrement l’image de Murat, le mulet qui tient lieu de fier destrier, l’esclave noir qui se révèle en fin de compte un gamin engagé pour l’occasion en manière d’écuyer, la meute de chiens qui enrichit encore ce singulier équipage et enfin le port altier du jeune homme qui espère entrer à West Point, tout cela dit bien plus que l’on ne pourrait le croire. Custer vient de son lointain Michigan, il n’est qu’un péquenot inadapté aux mœurs de la fière école militaire. Tout au long du film, il sera renvoyé à son indignité sociale par rapport à la communauté à laquelle il s’efforce d’appartenir. Son héroïsme nous est montré comme un mode tout à la fois d’effraction et d’élévation sociale. Il s’agit là d’un motif récurrent du cinéma de Walsh. Errol Flynn incarnera encore cette vitalité picaresque qui se soutient d’une forte aspiration sociale dans Gentleman Jim, un an après They Died with Their Boots On. L’articulation de l’individu à la communauté est pour le moins complexe, difficile, fragile même, et la prise en charge d’un commandement en est la figure la plus aboutie et la plus équivoque : appartenant à la communauté au point de la diriger, s’en marginalisant aussi bien par ce commandement même, qui le place, dans les nombreuses séquences de charge, en avant de ses hommes. La célèbre singularité vestimentaire de Custer, ses désobéissances multiples, ses prises d’initiatives audacieuses, son héroïsme même entretiennent l’ambiguïté et la difficulté de son rapport à la communauté. Walsh ne manquera pas, en fin de compte, de filmer un Custer totalement isolé au milieu des cadavres de ses soldats, ultime survivant du Last Stand. Ici encore, et une dernière fois, l’héroïsme revêt toute l’ambiguïté de l’individualité en recherche de communauté.
36Ce statut équivoque de l’individualité de Custer s’incarne au mieux dans l’affrontement de la contingence et de la nécessité. Les aspirations de Custer en tant qu’individu semblent encadrées par la récurrence de quelques personnages à chaque moment décisif de l’intrigue. Le film s’ouvre sur West Point et cadre après à peine trente secondes le cadet Sharpe, déjà caporal grâce à son statut social et au soutien financier de son richissime père. Ce personnage, interprété par Arthur Kennedy, est d’emblée posé en contraste avec Custer, mais moins en tant qu’individu lui-même qu’en tant que spécimen d’une sphère sociale à laquelle Custer, lui, n’a pas accès. Progressivement, une constellation de personnages va se former autour de Sharpe (comprenant notamment son père, puis le colonel Tape, lequel devient ensuite commissaire des affaires indiennes). Où qu’il aille, quoiqu’il fasse, Custer retrouvera toujours l’un de ces hommes. Sharpe mourra d’ailleurs à Little Big Horn, présent à la dernière comme à la première séquence du film. Une toile se tisse ainsi qui enserre de plus en plus l’action de Custer et qui l’entraînera à sa perte : cette petite communauté affairiste est à la base de la manipulation qui conduit à la guerre dans les Black Hills. A deux reprises, que ce soit à Monroe ou à Fort Lincoln, Custer découvre ces hommes chez lui, reçus par son épouse. A chaque fois, ils s’opposent à eux, et même les éconduit, refusant leurs propositions de collaboration dans des affaires plus ou moins légales, et fort peu morales. Custer s’affronte à ceux-là mêmes qui, nous dit le film de Walsh, s’inscrivent le plus directement dans la communauté américaine, la représente, y compris dans ses mœurs corrompues, son affairisme et sa cupidité. Chaque résistance de Custer s’apparente alors à une gesticulation dans les rets d’une toile qui tisse sa légende.
37Tout comme hasard et nécessité se croisaient et s’échangeaient, susceptibles chacun d’une double lecture, individu et communauté constituent une structure immanente à l’œuvre tout en tension et renversement que concentre en lui l’héroïsme de Custer. L’action du film oscille sans cesse de l’un à l’autre, du hasard à la nécessité et de la nécessité au hasard, de l’individu à la communauté et de la communauté à l’individu. L’équilibre est maintenu, instable, conflictuel, incertain. Il est maintenu tant qu’il y a du mouvement. Le corps sans cesse en déplacement d’Errol Flynn, les multiples charges de Custer comme des Indiens, la démultiplication des événements dans un rythme soutenu contribuent à cet équilibre qui se maintient comme en suspens. On ne peut assez dire l’importance du galop d’un cheval dans They Died with Their Boots On. Le galop est un mouvement à quatre temps, mais dont le dernier temps est un pur suspens – moment de projection où aucun des quatre sabots ne touche le sol. L’action est ainsi dans un suspens entre les termes des binômes que nous avons mis en évidence. Elle se résout et se dissout tout à la fois dès lors que le 7e de cavalerie met pied à terre pour le Last Stand. La légende se fige. Custer est seul, la communauté n’est plus qu’un cadavre qu’il rejoindra bientôt. Figé, il fait face à Crazy Horse et aux guerriers qui foncent sur lui dans une charge fantastique qui est désormais la leur. L’ultime contre-champ du regard de Crazy Horse sur Custer est splendide : Custer est immobile, mais l’image en travelling tangue, comme si le mouvement qui était jusqu’alors le sien ne pouvait désormais plus que l’emporter, lui qui a mis pied à terre, en renonçant, contraint et forcé, aux tensions du hasard et de la nécessité, de l’individu et de la communauté. Dépouillé du mouvement, Custer tombe, et la légende s’écrit, mais sans que, dans le film de Walsh, nous ne puissions oublier ce que nous avons vu, sans que ne puissent s’effacer les tensions qui ont sous-tendu l’écriture de la légende.
38Venons-en maintenant à Fort Apache qui nous apparaîtra plus que jamais comme un contre-point de They Died with Their Boots On. Nous avons vu chez Walsh combien la légende était la donnée base, la structure et pour ainsi dire la nécessité qui s’imposait à l’action même de Custer. Le colonel Thursday, lui, n’est pas soumis à la légende, dans son lointain Arizona, et voit s’évanouir tous ses rêves de gloire. Jusqu’au moment où il comprend qu’il n’a pas face à lui quelques « Indiens faméliques », mais bien le peuple apache dirigé par la figure elle-même glorieuse de Cochise. L’échange avec le capitaine York (John Wayne) quant aux possibilités de faire revenir Cochise, enfui au Mexique, sur le sol américain, explicite l’aspiration de Thursday. Il lui importe que Cochise soit plus célèbre qu’il ne le pensait et que sa capture puisse retenir l’attention des journaux. Dans un plan rapproché, on l’entend méditer : « L’homme qui a ramené Cochise... » Thursday veut construire sa légende, l’instituer. La légende ne lui échoit pas au gré d’une action qu’il ne maîtriserait pas totalement, comme c’est le cas pour l’héroïsme échevelé de Custer. C’est en récusant toute forme de passivité que Thursday décide, arbitrairement, d’élever son existence au rang d’une forme, d’un type héroïque. L’individualité devient ici le lieu même de la nécessité, tandis que la contingence, nous le verrons, prend les traits de l’existence multiple de la communauté. Tous les signes donc s’inversent à nouveau en passant de Walsh à Ford.
39Le corps de Thursday incarne cette nécessité par laquelle il décide de s’élever à la légende. Corps contraint, raide, tendu, figé jusque dans sa marche aux pas lents et mesurés, plus scandés que rythmés. Certes, c’est la discipline militaire qui s’exprime ici, mais aussi et surtout la tenue de celui qui décide d’être ce qu’il sera. Que Ford ait distribué ce rôle à Henry Fonda est bien sûr décisif. Dans My Darling Clementine (La poursuite infernale, 1946), où Fonda jouait, deux ans plus tôt, le rôle de Wyatt Earp pour le même John Ford, son corps était souple, joueur, tantôt plié, tantôt librement étendu, s’amusant de son équilibre instable sur une chaise qui se balançait sur ses deux pieds arrières. Plus tôt encore, en 1939, en interprétant le jeune Lincoln dans Young Mr. Lincoln (Vers sa destinée), le corps de Fonda devait incarner, dans une souplesse qui confinait peut-être à la gaucherie mais certainement pas à la raideur, le caractère rusé du personnage, ses résolutions certes, mais aussi ses incertitudes. Ce corps là n’était pas encore celui de la légende de Lincoln. Tout au plus un corps légendaire en devenir, incertain. Et nous n’évoquons ici que des westerns ou films proches du genre, en ne disant rien des The Grapes of Wrath (Les Raisins de la colère) ou de The Fugitive (Dieu est mort). Autrement dit, Ford a travaillé le corps de Fonda dans son instabilité et son équilibre, dans sa polymorphie et ses incertitudes, joyeuses ou inquiètes. Fort Apache est donc littéralement pour lui un rôle de composition – on devrait même dire un corps de composition. Ce type de rôle n’était pas a priori dévolu à Fonda, que ce soit chez Ford ou ailleurs. Le faire incarner en plus dans un contraste physique aussi frappant avec les autres films tournés pour Ford ne pouvait que contribuer à rendre visible l’arbitraire de Thursday lui-même. La raideur du corps de Fonda s’institue comme il se veut lui-même légendaire. Notons encore que dans Young Mr. Lincoln et dans My Darling Clementine, Fonda dansait. Gauchement, maladroitement sans doute, mais toujours librement. Dans Fort Apache, Fonda soit reste en marge de la danse, soit y participe avec une retenue et une élégance affectée. Nous reviendrons ci-dessous sur les scènes de danse. Toujours est-il que nous pouvons constater que la distribution du rôle s’est faite en contrepoint, encore une fois, du film de Walsh. Flynn et de Havilland étaient dans leur rôle classique et exploité comme tel par Walsh, car ils étaient déjà pris dans la légende. Fonda est choisi par Ford pour composer arbitrairement un corps qui se veut une légende qui n’est pas encore.
40Ce corps qui cherche à imposer la nécessité de son existence au mouvement est pourtant sans cesse menacé par l’accident, comme si sa prétention arbitraire au nécessaire libérait d’autant plus les menaces de la contingence. Le corps droit et tout à la fois engoncé de Fonda est aussi un corps qui chute. Comiquement, d’abord. Et il n’évite pas alors le ridicule. Nous pensons à ce moment où, alors que sa fille s’est efforcée d’arranger l’intérieur de leur logement à Fort Apache, Thursday a le malheur d’essayer un fauteuil disons... de seconde main ! Il s’effondre sous le poids de Thursday. Cette séquence peut nous paraître comique, mais elle génère aussi du malaise, car nous percevons bien que vient de se creuser une faille dans la composition du personnage. Un moment de laisser-aller ne peut que provoquer la chute d’un corps à ce point contraint.
41Deux remarques encore à ce propos :
- Il n’est pas anodin que ce laisser-aller de Thursday, qui l’emporte au-delà de tout équilibre, survienne dans la sphère privée de son foyer. C’est qu’il n’y pas de sphère privée pour qui veut s’instituer comme légende. Ou alors, le privé ne peut être que le lieu de la chute ;
- sans nul doute, cet épisode annonce-t-il l’autre chute de Thursday, tragique celle-là : c’est au tout début de l’attaque finale que Custer est blessé et désarçonné (à nouveau en image inversée de Walsh). Corps à terre, sali, meurtri. Perdu au milieu de la débandade des chevaux et de quelques hommes qui fuient le lieu du combat, puis secouru par le Capitaine York (John Wayne), Thursday repart mourir au milieu de ses hommes, tenant à peine en selle et titubant ensuite. La première séquence de chute est sans doute l’annonce de la seconde. Mais il ne s’agit pas, comme chez Walsh, d’une structure d’anticipation temporelle avérant la toute-puissance de la légende et de sa nécessité. Ici, l’annonce est une manière de miner la nécessité construite arbitrairement par un corps dont les contingences ruineront les prétentions.
42La charge finale livre en outre la clé du rapport à la communauté de ce héros arbitraire qui se veut nécessaire. Les derniers plans avant la charge montrent le régiment étendu dans toute la profondeur de l’image, à la manière des charges du Custer de Walsh. Mais au moment de se ruer dans le piège tendu par les Apaches, Thursday décide, contre l’avis de ses officiers, au premier rang desquels le capitaine York, de charger en file par quatre, réduisant ainsi la largeur du mouvement. Ford filmera alors le début de la charge en isolant à plusieurs reprises Thursday à l’image, pour montrer ensuite ses hommes dans une colonne en profondeur, et non un corps en étendue. Cette décision tactique de Thursday nous est présentée comme l’une des causes de sa défaite. Or, on ne peut manquer de reconnaître ici un processus inverse à celui de la danse à laquelle Thursday avait dû participer au fort, la veille, à l’occasion du bal des sous-officiers. Cette « grande marche », déjà présente au générique, consiste justement à étendre progressivement les lignes, du couple jusqu’à huit personnes, au nombre desquelles s’inscrit le corps contraint de Thursday. Ce processus d’élargissement célèbre la communauté à laquelle Thursday ne parvient pas à participer librement et qu’il ruinera dans la charge finale.
43Le rapport de l’individu à la communauté est donc ici aussi complexe, mais non pas au sens de l’interface équivoque de l’héroïsme de Custer chez Walsh. Il s’agit bien plutôt, dans ce cas, d’une inadaptation foncière de Thursday à la communauté et donc d’une désarticulation sans reste du corps nécessaire aux corps pluriels. Et comment s’en étonner ? Ford traite ici la communauté comme il a l’habitude de le faire dans toutes ses œuvres, éminemment ses westerns. La vie au fort est bien une image d’une communauté en train de se constituer. Il ne s’agit pas d’une œuvre à la gloire de la cavalerie (pas plus d’ailleurs que les autres films du cycle qui est consacré à cette dernière : She Wore a Yellow Ribbon et Rio Grande). La cavalerie intéresse ici Ford en tant que microcosme communautaire. Les femmes y jouent un rôle essentiel, d’ailleurs. Tout comme la puissance d’intégration des immigrés, des anciens sudistes, sans jamais que ne soit jamais effacées les différences. Ford insiste d’ailleurs sur l’articulation entre privé et public dans ce Fort. Les officiers et sousofficiers disposent d’appartements privés où ils sont seuls maîtres et où leur supérieur ne peut pénétrer sans y être invité. Une règle essentielle que Thursday aura évidemment beaucoup de mal à respecter, lui pour qui privé et public se confondent dès lors que son existence individuelle prétend à la légende.
44Or, c’est bien à la communauté que Ford réserve les multiples digressions de sa narration. Qu’il s’agisse de la romance naissante entre le jeune lieutenant O’Rourke et la fille de Thursday, des pitreries de quelques sous-officiers portés sur la boisson (au rang desquels, bien sûr, le personnage classique joué par Victor McLaglen), de la formation de jeunes recrues, des échanges entre épouses etc., Ford prend son temps pour démultiplier cette existence commune au gré des circonstances, des personnalités, des aventures du quotidien. La flânerie voulue de la narration, quasiment sa paresse ou sa désinvolture, desserrent l’étau de la légende, et ouvrent le champ aux contingences multiples. Le hasard serein qui anime la vie commune se déploie comme une dénonciation d’une existence singulière qui se veut pourtant nécessaire.
45A de multiples égards, donc, le film de Ford se veut l’envers de celui de Walsh, tout en s’y référant. Un contrepoint, écrivions-nous. Une entre-appartenance paradoxale, mais d’autant plus signifiante. Nous ne pouvons faire le sacrifice ici de la nécessaire comparaison entre deux discours qui constituent autant de séquences décisives et justement célèbres de ces films. Ces deux discours, en une variation évidente sur la théorie des deux corps du roi, évoquent la pérennité du régiment, de son âme (de la communauté, donc), par delà la mort des individus qui le composent. On sait que chez Walsh, ce discours est prononcé par Custer et se prolonge par l’institution de l’hymne du 7e de cavalerie. Chez Ford, le discours est prononcé par le capitaine York, après la mort de Thursday, et appelle une visualisation par une surimpression d’une image du régiment en reflet sur le torse de John Wayne. Ce discours n’est pas, comme on pourrait le croire, empreint d’un lourd militarisme patriotique. Il invoque la communauté, certes, mais surtout il se creuse lui-même d’équivocité. En une variation anticipée sur la conclusion célèbre de The Man Who Shot Liberty Valance (L’homme qui tua Liberty Valance), John Wayne accrédite la légende auprès des journalistes présents, mais sous le regard du spectateur qui sait, lui, quels furent les faits. Comme ce sera le cas en 1961, la légende n’est acceptée qu’à mesure que les faits sont venus eux-mêmes à l’image et continuent de décentrer la légende et sa proclamation. A la désarticulation du nécessaire et du contingent, de l’individu et de la communauté, succède l’équivocité rétablie d’un devenir commun dont la sérénité sera toujours menacée par la possible irruption d’un autre Thursday. Quant au discours de Custer chez Walsh, nous savons bien qu’il ne se situe justement pas en conclusion de l’action, mais à un moment charnière. L’âme du régiment est encore de l’ordre du projet, en train de se faire, de s’imaginer. Ce discours a l’incertitude du devenir, comme le montre l’ambiguïté inhérente à la séquence de l’institution de l’hymne, susceptible, nous l’avons montré, d’une double lecture. L’ambiguïté de cette séquence répond à sa manière, et anticipativement, à l’équivocité de la conclusion de John Wayne dans Fort Apache. Aucune idéologie, donc, mais bien un mouvement de la conquête reconduit à son dynamisme sous la menace de ses ombres.
Conclusion
46Notre analyse comparée, quoi que fort incomplète, a montré combien la reprise de la geste de Custer par le western classique, au-delà des représentations idéologiques univoques, joue d’une démultiplication des images et des interprétations, non seulement dans chacun de nos deux films pris séparément, mais aussi dans le réseau de contrepoints qui se tisse entre eux. Les équivocités de chacun appellent par elles-mêmes l’entrelacement de l’un et l’autre. La comparaison n’est donc pas externe au propos de ces films, car tous deux creusent si bien l’image de Custer qu’ils provoquent le jeu des négatifs, des déplacements, des redoublements.
47Ainsi, le redoublement de l’image de Custer appartient intimement à la logique narrative et formelle de They Died with Their Boots On, à même les retournements possibles entre nos deux binômes, ici aussi séparément comme dans leur chiasme. Walsh nous le donne d’ailleurs à voir explicitement dans une scène qui a l’air anecdotique, de pure comédie, mais qui n’en est pas moins essentielle. Nous sommes en effet à un moment charnière, encore une fois (il faut dire que les moments charnières abondent dans un film qui ne cesse de réorienter les interprétations). Au cours d’une permission obtenue après ses premiers exploits durant la Civil War, Custer se rend à Monroe pour y demander la main de Libbie. Il fait la connaissance de « Queen’s Own » Buttler et entend pour la première fois Garry Owen. Il a, à cette occasion, une brève altercation, plutôt comique, avec un notable de la ville, propriétaire du bar et qui y est venu percevoir son loyer. Puis, il se rend chez le père de Libbie. Celle-ci le reçoit, dans l’attente de l’arrivée de son père. Lorsque ce dernier sonne à la porte, Libbie quitte un instant son prétendant pour aller à la rencontre de son père, non sans avoir recommandé au premier de parler « carrément » au second. La caméra reste un bref instant sur Custer qui, sans raison narrative sérieuse (autre que celle de s’occuper les mains), s’empare négligemment d’un étrange objet posé sur une table du salon. Le plan d’ensemble de Libbie, du père de Libbie et de Custer nous révèle ensuite que le fougueux capitaine (il n’est pas encore général) tient devant ses yeux un stéréoscope, comme il en existait en Amérique depuis les années 1850 environ. Cet appareil permet de visionner deux images semblables mises côte à côte de manière à proposer à la vision une image unique apparaissant en relief. Custer, inattentif à l’entrée du père, ôte négligemment le couple d’images posé sur l’appareil et son double viseur. Un instant, Custer nous apparaît masqué par l’appareil. Le montage enchaîne sur une vision subjective de Custer à travers le double viseur : le père de Libbie apparaît alors en deux images mises côte à côte, mais bien sûr sans aucun effet de relief. Custer reconnaît alors l’importun du saloon qu’il a malmené verbalement un peu plus tôt dans la journée. Il baisse l’appareil et est aussitôt reconnu par le père de Libbie qui le chasse abruptement de sa maison, sans lui laisser le temps de formuler sa demande en mariage.
48C’est à la suite de cet épisode que Custer sera nommé général et entamera réellement sa carrière de héros de la nation, accumulant des exploits et une célébrité lui permettant de revenir en triomphateur à Monroe dès la fin de la guerre pour y épouser Libbie sans qu’il ne vienne encore à l’idée de son père de s’opposer à un si beau parti. Nous sommes, à dire vrai, au moment où le film bascule de la comédie picaresque à l’épopée héroïque, mais aussi de l’insouciance aux premiers moments tragiques qui conduiront à terme au drame de la Little Big Horn. Le plan « à travers » le stéréoscope dédouble l’image avec beaucoup d’à propos. La vision que nous montre ce plan est double, sans parvenir à composer une unique image en relief. Le propos du film pivote en se dédoublant, il ne se résout pas en une image unique, agrémentée de quelque profondeur. L’image est duelle et le restera. Équivoque en effet, entre la comédie et le drame, entre le hasard et la nécessité, entre la gloire de l’individu et le désir de l’intégration dans la communauté. Walsh ne choisit pas entre ses lectures, car il figerait son héros et son action dans une forme univoque dont il ne veut pas, dont l’image westernienne ne peut vouloir, tout engagée qu’elle est dans les jeux d’ombre et de lumière.
49En redoublant lui-même en négatif l’image déjà duelle de Walsh, Ford exploite, par d’autres voies, le principe de la démultiplication de l’image. Au-delà de la seule occurrence de ce film, au-delà même des limites de son œuvre propre, Ford dessine ainsi les conditions westerniennes du rapport à la figure légendaire. Nous l’avons vu, Ford déplace l’action spatialement et joue d’une certaine ambiguïté chronologique. Sommes-nous dans la parfaite concomitance avec la bataille de la Little Big Horn au Nord ?
50Au surplus, nous n’avons pas l’espace pour exploiter cette dimension de l’œuvre, mais Fort Apache fait bien partie d’un cycle de la cavalerie. Dans les deux autres œuvres de ce cycle (She Wore a Yellow Ribbon et Rio Grande), il sera également fait allusion à la défaite de Custer lui-même, dans le même temps que l’action spécifique à ces deux films jouit d’une détermination temporelle imparfaite ou équivoque. Comme souvent dans ses westerns, Ford nous donne des indications chronologiques, autant que spatiales, mais cela ne « colle » jamais parfaitement. Comme si le temps n’était fixé que pour ne pas correspondre à la représentation que l’on en a, comme si les lieux identifiés faisaient référence à des sites historiques tout en se décalant par rapport à eux. Ford situe, chronologiquement et topologiquement, mais décale aussitôt. Il ne s’agit pas de neutraliser les données chronologiques et topologiques, mais bien de les mobiliser dans le mouvement même de leur décalage.
51Non pas un ailleurs, mais un ici et ailleurs en même temps, non pas une abstraction, mais une figuration boiteuse, qui fait de l’image une effraction à même les structures topologiques et chronologiques de nos structures de représentation. Il ne s’agit pas, me semble-t-il, d’une déterritorialisation au sens où l’entend par exemple Deleuze. Il ne s’agit pas de faire de l’image un ailleurs déstabilisant, l’altérité d’un territoire ni même le processus d’altération d’un territoire. Il s’agit de tracer ce territoire temporel et spatial lui-même, et de le désaxer en même temps par l’image, tout en le traçant encore à même l’image. Ce n’est donc pas autre chose que donne à voir l’image westernienne, ce qui suspendrait son rapport à l’histoire. Ce qu’elle donne à voir, c’est cette histoire en creux – l’histoire elle-même et sa distorsion –, ainsi que son espace qui se fracture en même temps qu’il se trace – l’espace lui-même et ses frontières mouvantes, comme l’est la Frontière de la conquête. L’image de Custer est Custer et en même temps ce n’est pas lui, dans une chronotopie qui le révèle en l’inventant – sans cesser de le révéler... : l’image se dédouble et se ramifie à l’infini sans s’abstraire jamais. En ce sens précis, l’image westernienne est anachronique et anatopique, parce qu’elle s’empare de la légende d’une figure de l’Ouest pour en dessiner, non pas un autre temps et un autre lieu, mais ce temps et ce lieu comme autre, autre par rapport à lui-même, dans le réseau aventureux des images et des sens démultipliés.
Notes de bas de page
1 Tavernier (Bertrand), Amis américains, Institut Lumière/Actes Sud, Lyon/Paris, 2008, p. 52.
2 Cf. Cornut (David), Little Big Horn. Autopsie d’une bataille légendaire, Éditions Anovi, Parçay-sur-Vienne, 2008, p. 128.
3 Cornut (David), Little Big Horn., op. cit., p. 97.
4 Brown (Dee), Enterre mon cœur à Wounded Knee, trad. franç. de Nathalie Cunnington, Albin Michel, Paris, 2009, p. 318.
5 Rieupeyrout (Jean-Louis), La grande aventure du western (1894-1964), Cerf, Paris, 1964, p. 276.
Auteur
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