Politique du western : ce que le cinéma fait au mythe1
p. 9-38
Texte intégral
1Le western est un genre de cinéma politique. On peut comprendre cette idée de plusieurs façons, selon qu’on s’intéresse aux mythes véhiculés par les intrigues, aux types d’affects produits par les films, ou encore aux structures sociales de leur production et de leur réception ; nous voudrions montrer ici que c’est en considérant ensemble ces différents aspects que nous pouvons saisir le caractère proprement politique du genre « western ».
2Pour étudier un genre artistique, pour comprendre sa nature, son unité, son sens, il semble nécessaire de le considérer, au moins dans un premier temps, comme une pratique sociale, et non pas seulement comme une collection d’œuvres. En parlant de pratique sociale, nous voulons mettre l’accent sur l’ensemble des interactions qui marquent la genèse des œuvres du genre : interactions entre les différents métiers de la production, interactions entre les différentes œuvres et, surtout, interactions entre les producteurs d’œuvres et leur public, qui se constitue en tant que public du genre en même temps que le genre lui-même se constitue. Il n’est pas ici question de suggérer qu’une sociologie du film de genre remplace l’analyse esthétique des films ; bien au contraire : nous voudrions montrer que c’est dans l’image elle-même que se joue la portée politique du genre.
3Le genre western peut, à ce titre, être étudié comme une pratique de transmission et de transformation de certains mythes politiques. Et ce que nous voudrions montrer, c’est comment la rencontre entre le médium cinématographique et les récits légendaires de l’Ouest américain produit un dispositif mythique singulier, décisif dans l’histoire des représentations politiques américaines. On peut ainsi reconnaître au western une double dimension politique, qui tient, d’une part, à la nature des histoires qui y sont représentées (la conquête et la civilisation du territoire américain, la fondation de la loi et de l’ordre dans la wilderness2) et, d’autre part, à la popularité du genre, à son importance en tant que pratique artistique dans la société américaine du xxe siècle. C’est à la mise en rapport de ces deux aspects que nous voudrions contribuer, en montrant que la question de l’institution du peuple n’est pas seulement au cœur des intrigues d’un grand nombre de westerns, mais qu’elle est aussi en jeu dans la pratique collective consistant à voir des westerns.
4Les intrigues du western, plus encore que celles d’autres genres comme le film de guerre ou le polar, sont enracinées dans l’histoire nationale américaine : elles ne racontent pas n’importe quel chapitre de cette histoire, mais celui qui se présente lui-même comme essentiel à la définition du caractère propre du peuple américain. Le genre revêt dès lors un intérêt pour la philosophie politique, dans la mesure où il forme un corpus d’œuvres par lequel un peuple se donne à voir à lui-même, non pas de manière immédiate, mais par le détour d’une narration où il met en scène sa propre institution en tant que peuple, et où il questionne les conditions, la nature et le sens de cette aventure constituante3.
5La difficulté évidente qu’on rencontre quand on entreprend de saisir un genre en tant que genre réside dans la définition des critères du genre et dans la détermination de ses limites. Peut-on se contenter d’appréhender l’unité du genre western par l’identification de certains éléments de décors, de certains personnages ou accessoires ? La présence d’Indiens, de cowboys, de saloons, de colts ou de chevaux ne semble former ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante au classement d’un film comme étant un western. Notre hypothèse est qu’il serait fructueux de remplacer la question de la définition des critères par la question de l’effet global du genre. Dire qu’on ne peut répondre à la question « qu’est-ce qu’un western ? » qu’en répondant à la question : « que fait le genre western4 ? », ce n’est pas une pétition de principe ; cela revient seulement à préférer les critères pragmatiques aux critères formels, à faire passer une esthétique ou plutôt une politique de la réception avant une poétique de la création.
6Chacun peut prendre sa plume, se mettre à écrire un poème de hauts-faits héroïques qui raconte la naissance ou le passé glorieux d’un peuple – mais peut-on dire qu’il s’agira là d’une épopée au sens où l’Iliade est une épopée ? Autrement dit, l’Iliade est-elle une épopée du simple fait qu’elle est un récit guerrier en vers, ou bien ce qu’elle est tient-il aussi à ce qu’elle fait, à son statut de poème récité aux enfants de tout un peuple, qui de ce fait informe non seulement la culture nationale, mais aussi le caractère même de la communauté politique ? Ainsi, l’inclusion d’une œuvre dans un genre ne peut se limiter à l’identification d’une série de critères touchant la forme ou le contenu, mais elle suppose que l’œuvre s’inscrive dans la pratique partagée par laquelle le genre se constitue.
7Le genre western, qui apparaît comme une pratique politique, populaire et nationale, peut être vu comme une sorte de miroir dans lequel l’Amérique s’est regardée. Dès lors qu’une pratique narrative de fiction prend en charge le récit d’une page fondamentale de l’histoire d’un peuple, et dès lors que cette pratique narrative trouve un écho dans le peuple en question, on peut la dire mythique, au sens où ce concept de mythe désigne une manière de croire à un récit qui n’est identique ni à la façon dont nous croyons un ouvrage d’histoire savante, ni à la manière dont nous nous rapportons à une fiction pure, par exemple à Madame Bovary. Dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paul Veyne met au jour la spécificité de ce régime de croyance mythologique qui, comme tout mode de pensée, s’enracine dans une certaine pratique – en l’occurrence dans la pratique collective de fictions narratives portant sur un temps à la fois passé et hétérogène au nôtre. « La mythologie grecque, [résume-t-il], n’a pas été au fond autre chose qu’un genre littéraire très populaire5. » A partir de ce point, il semble possible de regarder le genre western comme une pratique mythologique collective, comme une certaine manière, pour le peuple américain, de faire sa propre histoire – une histoire irréductible à l’histoire savante comme à la fiction pure.
8Cependant, le cinéma western ne crée pratiquement aucun des mythes qu’il déploie : presque tous sont déjà constitués et déjà connus au moment où le genre naît, et plus encore lorsqu’il atteint son âge classique, de la fin des années 1930 à la fin des années 1960. La mythologie de l’Ouest a en effet circulé sur de nombreux supports populaires avant d’être portée par le cinéma : la chanson, la presse de brochure, le théâtre, les romans à bon marché (dime novels) et les spectacles du type du Wild West Show de William Cody, plus connu sous le nom de Buffalo Bill. N’inventant presque rien, les westerns transforment cependant ces mythes de différentes façons. Nous essaierons alors de répondre à la question que nous avions posée plus haut – que fait le genre western ? – en examinant comment la rencontre entre les légendes de l’Ouest américain et l’industrie cinématographique a donné une nouvelle forme à cette image que l’Amérique se fait d’elle-même. Et on peut par là reformuler la question : qu’est-ce que les films western font aux mythes qu’ils se réapproprient ?
9Si on veut trouver l’unité même du genre dans la manière dont il transforme les mythes qu’il véhicule, il faut d’abord caractériser rapidement le corpus mythique dont les films héritent. C’est principalement dans ce qu’on appelle le « mythe de la Frontière » que le western puise les légendes qu’il met en scène6.
10Ce mythe ne consiste pas seulement à considérer l’expérience pionnière (qui va de la conquête de l’Amérique à la dissolution de la ligne de front unifiée, vers 1890) comme le mouvement au cours duquel se forge le caractère américain, par lequel les Américains deviennent autre chose que des Européens installés de l’autre côté de l’Atlantique : cela, c’est la « thèse » historiographique de la Frontière, telle qu’elle est formulée pour la première fois par l’historien Fredrick Jackson Turner en 1893. Ce que le mythe dit de plus que la thèse, c’est que cette aventure a été l’occasion d’actes héroïques, violents, décisifs, qu’il convient de chanter, et qu’elle a reposé sur des héros qui, comme Héraclès, « ont rendu la terre habitable7 », et à l’endroit desquels la communauté conserve une dette, dont elle doit honorer la mémoire. Qui sont ces héros ? Qu’ont-ils fait ? Que leur doit-on au juste ? Or l’image que les films donnent de ces héros et de leurs actions diffère de celles que les autres arts mythologiques avaient produites jusque-là.
11Mais cette image cinématographique du héros de l’Ouest n’est elle-même pas uniforme ; elle est bien plutôt diffractée et pluralisée par la masse considérable des films produits. Toutefois, cette pluralité est ambivalente : en multipliant les différentes images des héros, les westerns se singularisent en même temps qu’ils contribuent à augmenter l’effet global du mythe. La légende se forme à force d’être répétée, et chaque nouvelle œuvre qui reprend la légende – quelle que soit la manière dont elle s’écarte de la tradition reçue jusque là – contribue à augmenter cette légende. Si bien que, formé d’œuvres plurielles, le genre constitue cependant une totalité dont l’unité est renforcée par les échos renvoyés d’un film à l’autre.
12On peut noter, avec Richard Slotkin, auteur d’une trilogie de référence sur l’histoire culturelle du mythe de la Frontière8, que « la charge mythique du western est assumée par le genre dans son ensemble », plutôt que par telle ou telle œuvre qui se proposerait de faire le récit de la totalité de la conquête de l’Ouest9. Ce point a son importance, car il permet de comprendre en quoi, malgré la pluralité des films, la forme cinématographique a contribué à unifier le mythe de la Frontière.
13Dans un premier temps, il s’agira de suivre ce mouvement d’unification du mythe par l’image cinématographique sous quatre de ces principaux aspects : la construction d’un syncrétisme mythologique autour d’une structure d’action unifiée ; la diffusion nationale de légendes locales ; la définition d’un espace mythique unifié, identifié à la Frontière ; et l’invention d’un héros archétypique qui traverse les différentes intrigues en étant incarné par le même acteur-star. Au terme de ce premier parcours, nous tenterons d’analyser les effets de cette unification sur la signification politique de l’image westernienne, à partir d’une réflexion sur le rôle qu’y joue l’idée d’action.
I. Comment l’image cinématographique unifie les légendes de l’Ouest
14Les quatre aspects de « ce que le film fait aux légendes » sont intimement liés, et découlent tous de la spécificité de l’art cinématographique comme forme visuelle et comme industrie. Pour chacun de ces points, nous verrons ce dont les films héritent, la manière dont ils le transforment au nom de ce qu’est le cinéma, et l’effet politique induit par cette transformation.
A. Unifier l’action mythique
15Ayant hérité de légendes inscrites dans des conflits politiques très marqués idéologiquement, le western s’efforce le plus souvent de les ramener à un schème dramatique dans lequel le héros agit en faveur d’une collectivité identifiée au peuple.
16Les romans et les romans populaires consacrés à l’Ouest dans la seconde moitié du xixe siècle et au début du xxe s’inscrivaient dans des veines idéologiques très antagonistes, selon qu’ils regardaient, notamment, l’histoire de la conquête d’un œil populiste, agrarien, nostalgique, ou bien « progressiste » (progressive), moderniste et industrialiste10. La même aventure est ainsi investie mythiquement dans des perspectives opposées, selon qu’on considère ce qu’est devenu l’Ouest américain comme l’accomplissement enthousiasmant de la destinée d’une nation dynamique, ou bien comme la perte, voire la destruction, d’un mode de vie plus proche de la nature, plus modeste, plus démocratique. Ces deux tendances n’épuisent certes pas l’ensemble des tonalités des lectures mythiques de la conquête de l’Ouest (qui sont souvent dues à des particularités régionales), mais elles permettent d’identifier deux grands courants qui colorent de façons diamétralement opposées la plupart des épisodes qui ont marqué l’histoire de la Frontière. Chacune de ces deux lectures produit, dans la culture populaire pré-cinématographique, des héros qui sont eux aussi très opposés par les causes qu’ils défendent.
17L’un des archétypes du mythe du progressive westerner est « le Virginien », héros d’un roman d’Owen Wister, publié en 190211. Wister est un homme de l’Est qui a voyagé à l’Ouest – comme son grand ami le président Théodore Roosevelt, le chef du courant progressiste, à qui il dédie le livre12 –, et son personnage est l’homme de main de l’un des grands éleveurs du Wyoming, chargé de convoyer les troupeaux et de les protéger contre les rustlers, ces petits paysans du coin qui arrondissent leurs fins de mois en volant quelques têtes de bétail aux riches propriétaires. Il est donc le héros des grands contre les petits, qui fait appliquer sans pitié le droit de propriété par la loi de Lynch. Non seulement l’histoire racontée est celle du triomphe des propriétaires sur les pauvres, mais elle est accompagnée d’un important discours idéologique porté par le personnage principal, qui théorise explicitement la légitimité de l’oligarchie : son propos oppose deux espèces d’hommes, « winners » et « losers », incarnant « quality » et « equality13 ». Il se range lui-même dans le « genre qui monte » et balaie d’un revers de main les discours démocratiques et égalitaires de la femme qu’il convoite, une maîtresse d’école venue de Nouvelle-Angleterre. L’orientation idéologique du roman est dénuée d’ambiguïté, considérant la démocratie formelle comme le moyen de sélectionner une aristocratie véritable, et fait ainsi écho aux thèses de Roosevelt qui, notamment dans The Winning of the West, voit dans l’affrontement de la nature sauvage de la Frontière une sorte d’épreuve de sélection des éléments les plus forts parmi les différentes souches raciales du peuple américain14.
18A l’opposé de cette veine émergent dans la culture populaire des figures de hors-la-loi héroïques, dont Jesse James est sans doute celui qui a donné lieu à la plus grande tradition politique. Fils de fermiers du Missouri, d’abord mercenaires dans la guérilla confédérée de Quantrill, puis braqueurs de banques et de trains, Jesse James et son frère Franck ont été héroïsés par la littérature populiste à dix sous comme de valeureux résistants à la puissance coloniale des Nordistes et de leurs grandes entreprises bancaires, ferroviaires et policières. C’est donc en héros des petits qui ploient sous le joug du progrès industriel et commercial que Jesse James entre dans les légendes de l’Ouest, sous un profil à première vue peu compatible avec celui du Virginien.
19Cependant, en dépit de l’antagonisme des causes défendues par ces personnages, une forme commune se dessine. De quelque côté du conflit qu’il se trouve, le héros de la Frontière présente une série de traits communs : un certain goût pour la solitude ou pour une compagnie très sélectionnée, une habileté remarquable aux armes à feu, ou encore une manière de se conduire avec les femmes qui le distingue des hommes plus communs qui l’entourent. Mais plus encore que par leur caractère c’est par la forme de la conjoncture dans laquelle ils interviennent que les héros de l’Ouest se ressemblent, toute idéologie confondue ; à chaque fois, la situation de Frontière se présente comme une opposition diamétrale entre deux camps, apparemment insoluble, dans laquelle les structures ordinaires de la hiérarchie et de la solidarité du camp présenté comme le meilleur et le plus civilisé sont défaillantes ; dès lors apparaît la nécessité du recours au héros, pour sauver son camp, pour écarter le danger, et pour créer les conditions d’une vie paisible et ordonnée. Autrement dit, qu’il protège les petits ou qu’il accomplisse le « sale boulot » de la modernisation, le héros de l’Ouest est représenté comme un « frontalier », comme un homme exceptionnel par sa capacité à vivre entre deux mondes inconciliables.
20Cette unification des mythes de la Frontière est due notamment à leur inscription dans la culture industrielle, qui, vivant de sa réception populaire et massive, est par nature peu disposée à véhiculer un contenu idéologique trop déterminé. Ainsi, les intrigues de westerns sont souvent construites de telle façon que la cause défendue par le héros puisse être identifiée avec celle du peuple – au prix, nécessairement, d’une distorsion profonde des mythes très aristocratiques d’Owen Wister ou de Thomas Dixon, et d’une édulcoration de ce que les histoires du bandit Jesse James pouvaient avoir de subversif15.
21A titre d’exemple, l’adaptation du Virginian (Le Virginien) par Victor Fleming, en 1929, avec Gary Cooper dans le rôle-titre, se garde bien de reproduire les longues dissertations oligarchiques du héros ; certes, il reste au service des riches éleveurs, mais il fait son devoir (qui va jusqu’à lyncher son ami) au nom de la loi et de l’ordre. Les rapports sociaux et politiques à l’œuvre dans cette page tragique de l’histoire du Wyoming (la Johnson County War de 1892) n’apparaissent pas dans le film, qui en fait une simple opération de police visant à débarrasser la ville d’un être malfaisant et vulgaire, Trampas. Cette guerre est ainsi masquée, recouverte par sa transformation en une occurrence parmi d’autres du conflit, présenté sous un jour plus moral que politique, entre la loi et l’anarchie16.
22Lorsque, vingt-quatre ans plus tard, George Stevens adapte Shane (L’homme des vallées perdues, 1953), le roman de Jack Scheffer, il s’appuie sur une histoire analogue, elle aussi tirée de la Johnson County War, mais cette fois-ci racontée de l’autre point de vue, de celui des petits fermiers. Mais là encore le conflit n’est pas présenté comme opposant deux forces sociales ou deux organisations : il est une nouvelle fois traduit en termes moraux, comme la lutte du droit contre l’avidité d’individus répugnants. Il faut attendre 1980 et le film de Michael Cimino, Heaven’s Gate (La porte du paradis), pour voir à l’écran une représentation de ce conflit pour ce qu’il a été : une guerre mettant aux prises des intérêts économiques et politiques radicalement antagonistes, impliquant le gouvernement fédéral des États-Unis dans une entreprise de répression sanglante – par quoi ce film s’écarte de la mythologie westernienne unifiée.
23De même, lorsque les romans dont sont tirés les scénarii analysent les rapports de forces en termes de classes, cette dimension disparaît presque entièrement au cinéma. Par exemple, Warlock, roman de Oakley Hall, finaliste du Prix Pulitzer en 1958, adapte la légende de Tombstone et de l’OK Corral en changeant les noms des lieux et des personnages (Wyatt Earp devient Clay Blaisdell), mais surtout situe l’histoire dans une ville minière traversée par de multiples conflits sociaux, et présente le « comité des citoyens » qui appelle un marshal à l’aide comme un petit groupe de bourgeois, de commerçants notables, plutôt que comme un peuple en puissance (ces commerçants semblent en effet se méfier autant du bas peuple que des bandits qui terrorisent la ville). Dans le cours du roman, le gouverneur de l’État est amené à intervenir militairement contre une grève, et le patron de la mine demande au marshal de l’aider à se débarrasser de quelques ouvriers gênants. Le livre est adapté immédiatement après sa parution, par Edward Dmytryck, avec une distribution de premier ordre (Henry Fonda, Anthony Quinn et Richard Widmark), mais il n’est plus question de lutte des classes : le « comité des citoyens » y fait figure d’organisation du peuple de la ville de Warlock ; les conflits entre patrons et mineurs sont à peine évoqués et l’intervention de la cavalerie a tout simplement disparu.
24En définitive, la clé de cette unification idéologique du western réside peut-être dans l’image du peuple : à Hollywood, quel que soit le courant dont provient l’histoire adaptée, le bon parti est celui du peuple, du bon peuple, du vrai peuple, qui se trouve confronté à des forces qui lui sont hostiles (des Indiens, des voleurs, des puissants corrompus) ; le peuple ne peut ni être l’ennemi du héros, ni être lui-même scindé de l’intérieur en deux camps. Qu’ils soient riches ou pauvres, les méchants sont contre le peuple et exclus du peuple, et ceux qui veulent diviser le peuple sont toujours ses ennemis. Si le héros de western est loué par le film, c’est parce qu’il aura été celui qui a permis au peuple, qui n’existait jusque-là qu’en puissance, de devenir un peuple en acte17 (que le peuple en question lui en sache gré ou pas, qu’il en soit digne ou pas, c’est matière à variation entre les films). L’une des constructions mythiques majeures du western est cette unité du peuple, rendue possible par la médiation de l’action héroïque ; et le peuple de la bourgade de l’Ouest, formant pour ainsi dire le premier « public » qui assiste à l’action du héros, s’inscrit dans un rapport d’homothétie avec le public de cinéma, qui forme à son tour un peuple se définissant, entre autres, par le partage de certaines légendes constituantes.
25La condition pour que l’unité de ce peuple puisse être représentée par le mythe est ainsi de taire les conflits fondamentaux qui le traversent, et notamment le conflit entre le capital et le travail, pour ainsi dire absent de l’univers westernien. Lors même que des luttes sociales sont explicitement en jeu, comme dans les aventures de Jesse James, elles ne sont jamais interprétées à l’écran comme opposant une organisation à une autre, mais toujours comme l’affaire personnelle et morale du héros (l’homme de l’Ouest n’a rien d’un syndicaliste). Et c’est en définitive sur ce terrain-là que peuvent se réconcilier les progressistes industrialistes et les populistes agrariens, dans la mesure où ils refusent conjointement de lire les conflits politiques en termes de classes. Si le peuple est institué comme mythe dans le western, il l’est par l’effacement de ce qui l’a déchiré dans le passé et le divise encore au présent, ou plutôt par le rejet hors du peuple de tous ceux qui s’opposent à l’accomplissement de son destin.
26De ce peuple figuré et constitué par l’image westernienne, en quel sens peut-on dire qu’il représente effectivement le peuple américain ?
B. Diffuser des légendes locales à l’échelle nationale
27Si les légendes de l’Ouest sont devenues les légendes d’une nation entière, c’est entre autres choses parce que le cinéma hollywoodien les a diffusées sur les écrans de l’ensemble du pays. En partageant ce mythe de la conquête du continent, l’Amérique peut dépasser certaines de ses fractures territoriales et notamment la plus vive, celle qui opposa les États du Sud à ceux du Nord au cours des années 1860. Bien que les légendes de l’Ouest soient souvent, à l’origine, situées dans une région particulière, les films vont en quelque sorte les « nationaliser », leur donner une portée telle qu’elles puissent intéresser les Américains de quelque région qu’ils soient.
28La conquête de l’Ouest se donne à voir comme l’aventure dans laquelle la diversité des hommes qui forment l’Amérique peut et doit être réunie. L’un des symboles les plus évidents de l’idée que cette union est à la fois accidentelle (par ses causes) et essentielle à la compréhension du destin de l’Amérique, c’est la diligence de Stagecoach (La Chevauchée fantastique, 1939) de John Ford. En elle cohabitent tant bien que mal des hommes du Nord et des hommes du Sud, une aristocrate et une prostituée, un repris de justice et un banquier…, qui doivent faire face en commun aux périls de la traversée de Monument Valley et aux attaques d’Indiens18. Métaphore de la conquête, cette traversée ne peut être accomplie qu’à condition que ceux qui y participent surmontent leurs différends – que ces différends remontent à la guerre civile ou qu’ils résultent de préjugés de classe. La Frontière offre à l’Amérique l’occasion de dépasser l’affrontement Nord-Sud en prenant pour référence un point cardinal, l’Ouest, qui désigne moins une région que le sens d’un mouvement auquel le Nord et le Sud peuvent prendre part.
29Dans la même perspective, les nombreux westerns dont l’intrigue repose sur l’épopée du Railroad évoquent une réalité qui est commune à l’ensemble des Américains, puisque le « cheval de fer » est l’un des instruments les plus importants de l’unification du territoire des États-Unis, et qu’il a pour ainsi dire remodelé les rapports spatiaux au sein du continent. Lorsque, par exemple, Henry King porte à l’écran en 1939 l’histoire de Jesse James19, il insiste sur son conflit avec les entreprises chargées de l’extension du réseau ferroviaire, qui exproprient les fermiers du Missouri. Dès le générique de début, on lit trois intertitres qui situent l’aventure dans le grand récit de l’histoire américaine :
After the tragic war between the states, America turned to the winning of the West. The symbol of the era was the building of the transcontinental railroads. / The advance of the railroads was, in some case, predatory and unscrupulous. Whole communities found themselves victimized by an ever-growing ogre – the Iron Horse. / It was this uncertain and lawless age that gave to the world, for good or ill, its most famous outlaws, the brothers Frank and Jesse James20.
30Dans le film de King, les frères James sont censés avoir été jetés dans l’illégalité par les exactions des hommes du chemin de fer (alors qu’il semble que la chronologie des faits réels interdise cette interprétation), tandis qu’à l’inverse l’engagement de Frank et James dans la guérilla sudiste de Quantrill est occulté. Le mythe est ainsi forgé qu’il peut être compris et apprécié par la nation entière – et quand Fritz Lang voudra réviser le mythe, il insistera au contraire sur l’ancrage de la famille James dans le Sud sécessionniste.
31Il est frappant de constater que c’est à peu près le même intertitre qu’on trouve au début d’un film tourné la même année par Michael Curtiz, Dodge City21 :
The civil war has ended. Armies disband – the nation turns to the building of the west22.
32D’autant plus que cet intertitre est immédiatement suivi d’un plan où l’on découvre un train traversant la campagne à grande vitesse. Cette fois-ci, il ne s’agit pas de chanter la résistance à la progression du monstre, mais au contraire d’héroïser les agents de cette marche glorieuse – le point de vue est ici rigoureusement « progressiste », alors que Jesse James était un héros populiste. Même si les partis pris sont opposés, les deux films donnent explicitement une dimension nationale à leur sujet : ils s’adressent à la nation tout entière et lui narrent une page décisive de son histoire, une page qui a fait d’elle ce qu’elle est (pour le meilleur et pour le pire, comme le dit King).
33En ce sens, ils contribuent également à constituer la nation américaine en lui donnant une mémoire mythique commune par-delà les particularités de telle ou telle section de son espace. Si les épopées homériques fondent l’unité des peuples grecs en narrant, dans la langue que tous comprennent, une expédition légendaire qui les a tous concernés, on peut dire que le cinéma hollywoodien, par le western en tant qu’il fait des légendes de l’Ouest un mythe qui concerne l’ensemble des États-Unis, échafaude les cadres de l’imaginaire public américain en lui donnant pour matière une série de noms et d’histoires que tout le monde connaît, en lui offrant un langage mythique commun. On peut alors dire des mythes de l’Ouest qu’ils forment « l’imagination constituante23 » du peuple américain, au sens où ils définissent les cadres dans lesquels les œuvres de l’imagination particulière, individuelle, sont bâties – et également au sens où cette imagination constitue le peuple qui s’y réfère pour penser son histoire et son caractère.
C. Construire « la » Frontière : images d’un espace mythique
34Le cinéma ne se contente pas d’unifier les enjeux de l’histoire de l’Ouest par des biais discursifs ou narratifs comme les intertitres, il le fait aussi par des moyens directement iconographiques. En tant qu’espace mythique, la Frontière ne correspond pas à une région définie du territoire américain : elle s’est évidemment déplacée au cours de l’histoire de la conquête, et a traversé des régions aussi diverses que les prairies du Middle West, les plaines arides du Texas, ou les montagnes rocheuses. Mais ce qui compte pour le film c’est la re-présentation d’une scène identifiable au premier coup d’œil, reconnue comme le lieu où se joue l’américanisation de l’Amérique. C’est une condition pour que le décor n’apparaisse pas comme anodin, pour qu’il nous prépare, avant même le commencement de l’histoire, à la voir non pas comme une anecdote, mais comme un moment-clé de l’épopée fondatrice américaine. L’un de ces décors signifiants, c’est évidemment Monument Valley en Arizona, qui, bien que n’ayant été le théâtre d’aucun épisode marquant de l’histoire de l’Ouest, est devenu, par ses caractéristiques spectaculaires et par le statut que lui donne John Ford, le symbole même de l’Ouest américain.
35Il y a d’autres effets, peut-être moins conscients, par lesquels le western fabrique l’image d’une frontière unique dans le temps et dans l’espace. L’un d’entre eux tient au fonctionnement des studios : nombreux sont les éléments de décor qui sont réutilisés d’un film à l’autre, et il arrive fréquemment, surtout dans la série B, que les chutes d’un film soient reprises pour un autre scénario, voire même que certains plans de coupe servent plusieurs fois (notamment dans les poursuites avec les Indiens). Même s’il ne s’agit pas forcément de choix signifiants par eux-mêmes, ces récurrences aboutissent à la construction dans notre esprit d’une série d’images typiques, perçues comme représentatives des diverses situations de l’Ouest. Les costumes des Indiens sont, eux aussi, souvent conçus pour être identifiés comme tels bien plutôt que pour refléter fidèlement les habitudes de la tribu qui est censée avoir occupé la partie du territoire américain représentée dans le film.
36Ainsi, par une iconographie très unifiée des décors et des costumes, essentielle à l’identification rapide des films du genre, le western consolide le mythe d’une Frontière unique ; et cette idée de l’unité profonde des différents moments et lieux où s’est jouée la conquête de l’Ouest est en effet le premier axiome que partagent toutes les lectures qui font de la Frontière l’aventure déterminante dans la construction du caractère américain. Christopher Lasch y voit même, à juste titre, l’un des seuls points d’accord réels entre le progressiste Theodore Roosevelt et le populiste Frederick Jackson Turner24.
D. Fusionner le héros et la star : l’image de l’Américain se faisant
37Si les décors et les personnages secondaires du western se ressemblent, le cinéma n’en reste pas là et crée, par la transformation de ses acteurs en stars, un lien directement visible entre les héros de différents westerns. Au-delà du simple fait de faire jouer plusieurs rôles au même acteur, ce qui est plutôt commun, la production de westerns construit, de manière plus ou moins explicite, une fusion entre la persona du héros et celle de la vedette, dont on peut dire qu’elle ne change presque pas de rôle d’un film à l’autre.
38C’est une tendance qui est préfigurée dans le Wild West Show, que Buffalo Bill organise autour de sa propre personne. Buffalo Bill a certes participé à plusieurs actes de la conquête de l’Ouest, mais son spectacle le fait intervenir sur des fronts où il n’a jamais été25 (il rejoue l’attaque des Rough Riders de Roosevelt, par exemple, ou met en scène les frères James…). Plutôt que de produire un héros différent par histoire, il rassemble plusieurs histoires autour du même héros (lui-même), qui devient représentatif de tous les combats et de tous les héros de la Frontière, et porte à lui seul tout le poids de l’histoire. Buffalo Bill est incidemment passé du statut de personnage historique à celui d’acteur de théâtre, à tel point qu’on ne savait dire s’il jouait plusieurs rôles distincts ou le même dans différentes scènes.
39Le cinéma, lui, n’a pas qu’un seul acteur de western à sa disposition mais, à chaque fois qu’un acteur-vedette se distingue particulièrement dans les rôles de héros de la Frontière, il s’efforce d’entretenir une certaine confusion entre lui-même et ses rôles. William S. Hart, par exemple, icône du western muet, ment sur sa biographie pour passer pour un homme de l’Ouest et prend conseil auprès de personnages historiques de la Frontière, comme Wyatt Earp ou Bat Masterson, pour rendre l’identification encore plus parfaite.
40Gary Cooper a sans doute grandement contribué à définir le style de jeu de l’acteur westernien ; mais le phénomène d’identification du personnage et de l’acteur est encore plus marqué dans le cas de John Wayne : dans six de ses premiers westerns, il se fait appeler « John », et dans un autre « Tom Wayne26 ». On va donc au-delà de l’identification entre les différents personnages joués par le même acteur pour atteindre la confusion entre les deux sujets, comme si Wayne jouait son propre rôle au cinéma – et, de fait, on a parfois l’impression que John Wayne vit effectivement sur la Frontière. On en sait la plupart du temps très peu sur le passé des personnages qu’il joue, ce qui entretient le mystère et préserve la possibilité d’une unité en droit des différents rôles. Mais, même lorsqu’il joue des personnages dont les vies sont incompatibles (un officier nordiste dans Fort Apache, un ancien soldat confédéré dans The Searchers, par exemple), la grande constance de son interprétation et l’identification qu’on est habitué à faire entre le rôle et l’acteur nous donnent l’impression que c’est le même personnage ou en tous cas que, sous la contingence des parcours de l’un et de l’autre, ce pourrait être le même homme qui vit et qui agit sous nos yeux.
41En plus du star-system, du principe des emplois, et du fait qu’il s’agisse d’un acteur qui a peu quitté le genre où il a le plus été remarqué, cet effet spécifique à John Wayne est sans doute accru par la mythification à l’œuvre dans le western : ses vedettes sont pour nous inévitablement identifiées aux « acteurs » de cette histoire ; et, puisque le mythe de la Frontière consiste à unifier divers épisodes ayant eu lieu dans divers territoires en une série de scènes principielles, l’unification se joue aussi au niveau du héros de ces épisodes, qui ne cesse de se ressembler à lui-même de film en film. Qu’un même acteur puisse jouer dans le même cadre un hors-la-loi, un gradé, un shérif, un fermier, un franc-tireur, chacun héroïque à sa façon, et qu’il reste à peu près le même homme dans tous ces rôles, cela renforce le caractère unifié du mythe de l’homme de l’Ouest, qui n’est pas attaché à une condition sociale particulière, pas plus qu’à un lieu ou à une date uniques.
42A cela s’ajoute le fait que, malgré son iconographie souvent typique, le « méchant » ressemble souvent en bien des points au héros : il peut venir du même milieu que lui, aimer la même femme, avoir le même talent au colt, il est lui aussi habité par une certaine wilderness, mais pas tout à fait la même – des films comme High Noon (Le train sifflera trois fois, 1952), mais aussi Gunfight at OK Corral (Règlements de comptes à O. K. Corral, 1957), Warlock (L’homme aux colts d’or, 1959) ou The Man Who Shot Liberty Valance (L’homme qui tua Liberty Valance, 1962) insistent sur les ressemblances qui unissent les différents protagonistes, de quelque côté qu’ils se trouvent de la frontière qui sépare les héros et les villains. Ce rapprochement entre les divers personnages violents et célèbres de l’Ouest trouve l’une de ses formes les plus abouties dans une figure comme celle de Johnny Ringo, qui, sans toujours faire partie d’une bande de voyous, fait un bout de chemin avec eux, poursuit une vengeance, se confronte aux hommes de loi (il est joué par Gregory Peck dans The Gunfighter (La cible humaine, 1950), dont le titre traduit l’abstraction extrême de la fonction du héros, par John Ireland dans OK Corral ; et le personnage de John Wayne dans Stagecoach s’appelle « The Ringo Kid »). Dégagé de tout rôle dans ce que les intrigues de l’Ouest peuvent avoir de politique, le gunfighter (métier qui n’a jamais vraiment existé sous cette forme) est le héros de la Frontière poussé jusqu’au terme de son devenir générique, qui ne peut plus être un héros pour nous, mais qui est encore héroïsé à l’intérieur de l’histoire racontée par le film, comme le montre le regard des enfants des villages de l’Ouest, fascinés par la violence et la célébrité.
43Ce regard que les enfants portent sur les héros, quels qu’ils soient, est l’un des procédés par lesquels les films construisent une sorte de mythification interne à l’histoire qu’ils racontent27 ; il est important car il oriente notre propre regard de spectateur, et nous habitue à regarder ces hommes décisifs d’en bas, comme en contre-plongée, les yeux écarquillés devant leurs exploits.
44L’histoire qu’on nous raconte est dès lors doublement fondatrice : au moment où elle a lieu, elle fonde la singularité de la communauté politique américaine dans l’expérience de la Frontière et, au moment où elle est montrée au peuple américain par les films, elle bâtit un espace commun structuré par une mythologie partagée racontant l’Amérique en train de se faire, peuplé de héros qui incarnent, chacun à sa manière, l’Américain en train d’américaniser l’Amérique, c’est-à-dire à la fois de l’unifier, de la construire et de lui donner son caractère propre, qui est d’avoir été fondée au cours de cette confrontation violente avec une certaine wilderness.
45Ce que nous voudrions explorer, à partir de cette caractérisation de ce que le cinéma a fait aux légendes de l’Ouest, ce sont les significations politiques de ce dispositif mythique national – ce que ces mythes cinématographiques font à la communauté politique américaine.
II. Les effets ambivalents d’un mythe de l’action politique
46En tant qu’il est une certaine image de l’histoire des États-Unis, et dans la mesure où cette image est (ou du moins a été) éminemment populaire, le western a inévitablement contribué à façonner l’idée que les Américains se font de ce qu’ils sont et de la façon dont ils sont devenus ce qu’ils sont. On l’a vu, la spécificité du mythe de la Frontière consiste à présenter cette américanisation de l’Amérique, cette fondation de la communauté et du caractère de la nation, comme reposant sur un certain genre d’action : sur une action, souvent violente, accomplie par un héros individuel pour résoudre la crise que traverse une communauté qui n’est pas encore pleinement formée.
47Si le cinéma est fait d’images et non d’idées ou de paroles, on peut cependant chercher à en analyser certains effets en le comparant à d’autres pratiques qui partagent avec lui sa dimension spécifiquement narrative. Il semble que le concept de discours, tel qu’il est construit par Foucault – comme un instrument pour l’étude de pratiques qui, tout en visant une certaine connaissance, fonctionnent comme des forces inscrites dans des conflits –, peut aider à comprendre la manière dont le western nous donne à voir et nous fait connaître l’histoire de la conquête de l’Ouest. Plus précisément, il est possible de s’appuyer sur la grande distinction qu’il trace dans son cours au Collège de France de 1976 (« Il faut défendre la société ») entre deux manières de faire de l’histoire et de parler du pouvoir, qu’il nomme « discours de la souveraineté » et « discours de la guerre28 ».
A. Discours et image de l’action violente
48Le discours « juridico-philosophique » de la souveraineté (auquel Foucault opposera le discours de la guerre) entend fonder le pouvoir du pouvoir, le constituer en droit : il peut avoir recours à l’histoire, mais sur un mode linéaire, pour asseoir la gloire présente sur la gloire passée ; il peut à ce titre avoir des héros, mais ce sont alors des héros souverains, dont on suit la généalogie jusqu’au souverain actuel. Il s’agit de dire le droit du pouvoir. Rien de tout cela n’apparaît dans le western classique, qui ne présente pas de généalogie, et montre bien souvent combien le fait du pouvoir est peu compatible avec ce qu’il voudrait présenter comme son fondement de droit. Et c’est déjà un fait remarquable que l’image qu’une communauté se donne d’elle-même, dans des formes de culture dominante, soit à ce point éloignée de l’auto-affirmation de sa propre légitimité.
49Quant au discours de la guerre, il entend, dit Foucault, « déchiffrer la guerre sous la paix », « retrouver le sang qui a séché dans les codes29 », et à ce titre relire l’histoire pour y montrer comment ce qui se présente à nos yeux comme le droit ne s’est imposé que dans la contingence des rapports de force. On peut d’ailleurs noter que, si Foucault s’intéresse surtout à ce discours en tant qu’il est porté d’abord par la réaction nobiliaire à l’absolutisme français, il insiste plus d’une fois sur son ancrage populaire :
Il prend aussi appui sur, et s’investit souvent dans des formes mythiques très traditionnelles. En ce discours se trouvent jumelés à la fois des savoirs subtils et des mythes, non pas grossiers, mais fondamentaux, lourds et surchargés. [...] [Il] va se rapprocher d’un certain nombre de formes épiques et religieuses qui, au lieu de raconter la gloire sans taches et sans éclipses du souverain, s’attachent, au contraire, à dire, à formuler le malheur des ancêtres, les exils et les servitudes30.
50On peut lire dans cette analyse une partie du programme que se donne l’image westernienne, où l’on trouve bel et bien ce malheur des ancêtres et ces exils, et où la gloire, lorsqu’elle paraît, est toujours tachée de sang, et n’est jamais souveraine car les héros s’autodétruisent systématiquement dans leur action fondatrice. Tout en mythifiant la conquête, le western ne la fonde pas en droit, ou du moins il montre que ce n’est pas en vertu de sa justification juridique et morale qu’elle a pu s’accomplir – c’est bien plutôt par la vertu du colt. Et parce qu’à partir de l’idée de la Frontière les films western représentent un monde binaire, scindé en deux camps à peu près inconciliables, ils mettent en scène l’histoire américaine comme fondamentalement conflictuelle – si bien que ces films ne peuvent définir une identité américaine au sens fort, mais seulement un « caractère » américain, qui se serait forgé au contact violent des figures de la wilderness31.
51Cependant, l’un des motifs centraux du discours de la guerre consiste à affirmer que, sous la paix présente, la guerre qu’on raconte au passé agit encore, que c’est elle qui dicte toujours les rapports de force, même lorsqu’ils paraissent stabilisés par la loi. Or, il semble que c’est ce que ne montre pas le western, ou du moins pas explicitement ; s’il met en scène la violence de la transition, le coût psychique qu’elle représente pour le héros qui l’accomplit, il nie rarement la réalité de cette transition : le héros a bel et bien réalisé quelque chose – il a par exemple, en éliminant les hommes de l’ancien monde, transformé le désert en jardin, quoi qu’on puisse penser de la valeur respective de l’un et de l’autre. Dans la mythologie du western, cette guerre est finie : le law and order a été instauré.
52Donc, plutôt qu’un discours de la guerre, nous pourrions dire que le western tient un discours ambivalent, proche en cela au troisième discours dont parle Foucault dans le cours de 1976. Ce discours, il l’appelle dialectique : c’est celui qui, irréductible à la généalogie linéaire du discours de la souveraineté, reconnaît, comme le discours de la guerre, la réalité des guerres passées, mais les présente comme résolues ou dépassées. Si Foucault dit de la dialectique qu’elle est « comme la colonisation et la pacification autoritaire, par la philosophie et le droit32 », du discours de la guerre, c’est qu’elle n’en reste pas au récit des luttes et qu’elle lui donne un sens téléologique, qu’elle l’oriente vers l’établissement d’un ordre unitaire.
53On peut ainsi dire du western qu’il met en scène une sorte de dialectique, mais une dialectique qui, on le verra, doute toujours d’elle-même, tant la violence de l’histoire, que le film met devant les yeux, rend ambivalente la transition qui s’y joue. C’est pourquoi nous parlerons ici d’un « discours de l’action » : sans se prononcer explicitement sur la valeur du résultat de l’action du héros, le western montre que les institutions politiques sont incapables de se fonder elles-mêmes, et qu’elles ne doivent leur existence qu’à la capacité qu’ont certains hommes à sacrifier leur subjectivité dans une action violente qui leur fait traverser la Frontière où se trouvait le péril qui jusque là empêchait la communauté en puissance de devenir communauté en acte.
54Cette idée d’un discours de l’action peut être éclairée par la lecture que Deleuze fait du western classique, qu’il voit comme l’un des grands genres à avoir actualisé le schéma qu’il nomme « image-action33 ». L’analyse de l’image-action nous permet d’insister sur deux aspects du schéma westernien : d’une part, le premier élément qui définit cette image-action est l’importance du milieu dans lequel se joue l’action, dont la caractéristique est de créer une situation critique, de mettre en péril l’existence même du personnage principal et du groupe dans lequel il vit, de produire une tension telle qu’elle ne peut s’évacuer que dans une confrontation directe, dans un duel – et on peut reconnaître ici le propre de l’image mythique de la Frontière, milieu binaire, intrinsèquement instable et conflictuel, qui ne peut être transformé en espace paisible qu’au prix d’une explosion de violence ; d’autre part, la construction de la figure du héros de l’image-action se fait par une certaine relation à la communauté qui l’entoure (« Le héros a besoin d’un peuple, d’un groupe fondamental qui le consacre34. ») – or, nous l’avons dit, la présence du peuple est, plus encore qu’un trait caractéristique du western, l’un de ses principaux enjeux.
55Sur le plan de l’image proprement dite, ce schéma est à l’œuvre, par exemple, dans la mise en scène westernienne de la rue : la grand-rue du village de l’Ouest est à la fois l’espace public mis en péril par la violence, l’espace dont le peuple doit se retirer lorsque les bandits déferlent et l’endroit où a lieu le duel final, à l’issue duquel la tension retombe – la rue est alors de nouveau investie par le peuple qui peut désormais y vivre en sécurité35.
56Ainsi, dans le western, la structure de l’image-action mythifie un rapport entre un espace de conflits, un peuple en puissance et un héros qui franchit la frontière pour poser, de façon non-souveraine, les fondements d’une existence possible de la communauté. Cette mise en scène emprunte à ce que Foucault appelle « discours de la guerre » l’idée d’un monde binaire (deux univers se rencontrent sur la Frontière) plutôt qu’unitaire ou pyramidal (comme le figure le discours de la souveraineté). Et cet aspect est lourd de conséquences : si, pour critiquer l’absolutisme français, les nobles ont dû inventer une nouvelle manière polémique de faire de l’histoire qui attaquait l’édifice du discours souverain unitaire, lorsque le schéma mythique qui domine une sphère culturelle s’exprime déjà en termes binaires il n’y a plus, pour le critiquer, qu’à renverser les termes du conflit. Le discours de l’action violente qui est porté par le mythe de la Frontière, parce qu’il est binaire, est en fait toujours déjà prêt à être renversé. Nous pouvons à présent examiner certains des déplacements et des renversements de cette structure mythique à l’œuvre dans le cinéma hollywoodien et dans la conscience politique américaine.
B. Renversements et réitérations des récits de la Frontière
57En tant qu’elle garde la mémoire de conflits passés, la tradition westernienne peut être réinvestie par l’un ou l’autre des camps qui ont pris part à ces conflits. L’un des effets de l’unification du mythe de la Frontière par les films est précisément la formation, pour le spectateur de westerns, d’un monde conflictuel imaginaire marqué par une polarité forte, mais réversible – c’est ainsi que le conflit historique entre les fermiers et les éleveurs peut être mythifié du point de vue des fermiers comme du point de vue des éleveurs (comme on peut le voir en comparant The Virginian à The Man Who Shot Liberty Valance). Il en va de même pour le conflit entre hors-la-loi et hommes de loi (en comparant The Left Handed Gun à OK Corral) ou pour celui, évoqué plus haut, entre le railroad et les paysans (en comparant Jesse James à Dodge City) – à chaque fois, les deux camps ont été mythifiés par un sous-genre cinématographique interne au western. En construisant une figure générique du héros de l’Ouest, le cinéma crée, à même l’image, les conditions d’un tel renversement des légendes, d’une telle relecture des oppositions fondatrices de l’histoire américaine.
58L’unification du mythe par le film permet d’en faire une matrice à partir de laquelle on peut lire d’autres conflits. On a vu qu’il n’est pas indifférent que le mythe culturellement dominant qui définit le caractère américain soit plus proche d’un discours de la guerre que d’un discours de la souveraineté : cela empêche d’une part, nous l’avons vu, que l’Amérique se représente comme étant dotée d’une identité définie et linéaire ; mais, d’autre part, cela empêche également qu’elle croie en une autosuffisance du politique, en sa capacité à se fonder lui-même, puisque le mythe de l’action fondatrice souligne à quel point cette instauration repose sur la négation de ce qui devrait fonder le politique : le droit.
59Cette façon de lire sa propre histoire prend cependant toute sa dimension mythique dans la mesure où elle devient une grille de lecture générale des conflits dans lesquels l’Amérique est prise et dans la mesure où elle constitue un appel à la réitération des rapports expérimentés sur la Frontière. L’actualisation première de ce mythe provient sans doute du conflit entre les colons européens et les Indiens, qui est tranché par la figure que Slotkin appelle « the man who knows Indians36 » : celui qui perd un peu de sa nature d’Européen à force de fréquenter les Peaux-rouges, qui les comprend intimement, mais qui va utiliser cette intimité pour les vaincre sur leur propre terrain37.
60Cette image de l’action violente pose un rapport qui lie un espace et deux camps opposés, dont le conflit est délié par un « frontalier », un héros capable de traverser la frontière. On peut voir circuler ce schème par lequel l’Amérique se représente les conflits dans lesquels elle est engagée – qui lui apparaissent alors comme une réédition des guerres indiennes. Cette première version du mythe a circulé dès avant l’apparition du cinéma : lorsque la Frontière semble refermée, à la fin du xixe siècle, et que le péril indien est écarté, la situation de Frontière est reconduite sur deux plans principaux. Mais c’est le cinéma qui, par la répétition des images, donne corps à ces réitérations.
61La situation de la Frontière est d’une part rejouée au sein de la communauté en train de se faire : l’ennemi n’est plus l’Indien mais le « mauvais » Blanc ; on est passé d’une altérité externe à une altérité interne. On le voit typiquement dans les westerns dont la question indienne est absente mais où l’élément nuisible représente une certaine wilderness (la violence des bandits apparaît comme barbare, ce sont des hommes sans lois…). Ces périls ne seront alors vaincus que par un autre genre de « frontalier » : par un homme qui aura suffisamment d’affinités avec ces Blancs sauvages pour les comprendre et les vaincre avec leurs propres armes38. D’autre part, la situation de Frontière est déplacée à l’extérieur du territoire américain, dans l’entreprise impériale, qui est, par exemple, promue par Theodore Roosevelt comme le prolongement nécessaire de l’aventure pionnière de l’Ouest, et qui a été portée à l’écran à partir des modèles narratifs du western consacré aux guerres indiennes39. C’est également à partir de cette trame que la lutte contre le communisme s’appuiera sur l’analogie entre les deux types de « rouges » (les ennemis de race et les ennemis de classe).
62Si une telle lecture de l’histoire peut être appelée mythique, c’est dans la mesure où elle relie directement le passé au présent, en invitant implicitement l’Amérique à réitérer sans cesse ce type de conflit entre civilisation et wilderness sur de nouvelles frontières, à l’extérieur ou à l’intérieur du territoire, étant donné que c’est dans ce genre de conjoncture que son caractère propre se construit et s’affirme.
C. Le terreau d’une riche équivocité (John Ford, John Wayne)
63Pour terminer, nous voudrions montrer que les deux points sur lesquels nous avons insisté (l’unification des mythes par le cinéma et le caractère binaire du monde de la Frontière) forment le terreau de l’équivocité qu’on rencontre dans les plus grands westerns, et qui marque le discours mythique du genre tout entier.
64Si le monde de la Frontière est scindé en deux espaces, en deux camps opposés, comment peut-on être certain que l’action du héros a bel et bien permis de dépasser cette dualité pour fonder un ordre civil unique et paisible ? Comment être sûr que l’institution a réussi, que la dialectique a fonctionné, que le monde a changé et que la guerre ne continue pas à l’identique sous le masque de la loi ? Il n’est pas nécessaire d’attendre les cinéastes crépusculaires ou révisionnistes pour voir surgir un doute sur la valeur et même sur la réalité des mutations mises en scène dans les légendes de l’Ouest. Chez John Ford, on aperçoit plus d’une fois cette hésitation quant au sens de l’histoire qui s’achève, cette suspension finale des croyances que nous avions partagées pendant tout le film. On peut le voir dans quatre œuvres majeures, qui s’achèvent toutes sur le destin ambivalent d’un westerner incarné par John Wayne.
65Tout d’abord dans Stagecoach : Ringo, celui qui a permis à tout l’équipage de traverser les terres indiennes sain et sauf, n’est pas accepté à Lordsburg, et ne pourra vivre son amour avec Dallas, la jeune prostituée au grand cœur, dans le ranch de leurs rêves, qu’à condition de quitter le pays pour le Mexique, leur nouvelle frontière. Et leur départ est salué par le médecin avec une empathie certaine : « Well, they’re saved from the blessings of civilization40 ! » Double remise en cause, donc, de la prétention de la société américaine à être réellement ouverte et de la valeur même de la civilisation.
66Dans The Searchers (La Prisonnière du désert, 1956), le personnage joué par John Wayne, Ethan, est celui qui a permis à la jeune Debbie de réintégrer son foyer, mais lui-même est exclu de ce home : il n’en franchit pas le seuil, puis s’en éloigne dans la dernière image du film. Là encore, celui par lequel la vie civile est possible doit s’effacer, doit quitter l’écran pour que cette vie puisse être vraiment fondée ; son corps, trop imposant peut-être pour entrer dans le cadre d’une vie figée, est comme rejeté dans l’espace ouvert et indéfini de la Frontière.
67Dans Fort Apache (Le massacre de Fort Apache, 1948), on observe pendant près de deux heures l’obstination d’un avatar de Custer (joué par Henry Fonda), officier aristocrate borné, ne comprenant rien à l’Amérique – puisqu’il se signale par son mépris social et par son incapacité à mener une guerre adaptée aux conditions de la Frontière. Il conduit ainsi son régiment au désastre, malgré les nombreux avertissements de son capitaine (encore John Wayne), qui, lui, connaît les hommes de troupe et les Indiens. Il meurt au cours d’un absurde « last stand ». Mais lorsqu’il faut raconter l’histoire aux journalistes, le capitaine décide de rendre un hommage univoque aux vertus de son supérieur défunt, au nom de l’effet de la légende sur le moral des hommes. On peut voir dans cette fin une préfiguration de l’équivocité de The Man Who Shot Liberty Valance.
68Dans ce dernier film, une fois de plus, le personnage joué par John Wayne, Tom Doniphon, s’efface, en dépit de son rôle décisif dans la mort du bandit, au nom de la nécessité de « donner une histoire à lire et à écrire41 » à ceux qui grâce à lui vont désormais pouvoir vivre en paix et aller à l’école pour y apprendre à lire et à écrire. L’équivocité tient alors à ce que, si le journaliste, en imprimant la légende, qui est « devenue le fait42 », condamne Doniphon à l’anonymat, le film, lui, fait l’inverse et se présente à nous comme un hommage tout à fait déchirant au sacrifice de cet homme qui s’exclut du monde qu’il a rendu possible.
69Ainsi Ford,– à chaque fois à l’occasion de l’effacement du corps de John Wayne, condamné à l’ombre, à l’exclusion ou à l’exil –, ouvre une brèche dans l’image de l’ordre institué par l’aventure westernienne. Ce corps massif qui n’a pas sa place dans un monde refermé, dans un espace intérieur aménagé, est comme le vestige du monde ancien qui a disparu, ou plutôt qui s’est détruit lui-même ; le monde civil et prosaïque qu’il a rendu possible ne peut supporter son excès de présence, et même le souvenir de son existence, ravivé par le western, ne va pas sans procurer un certain malaise.
Notes de bas de page
1 Un grand merci à Valérie Gérard, pour sa lecture et ses conseils précieux.
2 La wilderness est un concept difficilement traduisible qui désigne la nature sauvage et qui peut aussi bien qualifier un espace qu’un caractère – de façon générale, il renvoie à ce qui précède la civilisation et à ce qui s’y oppose.
3 Dans l’introduction de son livre Hollywood Westerns and American Myth : The Importance of John Ford and Howard Hawks for Political Philosohpy (Yale University Press, 2010), Robert B. Pippin montre la nécessité d’interpréter certaines grandes œuvres de notre temps, romanesques ou filmiques, pour approfondir notre compréhension des passions politiques. Dès lors, le western, compris comme un ensemble d’œuvres mythologiques situées dans l’expérience propre de l’Amérique, constitue un objet incontournable pour qui veut saisir la complexité du rapport politique de la communauté américaine à elle-même. Le présent article entend s’inscrire dans cette perspective.
4 Poser ainsi la question de l’effet du genre ne conduit pas nécessairement à rechercher la fonction (sociale) qu’il serait censé remplir ; il s’agit pour nous de comprendre ce que cela nous fait de voir un western, et non pas d’expliquer la production des westerns à partir d’une hypothèse portant sur les attentes d’une société déterminée.
5 Veyne (Paul), Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, coll. « Points », Le Seuil, Paris, 1983, p. 28.
6 Par le concept de mythe, nous désignons le corpus global des récits de la Frontière, et le type de rapport que les Américains ont pu avoir à l’égard de ce corpus ; nous appelons « légendes » les récits particuliers qui forment cet ensemble.
7 L’expression est de Diodore de Sicile (IV, 8), cité par Paul Veyne, op. cit., p. 58.
8 Slotkin (Richard), Regeneration through Violence : the Mythology of the American Frontier, 1600-1860, Wesleyan University Press, Middletown, 1973 ; Slotkin (Richard), The Fatal Environment : the Myth of the Frontier in the Age of Industrialization, 1800-1890, Atheneum, New York, 1985 ; Slotkin (Richard), Gunfighter Nation : the Myth of the Frontier in Twentieth-Century America, Atheneum, New-York, 1992. Dans sa trilogie de la Frontière, Slotkin retrace le devenir des schèmes mythiques violents de l’Ouest à travers les âges et les crises de la société américaine, et à travers les différents supports qui les ont transmis. Même si nous nous écartons de la façon dont il lit le mythe (essentiellement, comme l’expression d’une idéologie), nous lui devons la connaissance d’une part importante des éléments factuels repris ici.
9 « The mythic charge of the western was constituted by the genre as a whole », Gunfighter Nation, op. cit., p. 242.
10 Nous utilisons ici ces concepts au sens qu’ils avaient dans l’Amérique de la fin du xixe et du début du xxe siècle : le courant appelé progressivism défend l’industrialisation, la logique managériale et l’impérialisme ; le mouvement populiste, lui, s’inquiète des dangers que la civilisation industrielle fait courir à la démocratie américaine. Pour une étude de l’histoire du populisme et de ses rapports avec l’idée de progrès, on peut lire Lasch (Christopher), Le Seul et Vrai Paradis, coll. « Champs », Flammarion, Paris, 2006.
11 Wister (Owen), The Virginian : a Horseman of the Plains [1902], coll. « World’s Classics », Oxford University Press, 1998.
12 Lors de la réédition du Virginien en 1911, Wister « re-dédie » le livre à Roosevelt, « le plus grand bienfaiteur que notre peuple ait connu depuis Lincoln » ; puis il ajoute : « Si ce livre est autre chose qu’une histoire américaine, c’est une expression de la foi américaine (American faith) », donnant par là la mesure de l’ambition mythologique de son roman. (op. cit., p. 5).
13 Notamment aux chapitres xii et xiii du roman. (op. cit., p. 98-101)
14 « The times were hard, and they called for men of flinty fibre. Those of softer, gentler mould would have failed in the midst of such surroundings », The Winning of the West, vol. II, chapitre viii « The Holston Settlement », « Character and Life of the Settlers ».
15 Slotkin (op. cit., p. 128) raconte que les autorités postales américaines ont jugé utile, au début des années 1880, d’interdire la diffusion de toute une série de dime novels consacrés aux frères James.
16 Le film de Fleming a sans doute joué un rôle important dans la construction des schèmes fondamentaux du western parlant, mais il serait trompeur de le considérer comme représentatif de la totalité du genre. Judith Hess Wright s’en sert comme référence unique pour montrer que le western serait, dans son ensemble, un genre conservateur parce qu’il présenterait un monde où « valeur morale et valeur sociale [seraient] identiques » (« Genre Films and the Status Quo », in Jump Cut, no 1, May – June 1974, repris dans le Film Genre Reader III, p. 42-50). Le simple fait que le Virginien soit un salarié et que son histoire s’achève par sa réussite sociale suffit à voir à quelle distance on se trouve de l’image du westerner archétypique.
17 En cela, le western appartient pleinement à ce que Deleuze appelle le « cinéma politique classique », marqué par la présence du peuple au moins en puissance, tandis que le cinéma politique « moderne », de son côté, repose sur le constat de l’absence, ou de l’impossibilité du peuple. (Deleuze (Gilles), Cinéma 2, L’Image-Temps, coll. « Critique », Éditions de Minuit, Paris, 1998, chapitre viii, section 3)
18 Robert B. Pippin, dans la première partie de son introduction, souligne que l’enjeu de la capacité de ce groupe à vivre ensemble va plus loin que la simple question de la possibilité de la coopération sociale, et soulève celle, plus complexe, de la définition d’une unité politique : « Ford se demande s’il est possible de considérer qu’un groupe de ce genre peut former une nation », op. cit., p. 4 (nous traduisons).
19 King (Henry), Jesse James (sorti sous le titre français Le Brigand bien-aimé), avec Tyrone Power dans le rôle de Jesse et Henry Fonda dans celui de Frank.
20 « Après la guerre tragique entre les États, l’Amérique s’est tournée vers la conquête de l’Ouest. Le symbole de cette ère fut la construction des chemins de fer transcontinentaux. L’avancée des chemins de fer était, parfois, prédatrice et sans scrupules. Des communautés entières ont été les victimes d’un ogre sans cesse grandissant – le Cheval de Fer. C’est cette période incertaine et sans loi qui donna au monde, pour le meilleur et pour le pire, ses plus célèbres hors-la-loi, les frères Frank et Jesse James. »
21 Curtiz (Michael), Dodge City (Les Conquérants, 1939), avec Errol Flynn en vedette.
22 « La guerre de Sécession est terminée. Les armées se dispersent – la nation se tourne vers la construction de l’Ouest. »
23 Nous reprenons ici ce terme à Paul Veyne (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, op. cit.), mais en lui donnant une signification plus directement politique.
24 « Both men emphasized the continuity of frontier experience, the essential sameness of the frontier process in different places and at different times », Lasch (Christopher), Editor’s Introduction to Theodore Roosevelt’s The Winning of the West, Fawcett World Publications, 1964, p. xi.
25 Nous n’avons pas eu directement accès aux documents conservés des spectacles de Buffalo Bill ; les éléments repris ici viennent pour la plupart du chapitre 2 de Gunfighter Nation, de Richard Slotkin. (op. cit., p. 63-87)
26 C’est encore Slotkin qui nous l’apprend. (op. cit., p. 272-273)
27 La médiation du regard des enfants pour mettre en scène la mythification des héros au sein même du film est un artifice fréquemment utilisé par le western : c’est le cas dans The Gunfighter, mais aussi dans High Noon ou dans le Jesse James de Henry King, où l’on voit que les jeux des enfants consistent à rejouer le conflit qui constitue l’intrigue du film.
28 Nous nous appuierons principalement ici sur les cours des 21 et 28 janvier 1976, où Michel Foucault expose la spécificité du discours de la guerre ; « Il faut défendre la société », coll. « Hautes Études », Gallimard, Paris, 1997, p. 37-74.
29 Foucault (Michel), op. cit., p. 43 et 48.
30 Foucault (Michel), op. cit., p. 48 et 62.
31 Dans « La conquête de l’image. Ou comment le western institue derechef l’espace commun », Laurent Van Eynde souligne que le peuple de la conquête est caractérisé, du fait de son propre mouvement, par une certaine inadéquation à soi, qui empêche de parler d’identité au plein sens du terme. (in Affectivité, imaginaire, création sociale, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2010, p. 255-293, particulièrement p. 271-272).
32 Foucault (Michel), op. cit., p. 50.
33 Deleuze (Gilles), Cinéma 1. L’image-mouvement, coll. « Critique », Éditions de Minuit, Paris, 1983, chapitre ix. « L’image-action : la grande forme », p. 196-219.
34 Deleuze (Gilles), Cinéma 1. L’image-mouvement, op. cit., p. 213.
35 Ce traitement de la rue comme espace et enjeu de l’action est particulièrement visible dans Warlock, d’Edward Dmytryck et dans The Man Who Shot Liberty Valance, de John Ford.
36 Inspiré par Natty Bumppo (ou Hawkeye, « œil de faucon », ce personnage blanc, mais élevé par les indigènes, qui traverse les romans de James Fenimore Cooper), « l’homme qui connaît les Indiens » est une figure transversale dont Slotkin montre la présence dans toutes les fictions construites à partir des mythes de la Frontière – des films de guerre coloniale aux polars « hard boiled » de Dashiell Hammet (voir, par exemple, Gunfighter Nation, op. cit., p. 124-128).
37 A titre d’exemple, ce qui, aux yeux de Theodore Roosevelt, fait la gloire des pionniers blancs comme Daniel Boone, c’est qu’ils ont été capables de « battre les meilleurs des sauvages à leur propre jeu » (Theodore Roosevelt’s The Winning of the West, op. cit., p. 132).
38 C’est en tous cas ce que suggère la parenté étroite, donnée à voir par des jeux de montage parallèle, entre des hommes de loi comme Wyatt Earp ou Pat Garrett et les bandits qu’il poursuivent (par exemple dans OK Corral, de John Sturges).
39 Que récemment les services secrets américains aient attribué à Ben Laden le nom de code « Geronimo » rappelle le poids de cette « imagination constituante ».
40 « Les bienfaits de la civilisation leur seront épargnés. » in Stagecoach, 1 h 35’15”.
41 « You taught her how to read and write ; now give her something to read and write about ! », tels sont les derniers mots de Tom Doniphon. In The Man Who Shot Liberty Valance, 1h53’36’’.
42 « This is the West, sir. When the legend becomes fact, print the legend ! » in The Man Who Shot Liberty Valance, 1h54’50’’.
Auteur
Université de Toulouse-Le Mirail
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