Le « droit au logement » dans la Convention européenne des droits de l’homme : une illustration de l’idée « ostienne » d’intérêt
p. 441-461
Texte intégral
1. Mise en contexte
A. L’intérêt, une idée « ostienne » pionnière
1François Ost, on le sait, récuse les raisonnements binaires… à raison ! La nuance se niche dans la dialectique et la complexité d’une situation qui, bien souvent, se dérobe à toute appréhension unilatérale. Ainsi, par exemple, notre système de droit peine à reconnaître à leur juste valeur certaines prétentions sociétales et juridiques au statut incertain. Tantôt dès lors les élève-t-il, à défaut de mieux, à la dignité de droit subjectif, tantôt (et à l’inverse) les rabaisse-t-il au rang de faits non pertinents juridiquement. Ce qui est sûr, en tous cas, c’est que ces revendications — naviguant ainsi entre deux extrêmes — ne sont à leur place dans aucune de ces deux catégories, cotes définitivement mal taillées.
2Un des premiers, François Ost s’est attaché à rendre visible cette réalité intermédiaire et, surtout, à lui conférer une juridicité adaptée. Il fallait bien un nouveau concept pour exprimer la finesse du raisonnement et incarner cette nouvelle figure de l’entre-deux : ce sera l’intérêt, que l’auteur place précisément « entre droit et non-droit ». Il offrira ce très riche thème au Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques (qui en tirera un ouvrage collectif étoffé1), tout en y consacrant lui-même un livre entier2.
3On pressentait l’idée féconde. On ne se trompait pas : notre appareil législatif regorge dans ses marges de prérogatives ni à l’état d’ectoplasmes ni complètement abouties, qui cherchent un canal médian sui generis pour s’exprimer. Prenant au sérieux la consigne générale qui traverse le présent liber amicorum et qui consiste — pour chacune des contributions — à décliner dans un champ particulier une thématique chère à celui qui accède aujourd’hui à l’éméritat, on a identifié un attribut juridique qui, à notre sens, fournit une illustration éloquente et contemporaine de la notion d’intérêt telle que conçue par François Ost : il s’agit du droit au logement, dans la Convention européenne des droits de l’homme en particulier3. Non consacré in se par le texte conventionnel, mais abondamment présent dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le droit au logement se révèle être un matériau de premier choix pour ce stimulant exercice de transposition.
B. Une appréhension jurisprudentielle médiate du droit au logement
4Le droit au logement, on l’a dit, n’a pas l’heur de figurer parmi les prérogatives juridiques proclamées par la Convention européenne des droits de l’homme. Adopté dans l’immédiat après (seconde) guerre mondiale, ce catalogue de droits fondamentaux renferme pour l’essentiel des droits civils et politiques, des droits dont le contenu pouvait s’appuyer sur un consensus politique suffisamment solide et qui pouvaient être coulés dans des définitions juridiques fermes et précises. Il n’empêche, depuis l’arrêt fondateur Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, le droit conventionnel s’est avéré « perméable » aux droits sociaux4, dont le droit au logement fait partie. La Cour européenne s’est donc emparée de cette problématique et résolument.
5Par l’entremise notamment des articles 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants), 6 (procès équitable), 8 (respect de la vie privée et familiale ainsi que du domicile) et 14 (non-discrimination), sans compter l’article 1er du premier protocole additionnel (droit au respect des biens), la Cour européenne des droits de l’homme s’est donné l’occasion de développer une jurisprudence novatrice en matière de droit au logement5. Et, relativement à cette dernière disposition, un arrêt comme Öneryildiz c. Turquie du 30 novembre 20046 par exemple a promu de manière emblématique le concept d’intérêt (patrimonial ici), à déprendre aussi bien du droit de propriété classique que de la simple espérance légitime7. En sus, les restrictions au droit de propriété validées par la Cour révèlent, en creux, une certaine prise en considération d’un tel droit à l’habitat.
6Appréhendée de manière médiate, la Convention offre donc un espace incontestable au droit au logement. « The Convention is indeed permeable to housing rights if interpreted in a dynamic and constructive manner », souligne Padraic Kenna8. C’est, en fait, le droit à l’habitat au sens large que protège la Cour européenne, quel que soit le statut juridique in casu de l’occupant (propriétaire9 ou locataire10). Est digne d’égards in se le rapport personnel entretenu par un habitant avec son lieu de vie, indépendamment même du fait que l’occupation soit entachée d’illégalité11.
7Passons dès lors en revue ces différentes prérogatives conventionnelles qui, analysées par la Cour à la lumière des conditions de l’époque visée, donnent à voir une reconnaissance — indirecte et implicite certes — d’un embryon de droit au logement ou, à tout le moins, d’un intérêt conventionnellement protégé12.
2. Les différentes « entrées » du logement (comme intérêt conventionnellement protégé) dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
A. Interdiction des traitements inhumains et dégradants (article 3 de la Convention)
8La destruction (assurée avec le concours des forces de police qui plus est) de maisons appartenant à des Roms a contraint ces derniers, ainsi chassés de leur village, à « vivre dans des conditions déplorables ». Ces « souffrances mentales considérables » ont été vues par la Cour dans l’arrêt Moldovan et autres c. Roumanie du 12 juillet 2005 comme des « traitements dégradants », prohibés par l’article 313. Et la circonstance que les habitants appartenaient à la minorité Rom n’était pas décisive in specie puisque des décisions similaires ont été rendues dans les arrêts Dulas c. Turquie du 30 janvier 2001 et Bilgin c. Turquie du 16 novembre 2000 à propos de démolitions de logements menées par des gendarmes en Turquie à des fins de lutte contre le terrorisme. Là aussi, les dommages ont occasionné « une détresse suffisamment grave pour que l’on qualifie d’inhumains les actes en question »14.
9Dans l’affaire V. M. et autres c. Belgique du 7 juillet 2015, la Cour a été amenée à s’interroger sur les conditions de séjour chez nous de demandeurs d’asile qui ont vu leur requête rejetée et qui, de ce fait, ont été condamnés à quitter le centre d’accueil (et, théoriquement, à rentrer dans la foulée dans leur pays)15. À partir de leur expulsion du centre d’accueil, les requérants serbes se sont trouvés « sans moyen de subsistance », « sans logement » et « sans accès à des installations sanitaires »16. À la rue, « ils restèrent là – sans aide pour faire face à leurs besoins les plus élémentaires : se nourrir, se laver et se loger »17. Et la circonstance (susceptible de dédouaner l’État belge) que les centres d’hébergement affichaient de toute façon complet ? Elle est irrelevante, estime la Cour. « Nonobstant le fait que la situation de crise était une situation exceptionnelle », les autorités nationales ont « manqué à leur obligation de ne pas exposer les requérants à des conditions de dénuement extrême pendant quatre semaines »18. Aussi, « les requérants ont ainsi été victimes d’un traitement témoignant d’un manque de respect pour leur dignité », étant entendu que « cette situation a, sans aucun doute, suscité chez eux des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à conduire au désespoir »19. Conclusion : « de telles conditions d’existence, combinées avec l’absence de perspective de voir leur situation s’améliorer, ont atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention et constituent un traitement dégradant »20. Il faut cependant signaler que la Cour européenne, en configuration de Grande Chambre (devant laquelle le gouvernement belge avait demandé le renvoi de l’affaire), vient de décider purement et simplement de rayer l’affaire du rôle21. Cet arrêt du 17 novembre 2016 laisse singulièrement perplexe22 et suscite dans la doctrine de sérieuses critiques23.
B. Droit à un procès équitable (article 6 de la Convention)
10Une décision aussi lourde de conséquences que la privation de son habitation ne saurait se faire hors du respect minutieux d’une procédure judiciaire garantissant le droit à un procès équitable reconnu par l’article 6. Souvent, toutefois, cette question est « absorbée » par celle qui a trait au droit au respect du domicile garanti par l’article 8 et, pour ce motif, ne fait pas l’objet d’un examen autonome24. Mais pas toujours car le droit à un procès équitable consacré par l’article 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme suppose, en aval, le droit à ce que les décisions de justice reçoivent bien exécution25 ; a contrario, il est vrai que les garanties procédurales dont jouissent les parties au cours du procès perdraient leur sens si le jugement devait ensuite rester dans les limbes26. Dans son arrêt Kotsar c. Russie du 30 janvier 2009, par exemple, la Cour a condamné l’État défendeur sur pied de l’article 6 de la Convention pour absence prolongée d’exécution d’un jugement attribuant un logement social à l’intéressé27. Pareillement, la Cour a refusé, dans son arrêt Tchokontio Happi c. France du 9 avril 2015, que des considérations budgétaires puissent légitimer l’inexécution d’une décision de justice intimant28 le relogement au profit d’une personne attendant dans un logement insalubre de trop longues années qu’une habitation sociale se libère enfin29.
11Inversement, la Cour, dans sa décision Cofinfo c. France du 12 octobre 2010, a déclaré irrecevable le recours formé sur le visa du même article 6 par une société immobilière contre l’absence d’exécution par l’État français d’une décision de justice tendant à expulser les occupants introduits illégalement dans l’un de ses biens30.
C. Droit au respect de la vie privée et familiale (article 8 de la Convention)
12Pour manifester l’« entrisme » de quelque chose qui se rapprocherait d’un droit au logement dans la Convention européenne, l’article 8 semble constituer une voie particulièrement pertinente. « Le droit au logement », indique Kiteri Garcia à propos de cette disposition expressément, « transite par la protection des intérêts familiaux »31.
13Doit d’abord être épinglé l’arrêt Mc Cann c. Royaume-Uni du 13 mai 2008, qui a vu la Cour condamner l’État britannique en raison de sa législation permettant la résiliation extrajudiciaire d’un bail social. Mettre un terme à un contrat de location sans contrôle juridictionnel préalable s’assimile ainsi à une atteinte « non nécessaire » (et « non proportionnée ») aux droits reconnus par l’article 832. Précédemment, la Cour avait déjà souligné la nécessité d’assortir l’éventuelle décision d’expulsion d’une solution de relogement33. Et, dans l’arrêt Immobiliare Saffi c. Italie du 28 juillet 1999, les expulsions étaient vues comme des sources d’« importantes tensions sociales » susceptibles de mettre « en danger l’ordre public »34 (sans que cette qualification eût, ici, débouché sur une condamnation).
14Soulignons par ailleurs que le droit au respect du domicile (consacré lui aussi par l’article 8) s’applique aussi bien aux relations avec la puissance publique qu’aux rapports entre particuliers. Par ailleurs, la notion de domicile est loin de se limiter à la propriété et forme d’ailleurs un concept autonome qui affiche une nette indépendance par rapport aux classifications établies dans les systèmes juridiques nationaux35. Ce concept peut faire l’objet d’une interprétation que la Cour qualifie elle-même d’« extensive »36. En clair, « la notion de vie privée est interprétée de manière large, englobant non seulement le droit à l’intimité, mais aussi le droit à l’épanouissement personnel et à l’intégrité morale – toutes valeurs qui risquent d’être compromises dans le chef d’une personne qui ne dispose pas d’un toit convenable pour elle-même et sa famille »37.
15Ainsi, l’article 8 ne limite nullement le bénéfice de sa protection aux domiciles détenus en propriété par leur(s) habitant(s). Comme la Cour le mentionne dans son arrêt Mentes c. Turquie du 28 novembre 1997, une indemnisation est due en cas d’incendie (bouté par les forces de sécurité) d’une habitation occupée par une personne qui n’en était aucunement propriétaire, « compte tenu de ses liens familiaux étroits [la requérante est la belle-fille du propriétaire] et de la nature de sa résidence »38. En réalité, l’existence préalable de tels liens ne semble pas constituer une exigence formelle puisque c’est au nom du respect de la vie privée et du domicile des preneurs, en général, que la Cour a estimé que la limitation apportée par une loi au droit du bailleur de donner congé à son locataire poursuivait un objectif légitime de politique sociale39. L’immeuble loué, par soi, constitue le domicile du locataire et, à ce titre, mérite protection40.
16Même l’illégalité de l’installation originaire (au regard des exigences urbanistiques par exemple) ne saurait dépouiller l’occupant de son droit au respect du domicile, comme l’a admis la Cour dans son arrêt Buckley c. Royaume-Uni du 25 septembre 1996 ; le concept de domicile ne saurait se limiter en effet à des résidences légalement établies41. Cette protection n’est même pas énervée par le fait que le terrain n’appartienne le cas échéant pas aux occupants — des Roms ou gens du voyage par exemple ; en revanche, intervient dans l’appréciation de la Cour la durée, longue, de l’occupation dont peuvent se targuer les intéressés42 ou encore l’absence prolongée de réaction des autorités avant qu’elles se décident à ordonner déguerpissement43.
17Une autre extension du champ d’application de l’article 8 est à noter. Les atteintes matérielles ou corporelles au domicile ne sont pas seules prohibées (entrée dans les lieux d’une personne non autorisée par exemple) ; des outrages immatériels sont également pris en considération. La Cour a développé, sous cet angle, une jurisprudence de type environnemental (sensu lato) digne d’intérêt44. Ont ainsi été déclarées attentatoires à l’article 8 des législations tolérant qui la présence d’une usine à « l’activité dangereuse » à 30 mètres de l’habitation45, qui l’exposition prolongée d’une personne aux rejets industriels d’une usine ayant « des conséquences néfastes sur sa qualité de vie à son domicile »46, qui enfin la proximité d’une boîte de nuit (et, plus généralement, le développement autour de logements résidentiels d’une zone d’activités « dans laquelle le tapage nocturne est indéniable », ce qui rend le périmètre « acoustiquement saturé »)47. Point n’est besoin, pour contrevenir de la sorte à l’article 8, que la réglementation litigieuse mette en danger grave la santé de l’intéressé ; une atteinte jugée suffisamment sévère suffit48. Et l’octroi d’une éventuelle indemnité (comme la prise en charge par les autorités pendant un an des frais de location d’un appartement en zone protégée) n’est pas toujours à même de réparer les nuisances endurées49.
18La protection du domicile peut-elle s’appliquer à la seconde résidence ? Oui, répond la Cour dans l’arrêt Demades c. Turquie du 31 juillet 2003, en raison notamment de la difficulté qu’il y a à trancher de manière univoque cette question sur le plan empirique (quid des occupations alternées par exemple ?) et eu égard aux « liens émotionnels » étroits qu’un individu peut également établir dans un habitat qui ne serait pas sa résidence principale50. L’intensité d’une relation avec son lieu de vie ne dépend pas nécessairement de la durée du séjour. En poussant le raisonnement, il n’est pas interdit d’envisager qu’une personne puisse disposer de plusieurs domiciles ainsi protégés, dans certaines limites néanmoins.
19En revanche, le domicile ne s’entend pas d’un terrain sur lequel on projette simplement d’ériger une résidence ni d’une région « où l’on a grandi et où la famille a ses racines mais où l’on ne vit plus »51.
20À travers l’examen de ces différentes affaires (l’arrêt McCann en particulier) émerge une tendance de fond : la procéduralisation à l’œuvre dans la jurisprudence de la Cour européenne. Ce qui compte pour l’État, au-delà même du contenu des droits reconnus par la Convention, c’est la mise sur pied de certaines procédures internes propres à assurer le respect de ces attributs. Les autorités nationales sont tenues non seulement de garantir l’effectivité des prérogatives conventionnelles mais, de plus en plus, se voient contraintes d’organiser dans leur système juridique des mécanismes de protection permettant aux justiciables de faire valoir efficacement le droit en question. C’est ainsi que chaque article de la Convention est susceptible de se dédoubler en un volet matériel et un volet davantage formel, chacun d’entre eux étant désormais affecté d’une valeur autonome. Par soi, le défaut d’application de la procédure interne peut donc entraîner condamnation à Strasbourg, indépendamment du fait qu’une disposition conventionnelle ait été — ou non — méconnue dans sa substance52.
21Avant de passer à une autre disposition, il convient encore de souligner qu’il n’est dans la Convention probablement pas de meilleur siège pour les obligations positives53 que l’article 854. La Cour a ainsi rappelé, à plusieurs reprises, l’engagement de l’État à prendre des dispositifs de protection du domicile à l’égard d’autres particuliers55. Et, dans l’arrêt Pibernik c. Croatie du 4 mars 2004, elle condamna les instances nationales pour n’avoir pas déployé des secours suffisants en vue de permettre à une personne, évincée illégalement de son domicile par un tiers, de reprendre possession des lieux56. Par ailleurs, dans l’arrêt Öneryildiz c. Turquie du 30 novembre 2004, la Cour consacre l’existence d’une obligation positive à la charge de l’État de protéger les biens (vus ici comme le maintien dans une habitation de fortune construite par l’occupant sur un terrain ne lui appartenant pas) et de permettre une jouissance effective de ceux-ci. L’arrêt relève en effet que l’ensevelissement de la maison du requérant résulte des graves négligences imputables à l’État et « l’atteinte qui en résulte ne s’analyse pas en une ingérence mais en la méconnaissance d’une obligation positive, les agents et autorités de l’État n’ayant pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour sauvegarder les intérêts patrimoniaux du requérant »57. Dans sa motivation, notons que la Cour prend également en considération le fait que le requérant avait créé dans son taudis un environnement social et familial58.
D. Non discrimination (article 14 de la Convention)
22Dans l’accès à un logement et la jouissance des lieux, les individus doivent parfois composer avec des législations plus ou moins discriminatoires, singulièrement s’ils émargent à une catégorie socialement déconsidérée (femmes seules avec enfants, étrangers, homosexuels, etc.). Ainsi d’une loi autrichienne, qui réservait le droit à la transmission d’un contrat de bail aux seuls couples hétérosexuels. Dans son arrêt Karner c. Autriche du 24 juillet 2003, la Cour a peut-être admis le principe d’une telle limitation mais jugé, en l’espèce, que d’autres mesures pouvaient aboutir au même résultat, ce qui automatiquement soustrait à la disposition litigieuse son caractère « nécessaire » et emporte subséquemment violation de l’article 14 (combiné ici avec l’article 8).
23Plus généralement, la plupart des États-membres tend à décliner différemment le régime du bail suivant qu’il s’applique à des biens relevant du secteur public de l’habitat ou à des habitations détenues par des propriétaires particuliers. Il se pourrait même, comme à Chypre à une certaine époque, que le contrat de location afférent à un logement social soit moins protecteur des intérêts du preneur que le bail privé (en matière de garantie contre l’éviction à l’issue de la convention locative comme dans le cas d’espèce). Or, « une décision de ne pas étendre la protection en question à des locataires de biens appartenant à l’État qui vivent au milieu de locataires de logements appartenant à des propriétaires privés requiert une justification spécifique », observe la Cour dans son arrêt Larkos c. Chypre du 18 février 1999, « d’autant que l’État est lui-même protégé par la législation lorsqu’il prend en location des biens appartenant à des particuliers »59. En l’absence de pareille justification, la loi querellée a été jugée constitutive de discrimination et, corrélativement, contraire à l’article 14.
E. Droit au respect des biens (article 1er du premier Protocole additionnel)
(a) les biens détenus en propriété
24Appelée à juger de la compatibilité de législations nationales avec l’article 1er du premier protocole additionnel consacrant le droit au respect des biens, la Cour européenne a développé incidemment une jurisprudence ayant fait émerger à propos du logement quelque chose comme un intérêt conventionnellement protégé60 ; c’est que cette disposition autorise elle-même la réglementation par l’État de l’usage des biens, « conformément à l’intérêt général »61. Aussi, dans l’arrêt Sporrong et Lonnröth c. Suède du 23 septembre 1982 déjà, les juges de Strasbourg avaient manifesté le souci d’assurer un « juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général »62. Il existe bien, confirme la Cour dans son arrêt Spadea et Scalabrino c. Italie du 28 septembre 1995, une « nécessité de ménager un juste équilibre entre les intérêts de la communauté et le droit des propriétaires »63. Plus fondamentalement, dans son arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, la Cour déclare en termes exprès : « les sociétés modernes considèrent le logement comme un besoin primordial dont on ne saurait entièrement abandonner la satisfaction aux forces du marché »64. Quelques années plus tôt, au demeurant, la Commission européenne des droits de l’homme avait déjà érigé en un « objectif légitime de politique sociale » la « protection des intérêts des locataires dans une situation caractérisée par la pénurie de logements à bon marché »65. La Cour réitérera sa position, dans l’arrêt Tanganelli c. Italie du 11 janvier 2001 notamment, où il est dit que le « logement occupe une place centrale dans les politiques sociales et économiques des sociétés modernes »66. Soulignons, enfin, que la Cour a réputé conforme au droit de propriété une législation autrichienne destinée à « ramener les loyers à un niveau socialement plus acceptable »67.
25Certes, admet la Cour, « sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constituerait d’ordinaire une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 ». Il n’empêche, ce dernier droit « ne garantit pourtant pas dans tous les cas le droit à une compensation intégrale », dès lors que « des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande »68.
26On le voit, en imbriquant la notion de « justice sociale » dans le concept plus global de « l’intérêt général » (lequel suffit pour justifier les limitations au droit de propriété au regard du texte du premier protocole), la Cour européenne en vient à ratifier une série d’atteintes portées aux prérogatives du propriétaire. Ce qui ne signifie cependant pas que, dans l’arbitrage entre droit de propriété et intérêt général, la Cour européenne des droits de l’homme penche systématiquement en faveur du second, tant s’en faut69. Tout dépend en réalité du cas d’espèce70.
(b) une conception élargie des biens
27La notion de « biens » telle que protégée par l’article premier du premier protocole additionnel a connu une extension notable de son contenu. La Cour tend en effet à renforcer le caractère « autonome » du concept71. Ce concept tout d’abord s’étend, à l’instar du domicile, au-delà du simple droit de propriété72 ; il peut aller jusqu’à couvrir des « intérêts patrimoniaux »73. Dans l’affaire Öneryildiz c. Turquie, le requérant avait vu son habitation — construite illégalement sur une décharge — soufflée par une explosion causée par la négligence des autorités. La Cour reconnaît que l’intéressé n’était propriétaire ni de son habitation ni du terrain et qu’il ne pouvait, du reste, se targuer d’aucune espérance légitime de se voir céder le terrain (et encore moins d’une créance certaine). La Cour, toutefois, est amenée à constater « une tolérance des autorités de l’État face aux actions des requérants », ce qui lui permet « de juger que les autorités ont de facto reconnu que l’intéressé et ses proches avaient un intérêt patrimonial tenant à leurs habitations et à leurs biens meubles »74. Les commentaires qui ont pu être faits de cet arrêt font écho à la thématique qui nous occupe aujourd’hui : « Si cependant l’on accepte d’en déduire que la jouissance illégale d’un lieu peut générer, en cas de passivité prolongée du propriétaire de celui-ci, un intérêt digne de protection par l’article 1er du premier protocole, alors il n’est pas exclu que cette disposition puisse être invoquée à son bénéfice par un occupant de longue durée ou par le propriétaire d’un immeuble tardivement menacé de démolition en raison du non-respect de prescriptions urbanistiques75. Une forme de "droit au logement" surgirait donc de l’article 1er du premier Protocole, non pas de manière spontanée, mais par l’effet de l’écoulement paisible du temps »76.
28Manifestement, le concept de biens n’est pas limité aux choses matérielles et, au demeurant, est indépendant de toute catégorie établie en droit interne. Cette notion de biens peut même s’étendre à une décision de justice accordant un bail social, comme l’a admis la Cour dans son arrêt Teteriny c. Russie du 30 juin 2005. Normalement, le droit à de tels bénéfices sociaux n’est nullement inclus parmi les droits et les libertés garantis par la Convention. Une revendication fondée sur une espérance légitime d’obtenir la jouissance effective d’un bien particulier — dont on n’est pas propriétaire — peut néanmoins, et à certaines conditions, se révéler. Tel fut le cas dans l’arrêt Teteriny où la Cour a jugé que l’impossibilité pendant plus de 10 ans pour le requérant d’obtenir l’exécution d’une décision de justice lui accordant un appartement social constitue une interférence avec son droit à la jouissance paisible de ses biens pour lequel le gouvernement n’a pas avancé d’explication plausible77.
29Enfin, l’arrêt Bélané Nagy c. Hongrie de la Grande Chambre du 13 décembre 2016 apporte une contribution importante en ce qui concerne la notion d’« espérance légitime »78. Ayant cotisé au régime de sécurité sociale pendant plus de 20 ans, la requérante reçut à partir de 2001 une pension d’invalidité correspondant à un taux d’invalidité professionnelle de 67 %. À la suite d’une modification de la méthode d’évaluation, son taux d’invalidité passa en deçà du pourcentage minimal et sa pension fut supprimée. La requérante forma une nouvelle demande, à la suite de laquelle il fut à nouveau jugé que son taux d’invalidité dépassait le seuil requis. Cependant, une nouvelle loi en 2012 introduisit un nouveau critère d’attribution (un certain nombre de jours de cotisation à la sécurité sociale pendant une certaine durée) qu’elle ne pouvait pas satisfaire, ce qui excluait désormais toute pension d’invalidité pour elle. La requérante estimait que, par l’effet de la loi de 2012, elle n’avait plus droit à une pension d’invalidité parce qu’il lui était impossible de satisfaire aux conditions alors que son état de santé n’avait pas changé. Saisie sur renvoi, la Grande Chambre, comme la chambre dans son arrêt du 10 février 2015, a conclu à la violation de l’article 1er du Protocole no 179.
30En toile de fond dans cette affaire se trouve donc l’équilibre à ménager entre la liberté pour l’État de modifier les modalités d’attribution de prestations sociales, en raison notamment de contraintes budgétaires, et la nécessité pour un individu tributaire de ces prestations de jouir à un certain degré d’une certitude et d’une sécurité quant au maintien de ses droits. La question cruciale était donc celle de l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 et, notamment, celle de l’« espérance légitime » de la requérante à continuer de recevoir une prestation sociale malgré la réforme par la loi des critères d’attribution. Au vu du dossier, il est établi que la requérante jouissait depuis 2001 d’un bien lorsque, ayant rempli toutes les conditions, elle s’était vu attribuer une pension d’invalidité qui lui permettait d’avoir une « espérance légitime » qu’elle continuerait à percevoir cette prestation tant qu’elle satisferait aux conditions d’attribution. La Cour estime toutefois que l’adoption de la loi de 2012 peut s’analyser non pas en la suppression de cette « espérance légitime » mais plutôt en une ingérence dans celle-ci80. Certes, cette ingérence avait pour but légitime « d’économiser les deniers publics en réformant et en rationalisant le régime des prestations d’invalidité »81. Toutefois, la Grande Chambre apprécie la proportionnalité de cette ingérence en tirant de la jurisprudence existante les éléments à retenir, notamment : le montant de la réduction de la prestation, le caractère discriminatoire de toute perte du droit à celle-ci, le recours à des mesures transitoires, tout arbitraire dans les nouvelles conditions d’attribution, la bonne foi de l’intéressé et, surtout, toute atteinte à la substance des droits à pension82. Appliquant ces critères, la Grande Chambre conclut que, nonobstant l’ample marge d’appréciation dont l’État dispose en la matière, la requérante a dû supporter une charge individuelle exorbitante et qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 183.
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31De l’intérêt au droit, le chemin se resserre. Merci à François Ost de nous aider à penser l’avenir.
Notes de bas de page
1 Voy. les trois volumes de Droit et intérêt parus en 1990 aux Publication des Facultés universitaires Saint-Louis, sous la direction de P. Gérard, F. Ost et du regretté M. van de Kerchove.
2 Il s’agit du volume 2 dudit ouvrage collectif, intitulé Entre droit et non-droit : l’intérêt.
3 Cf., pour l’une des premières manifestations de cette intuition, Tulkens (F.), Van Drooghenbroeck (S.), « Le droit au logement dans la Convention européenne des droits de l’homme. Bilan et perspectives », in Le logement dans sa multidimensionnalité : une grande cause régionale, sous la direction de Bernard (N.), Mertens (C.), Namur, Ministère de la Région wallonne, 2005, p. 318 et s.
4 C.E.D.H., 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, § 26. Voy. Sudre (F.), « La perméabilité de la Convention européenne des droits de l’homme aux droits sociaux », in Mélanges offerts à J. Mourgeon, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 46.
5 On peut y ajouter l’article 10 (liberté d’expression et liberté de recevoir des informations). Cf. arrêt Khurshid Mustafa et Tarzibachi c. Suède du 16 décembre 2008, où la Cour condamne l’État défendeur pour l’expulsion de logement d’une famille ayant refusé de démonter son antenne parabolique permettant de capter la télévision du pays d’origine (l’Irak).
6 C.E.D.H. (Gde Ch), 30 novembre 2004, arrêt Öneryildiz c. Turquie. Voy. sur cet arrêt de Fontbressin (P.), « De l’effectivité du droit à l’environnement sain à l’effectivité du droit à un logement décent », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2006, p. 87 et s.
7 Voy. infra.
8 Kenna (P.), « Housing rights : positive duties and enforceable rights at the European court of humain rights », European Human Rights Law Review, no 2 (2008), p. 198.
9 Cf. notamment les arrêts C.E.D.H., 27 septembre 2007, arrêt Kolona c. Chypre ; C.E.D.H., 22 décembre 2005, arrêt Xenides-Arestis c. Turquie ; ou encore C.E.D.H. (Gde Ch.), 10 mai 2001, arrêt Chypre c. Turquie.
10 C.E.D.H., 29 juillet 2004, arrêt Blecic c. Croatie.
11 C.E.D.H. (Gde Ch.), 30 novembre 2004, arrêt Öneryildiz c. Turquie ; C.E.D.H., 25 septembre 1996, arrêt Buckley c. Royaume-Uni.
12 La suite du texte s’inspire — tout en étoffant et en actualisant significativement le propos — de Bernard (N.), « Pas d’expulsion de logement sans contrôle juridictionnel préalable. La Cour européenne des droits de l’homme et le droit au logement », note sous C.E.D.H., arrêt Mc Cann c. Royaume-Uni, 13 mai 2008, Revue trimestrielle des droits de l’homme, p. 527 et s.
13 C.E.D.H., 12 juillet 2005, arrêt Moldovan et autres c. Roumanie, respectivement § 103 et 110.
14 C.E.D.H., 30 janvier 2001, arrêt Dulas c. Turquie, § 55 (traduction libre).
15 C.E.D.H., 7 juillet 2016, arrêt V.M. et autres c. Belgique.
16 Ibidem, § 157 et 162.
17 Ibidem, § 158.
18 Ibidem, § 162.
19 Ibidem.
20 Ibidem. Toutefois, la Cour a exonéré la Belgique de toute méconnaissance de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention dès lors que le décès de la fille — une fois la famille rentrée en Serbie — n’a pu être imputé avec certitude à la situation vécue précédemment en Belgique. En revanche, la Cour a jugé, dans la décision O’Rourke c. Royaume-Uni du 26 juin 2001, qui est restée isolée, que la souffrance endurée pendant un séjour à la rue d’un sans-abri consécutivement à son expulsion d’une chambre d’hôtel n’atteint pas le degré de gravité minimal pour valoir méconnaissance de l’article 3.
21 C.E.D.H. (Gde Ch.), 17 novembre 2016, arrêt V.M. et autres c. Belgique. L’avocate des requérants, en substance, a perdu le contact avec ses clients (rentrés en Serbie, comme expliqué), lesquels n’ont pas jugé bon de la tenir informée de l’évolution de leur situation. Ces circonstances, aux yeux de la haute juridiction, « permettent de conclure que les requérants ont perdu leur intérêt pour la procédure et n’entendent plus maintenir la requête » (§ 36). Et la précarité de leurs conditions de vie au pays ne saurait expliquer à elle seule cette absence de communication, sur une si longue période.
22 Cette issue, abrupte, ne laisse en effet pas de surprendre. C’est que, tout d’abord, l’article 37, § 1er, al. 2, de la Convention dispose expressément que, en dépit des doutes sur la persistance de l’intérêt du requérant à la continuation de la procédure, « la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige ». On a là une action de principe en quelque sorte, relevant de l’intérêt général, menée jusqu’à son terme pour le bien des droits de l’homme eux-mêmes (et la consolidation de la jurisprudence conventionnelle). Ensuite, la Cour avait tranché dans un sens strictement opposé peu de temps auparavant (C.E.D.H. (Gde Ch.), 23 mars 2016, arrêt F.G. c. Suède). Cf. aussi, auparavant, C.E.D.H., 24 juillet 2003, arrêt Karner c. Autriche, § 20 et s. — à propos du traitement discriminatoire réservé aux homosexuels dans la transmission des baux), à propos d’un demandeur d’asile en Suède dont la validité de l’ordre d’expulsion avait expiré (mais dont la situation restait incertaine dans la mesure où l’intéressé n’avait toujours reçu ni asile ni permis de séjour de la part des autorités suédoises). Parce que « d’importantes questions se trouvent en jeu » dans cette affaire, cette dernière « dépasse donc la situation particulière du requérant », a estimé la Cour, pour laquelle « des circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exigent qu’elle poursuive l’examen de la requête » (§ 82 et 83 respectivement de l’arrêt F. G.). Et, précisément, des questions juridiques de première importance se posaient à travers la présente affaire V.M. et autres ; la Cour aurait pu/dû dès lors mettre à profit l’examen en Grande Chambre pour les instruire. On songe entre autres — avec les cinq juges « dissidents » dans cette cause — au concept de vulnérabilité (pierre d’angle de la décision, on l’a vu), à la marge de manœuvre des migrants face à l’hébergement assigné par l’État (et à leur responsabilité de manière générale) ou encore à l’effectivité du recours dans le cadre d’une procédure dite de Dublin.
23 Voy. Krenc (F.), « À propos de la radiation de la requête V.M. par la Grande Chambre et de l’autorité du précédent arrêt de chambre constatant la violation de la Convention (obs. sous Cour eur. dr. h., Gr. Ch., arrêt V.M. e.a. c. Belgique, 17 novembre 2016) », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2017, p. 437-458.
24 Voy. C.E.D.H., 27 mai 2004, arrêt Connors c. Royaume-Uni.
25 Voy. notamment C.E.D.H., 19 mars 1997, arrêt Hornsby c. Grèce.
26 C.E.D.H., 12 octobre 2010, arrêt Cofinfo c. France : « Ce droit [à un tribunal] serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l’article 6, § 1er décrive en détail les garanties de procédure — équité, publicité et célérité — accordées aux parties et qu’il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l’accès au juge et le déroulement de l’instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les États contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention. L’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du "procès" au sens de l’article 6 ».
27 C.E.D.H., 30 janvier 2009, arrêt Kotsar c. Russie.
28 Sur pied de la fameuse loi DALO (loi no 2007-290 du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale, J.O., 6 mars 2007).
29 « Une autorité de l’État ne peut prétexter du manque de fonds ou d’autres ressources pour ne pas honorer, par exemple, une dette fondée sur une décision de justice » (§ 50). Sur cet important arrêt, voy. Bernard (N.) et Derdek (N.), « Le DALO, un droit au logement vraiment "opposable" ? Commentaire de l’arrêt Tchokontio Happi de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2016, p. 713 et s.
30 In casu, le défaut d’exécution de la décision d’expulsion ne procédait nullement d’une quelconque « carence » dans le chef des autorités françaises, qui se seraient montrées impuissantes, dépassées ou résolues à ne rien faire (a contrario, voy. C.E.D.H., 31 mars 2005, Matheus c. France, § 71). Tout à l’inverse, a estimé la Cour, cette situation résultait du souci, assumé, d’éviter les risques « sérieux » de troubles à l’ordre public qu’aurait occasionnés l’éviction de seize familles, composées très majoritairement de jeunes enfants. Et ce danger sortait encore renforcé du caractère « militant » conféré à l’occupation, conjugué à sa visée « médiatique ». Sur cette décision, voy. Bernard (N.), « Refuser l’expulsion au nom de l’ordre public : pour les squatteurs aussi ? », note sous C.E.D.H., arrêt Société Cofinfo c. France, 12 octobre 2010, Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2011, p. 395 et s.
31 Garcia (K.), « Le droit au logement décent et le respect de la vie familiale », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2007, p. 1128.
32 Respectivement § 49 et 53 (traduction libre).
33 C.E.D.H., 9 octobre 2007, arrêt Stanková c. Slovaquie.
34 C.E.D.H. (Gde Ch.), 28 juillet 1999, arrêt Immobiliare Saffi c. Italie, § 48 ; D., 2000, p. 187, note Fricero (N.).
35 C.E.D.H., 18 novembre 2004, arrêt Prokopovitch c. Russie.
36 C.E.D.H., 31 juillet 2003, arrêt Demades c. Turquie, § 33 (traduction libre).
37 Cf. Tulkens (F.), Van Drooghenbroeck (S.), op. cit., p. 318.
38 C.E.D.H., 28 novembre 1997, arrêt Mentes c. Turquie, § 73.
39 C.E.D.H., 21 novembre 1995, arrêt Velosa Barreto c. Portugal.
40 C.E.D.H., 29 juillet 2004, arrêt Blecic c. Croatie. Même si, en l’espèce, la violation de l’article 8 n’a pas été retenue ici (il est vrai que la requérante n’habitait plus son appartement depuis plusieurs mois, lequel avait entre-temps été réinvesti par un tiers). Signalons toutefois que la Grande Chambre a, dans un arrêt du 8 mars 2006, déclaré la requête incompatible ratione temporis et dès lors conclu qu’elle ne pouvait connaître du fond de l’affaire.
41 C.E.D.H., 25 septembre 1996, arrêt Buckley c. Royaume-Uni, § 53.
42 Ainsi, dans l’arrêt Winterstein et autres c. France du 17 octobre 2013, après avoir constaté que « les requérants étaient établis depuis de nombreuses années (entre cinq et trente ans) dans le bois du Trou-Poulet à Herblay », la Cour en a déduit qu’ils « entretenaient des liens suffisamment étroits et continus avec les caravanes, cabanes ou bungalows installés sur les terrains qu’ils occupaient pour qu’ils soient considérés comme leurs domiciles, indépendamment de la légalité de cette occupation selon le droit interne » (§ 141).
43 C.E.D.H., 24 avril 2012, arrêt Yordanova et autres c. Bulgarie, § 121.
44 Cf. entre autres Tavernier (P.), « Droit de propriété et protection de l’environnement devant la Cour de Strasbourg », in La protection du droit de propriété par la Cour européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 61 et s.
45 C.E.D.H., 2 novembre 2006, arrêt Giacomelli c. Italie, § 96.
46 C.E.D.H., 9 juin 2005, arrêt Fadeïeva c. Russie, § 88 (traduction libre). Voy. cependant C.E.D.H., 19 février 1998, arrêt Guerra c. Italie.
47 C.E.D.H., 16 novembre 2004, arrêt Moreno Gomez c. Espagne, respectivement § 59 et 58.
48 C.E.D.H., 10 novembre 2004, arrêt Taskin et autres c. Turquie. Voy., pour un exemple de nuisance qui n’a cette fois pas été considérée comme suffisamment grave, la décision Fägerskiöld c. Suède du 26 février 2008.
49 C.E.D.H., 9 décembre 1994, arrêt Lopez Ostra c. Espagne.
50 C.E.D.H., 31 juillet 2003, arrêt Demades c. Turquie, § 32 (traduction libre).
51 C.E.D.H. (Gde Ch.), 18 décembre 1996, arrêt Loizidou c. Turquie, § 66.
52 C.E.D.H., 7 février 2006, arrêt Scavuzzo-Hager c. Suisse, par exemple, ou encore C.E.D.H., 16 décembre 1997, arrêt Camenzind c. Suisse. En matière de logement, l’arrêt Connors c. Royaume-Uni du 27 mai 2004 constitue à cet égard un marqueur de premier ordre de cette tendance. Une famille de Tziganes avait été expulsée d’un site où elle habitait depuis plus d’une dizaine d’années (avec les conséquences néfastes sur la vie privée et familiale qu’on imagine). Dans cette affaire, la Cour n’a pas tant ciblé son contrôle sur les aménagements matériels offerts par les instances nationales à la communauté Rom (en termes de terrains d’accueil par exemple) qu’articulé son raisonnement autour de la possibilité laissée — ou non — aux requérants de contester la décision d’expulsion devant un tribunal indépendant. Ce n’est pas l’éviction qui, en soi, pose problème, mais son caractère sommaire et expéditif. Ne serait-ce que pour donner à un juge éventuel l’occasion d’en évaluer la pertinence, une justification, étoffée et substantielle, aurait dû sous-tendre l’ordre d’expulsion, ce qui n’a pas été le cas. Or, « l’existence [de] garanties procédurales revêt une importance cruciale pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence » (§ 92). La forme, définitivement, protège le faible.
53 Que recouvre cette expression ? Non seulement la puissance publique gardienne, par exemple, du droit au domicile ou chargée d’assurer le droit au respect des biens est tenue de s’abstenir d’interférer dans la jouissance par les individus desdites prérogatives (interdiction, en d’autres termes, d’y porter atteinte soi-même). Bien plus, les autorités sont tenues par une obligation positive de mettre en œuvre tous les moyens matériels susceptibles de matérialiser l’attribut en question. Il convient in fine d’adopter des mesures concrètes donnant consistance à ces différents droits (C.E.D.H., 13 juin 1979, arrêt Marckx c. Belgique), jusque et y compris dans les rapports entre particuliers (C.E.D.H. (Gde Ch.), 8 juillet 2003, arrêt Hatton et autres c. Royaume-Uni, § 98). Et il ne suffit pas, pour le législateur, de faire œuvre normative ; principalement, il lui importe de conférer un début effectif d’exécution à son prescrit. Promulguer une réglementation (en vue de faire cesser une atteinte aux droits conventionnels) puis continuer à tolérer des inobservances à ce sujet trahit une inconséquence caractérisée que ne manque pas de dénoncer la Cour (C.E.D.H., 16 novembre 2004, arrêt Moreno Gomez c. Espagne).
54 Voy. de manière générale sur ce concept le très riche document Obligations faites aux États en matière de droit au logement à travers la jurisprudence européenne produit en juin 2016 par la Fondation Abbé Pierre et la FÉANTSA.
55 Notamment C.E.D.H., 20 avril 2004, arrêt Surugiu c. Roumanie.
56 Pour de plus amples développements, voy. Van Drooghenbroeck (S.), La Convention européenne des droits de l’homme. Trois années de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme 2002-2004, Bruxelles, Bruylant, 2006, vol. 2, p. 64.
57 C.E.D.H. (Gde Ch.), 30 novembre 2004, arrêt Öneryildiz c. Turquie, § 135. « L’exercice réel et efficace du droit que cette disposition [l’article 1 du Protocole no 1] garantit ne saurait en effet dépendre uniquement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence et peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens » (§ 134).
58 Relevons toutefois que la Cour européenne des droits de l’homme (Grande Chambre) a rendu le 18 janvier 2001 un arrêt Chapman c. Royaume-Uni par lequel elle refuse d’assimiler à une violation du droit à la vie privée et familiale le non octroi par les autorités britanniques d’un permis d’aménagement à une tzigane désireuse d’implanter durablement ses caravanes sur un terrain lui appartenant. Au passage, la Cour rappelle que ladite disposition « ne reconnaît pas comme tel le droit de se voir fournir un domicile » (§ 99). Pas davantage cette disposition ne requiert-elle des instances nationales qu’elles mettent au service de la communauté tzigane un nombre adéquat de sites convenablement équipés (C.E.D.H. (Gde Ch.), 18 janvier 2001, arrêts Lee c. Royaume-Uni et Coster c. Royaume-Uni). Quelques années auparavant, la juridiction strasbourgeoise avait déjà posé comme principe que l’article 8 de la Convention « ne va pas nécessairement jusqu’à permettre aux préférences individuelles en matière de résidence [le "mode de vie traditionnel des Tsiganes"] de l’emporter sur l’intérêt général [les exigences urbanistiques] » (C.E.D.H., 25 septembre 1996, arrêt Buckley c. Royaume-Uni, § 81). De façon générale, voy. sur cette thématique DE Schutter (O.), « Le droit au mode de vie tsigane devant la Cour européenne des droits de l’homme : droits culturels, droits des minorités, discrimination positive », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 1997, p. 64 et s., ainsi que Romainville (C.), Bernard (N.), « Le droit à l’habitat des gens du voyage », in Le droit et la diversité culturelle, sous la direction de Ringelheim (J.), Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 779 et s.
59 C.E.D.H. (Gde Ch.), 18 février 1999, arrêt Larkos c. Chypre, § 31.
60 Voy. notamment Tulkens (F.), « La réglementation de l’usage des biens dans l’intérêt général. La troisième norme de l’article 1er du premier Protocole de la Convention européenne des droits de l’homme », in Propriété et droits de l’homme. Property and human rights, sous la direction de Vandenberghe (H.), Bruges, La Charte, 2006, p. 61 et s.
61 C’est l’alinéa 2 de l’article 1er du premier Protocole additionnel.
62 C.E.D.H., 23 septembre 1982, arrêt Sporrong et Lonnröth c. Suède, § 73.
63 C.E.D.H., 28 septembre 1995, arrêt Spadea et Scalabrino c. Italie, § 41.
64 C.E.D.H., 21 février 1986, arrêt James et autres c. Royaume-Uni, § 47. Voy. notamment Sudre (F.) et al., Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, 2e éd., Paris, P.U.F., 2004, spéc. le chapitre 7 sur le droit de propriété, p. 518 et s.
65 Comm. E.D.H., 3 octobre 1979, décision X c. Autriche, § 3. b. Cf. Priso (S.), « La dignité par le logement : l’article 1er du Protocole n ° 1 de la CEDH et la lutte contre la précarité », in Les droits fondamentaux, sous la direction de Morin (J.-Y.), Bruxelles, Bruylant, 1997, p. 109.
66 C.E.D.H., 11 janvier 2001, arrêt Tanganelli c. Italie, § 27.
67 C.E.D.H., 19 décembre 1989, arrêt Mellacher et autres c. Autriche, § 55. Voy. Revue trimestrielle des droits de l’homme, 1990, p. 381, obs. Flauss (J.-F.).
68 C.E.D.H., 21 février 1986, arrêt James et autres c. Royaume-Uni, § 54. Sur cet arrêt, voy. notamment De Meyer (J.), « Le droit de propriété dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in Le droit de propriété en Europe occidentale et orientale. Mutations et limites d’un droit fondamental, sous la direction de Marcus Helmons (S.), Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 75. Voy. également C.E.D.H., 8 juillet 1986, arrêt Lithgow et autres c. Royaume-Uni, § 121, ainsi que C.E.D.H., 9 octobre 2003, arrêt Biozokat c. Grèce, § 26.
69 Voy. par exemple C.E.D.H., 17 juillet 2008, arrêt Ghigo c. Malte.
70 Voy. pour de plus amples développements, SUDRE (F.), « Le "droit au respect des biens" au sens de la Convention européenne des droits de l’homme », in La protection du droit de propriété par la Cour européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 1 et s., ainsi que Bernard (N.), « Les limites de la propriété par les droits de l’homme », in La propriété et ses limites/Das Eigentum und seine Grenzen, sous la direction de Winiger (B.) et al., Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2017, p. 55-130.
71 C.E.D.H. (Gde Ch.), 30 novembre 2004, arrêt Öneryildiz c. Turquie, § 124.
72 C.E.D.H. (Gde Ch.), 22 juin 2004, arrêt Broniowski c. Pologne, § 129.
73 C.E.D.H. (Gde Ch.), 30 novembre 2004, arrêt Öneryildiz c. Turquie.
74 Ibidem, § 126 et 127.
75 Dans une espèce antérieure, la Cour avait déjà admis que l’écoulement du temps et la passivité des autorités pouvaient consolider le droit qu’une personne peut faire valoir à l’égard d’un bien, malgré l’irrégularité du titre juridique en vertu duquel ce bien s’est trouvé en sa possession. Voy. en effet, C.E.D.H. (Gde Ch.), 5 janvier 2000, Beyeler c. Italie, et comp. C.E.D.H., 27 avril 1999, décision Bellet, Huertas et Vialatte c. France. Sur ceci, voy. Van Drooghenbroeck (S.), « The concept of "Possessions" within the meaning of Article 1 of the First Protocol to the European Convention on Human Rights », The European Legal Forum, 7 (2000), p. 443-444.
76 Tulkens (F.), Van Drooghenbroeck (S.), op. cit., p. 320.
77 En l’espèce, un tribunal avait accepté la plainte du requérant contre l’administration communale aux termes duquel il pouvait obtenir un logement appartenant à l’État. Ce jugement n’a jamais pu être exécuté parce que les autorités de la ville ne possédaient pas un tel logement ou n’avaient pas de ressources pour acheter un appartement. En 2002, le requérant demanda une autre méthode d’exécution, à savoir que la valeur de cet appartement lui soit payée comptant. Ultérieurement, la ville lui offrit un appartement mais de dimensions bien inférieures, arguant du fait qu’elle ne pouvait pas lui offrir autre chose. La Cour rappelle que l’exécution des jugements doit être considérée comme une partie intégrante du droit au procès équitable consacré par l’article 6 de la Convention. Il ne revient pas aux autorités de l’État d’invoquer un manque de fonds ou de logements comme une excuse pour ne pas honorer un jugement qui les condamne. Si un certain délai pour l’exécution d’un jugement peut être justifié dans des circonstances particulières, ce délai ne peut pas être de nature telle qu’il mette en cause la substance du droit protégé par l’article 6.
78 C.E.D.H. (Gde Ch.), 13 décembre 2016, arrêt Bélané Nagy c. Hongrie, § 74 et s.
79 Ibidem, § 126.
80 Ibidem, § 120.
81 Ibidem, § 124.
82 Ibidem, § 119-126.
83 Ibidem, § 126.
Auteurs
Professeur à l’Université Saint-Louis – Bruxelles
Ancienne juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme. Professeure émérite de l’Université catholique de Louvain (UCL) Membre associée de l’Académie Royale de Belgique
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