Les tentations du juge
p. 359-384
Texte intégral
1Tout au long de sa vie (le mot « carrière » semble un peu trivial pour désigner le parcours du dédicataire), François Ost nous a perpétuellement hissés, nous juristes de terrain, à quitter la plaine pour gagner les hauteurs de la réflexion interdisciplinaire afin d’irriguer le droit de ce que peuvent lui apporter des disciplines qui lui sont étrangères.
2C’est lui qui nous a fait lire le droit d’un œil culturel et lire la culture d’un œil juridique, qu’il s’agisse de Sophocle, de Shakespeare, de Sade, de la mythologie, de la Bible ou de la philosophie. Il nous a rappelé que le droit n’est qu’une des sciences, certes non pures, mais humaines, probablement la plus prosaïque d’entre elles, mais qui ne peut que s’enrichir si on apprend aux juristes que d’autres qu’eux ont labouré en le fertilisant un territoire qu’ils ont plutôt tendance à assécher. Et puis il nous a inculqué, ce qui est extraordinairement réjouissant à une époque où la théorie du droit, envahie par des normativités disparates (voir infra), est tentée de se prendre au sérieux : une théorie ludique du droit1.
3On voudrait, en son honneur, tenter de faire le parcours inverse : chercher ce que la production des juges recèle de connivences insoupçonnées avec des savoirs non juridiques, et aussi avec des passions cachées, et tenter de débusquer, derrière nos « attendu que », nos « considérant », nos « en ce que », nos « par ces motifs », nos « manque en droit », nos « manque en fait », ce qui s’y cache de palpitant, de passionnel, et, au risque d’user d’un vocable en voie de péremption, d’humain.
4À peine a-t-il prêté le serment de « fidélité au Roi, à la Constitution et aux lois du peuple belge », le juge frais émoulu ressent en lui une interrogation que ne lui avait pas adressée sa vie antérieure : son nouvel office relève-t-il de la passion ou de la raison ?
5Dans un écrit qui remonte à l’époque où il était encore novice en judicature, le soussigné avait écrit qu’au départ de la mission de démêler le juste de l’injuste il y a une pulsion libidinale2. À l’époque, Freud était à la mode mais pas chez les autorités judiciaires. Courageux mais pas téméraire, l’auteur remplaça la formule par « pulsion religieuse » mais l’idée était la même : c’est la passion du juste qui habite la pulsion initiale du juge. Mais il ajouta que c’est la raison du droit qui lui permet de la vêtir pour qu’elle soit « sortable », ou qui lui impose de la rengainer lorsqu’elle s’avère « in-montrable ». C’est ce que François Ost a exprimé en parlant de « syllogisme régressif », formule empruntée à P. Deumier : « le juge commence par choisir la décision souhaitée pour lui donner ensuite l’habillage correspondant »3.
6Se réinterrogeant aujourd’hui, l’auteur de ces lignes s’aperçoit qu’il n’a toujours pas élucidé l’énigme, résumée dans le titre d’un des livres majeurs de François Ost : Dire le droit, faire justice. La formule exprime-t-elle une tentative impossible ? Est-ce un oxymore ? Ou désigne-t-elle tout simplement deux composantes du travail des juges que seuls les esprits tourmentés s’obstinent à opposer alors que les bons juges parviennent à les concilier sans déchirement ?
7En réalité, l’esprit des juges est perpétuellement assiégé par des forces cachées, antagonistes, préjuridiques. On tentera ci-après de les identifier. On les appellera, pour simplifier, des « Tentations ». Et comme c’est un sujet sur lequel le soussigné s’est interrogé toute sa vie, il se permettra de se référer à ses écrits précédents, dans des proportions qui frisent l’indécence.
1. La tentation métaphysique
8C’est celle qui pousse le juge à enjamber la légalité pour aller chercher dans les normativités supérieures, dans le firmament des transcendances et des révélations, le fondement de ses jugements.
9La décision la plus célèbre illustrant cette dérive est l’arrêt de la Cour de cassation justifiant le refus d’autoriser Marie Popelin, et par voie de conséquence, toute autre femme qui tenterait de l’imiter, à s’inscrire au barreau de Bruxelles4. Dans l’arrêt de la Cour, dans les décisions précédentes qu’elle s’abstient de casser, et dans les commentaires de l’époque, on trouve des arguments tirés de l’évidence (« On n’argumente pas contre l’évidence… la profession d’avocat doit demeurer un office viril »), de la biologie (« le mineur contient le majeur à l’état latent », tandis que « la femme est destinée à rester femme »), de l’Histoire (« Napoléon, qui affichait à l’égard des femmes un mépris hautement et cyniquement proclamé, aurait brisé sa plume plutôt que d’approuver leur venue »), de la psychologie (« on ne saurait concilier la liberté et l’indépendance, qualités essentielles de l’avocat, avec l’état de subordination de la femme vis-à-vis de son mari, auquel elle doit obéissance »,) voire de l’éthologie animale (il est faux qu’on puisse trouver l’esprit combatif, qualité première de l’avocat, chez la femme « être tout de douceur, de soumission, notre premier animal domestique »)5.
10Un des défauts de cette méthode est qu’elle accroche ses décisions à des valeurs éternelles qui se révèlent éphémères. En 1985, la Cour d’appel de Bruxelles écrivait pour justifier la condamnation d’un professeur d’université, qui participait à l’organisation d’un club de rencontres homosexuelles, que « si l’homosexualité n’est pas, en elle-même, constitutive d’infraction, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue une forme de dérèglement de la sexualité par cela seul qu’elle méconnaît la finalité des deux sexes différents, finalité dont l’abandon généralisé mènerait à l’extinction de l’espèce humaine »6.
11Pour tenter de freiner le penchant des juges à céder à ce que Freud aurait pu appeler le sentiment océanique du juste, auquel la Cour de cassation donne une puissance normative en l’appelant « l’idéal de justice »7, on avait pourtant imaginé de les corseter dans une servilité méthodologique qui se révéla tout aussi catastrophique. Le juge veut se prendre pour Atlas ? On le rétrograde au rôle de larbin8, sommé de se soumettre à :
2. La tentation bureaucratique
12On exhuma alors la pensée de Montesquieu, à laquelle, après l’avoir soigneusement dénaturée, on fit dire, et on fit croire aux juges, qu’ils n’étaient que la bouche de la loi, et, par conséquent, son exécutant servile, comme si la tyrannie des textes leur avait conservé « la transcendance et le sacré »9, tout en en répudiant la magie.
13Le sommet de la perversion se lit dans la jurisprudence des juridictions françaises sous Vichy. Voilà des juges qui avaient tous prêté serment d’obéissance à la Constitution, à son préambule, qui se réfère à la Déclaration de 1789. Pourtant la plupart d’entre eux appliquèrent docilement la législation antisémite de Vichy, la Cour de cassation admettant, par exemple, que c’est au prévenu, inculpé de ne pas s’être déclaré comme Juif, de faire la preuve de sa non-judéité parce qu’« il semble » que la loi a renversé, en la matière, le principe selon laquelle la charge de la preuve appartient au ministère public10. Le Conseil d’État français, bien que la loi ne le dise pas explicitement, considéra que la compétence donnée au commissaire général aux affaires juives lui permettait de s’emparer de toutes les entreprises appartenant à des Juifs, même si elles ne figuraient pas parmi les activités qui leur étaient interdites, retenant une interprétation extensive parce que la loi avait pour but « d’éliminer toute influence juive de l’économie nationale »11.
14Dans les périodes moins troublées, cette « rationalité circulaire », qui fait que les juges ne s’interrogent plus sur la finalité longue de la loi, mais sur une finalité courte qui se marie aujourd’hui avec la vulgate managériale, a donné lieu à d’autres formes de pathologie judiciaire.
15Ainsi, en Belgique, un juge de la jeunesse ayant imposé à un mineur, par ordonnance de cabinet, une prestation éducative qu’il jugeait préférable à un enfermement, fut réformé par une cour d’appel au motif qu’une telle décision ne peut être prise que par un jugement au fond. Il était urgent que la Cour de cassation tranche cette question de principe. Un pourvoi fut rejeté parce que, puisqu’on était au stade de l’instruction, il était prématuré. On attendit donc qu’un mineur ait fait l’objet d’un jugement au fond pour saisir à nouveau le Cour de cassation, mais, comme le mineur était devenu majeur, son pourvoi fut déclaré sans objet12.
16Au Conseil d’État, il y a quelques années, des membres de l’auditorat avaient mis au point une technique astucieuse pour remédier à l’engorgement de l’institution. Quand un fonctionnaire, qui n’était plus tout jeune, attaquait une nomination, on attendait, parfois plusieurs années, qu’il eût atteint l’âge de la pension, pour déposer, dans les jours qui suivaient son anniversaire, un rapport concluant à la perte d’intérêt. Après avoir suivi cette thèse, le Conseil d’État eut un scrupule. Il interrogea la Cour constitutionnelle, alors Cour d’arbitrage, qui condamna la méthode13.
17Notre Cour de cassation elle-même a tenté de faire un pas dans le sens de l’avarice procédurale en jugeant que, entre les décisions d’instance et d’appel en référé, le temps qui s’écoule et l’exécution obligée donnée à la décision, exécutoire par provision, fait disparaître l’urgence, ce que le juge d’appel peut se borner à constater. Cet arrêt suscita une réprobation groupée et musclée du gratin de nos processualistes, qui n’hésitèrent pas à parler d’atteinte à « quelques grands piliers du procès civil démocratique », de « violation de textes et de principes essentiels » et de « cynisme »14.
18La Cour constitutionnelle n’est pas à l’abri des ruses de la tentation bureaucratique. Il y a quelques années, quand elle vit arriver, à la suite d’un élargissement de ses compétences qu’elle avait elle-même fomenté, le contentieux fiscal, c’est-à-dire une matière qui est presque ontologiquement inégalitaire, elle mit au point une formule selon laquelle la diversité des situations autorisait le législateur fiscal à user « de catégories qui ne correspondent aux réalités que de manière simplificatrice et approximative ». Et elle réutilisa la formule dans d’autres matières dominées par ce qui fait généralement peur aux juristes : les chiffres. On la retrouva à propos des barèmes de la fonction publique, de la pension des travailleurs salariés ou des allocations de sécurité sociale. Mais, consciente de ce qu’elle se munissait d’« une grosse brosse permettant de laver la loi de toute inconstitutionnalité (RIVERO) », elle amenda la formule15.
19Mais attention : l’idéologie budgétaire nous enseigne aujourd’hui qu’il est préférable de raréfier les procès plutôt que de les trancher. Le présent chapitre ne va pas manquer de s’enrichir d’exemples. Déjà on voit les irrecevabilités formelles, que le Code judiciaire avait cru répudier, regagner du terrain.
20Va refleurir également l’interprétation littérale des textes.
21Exemplaire est l’affaire des visas syriens, qui a tant agité le monde judiciaire belge, et qui a abouti à l’arrêt rendu en Grande chambre par la Cour de justice de l’Union européenne le 7 mars 201716.
22Dans les conclusions de l’Avocat général Paolo Mengozzi, on perçoit, tout au long de son exposé, la force de l’interprétation téléologique, la primauté du droit, le surplomb des droits fondamentaux, le droit indérogeable de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants. Il y a des références aux « valeurs humaines », au respect de la dignité humaine, à la « situation humanitaire exceptionnelle de la Syrie », au devoir de ne pas fuir nos responsabilités européennes « à l’heure où les frontières se ferment et où les murs s’érigent », à la mort de dizaines de milliers d’enfants à Alep, aux bombardements aveugles, aux civils qu’on affame, au recours généralisé à la torture, aux exécutions arbitraires, à la violence sexuelle, aux violences et exactions graves commises sur la personne d’enfants.
23On est dans la tentation dite ci-après « pontificale », parce que c’est elle qui permet d’établir des ponts (pontifex : faiseur de ponts) entre le droit et la justice.
24Rien de tout cela dans l’arrêt de la Cour : il s’agit ici d’interpréter restrictivement ce texte sans cœur et sans âme qu’on appelle « Règlement », l’objectif supérieur étant de ne pas porter « atteinte à l’économie générale du système » (par. 48), de se mettre en dehors du champ d’application de la Charte européenne et d’échapper aux scories humanitaires qu’elle charrie, d’en finir avec le système des droits pour en revenir à celui des faveurs, comme au bon vieux temps d’un État qui ne s’était pas encore laissé infecter par cette perversion appelée Providence. C’est le règne de la finalité courte, qui voit la validité d’un règlement dans sa capacité à s’auto-suffire, sans se laisser dénaturer par la tyrannie des grands sentiments. Les cours européennes nous avaient appris à interpréter les règlements et même les lois à la lumière des droits fondamentaux. Désormais il convient de rétrécir ceux-ci aux dimensions que tolèrent les règlements.
25On restitue aux États un pouvoir que quatorze d’entre eux étaient venus supplier la Cour de ne pas leur enlever car la dignité, ça coûte et l’étranger, ça gêne.
26Peut-être l’utopie des droits des humains, inscrite dans des normes contraignantes, n’aura-t-elle été qu’une parenthèse dans l’histoire du monde. On en revient à l’interprétation exégétique d’un règlement, libéré du surplomb des droits fondamentaux, le juge étant rétrogradé à sa fonction de producteur de syllogismes, ce qui permet, par une étonnante convergence de préoccupations hétéroclites, de faire plaisir à l’égoïsme des États, à leur « bien-être économique » et aux exigences budgétaires, un juge qui obéit étant moins dispendieux qu’un juge qui pense.
3. La tentation pontificale
27Et pourtant, à côté de la volonté de contenir la créativité juridictionnelle dans les limites de la loi positive, on avait vu réapparaître des échappées qui rejoignent la première tentation, celle qui libère les juges des liens du juridique pour accéder au nirvana du juste, celle qui ne peut résister « à la théorie des buts élevés »17.
28Quand la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud fut saisie des dispositions qui, dans le prolongement des commissions « Vérité et réconciliation », amnistiaient les crimes avoués par leurs auteurs, elle avait toutes les raisons juridiques de les condamner puisqu’elles privaient les victimes d’un procès équitable et d’une juste indemnisation. Pourtant, elle les approuva, au motif que la réconciliation était un objectif supérieur au respect de la loi.18 C’est le pardon qui fait irruption dans la jurisprudence19, notion inconnue du droit, si ce n’est dans le domaine, de plus en plus fragilisé aujourd’hui de la prescription.
29Plus modestement, c’est un peu ce qu’a fait la Cour constitutionnelle, alors Cour d’arbitrage, quand, en, 1990, elle s’est abstenue d’annuler une loi parce qu’elle poursuivait un objectif « de pacification communautaire » qu’elle qualifie d’« intérêt public supérieur ». Et pourtant la loi défiait la logique et malmenait l’égalité. Mais elle nous procurait l’inestimable bénéfice de neutraliser le problème fouronnais.
30L’intrusion la plus spectaculaire d’une normativité venue d’ailleurs dans la rationalité juridique est celle de la dignité humaine. On ne doutait pas qu’elle inspirât le droit. Mais on ne s’attendait pas à ce qu’elle s’y invitât qualite qua.
31C’est la célèbre affaire du « lancer de nain » qui a lancé le débat. Il paraissait juridiquement difficile d’admettre que des maires pussent interdire un spectacle qui permettait aux usagers d’une discothèque de lancer un nain sur un tapis de gymnastique dans le but de battre le record de France, qui était de 3 mètres 30. La jurisprudence du Conseil d’État avait cadenassé la compétence des municipalités qui pouvaient faire cesser les troubles matériels à l’ordre public mais non les atteintes à la moralité. C’est pourtant en décidant que le spectacle est contraire à la dignité humaine, « laquelle est une composante de l’ordre public », que le Conseil d’État de France, par un audacieux transfert internormatif20, fit entrer la dignité humaine dans le droit21, lequel reçut le message en l’inscrivant dans des normes internationales ou constitutionnelles, notamment l’article 23 de notre Constitution. Au fond, la jurisprudence rejoignait cette constatation évidente : « l’être humain est digne, tout simplement »22. Ainsi la dignité humaine « entre en juridicité »23 et elle y arrive grâce à l’« énoncé performatif » qu’en font les juges : elle dormait dans le territoire du non-droit ; elle existe désormais par la vertu de la règle qui l’institue24.
32On s’est inquiété à l’époque de voir une norme évasive de la morale descendre parmi les règles positives du droit, ce qui revenait à laisser à la subjectivité de chaque juge le soin de dire ce qu’elle signifiait25. On s’aperçut pourtant que, la capacité humaine de reculer les limites de l’abjection étant infinie, il fallait qu’on laissât les juges disposer d’une norme elle-même incommensurable pour l’arrêter : c’est au nom de la dignité humaine qu’il purent condamner une publicité qui exhibait des malades du sida dans le seul but de vendre des pullover (affaire Benetton26), les pratiques d’un médecin qui achetait les corps de chinois exécutés pour les exhiber après les avoirs « plastinés » (Affaire Our body)27. Et c’est en affirmant que la dignité humaine est hors commerce qu’un juge put répondre à Paris Match que Loana ne l’avait pas vendue, même si elle avait signé un contrat autorisant qu’on la filmât « 24 heures sur 24, sauf aux toilettes » (Affaire Loft story)28.
33En allant chercher ailleurs que dans les textes écrits les normes supérieures aux lois, les juges ne rejoignent-ils pas « le désobéissant civil », celui qui viole la loi par fidélité à la Loi ?29
4. La tentation idéologique
34Si on tolère que les juges laissent contaminer leur esprit par des normativités venues d’ailleurs, ne vont-ils pas céder à la tentation idéologique, ce qui ne favorise pas l’unité de jurisprudence puisqu’on n’exige plus des juges qu’ils pensent tous pareillement ?
35Le 4 décembre 1999, à l’occasion du mariage de la Princesse Mathilde et du Prince Philippe, la S.N.C.B. distribua des titres de transport gratuits, ce qui incita les syndicats à organiser une grève générale des trains. Des requêtes unilatérales, tendant à l’empêcher, furent déposées devant 25 des 27 présidents de tribunaux du pays, lesquels durent statuer en extrême urgence, ce qui nous a donné un florilège unique de décisions rendues le même jour, sur la même question, par des magistrats censés appliquer le même droit. Le résultat fut d’une foisonnante diversité30.
36En Wallonie, 8 présidents sur 12, rejetèrent la demande ; en Flandre, 9 présidents sur 13 l’accueillirent. On vit invoquer, pour l’accueillir, le droit au travail, la liberté du travail, la liberté d’entreprise, la libre circulation des voyageurs, le préjudice grave causé à l’image de la Belgique et à l’intérêt général, le droit de propriété de la S.N.C.B., l’acte détachable du conflit collectif, l’atteinte à des droits subjectifs.
37Pour rejeter la demande, on vit défiler le refus de se prêter à un ordre de réquisition déguisé, l’absence d’intérêt personnel de la S.N.C.B. qui ne pouvait se substituer aux travailleurs ni aux usagers, l’énervement devant une requête type, déposée partout, l’instrumentalisation de la justice à des fins de réification du droit, l’intangibilité du droit de grève, l’incompétence du pouvoir judiciaire pour connaître de conflits collectifs du travail, l’indignation d’un président navetteur, ayant subi d’innombrables grèves des chemins de fer sans que la S.N.C.B. s’en émût.
38N’y a-t-il pas, en préambule secret de ces décisions, un soupçon d’idéologie qui commande au droit de dire ce que le juge souhaite y lire ?
39N’est-ce pas l’idéologie surplombante du marché qui a amené la Cour de justice de l’Union européenne à condamner, au nom des libertés de circulation et d’établissement, des actions syndicales qui voulaient protester contre les délocalisations et le dumping social qui les inspiraient ?31
40Il n’y a pas que l’idéologie politique qui peut inspirer les décisions des juges. D’autres présupposés peuvent affecter leur jugement. Le 4 septembre 1996, la Cour du travail de Bruxelles dut connaître du licenciement pour motif grave d’une employée qui avait accusé son chef hiérarchique de harcèlement sexuel. Celui-ci ne contestait pas avoir « sans malice, dégrafé un soutien-gorge à l’une ou l’autre occasion il y a deux ou trois ans, mais en public, sans aucune perversité, et par un geste simple et rapide au-dessus des vêtements comme un enfant défait les lacets de chaussures de ses camarades ». La cour, ayant entendu les membres du personnel de l’entreprise en qualité de témoins, les uns à charge, les autres à décharge, choisit l’explication du chef et en conclut que sa subordonnée avait agi avec intention de nuire en le dénonçant : le motif grave était avéré et le renvoi fondé32.
41Près de trois ans plus tard, le volet pénal de l’affaire fut jugé par le Tribunal correctionnel de Bruxelles qui considéra que « le fait de dévêtir par surprise une employée, placée sous son autorité hiérarchique, sur les lieux du travail, constitue un attentat à la pudeur avec violence ou menace ». Quant au style « provoquant » qu’aurait eu l’employée, le tribunal ajouta que « la tenue vestimentaire d’une femme, quelle qu’elle soit, voire même l’intérêt qu’elle porterait à la sexualité, ne permet pas les privautés que le prévenu s’est autorisées ». La prévention était établie, le prévenu bénéficiant de la suspension simple du prononcé33.
42La Cour du travail était composée de trois conseillers masculins ; le tribunal correctionnel, de trois juges féminines.
43Alors, nous avons beau nous redire que nous, juges, sommes des êtres inanimés (Montesquieu encore), qu’au juge, pour appliquer la loi, il ne « faut que des yeux », que son office est « un travail mineur de fonctionnaire subalterne », qu’il est inapte à créer du droit parce qu’il se trouve dans « une situation d’infériorité par rapport aux autres organes publics et qu’il n’a aucun pouvoir de volonté propre »34, notre travail quotidien nous rappelle quelquefois que nous sommes aussi des humain(e)s et qu’il arrive que nos paresses positivistes soient perturbées par :
5. La tentation transcendentale
44Comme on va chez le juge pour tout et pour rien, il devait fatalement se voir investi de magistères étrangers à son office.
45Quand les juridictions parisiennes furent saisies d’une demande d’interdiction de la publicité pour les vêtements Marithé et François Girbaud qui pastichait la Dernière Cène en y remplaçant le Christ et les apôtres par des dames, le seul homme, Saint Jean Baptiste, étant quant à lui aux trois quarts nu et vu de dos, on était dans la catégorie non juridique du blasphème. Saisi par l’association Croyances et libertés, le tribunal de grande instance de Paris accueillit la demande parce que cette publicité était « un acte d’intrusion agressive et gratuite dans le tréfonds des croyances », qui constituait « une violation manifeste de l’esprit de tolérance », et procédait « de la seule intention de réaliser des profits au mépris de la foi de personnes appartenant à la religion catholique ».
46En appel, le ton se durcit, l’arrêt soulignant « l’incongruité de la position du seul personnage masculin, présenté dans une pose équivoque, contre deux femmes… » et ajoutant « que le choix du mois de mars, inclus dans le carême et comprenant cette année-là la semaine sainte précédant Pâques, pour publier l’affiche litigieuse, renforçait manifestement l’injure faite par les publicitaires concernés »35. Il s’agissait d’« un dévoiement caractérisé d’un acte fondateur de la religion chrétienne, avec un élément de nudité racoleur, au mépris du caractère sacré de l’instant saisi »36.
47À cette effervescence argumentative, la Cour de cassation répondit avec flegme : « la seule parodie de la forme donnée à la représentation de la Cène qui n’avait pas pour objectif d’outrager les fidèles de confession catholique, ni de les atteindre dans leur considération en raison de leur obédience, ne constitue pas l’injure, attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse ». La cour d’appel avait donc violé les textes qu’elle prétendait appliquer37.
48Oserait-on nier que, précédant les arabesques juridiques qui prétendent se borner à appliquer les textes, il y a un coefficient de croyance ou de mécréance qui les précède ?
49Le conflit de normativités se manifestera de manière spectaculaire, à propos de la présence de crucifix dans les écoles italiennes. La Cour européenne des droits de l’homme, en chambre de sept juges, condamnera l’Italie à l’unanimité, parce qu’elle restreint le droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions. La Grande chambre, par 15 voix contre 2, dira le contraire, rejoignant l’avis du Conseil d’État italien qui avait jugé que l’image du Christ représente des valeurs qui sont à la base de l’État laïque moderne38.
50Et que dire de l’interminable contentieux du foulard, de la burka, du burkini… ?
51Mais ce n’est pas fini : à côté de ce que nous pensons, au fond de nous-mêmes, du capitalisme, du sexisme, de la pudeur ou de Dieu, il y a une autre normativité : qu’est-ce que le beau ? Et on en arrive à :
6. La tentation esthétique
52Entre l’art et le droit, il y a eu d’inévitables contacts parce que l’art s’est toujours heurté à des puissances hostiles, qu’elles proviennent du moralisme, du mercantilisme, du parasitisme ou du vandalisme, et le droit était équipé pour en connaître. S’il fut chargé de dire ce qui est obscène, plagié, contrefait ou détérioré, on ne lui demandait cependant pas de se poser cette question primordiale : qu’est-ce que l’art ? Elle semblait relever des académies, des mécènes, des esthètes et, aujourd’hui, des marchands.
53Pourtant cela va changer dès lors que, l’art s’étant mis à douter lui-même de ce qu’il est, les juges, quand ils sont saisis de cette insolite question, ne peuvent soulever un déclinatoire de juridiction et renvoyer aux autorités aptes y répondre : ils doivent le faire eux-mêmes, ce qui est problématique car, anthropologiquement, un juge ne ressemble en rien à un artiste : celui-ci doit toujours être en avance sur son temps, braver les interdits, transgresser les normes. Un juge, c’est tout le contraire et, plus généralement, le juriste lui-même est quelqu’un qui « semble avancer à reculons ».39
54La première affaire emblématique du nouveau contentieux esthétique est l’affaire Brancusi.
55Quand on voulut exporter aux États-Unis un de ses chefs d’œuvre : « l’Oiseau dans l’espace », on vit l’art non figuratif se heurter à la perplexité d’un juriste, en l’espèce, un douanier. Brancusi s’était expliqué sur la signification de son œuvre, qui était une longue flamme de bronze poli posée sur un socle cylindrique. Il s’agissait d’exprimer « l’essence du vol », le « symbole du spirituel » mais « un spirituel heureux ». Tout cela était difficile à admettre pour un douanier américain et son jugement esthétique avait des conséquences fiscales : s’il s’agissait d’une œuvre d’art, elle pouvait entrer aux U.S.A., exonérée de tout droit de douane. Mais le douanier avait l’impression qu’il s’agissait plutôt d’un article de ferblanterie, passible d’une taxe de 40 %, selon l’article 398 du Tariff Act.
56Un procès eut donc lieu, on entendit des experts, se contredisant évidemment et, finalement, la cour fiscale admit que l’objet était « beau » et que, « en dépit d’une certaine difficulté à pouvoir l’assimiler à un oiseau », il pouvait être considéré comme une œuvre d’art40.
57Ce fut le point de départ d’un contentieux qui allait prospérer et dont le procès le plus emblématique est celui de l’affaire Pinoncelli. Celui-ci, artiste de comportement, eut l’idée de « re-fonctionnaliser » l’urinoir que Marcel Duchamp avait « défonctionnalisé » en en faisant ce que les critiques les plus avertis considèrent comme l’œuvre majeure de l’art contemporain. Or, en rendant à l’engin sa fonction première, Pinoncelli n’avait nullement posé un acte de vandalisme. Il n’avait fait que prolonger la pensée de l’artiste, qui avait répété qu’il voulait « opérer l’art de sa tumeur esthétique », et il déniait aux juges la compétence de dire ce qu’est l’art conceptuel. Il perdit : il fut condamné pour « dégradation ou détérioration d’un monument ou objet d’utilité publique », ce qui est une autre manière de prolonger par l’absurde la pensée absurde de Marcel Duchamp41. Il faut ajouter qu’il avait eu la malencontreuse idée d’abîmer l’urinoir à coups de marteau ce qui altérait la pureté de son geste42.
58La même défense fut opposée par la méconnue Rindy Sam, qui avait cru améliorer un chef-d’œuvre de Cy Twombly, en l’espèce un tableau blanc, en y laissant la marque de ses lèvres, et qui disait avoir agi sous le coup d’une joie profonde qu’elle qualifiait de mystique, ajoutant que l’artiste avait laissé ce blanc pour qu’elle vienne l’habiter de son baiser. Le tribunal rapatria son trouble dans les catégories prosaïques du droit en lui disant qu’« il n’est pas prétendu ni justifié que cette émotion ait, par sa force, entraîné un trouble psychique de nature à abolir ou altérer son discernement, dans les conditions prévues par l’article 122-1 du Code pénal43 ».
59Et on imagine l’embarras des juges s’ils avaient dû évaluer le préjudice d’un musée de Dusseldorf dont une technicienne de surface avait « nettoyé » une motte de beurre suintant, ignorant qu’il s’agissait de Fettecke, chef d’œuvre de Joseph Beuys.
60Il y a une abondante jurisprudence dans laquelle, avant d’exercer leur office, les juges durent trancher la question existentielle de l’art, qu’il s’agisse des Compressions de César, des « tableaux-pièges » de Daniel Spoerri ou du street art44.
61Ici aussi, préalablement à l’écriture rationnelle du jugement, n’y a-t-il pas une conception préjuridique qui se cache dans l’inconscient du juge ?
7. La tentation sociologique
62On s’est alors demandé si le temps ne serait pas venu d’un droit post-métaphysique, fondé davantage sur la statistique et les enquêtes d’opinion que sur une dogmatique qui, dans le jargon du droit, s’appelle l’ordre public. Le juge deviendrait un sondeur d’opinion, sa tâche essentielle étant d’homologuer des comportements dont le fondement essentiel relèverait de la liberté, en ce compris celle des conventions.
63Quand, en 1999, le Tribunal de grande instance de Lille accepta d’homologuer des conventions préalables à un divorce par consentement mutuel, dans lesquelles les époux déclaraient qu’ils « se dispensent mutuellement du devoir de fidélité », avant même le prononcé du divorce, la doctrine se demanda si l’institution d’ordre public du mariage ne devenait pas un simple contrat de droit civil, la notion de fidélité dans le mariage rejoignant la notion générique de « bonne foi » (article 1134, al. 2, du Code civil).
64On envisagea même de ranger le mariage dans le droit des obligations45, voire des sociétés, le devoir de fidélité étant « remisé aujourd’hui au rang de l’obligation de non concurrence ». Ainsi disparaît progressivement « l’effet symbolique qui (semblait) s’attacher au mariage »46.
65Le droit semblait ainsi se diriger vers le degré zéro de la normativité. C’était sans compter sur une résurgence du symbolique.
8. La tentation symbolique
66Quand la Cour constitutionnelle, alors Cour d’arbitrage, vit arriver devant elle la première affaire mettant en cause les préférences sexuelles, elle crut d’abord qu’elle pourrait s’en débarrasser au motif qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur des problèmes de morale sur lesquels le législateur n’avait pas encore pris position.
67Mais, si la question supposait de s’interroger, à l’époque, sur la licéité des relations homosexuelles, elle l’abordait par un biais que la cour ne pouvait ignorer. Il s’agissait de savoir si la loi civile n’était pas discriminatoire en ce qu’elle refusait qu’un CPAS fît l’avance d’une pension accordée par un juge de paix à deux enfants nés dans un couple d’homosexuelles, conçus par insémination artificielle. La cour dut constater qu’elle ne pouvait éluder la question d’une différence de traitement entre enfants, fondée sur leur naissance, et elle conclut à la discrimination47. Ce fut le point de départ d’un contentieux constitutionnel des sexualités.
68À l’époque, le débat était tendu et les juges étaient invités à la modestie : d’un côté, des philosophes, psychanalystes et anthropologues les exhortaient à ne pas remettre en cause « des invariants propres à l’esprit humain », à ne pas détruire le « socle anthropologique de l’humanité ». De l’autre, on répondait que la malédiction de l’homosexualité provenait d’un tabou archaïque, que la différence des sexes dans l’éducation des enfants était « moins un legs de la nature que la sédimentation de l’Histoire », le résidu d’une idéologie fondée sur « la domination d’un sexe sur l’autre ».
69Ici aussi, beaucoup de juges furent tiraillés entre ce que leur dictaient leurs convictions intimes sur la vie, la différence des sexes et la menace du péché et, d’autre part, une approche démocratique, non dogmatique et égalitaire de la vie affective.
70Après une effervescence qui a culminé quand la section de législation du Conseil d’État eut assassiné le projet de loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe et que le Parlement eut décidé de ne pas suivre son avis, la tension est retombée, la Belgique ayant adopté, sur le sujet, une attitude plus décontractée que celle de la France48. Et toutes les avancées « éthiques » furent couvertes par la Cour constitutionnelle, qu’il s’agisse du mariage homosexuel, de l’adoption par des couples homosexuels, de l’euthanasie, de la filiation incestueuse49.
9. La tentation fantasmagorique
71Mail il y avait un risque de voir se délocaliser vers le droit pénal une « impérativité » qui quittait le droit civil. Celui-ci ayant abattu la plupart des repères sur lesquels la morale ancienne avait fondé ses interdits, c’est au droit pénal qu’on demande d’en reconstruire.
72Les utopies abolitionnistes avaient pu faire croire que la modernité s’accommode mal de l’incarcération et qu’on allait vers d’autres modes de pénalités. Celles-ci existent mais on attend de la justice pénale qu’elle conserve son rituel parce qu’elle est « l’incarnation formalisée de la conscience collective ». La société se sent, mieux que par le droit civil, qui a « accentué le dissensus en légitimant les différences », protégée par un code pénal « qui suscite des émotions viscérales et un sentiment de sacré ». Elle a besoin d’« un peu de son et lumière, de la fumée et des miroirs, c’est-à-dire d’une certaine dramaturgie »50.
73C’est ce qui explique l’importance donnée à la peine, la demande populaire de la voir exécutée, les réactions suscitées par les libertés conditionnelles, la volonté de plus en plus médiatiquement visible de la partie civile d’avoir son mot à dire à ce sujet. « La peine, avait prédit Carbonnier, possède une propension naturelle à s’autogérer, pour ainsi dire, à s’éprendre narcissiquement d’elle-même, en oubliant la relation causale qui est sa raison d’être »51.
74La peine retrouve alors une fonction qu’on croyait abandonnée : l’expiation. On demande au juge, pas nécessairement de trouver le coupable, mais de le désigner et c’est à cet appel que n’ont pas su résister des juges chargés d’examiner une affaire de crime sexuel dont étaient victimes des enfants. Le procès s’instruisit à la manière dont on instruisait jadis les procès de sorcellerie52.
75Il faut du courage pour résister à la tentation d’obéir à une pression de la rue qui n’aime pas la clémence, que les libérations conditionnelles scandalisent et à qui la presse a depuis longtemps appris que la présomption d’innocence est un mythe et le secret de l’instruction une fable. Des juges ont su résister à cette tentation dans le fameux arrêt Spaghetti : malgré les appels des plus hautes autorités les appelant à faire preuve de « créativité », ils ont inébranlablement appliqué les règles d’impartialité en déssaisissant un juge qui avait dîné avec des parties civiles alors qu’il instruisait l’affaire Dutroux53. Et, dans les suites de la même affaire, des juges ont ordonné la libération conditionnelle de Michèle Martin malgré les protestations et les menaces de représentants bruyants de l’opinion publique54.
76Mais le juge lui-même est parfois tenté de glisser dans ses jugements des opinions qui excèdent les limites de ses compétences.
10. La tentation pamphlétaire
77Le juge est parfois tenté de se servir du medium du jugement pour faire passer des messages qui expriment sa colère de devoir travailler dans un état de paupérisation entretenu par le pouvoir. On a vu condamner un prévenu à une peine de travail consistant à devenir huissier d’audience « compte tenu de la pénurie de ces assistants de la justice qui perturbe gravement le fonctionnement des audiences ».
78Faute de trouver une place en milieu fermé, un juge de la jeunesse a décidé de placer un jeune chez la Ministre-Présidente elle-même. Un autre a acquitté un prévenu qu’il avait antérieurement condamné parce que c’est la non-exécution de la peine qui avait causé sa récidive55.
79On se souvient de ce juge français qui avait naguère convoqué le premier ministre comme témoin pour qu’il s’explique sur une politique sociale qui laissait tant de déshérités. Plus récemment, un juge de paix a débouté une société de télédistribution appartenant à la nébuleuse Publifin, le contrat la liant à un consommateur étant nul, de nullité absolue, parce que les sommes qu’elle lui réclamait « avaient été fixées en vue de rémunérer des relations immorales » entre cette société et des mandataires publics qui « ne fournissent aucune prestation »56.
80Au départ de ces débordements, il y a souvent la conviction que le juge n’est pas là seulement pour appliquer une loi, suspecte d’être toujours celle du plus fort, mais qu’il doit aussi réparer les inégalités qu’elle tolère et que parfois elle crée. C’est :
11. La tentation compassionnelle
81Le spectre du « bon juge » Magnaud est encore agité pour persuader les juges de résister aux élans de leur cœur. Mais on n’éteindra jamais tout à fait la vertu de justice qui dort au cœur de ceux qui sont chargés de gérer l’institution éponyme.
82Il y a quelques années avait circulé chez les magistrats la Harangue du juge Baudot, texte rédigé en 1974 par un magistrat français du ministère public, destiné « à des magistrats qui débutent » dont les dernières lignes étaient :
« Ne soyez pas de ces juges soliveaux qui attendent que viennent à eux les petits procès. Ne soyez pas des arbitres indifférents au-dessus de la mêlée. Que votre porte soit ouverte à tous. Il y a des tâches plus utiles que de chasser ce papillon, la vérité, ou que de cultiver cette orchidée, la science juridique.
[…]
Soyez partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas d’un même poids, il faut que vous la fassiez un peu pencher d’un côté. C’est la tradition capétienne. Examinez toujours le fort et le faible, qui ne se confondent pas nécessairement avec le délinquant et sa victime. Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour l’écrasé contre la compagnie d’assurance de l’écraseur, pour le malade contre la sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice ».
83Ce texte, on le croyait oublié. Pourtant, des anciens se souviennent de son existence et demandent de plus en plus souvent si l’un d’entre nous ne l’aurait pas conservé. Et parfois, l’ayant retrouvé, ils le communiquent à des non-anciens. Pourquoi ce besoin de retrouver un appel à la compassion ? Parce que, « dans ce cas, la partie la plus faible (doit) pouvoir bénéficier de l’absence de certitude de la main qui brandit le glaive »57.
84Peut-être aussi parce qu’elle est contredite par l’apparition d’une nouvelle « valeur » qui enjoint les juges de céder à :
12. La tentation budgétariste
85Il y a, dans l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, une réserve qui permet à l’autorité publique de s’ingérer dans le respect de la vie privée et familiale, notamment, si cette ingérence est nécessaire « au bien-être économique du pays ». Il n’y avait pas beaucoup de jurisprudence ni de commentaires sur cette clause échappatoire restée longtemps décorative. Mais voilà que, sous l’invocation des contraintes budgétaires, on la trouve dans de nombreux arrêts des cours constitutionnelles et de la Cour de Strasbourg, semblant même s’évader du champ d’application de l’article 8 pour devenir une sorte de valeur suprême.
86Elle va justifier la jurisprudence de la Cour européenne autorisant l’expulsion d’une personne gravement malade, même si la privation de médicaments « aura pour conséquence de détériorer son état de santé et d’engager son pronostic vital à court ou moyen terme », parce que la présence de tels malades « ferait peser une charge trop lourde pour les États contractants ». Consacrée par un arrêt de la Grande chambre du 27 mai 2008, cette jurisprudence sera confirmée, notamment par un arrêt du 20 décembre 2011, suivi de l’opinion dite « partiellement concordante » de six des sept juges mais qui, en réalité, critiquent la solution de l’arrêt qu’ils viennent pourtant de voter, souhaitant un revirement de la Grande chambre58.
87Et c’est ce qui s’est produit : par un arrêt rendu à l’unanimité, la Grande chambre vient d’opérer un spectaculaire revirement de jurisprudence59. La tyrannie des budgets peut donc reculer devant l’appel de la compassion.
13. La tentation thérapeutique
88Parfois un juge se demande même s’il n’a pas une fonction paramédicale et si, au lieu de distribuer des peines, il ne pourrait pas prescrire des traitements.
89Une juge d’instruction, refusant de se résigner à l’aspect répressif de sa fonction, libère un inculpé à la condition qu’il se prête à un traitement psychiatrique dont elle indique l’utilité en se livrant elle-même, dans son ordonnance de libération, à une analyse psychologique de la personne qu’elle libère ; ou bien, à un détenu dont elle devine qu’il ne s’est pas libéré d’une culture archaïque, elle recommande de lire Mort sur le Nil, d’Agatha Christie.
90Un juge de police accorde un sursis à un chauffard, à condition, notamment, qu’il lise Tonio, livre de A. F. Th. Van Derhijden, écrit par un romancier dont le fils a été tué par un chauffard60.
91Une juge de paix reçoit la requête d’une jeune fille guérie d’une leucémie et condamne celle-ci à la laisser tranquille. Et après avoir lu sa décision, elle donne à la requérante « een knuffel » (un câlin)61.
92La juridiction de proximité d’Orléans a condamné le médecin de Michael Jackson, condamné pour homicide involontaire, à payer un euro à cinq de ses admirateurs français pour « préjudice d’affection »62.
93Mais il est une tentation qui va peut-être guérir le juge de toutes les autres. C’est :
14. La tentation cybernétique
94Parmi les tentations qui précèdent, certaines sont insolites, sentimentales. Mais elles partent toutes de réactions humaines à des situations que le droit ne parvient pas à contenir.
95Ce qui se dessine aujourd’hui, c’est un tout autre mouvement qui, à des fins d’économie et de management, voudrait réduire les écarts dont des juges se rendent coupables en leur préférant les aptitudes soumises, répétitives, stéréotypées des machines.
96Dans un pays voisin, on a établi des tableaux où est calculé le temps normal que chaque juge doit consacrer à un type d’affaires et il est possible que le dépassement du temps prévu ait une incidence sur les budgets accordés63.
97Il sera donc recommandé aux juges de demain de ne plus s’égarer en vaines recherches, d’individualiser le moins possible leurs jugements et d’éviter ces initiatives chronophages que sont les revirements de jurisprudence. La justice ne sera certainement pas plus humaine, mais les budgets pourront continuer de rétrécir.
98C’est le triomphe de l’esprit scientiste : déjà, « au XIXe siècle, A. Comte a réellement pensé que l’heure était venue pour les ingénieurs de remplacer les juristes », mais il a fallu deux siècles pour qu’ils mettent au point une technologie qui assume le règne du « comportementalisme numérique », la ci-devant normativité devenant « la somme aléatoire et variable de réseaux de relations établies entre des séries de données moissonnées », ce qui devrait nous mener à « l’évaporation du droit ». À la fin, ce qu’on appelle transhumanisme, c’est peut-être « un nouvel avatar du secret désir de n’avoir plus à assumer la condition tout simplement humaine »64.
99Et quand on aura fait de l’acte de juger une fonction machinale, quoi de plus raisonnable que de le confier aux machines ? Les juges-ordinateurs feront aussi bien le travail, ils le feront plus vite et à moindres frais : les machines ignorent les absences pour maladie, les congés de grossesse et le concept d’obsolescence est moins coûteux que celui de retraite.
***
100Alors, se dit le lecteur-juge, quelles sont, de toutes ces tentations, celles que je dois repousser, celles que je dois accueillir ?
101L’objet de cet exercice n’était pas de donner une vision édifiante de l’acte de juger. Son seul but était d’aider les juges à repérer les forces occultes qui grouillent à leur insu dans l’athénor de leurs décisions, de faire en sorte que les motivations cachées dans leur inconscient, les « motifs des motifs », que la Cour de cassation les somme de ne pas dire, accèdent à la lumière de leur conscience ou, plus simplement, comme dirait Freud, que où est le « ça » advienne le « moi ». Comme on va les priver de l’exercice dialectique que permettait la collégialité, rompant avec une tradition aussi vieille que l’Occident, qui croyait en « l’aptitude à s’élever, par la discussion, à l’idée du bien commun, à tisser le lien social par l’épreuve de la controverse argumentée »65, ils vont devoir délibérer avec eux-mêmes (sumbouleuomai, comme disaient les Grecs).
102C’est à cette auto-délibération qu’on a voulu les préparer. Et s’ils succombent à des tentations qui méritaient qu’on leur résistât, au moins le feront-ils en connaissance de cause.
Notes de bas de page
1 Ost (F.), Dire le droit, faire justice, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 36.
2 Martens (P.), « Sur la libido judicandi », in Liber amicorum Prof. em. E. Krings, Bruxelles, Story scientia, 1991, p. 703.
3 Ost (F.), À quoi sert le droit ?, Bruxelles, Bruylant, 2016, p. 517.
4 Cass. 11 novembre 1889, Pasicrisie, 1890, I, 10.
5 Pour les références de ces citations, voir Martens (P.), Théories du droit et pensée juridique contemporaine, Bruxelles, Larcier, 2003, p. 299-302.
6 Bruxelles, 11 décembre 1985, Journal des tribunaux, 1986, p. 88. L’arrêt fut cassé et le professeur acquitté par la cour d’appel de renvoi.
7 Cass. 30 avril 2014, P. 13.1869. F/1.
8 Ost (F.), À quoi sert […] ?, op. cit., p. 124.
9 Ost (F.), Dire le droit, […], op. cit., p. 34.
10 Cass. crim. 14 janvier 1943, Recueil Dalloz, 1943, C. 33.
11 C.E. fr. 12 novembre 1943, Recueil Dalloz, 1943, J., 51.
12 Berwart (J.-L.), cité par Delvaux (A.) in Le législateur, le juge, l’avocat et les artifices du droit, Liège, Éditions du Jeune barreau de Liège, 2001, p. 12.
13 Arrêt no 117/99.
14 Cass. 17 avril 2009, Journal des tribunaux, 2009, p. 673, et note « Il y a urgence » de Boularbah (H.), Closset-Marchal (G.), de Leval (G.), et al.
15 Pour une analyse de la jurisprudence, voir Martens (P.), « Le contrôle de constitutionnalité est-il un art abstrait ? » in Liber amicorum Robert Andersen, Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 424-426.
16 Affaire C-638/16 PPU.
17 Ost (F.), citant Hannah Arendt in À quoi sert […] ?, op. cit., p. 93.
18 Azapo c. Président of the Republic of South Africa, CCT 17.96.
19 Cette intrusion du pardon donna lieu à des réflexions de Paul Ricœur, Jacques Derrida, Antoine Garapon.
20 Selon l’expression de Carbonnier.
21 C.E. fr. 27 octobre 1995, Revue Trimestrielle des droits de l’homme, 1996, p. 658 et note Deffains (N.).
22 Ost (F.), À quoi sert […] ?, op. cit., p. 294.
23 Ibidem, p. 43.
24 Ibidem, p. 195.
25 Martens (P.), « Encore la dignité humaine : réflexions d’un juge sur la promotion par les juges d’une norme suspecte » in Les droits de l’homme au seuil du troisième millénaire. Mélanges en hommage à Pierre Lambert, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 561-579.
26 Paris, 28 mai 1996, Dalloz. Jurisprudence, 1996, p. 167 et note Edelman (B.).
27 Edelman (B.), « Entre le corps – objet profane – et le cadavre objet sacré », Recueil Dalloz, 2010, Études et commentaires, p. 2754.
28 Réf. Paris, 12 juin 2001.
29 Ost (F.), À quoi sert […] ?, op. cit., p. 79.
30 Les décisions ont été publiées à la Jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 1999, p. 1820-1846, avec une note de Henry (P.).
31 Arrêts des 11 et 12 décembre 2007, Revue Europe, no 40 (février 2008) ; Supiot (A.), « Voilà l’économie communiste de marché », Le Monde, 24 janvier 2008.
32 C. du T., Bruxelles, 4 septembre 1996, Journal des tribunaux, 1997, p. 638.
33 Corr. Bruxelles, 30 juin 1999, Journal des tribunaux, 2000, p. 87.
34 Voir Lenoble (J), Ost (F.), Droit, mythe et raison, Bruxelles, F.U.S.L., 1980, p. 31.
35 À la même époque, d’autres reprochaient à Charlie Hebdo d’avoir publié ses caricatures blasphématoires pendant le Ramadan.
36 TGI Paris, ord. Réf. 10 mars 2005 et CA Paris, 8 avril 2005, JCP La Semaine juridique, 2005 II 10109, p. 1511 et note approbatrice de Malaurie (P.).
37 Cass. Fr. 14 novembre 2006, Recueil Dalloz, 2006, avec note désapprobatrice de Dreyer (E.).
38 Arrêts Lautsi c. Italie des 3 novembre 2009 et 18 mars 2011.
39 Ost (F.), À quoi sert […] ?, op. cit., p. 127.
40 Les actes du procès ont été publiés dans Brancusi c. États-Unis, Adam Biro, 1995 et cette affaire a été magistralement analysée par Bernard Edelman : « L’adieu aux arts : l’affaire Brancusi », Paris, Alto Aubier, 2001, p. 12.
41 TGI Tarascon, 20 novembre 1998, Recueil Dalloz, 3 (2000), p. 128 ; Edelman (B.), « De l’urinoir comme un des beaux-arts : de la signature de Duchamp au geste de Pinoncelli », Recueil Dalloz, 2000, Doctr., p. 98.
42 Le tribunal le lui notifia crûment : « En effet, si uriner dans un urinoir peut rendre l’objet exposé comme une œuvre d’art à son usage premier, nul ne peut prétendre qu’une pissotière s’utilise à coups de marteau ».
43 TGI Avignon, 16 novembre 2007, Recueil Dalloz, 2008, Études et commentaires, p. 588 et note Edelman (B.).
44 Pour plus de détails : Martens (P.), « L’art et le droit », in L’art et le droit, sous la direction scientifique de Keutgen (G.), s.l., Larcier/Collection de la conférence du jeune barreau de Bruxelles, 2010, p. 9-26.
45 Labbee (X.), « L’infidélité conventionnelle dans le mariage », note sous TGI Lille 26 novembre 1999, Recueil Dalloz, 2000, J., p. 254.
46 Ost (F.), À quoi sert […] ?, op. cit., p. 235.
47 Arrêt no 48/2002.
48 Voir les décisions publiées à la Jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 2002, p. 775 et s.
49 C.C arrêt 103/2012, Jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 2012, p. 1281 et nos observations.
50 Osiel (M.), Juger les crimes de masse. La mémoire collective et le droit, Paris, Seuil, 2006, p. 29, 52, 53.
51 Carbonnier (J.), Écrits, Paris, PUF, 2008, p. 908.
52 Garapon (A.), Salas (D.), Les nouvelles sorcières de Salem. Leçons d’Outreau, Paris, Seuil, 2006.
53 Cass. 14 octobre et 11 décembre 1996.
54 T.A.P. Mons, 28 août 2012.
55 Exemples cités par Delgrange (X.) et Lagasse (N.), « La liberté d’expression du juge : comment descendre de sa tour d’ivoire en demeurant au-dessus de la mêlée ? » in Questions de droit judiciaire inspirées de l’affaire Fortis, Bruxelles, Larcier, 2011, p. 194-195.
56 Juge de paix de Verviers, 23 février 2017.
57 Ost (F.), À quoi sert […] ?, op. cit., p. 466.
58 C.E.D.H. 20 décembre 2011, Jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 2012, p. 542.
59 Arrêt Paposhvili c. Belgique du 13 décembre 2016.
60 Décisions publiées ou résumées dans la Jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 2012, p. 573-575.
61 Het belang van Limburg, 17 mars 2013.
62 Décision du 11 février 2014, Gazette du palais, 15 juin 2014.
63 Munungu Lugungu (K.), « Le conseil de la justice aux Pays-Bas : modèle ou repoussoir ? », in Le Conseil supérieur de la Justice : stop ou encore ?, Limal, Anthémis/ASM, 2016, p. 83-116.
64 Ost (F.), À quoi sert […] ?, op. cit., p. 107, 311, 307, 344, 263.
65 Ibidem, p. 265.
Auteur
Président émérite de la Cour constitutionnelle. Chargé de cours honoraire de l'Université libre de Bruxelles et de l'Université de Liège
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