Retour sur Droit, Mythe et Raison : comment penser l’obéissance à la loi ? Sur les traces de Freud, Lefort et Castoriadis
p. 141-167
Texte intégral
1À l’occasion de ce livre d’hommage à François Ost, je voudrais jeter un regard rétrospectif sur l’ouvrage écrit en commun il y a maintenant plus de 35 ans. Ce regard permet sans doute de souligner le plaisir et l’intérêt pris à cette expérience originale d’une écriture à deux d’une thèse de doctorat. Et c’est là un rappel important, car si la recherche est un chemin toujours solitaire, il n’a de sens que dans l’interaction partagée. Mais, ce regard en arrière permet aussi de reprendre, aux fins d’explicitations, l’intuition qui nous guidait dans cette première approche de la question centrale à toute philosophie politique et juridique, celle de l’obéissance à la loi. Question centrale à toute pensée du politique et du droit, car cette question est bien celle des conditions de reconnaissance par les sujets de l’obligatoriété de la règle, et donc de la limite de leur toute-puissance, condition première de tout vivre ensemble pacifié et de toute possibilité pour le droit de réaliser sa finalité de régulation du social. Et tenter de reprendre, pour mieux l’expliciter, l’intuition d’arrière-plan qui nous guidait dans Droit, Mythe et Raison, ce n’est pas seulement tester la cohérence d’une recherche de plus de trente ans. C’est surtout profiter de ce retour en arrière pour tenter de mieux construire cette question des conditions de possibilité de l’opération d’obéissance à la loi.
2En effet, un tel retour conduit à mettre en lumière l’ambiguïté qui m’est récemment apparue de l’appui que nous avions cru pouvoir trouver en P. Legendre pour développer notre hypothèse de la « dérive mytho-logique » de la rationalité juridique et les enseignements théoriques qu’il y a lieu d’en tirer. Car cette ambiguïté porte loin et aide à mieux construire la question de l’obéissance à la loi. En ce sens, l’important n’est pas tant l’interrogation critique à l’égard des hypothèses de P. Legendre dont la place reste marginale en théorie du droit. Mais, ce détour par la mise en évidence de cette ambiguïté et des inflexions radicales qu’appelle le raisonnement de Legendre éclaire en retour la question centrale de la pensée politique et juridique.
3Pourquoi parler d’ambiguïté ? Comme le connote d’ailleurs l’usage du terme « dérive » dans le titre de notre ouvrage1, notre hypothèse entendait montrer non seulement la récurrence de cette référence mytho-logique de la rationalité juridique, mais aussi l’utilité qu’il y aurait pour notre espace social – et nos systèmes juridiques – de s’affranchir d’une telle dérive. Sans doute, notre ouvrage ne développait-il pas cette idée d’arrière-plan d’un mode possible et souhaitable de nos systèmes juridiques qui soit affranchi des croyances dogmatiques qui en commandent l’usage traditionnel. Mais, l’hypothèse que nous avons développée renvoyait bien – tant pour François, me semble-t-il, que pour moi – à celle de l’utilité qu’il y aurait à déconstruire l’imaginaire dogmatique dont n’arrêtent pas de se nourrir nos « idéologies » juridiques.
4Or, l’hypothèse de Pierre Legendre est tout autre, voire antinomique. Il nous faut rappeler les éléments principaux de cette hypothèse. Ils résultent entièrement de l’idée freudienne d’une analogie – voire même peut-être d’une identité – entre les conditions d’avènement d’une subjectivité individuelle et celles qui assurent le développement de la culture2, à entendre comme cette forme de représentation d’une subjectivité collective qui « maintient l’humanité de l’homme »3. Sur le plan individuel, l’opération de subjectivation consiste, selon Freud, en l’opération de castration résultant de l’assujettissement à la loi paternelle de l’interdit de l’inceste. Seul cet interdit imposé par un père supposé détenir le phallus – c’est-à-dire ce qui comble le manque de la mère – institue le manque dans l’enfant qui conditionne son avènement comme « être de désir ». P. Legendre, prolongeant donc le geste freudien esquissé dans Malaise dans la culture, déploie une même approche de l’opération constitutive d’une subjectivité collective garante de « l’humanité de l’homme ». Ce sont les conditions propres à cette opération que P. Legendre appelle la nécessaire structure dogmatique de la société. Une triple idée peut résumer cette « logique dogmatique » : la fonction fiduciaire, l’opération de séparation et l’instauration d’un questionnement sans fin. La fonction fiduciaire signifie qu’une société ne se soutient et ne protège l’humain qu’à la condition de mettre en scène, de théâtraliser « une figure de Vérité à laquelle on croit ». C’est aussi ce que Legendre appelle la fonction « imaginale »4 pour indiquer que cette Vérité à laquelle on croit va tenir lieu de garant ultime des règles sociales, d’instance de légitimation, mais aussi de « miroir » en lequel les citoyens sujets vont se représenter de façon idéalisée (d’où le questionnement sans fin). Cette figure « sacrée », cet « objet absolu », lieu de la toute-puissance et de l’identité de soi à soi est ce au nom de quoi se valide l’interdit social incarné par le droit et assure ainsi la nécessaire limitation de volonté de toute puissance des sujets (d’où l’opération de séparation). Comme le dit Legendre, cette référence sacrée qui fonde le social et garantit l’opération d’obéissance qui en assure l’unité traduit la fonction religieuse qui conditionne toute société et la protège du chaos et de la barbarie. L’identité du sujet ne se tient que dans son rapport, sa relation avec ce lieu « qui le divise – le lieu du Miroir, le Tiers, l’Autre absolu, la Référence ». Et se profile ici la fonction structurale de l’interdit de l’inceste et le renvoi à l’image du Père de la horde primitive mobilisée par Freud dans Totem et Tabou, chaque père réel n’étant qu’une métaphore de ce père tout-puissant dont la symbolisation à la fin de l’Œdipe doit permettre, par la voie de l’instance critique de l’idéal du moi, la régulation des forces pulsionnelles et conduire à ce que Freud appelle la sublimation des pulsions libidinales primitives5.
5Cette approche, et ses conséquences tant pour l’abord de la question du sujet individuel, que pour celle du sujet collectif et du droit, nous paraît présenter une triple déficience et exiger une reformulation. Cette triple déficience se manifeste précisément sur les trois plans de la théorie du sujet individuel (psychanalyse), du sujet collectif (philosophie politique) et du droit.
61. Voyons en premier la correction qu’appelle le raisonnement de Legendre du point de vue de l’appui qu’il croit pouvoir trouver dans la psychanalyse freudienne et donc, sur le plan de sa théorie du sujet individuel.
7Comme le présent ouvrage est plus directement concerné par les questions de théorie du droit, ce n’est certes pas le lieu d’examiner en profondeur et de façon technique en quoi l’appui que Legendre croit pouvoir prendre dans la théorie psychanalytique est problématique. Nous venons, du reste, de procéder ailleurs à un tel examen, en prenant appui sur les développements du dernier enseignement de Lacan6. Mais, même à en rester à des considérations générales, il est important de s’arrêter quelques instants sur l’aspect problématique de la référence que Legendre croit pouvoir faire à la psychanalyse freudienne pour fonder son approche du droit et du politique.
8Nul doute que, pour Freud, son anthropologie lui paraît en même temps fournir les clés d’une compréhension de l’opération constitutive du collectif. Et, dans cette perspective, le renvoi à une instance critique, support d’idéalisation et garante d’une opération de limitation est très certainement au cœur de l’approche freudienne.
9L’approche freudienne de cette « opération d’obéissance » a évolué. P. Legendre ne prend pas en compte la complexification croissante apportée par la seconde topique freudienne et la transformation amenée par la théorie du surmoi (1923) à l’approche de l’idéal du moi que Freud avait développée dans l’introduction au narcissisme (1914) et dans son essai de 1921 sur la psychologie des foules. Or cette complexification croissante concerne directement la manière dont il faut comprendre l’opération d’obéissance à la figure d’autorité idéalisée qui conditionnerait toute subjectivation des individus (et toute citoyenneté sur le plan du collectif). En quoi y a-t-il complexification croissante de l’approche freudienne du rapport à la figure paternelle idéalisée et à l’opération d’obéissance que ce rapport instaure ? Et en quoi cette évolution de Freud dans le cadre de sa seconde topique oblige-t-elle à nuancer fortement l’appui que P. Legendre croit pouvoir convoquer pour légitimer son approche du politique et du juridique ?
10Un des auteurs qui a le mieux mis en évidence cette évolution de l’approche freudienne est E. Balibar dans son remarquable texte L’Invention du Surmoi – Freud et Kelsen 19227. Peu importe ici l’hypothèse avancée par E. Balibar selon laquelle l’invention du surmoi par Freud dans son texte de 19238 serait une réponse directe aux critiques que Kelsen avait avancées en 1922 au texte freudien sur la psychologie des foules. La critique essentielle9 de Kelsen est que rendre compte de la spécificité de l’État en termes d’objet d’amour comme le faisait Freud dans son analyse des logiques collectives propres à l’armée et à l’église, prises ici comme prototypes des communautés collectives d’appartenance, aboutit à « substantialiser » l’État et à méconnaître la réalité juridique de l’ordre normatif auquel se ramène la réalité étatique. Le lien de citoyenneté, en ce sens, n’a nul besoin d’une référence mythique à un objet d’amour et de toute-puissance. Le lien à l’État est tout entier interne à la relation d’obéissance et de contrainte qui définit la normativité de la norme juridique. Et c’est cette dimension de pure obéissance et de pure contrainte10 que va reprendre Freud pour spécifier l’instance du surmoi qu’il invente en 1923 pour redéfinir l’idéal du moi et la conscience critique qui l’accompagnait en 1914. Mais, dans le même moment, Freud va aborder autrement que ne le fait Kelsen cette relation d’obéissance et de contrainte.
11En effet, comme le souligne très bien E. Balibar, Freud va installer le paradoxe au sein de cette relation d’assujettissement à la loi, d’obéissance à cette figure paternelle intériorisée qu’est le surmoi. On sait que cette instance du surmoi est pensée par Freud comme ce qui marque la sortie du complexe d’Œdipe, l’enfant intériorisant l’interdit porté par la figure paternelle11. Mais, cette intériorisation de l’obéissance à l’interdit paternel donne lieu à un paradoxe comme l’a mis en évidence Jean Laplanche. Car le rapport au père emporte bien, si l’on prend la sortie du conflit œdipien pour le petit garçon, une injonction paradoxale de type « double bind » (« sois comme ton père » et « ne fais pas comme ton père »). Et c’est cette dimension paradoxale qui explique tout à la fois que toute contrainte ne fait que relancer automatiquement l’appel à la transgression, et, par conséquent, le sentiment de culpabilité qui accompagne le rapport au surmoi de même que l’affect d’angoisse qui le connote. Tout se passe comme si le rapport d’obéissance à la loi s’accompagnait en même temps, note Freud, d’un excédent de culpabilité et d’un « besoin de souffrance », dont la névrose obsessionnelle présente une expression épurée. C’est évidemment ici que se marque ce que Freud appelle la pulsion de mort et la contrainte de répétition qui marque ce rapport d’obéissance paradoxal au surmoi. Comme le dit E. Balibar, « l’interprétation de la constitution et du fonctionnement du surmoi comme instance judiciaire paradoxale ou excessive… montre bien la distance prise désormais avec les modèles d’idéalisation ou de sublimation précédemment analysés en liaison avec une théorie de "l’idéal du moi" »12.
12Et le texte majeur de Freud de 192513 (Inhibition, Symptôme et Angoisse) atteste bien de ce que Freud met au jour avec cette dimension de culpabilité et l’affect d’angoisse qui l’accompagne. C’est qu’en effet, ce besoin de souffrance traduit une satisfaction (Lacan parlera de jouissance) qui est au cœur du symptôme. Et la répétition qui affecte la transgression propre au rapport d’obéissance devient alors répétition du symptôme. Elle marque le retour récurrent de la pulsion (du ça, dira Freud) dans le moi, la pulsion de mort n’étant qu’une des faces constitutives de toute pulsion.
13Mais, cette dimension n’ouvre-t-elle pas alors sur une réalité que Freud intuitionnait sans doute lorsqu’il parlait, au terme de son parcours, d’analyse infinie et que Lacan théorisera de façon radicale dans la dernière partie de son enseignement (ce qu’on appelle le dernier Lacan14) : l’obéissance à la loi, l’assujettissement à l’autorité du surmoi, n’opère pas une Aufhebung pacifiante, une résolution du symptôme névrotique, une résorption de la jouissance et l’assomption par le sujet de l’impossible identité de soi à soi. Et c’est bien d’ailleurs sur ce plan que l’on peut comprendre le prolongement que Lacan propose par rapport à Freud. Dès 1958, dans son sixième séminaire15, Lacan renonce à l’appui qu’avait pris Freud dans l’interdit de l’inceste et le mythe œdipien pour penser l’opération de résorption du symptôme à laquelle vise le dispositif analytique. Comme le souligne Lacan, l’Autre n’existe pas et ce n’est pas en convoquant la figure autoritaire d’un père, fut-il posé comme simple métaphore d’un lieu mythique de toute-puissance et d’identité de soi à soi, que l’on peut penser l’opération de traversée du fantasme et l’assomption de l’impossible quête d’une identité de soi à soi16. Et le travail subséquent de Lacan s’attachera précisément à construire cette opération de traversée du fantasme conçue comme alternative à la solution « autoritaire » de Freud. En ce sens, au contraire de ce que laisse croire P. Legendre, l’alternative à l’opération d’obéissance à la figure paternelle autoritaire et surmoïque ne débouche évidemment pas sur le déferlement narcissique sans frein d’une toute-puissance du sujet. Il s’agit de penser plus radicalement les conditions devant amener le sujet à assumer sa finitude. Dès 1967, Lacan aura le sentiment que cette traversée et l’assomption par le sujet de l’impossible identité de soi à soi ne suffisent pas non plus à dissoudre le symptôme. Dans son dernier enseignement, il posera l’irréversible répétition du symptôme, la cure analytique devant simplement conduire le sujet à « savoir y faire avec son symptôme ». En ce sens, pourrait-on dire Lacan prolonge et radicalise ce qui a conduit Freud à élaborer sa seconde topique, à poser l’existence d’une dimension de « pulsion de mort » au cœur de toute pulsion et, pour cette raison à entrevoir que la seule convocation d’une forme intériorisée du rapport à la figure autoritaire et surmoïque d’un père idéalisé ne suffisait pas pour penser la régulation de la jouissance dont se nourrit le symptôme.
14La démarche de Lacan, en tout cas dès 1958 et le livre VI de son séminaire, consiste, dans le droit fil de la recherche freudienne, à essayer de rencontrer l’insuffisance du recours à une « extériorité internalisée » – car tel est bien le statut de l’idéal du moi et ensuite du surmoi comme le dit Freud lui-même – pour penser l’opération qui devrait permettre au sujet d’échapper à la répétition du symptôme et d’enfin assumer l’impossible de sa quête fantasmatique d’une identité de soi à soi. En ce sens, dans une certaine mesure, Lacan reproduit à l’égard de Freud le geste que celui-ci avait posé au début des années 20 à l’encontre de sa première approche du psychisme humain et des conditions requises pour réguler la vie pulsionnelle et aider les sujets à éviter la récurrence de ses symptômes névrotiques. Tout comme Freud avait perçu que le seul recours à une instance extérieure au moi, même internalisée, ne suffisait pas et qu’il fallait complexifier l’opération de l’obéissance à la loi de la castration symbolique, de la même manière, Lacan reprend cette même exigence épistémologique à l’encontre du second Freud en posant, dès 1958, l’insuffisance du recours à la figure d’une autorité externe, même internalisée et même complexifiée comme le suggère la théorie du surmoi dans la seconde topique freudienne, pour penser l’opération de l’assomption (obéissance) par le sujet de la loi de la castration symbolique.
15Bien plus, on peut même poser que c’est cette exigence épistémologique qui est au cœur de la dynamique interne à la pensée de Lacan, car c’est bien au nom de cette exigence que Lacan développera sa théorie du « Un réel » dans son dernier enseignement et dénoncera l’insuffisance de sa thèse de 1967 sur la traversée du fantasme comme opérateur de régulation des effets pathogènes du symptôme. Peu importe ici, comme on a tenté de le montrer ailleurs17, que la solution du dernier Lacan reste elle-même lestée de l’erreur épistémologique qu’il n’a eu de cesse d’opposer d’abord à Freud et ensuite à ses approches de l’opération de régulation du symptôme dans ses premier et second enseignements. Ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Mais il importe de voir que toute la recherche en psychanalyse, dans sa tentative de réfléchir les conditions requises pour éviter une répétition du symptôme et amener l’analysant à acter l’impossible quête d’une identité de soi à soi dont se nourrit sa jouissance pulsionnelle, n’a eu de cesse d’éviter ce que Freud avait pensé, dans son premier enseignement, être la solution par simple recours à instance externe au moi du sujet, le recours à une figure autoritaire mythiquement investie d’une toute-puissance idéalisée. Et c’est précisément ce que Legendre ne semble pas prendre en compte, croyant pouvoir chercher en Freud une approche épistémologique de l’opération d’obéissance à la loi que le Freud des années 20 a lui-même perçue comme une approche trop réductrice et, en définitive, insuffisante pour assurer le résultat escompté : l’assomption par le sujet de son irréductible division, de son impossible identité de soi à soi, c’est-à-dire « l’obéissance » à la loi de la castration symbolique.
162. C’est ici que l’on peut logiquement percevoir la seconde erreur de Legendre, celle qui porte sur son approche de la modernité politique. En quoi les observations qui précèdent conduisent-elles à mieux éclairer l’insuffisance de la démarche de P. Legendre et éclairent-elles, en retour, la pertinence de ce qu’implicitement nous avions construit, François Ost et moi-même, dans notre ouvrage : la dénonciation des effets pervers de la dérive mytho-logique de la rationalité juridique et de la structure dogmatique de l’imaginaire juridique qui est corrélative de cette dérive ?
17En définitive, sur le plan d’une théorie du politique et du droit, l’insuffisance de P. Legendre est double. Non seulement il est en défaut de bien construire les conditions d’une régulation sociale capable de satisfaire au mieux le vivre ensemble. Mais, en plus, il est aussi en défaut de bien évaluer la dynamique interne à notre modernité politique. Commençons par cette seconde insuffisance, car elle nous amènera à mieux comprendre la première.
18On se rappellera que pour P. Legendre, toute société ne peut exister de façon humainement acceptable que si elle mobilise une instance de pouvoir qui, de façon théâtrale, met en scène un message liturgique, un principe fondateur qui garantit en vérité la légitimité ultime du droit18. De ce point de vue, le Moyen-Âge chrétien, et principalement à partir du XIIe siècle, présente une version particulièrement expressive de cette exigence structurale. Par son décret de 1140, Gratien articule la « règle du croire (regula credendi), explicitée par l’interprétation de l’Écriture sacrée et la théologie ; de l’autre, les préceptes du vivre (praecepta vivendi), massivement importés du vivier juridique des Romains, donc inspirés de l’esprit positiviste du droit romain, lequel ne concevait pas que les normes sociales puissent être d’origine divine »19. Mais, ce montage dogmatique est resté la base de nos sociétés modernes ; de ce point de vue, la supposée coupure de la modernité initiée par la réforme protestante et accomplie par ce qu’on a coutume d’appeler la laïcisation de nos formes de pouvoir méconnaît l’identité de structure qui réunit le Moyen-Âge chrétien et nos sociétés modernes20. Ce ne serait, continue P. Legendre, qu’à l’époque actuelle où règnent en maître le sujet hypermoderne, la loi du marché et la réduction du religieux à n’être que le produit du « marché des idées »21 que s’opèrerait une coupure avec ce qui, depuis toujours, assurait le respect de l’humanisation de la société. D’où aussi la dénonciation par Legendre des effets dévastateurs d’une telle coupure et la méconnaissance fondamentale actuelle de nos sociétés occidentales de l’exigence fondationnelle et dogmatique qui seule les protège contre les effets délétères des fantasmes de toute puissance narcissique des individus.
19Pourquoi cette lecture manque-t-elle la spécificité de ce qui se joue dans la réflexion sur le politique qui tente de s’instituer à la modernité ? Notre argument ne consiste pas à dire que la forme moderne de démocratie et de droit ne reste pas lestée de dimensions traditionnelles et inadéquates au regard des exigences d’une théorie de la démocratie bien construite. D’ailleurs, s’agissant du droit, je reste convaincu de la justesse de la description de l’imaginaire mytho-logique de notre rationalité juridique moderne et toujours actuelle que François Ost et moi avons faite en 1980.
20Mais, mon argument est autre. P. Legendre ne perçoit absolument pas ce qui fait la spécificité de la nouvelle réflexion sur le politique qui s’institue dès le XVIIe siècle en Europe et en quoi cette spécificité oblige à se déplacer par rapport à ce que P. Legendre appelle le montage dogmatique qu’exigerait toute société humaine. C’est qu’en effet, avec la modernité, s’inaugure l’exigence de ne reconnaître d’autres autorités que celles établies par l’opération de la raison, c’est-à-dire par une opération interne à l’action du sujet lui-même. Toute forme d’évidence supposée donnée qui ne soit pas validée par une opération interne au sujet doit être tenue pour non valide.
21Et cette exigence épistémologique va concerner non seulement la raison théorique, mais aussi les autres domaines de la pensée, au premier rang desquels le champ de la raison pratique, donc celui de la morale, du droit et du politique. Si on comprend bien cette exigence épistémologique, s’agissant de ce champ pratique, cela signifie une exigence d’internalisation de toute légitimation d’une norme. Dorénavant, prenant acte, en quelque sorte, que l’établissement de la liberté ne peut que résulter de l’action interne au sujet lui-même, la légitimité ne peut résulter que de la pratique du sujet. Et donc, il y a une internalisation du critère de validité. S’agissant du droit, l’on peut parler de conventionnalisation : la normativité de la norme ne peut être pensée que comme interne à la pratique sociale.
22Certes, la manière de penser radicalement le respect de cette exigence épistémologique, tant dans le champ de la raison théorique que dans celui de la raison pratique, va évoluer à partir du XVIIe siècle. On peut en effet interpréter la dynamique de la pensée moderne comme une tentative de toujours mieux comprendre la portée radicale de cette exigence épistémologique. Et, on perçoit d’emblée combien, de ce point de vue, le dénommé tournant copernicien opéré par Kant – et sa reformulation par Fichte – n’est que le résultat de l’autodéploiement de ce que le doute cartésien portait en lui comme exigence épistémologique. Mais, déjà dès le début de la modernité, on peut comprendre combien la réflexion de philosophie politique marque un déplacement fort par rapport à l’opération de légitimation du pouvoir telle que P. Legendre la pense. C’est que les auteurs tentent, justement, de repenser l’opération de légitimation comme interne à la pratique sociale.
23Sans doute, suivant en cela la relecture de Hobbes par C. Schmitt, d’aucuns convoqueront le Léviathan de Hobbes pour montrer la rémanence de ce que Cl. Lefort a appelé le maintien du théologico-politique dans la pensée moderne de l’État. Investi d’une toute-puissance identique, dirait P. Legendre, à celle du prince pontifical et figure représentative d’un fondement absolu et idéalisé, fût-il le Peuple. Mais, comment aussi ne pas voir combien la pensée moderne n’aura de cesse de remettre sur le métier une telle approche de la démocratie moderne ? Déjà chez Machiavel, Claude Lefort a bien montré que, derrière la figure du prince, se profilait ce que Machiavel pensait être le moteur dernier d’une société étatique capable de pacification sociale, à savoir la division irréductible des forces sociales habilitées à concourir sur l’espace public. De même, juste après Hobbes, ce fondateur du libéralisme moderne qu’est Locke, n’a-t-il pas fustigé les errances méthodologiques du De Patriarcha de Robert Filmer et considéré qu’aucune figure idéalisée du peuple ne pouvait être posée, que l’État ne pouvait jamais être pensé comme le représentant unitaire des citoyens. De même, chez Rousseau, comme Bruno Karsenti l’a si bien montré22, comment ne pas voir que la construction de la volonté générale et l’opération d’obéissance qu’elle appelle restent conditionnées à une opération qui est l’inverse d’une injonction autoritaire. Car le peuple n’est pas un donné ; il est lui-même le résultat d’une action de soi sur soi, elle-même conditionnée par cette action d’éducation de ce personnage, sans doute impossible, qu’est cet être moral d’exception – que Rousseau dénomme Législateur – dont Lycurgue est le prototype. Peu importe que la tentative rousseauiste atteste ici de son caractère aporétique (bien perçu par A. Philonenko). Ce qu’il importe de relever c’est que s’illustre ici, aux côtés des autres figures marquantes23 de la pensée politique qui se cherche durant plus de deux siècles, la tentative de réfléchir l’opération de légitimation non pas en termes d’un fondement externe et absolu à la pratique citoyenne, mais au contraire en termes d’un critère qui s’identifie à une pratique interne au groupe social lui-même. L’opération d’obéissance à la loi est ainsi conditionnée par une opération interne au groupe social et non pas par le fait que l’autorité centrale serait le représentant d’un quelconque objet absolu supposé comme donné externe à la pratique sociale24.
24Pour bien percevoir l’irréductibilité de cette exigence épistémologique portée par la modernité avec ce que P. Legendre croit être une exigence structurale d’une inféodation des sujets citoyens à un pouvoir autoritaire supposé « représenter un objet absolu », il suffit de convoquer ici la double version de la démocratie moderne que nous livre aujourd’hui Cl. Lefort et C. Castoriadis. L’intérêt de cette double version est, précisément, qu’elle permet de mettre en exergue ce qu’on a appelé la référence à l’extériorité qui « pervertit » le présupposé épistémologique de l’approche de P. Legendre (et de l’approche freudienne de l’idéal du moi liée à sa première topique). Comme l’a récemment montré Nicolas Poirier dans un beau texte25, ce qui réunit ces deux versions, c’est leur commun appui dans la théorie de l’Être sauvage esquissée par M. Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible. On sait que, par cette expression, Merleau-Ponty vise ce qui excède toute représentation, ce que celle-ci ne parvient à penser ou dire, mais qu’en même temps, elle atteint dans la mesure où « l’hétérogène travaille toujours l’être dans ce que celui-ci semble avoir de plus homogène »26. Quelles que soient les différences de leur lien à la phénoménologie, on peut poser que leur approche du politique et de la démocratie s’appuie en dernier ressort sur une assomption analogue à cette dimension de l’Être sauvage de Merleau – Monty, c’est-à-dire à cette dimension d’une altérité foncière de la relation que toute subjectivité entretien avec le monde. L’un et l’autre mettent en question l’idée de transcendance, d’une extériorité qui fonderait ou garantirait la loi. En ce sens, l’un et l’autre définissent la spécificité de la démocratie comme ce régime politique qui fait acte de l’ouverture au vide qui caractérise toute société, qui fait acte de l’absence de fondement de la loi27. Ici, se dévoile bien la différence fondamentale qui caractérise l’approche de P. Legendre de celle qui oriente la pensée moderne et qui trouve dans l’approche de C. Lefort et de C. Castoriadis une version contemporaine. À certains égards, on pourrait croire que l’approche de Legendre trouve en quelque sorte une confirmation dans cet arrière-plan phénoménologique de l’Être sauvage. La prise en compte de cette altérité fondamentale du social n’est-elle pas l’expression de ce rapport à une transcendance radicale intériorisée par le sujet dans son rapport à la loi de l’Autre incarné par la figure autoritaire du père ? Ne retrouverait-on pas cette « extériorité interne » dont parlait Freud pour qualifier cet idéal du moi posé en 1914 et mobilisé dans son approche du collectif dans son texte sur la psychologie des foules ?
25Sans doute y a-t-il, dans l’approche de l’Être sauvage, un rapport à un dehors. Mais ce « dehors » n’est là que pour venir interdire toute possibilité pour le dedans de se clôturer ; en lui-même ce dehors est vide. À l’inverse de ce qui fonctionnait dans les monarchies de droit divin où les composantes du tout de la société étaient supposées pouvoir s’unifier à partir d’une transcendance, dans la perspective ouverte par la démocratie moderne pensée par Cl. Lefort et C. Castoriadis, rien de tel. La division ou l’indétermination du social ne peut être recouverte par l’idée d’un dehors « matérialisé dans un le pouvoir qui (offrirait) une incarnation à la transcendance »28. À l’inverse de ce que suppose P. Legendre, il n’y a pas de référence à une quelconque extériorité qui offrirait une garantie de la loi.
26La différence entre les deux approches est donc radicale. Dans la perspective ouverte par la modernité, l’enjeu est précisément de penser le politique en s’affranchissant de toute perspective qui supposerait donnée une quelconque garantie extérieure à l’action du social sur lui-même. On retrouve donc ici l’exigence portée par la modernité du refus de penser la légitimité (ou la vérité dans le champ de la raison théorique) hors l’action du sujet. Et ici, avec cette référence à l’idée d’une transcendance vide, émerge l’idée qu’une telle exigence porte en elle l’exigence radicale non seulement d’une impossible extériorité en laquelle le social se ressaisirait dans une hypothétique identité de soi à soi, mais aussi, qu’une telle identité de soi à soi ne peut inversement non plus être supposée immanente au social lui-même. Car c’est bien là ce que suppose l’idée de vide ou d’indétermination portée par Cl. Lefort et C. Castoriadis, en référence à la théorie de l’Être sauvage.
27C’est bien pourquoi, à l’idée d’extériorité, il faut préférer celle d’extériorisation. L’exigence épistémologique est de substituer à l’idée d’une construction du social par une quelconque extériorité, l’idée d’une exigence d’extériorisation du social à lui-même. C’est précisément parce que Legendre ne perçoit pas cette exigence épistémologique et ses conséquences qu’il croit pouvoir valoriser ce qui subsisterait de perspective « théologico-politique » dans la pensée politique moderne et qu’à l’inverse de Cl. Lefort, il ne perçoit pas le nécessaire dépassement critique de ce reste de théologico-politique29. Où nous retrouvons notre observation de départ sur l’ambiguïté de la référence que Fr. Ost et moi-même avions faite aux thèses de Legendre dans notre ouvrage Droit, Mythe et Raison.
28Mais il faut sans doute encore aller plus loin. Car, en effet, l’approche de l’Être sauvage, et par conséquent aussi celles de Cl. Lefort et C. Castoriadis, n’apparaissent-elles pas elles-mêmes ultimement insuffisantes au regard de l’exigence épistémologique qui les motive et qui est portée par la modernité ? Supposer que cette extériorisation du social à lui-même, que ce processus d’autocréation, pour reprendre une expression chère à C. Castoriadis, s’opère de lui-même, n’est-ce pas à nouveau supposer donnée indépendamment de l’action du sujet la capacité d’opérer une telle opération ? N’est-ce donc pas à nouveau supposer donnée une forme d’identité de soi à soi, celle qui précisément « garantirait » cette nécessaire opération d’extériorisation ?
29On aura reconnu ici l’argument épistémologique construit par Fichte pour prolonger et radicaliser le tournant kantien. Et c’est dans le droit fil de cette lecture radicale de l’exigence épistémologique portée par la modernité d’une internalisation pragmatique de tout fondement de la normativité que M. Maesschalck et moi-même avons proposé une théorie de la gouvernance qui s’affranchisse à la fois des théories de la gouvernance liées aux approches classiques du Républicanisme néokantien et des tentatives récentes de sa reformulation soit au départ des théories économiques actuelles du marché soit du procéduralisme habermassien ou encore du néo-pragmatisme deweyen30.
30C’est aussi d’ailleurs à la lumière de cette même exigence épistémologique portée par la modernité que l’on peut comprendre la justesse de la tentative freudienne de reformuler, dans le cadre de sa seconde topique, sa théorie de l’idéal du moi, ou encore la perception par Lacan, des insuffisances non seulement de cette tentative freudienne, mais aussi, de ses propres tentatives de redessiner les conditions qui devraient permettre à un sujet individuel de s’affranchir du fantasme d’une possible identité de soi à soi dont se nourrit son symptôme.
31Car, comme l’a très bien mis en évidence E. Balibar, la dimension paradoxale qui caractérise l'obéissance à la loi du surmoi traduit bien l’impossibilité pour l’autorité du surmoi de faire cesser la transgression, c’est-à-dire de dissoudre le fantasme au cœur du symptôme névrotique (et de la jouissance qui s’y loge). En ce sens la recherche analytique est au plus près de la question que nous avons nous-même formulée : comment penser les conditions devant permettre au sujet (individuel ou collectif) de faire acte de son impossible identité de soi à soi. Et ces conditions, par évidence, comme l’a bien compris Freud (et ensuite Lacan) à la fin de son travail théorique et clinique, ne peuvent évidemment être pensées en termes d’une quelconque extériorité supposée incarner un « objet absolu », mais ne peuvent non plus être supposées résulter d’une incitation d’une capacité inscrite dans l’esprit de tout sujet, ou dans la structure immanente de tout groupe social. Et c’est cette observation sur l’opération d’obéissance qui nous permet de faire retour sur le droit. Car, c’est aussi sur ce troisième plan que se manifeste les conséquences de l’insuffisance épistémologique de P. Legendre.
323. La troisième erreur de P. Legendre porte, en effet, sur le plan du droit31. Sans doute, comme on vient d’ailleurs de l’indiquer, nous partageons avec lui une critique forte des illusions portées par les approches économiques contemporaines, qu’elles soient néo-classiques ou néoinstitutionnalistes, pour résoudre les insuffisances des approches classiques de la gouvernance. Mais, à l’inverse de P. Legendre, notre critique n’entend pas pour autant revenir aux approches classiques de la gouvernance qui sont fondées, quelles qu’en soient les variantes, sur ce qu’on a coutume d’appeler aujourd’hui sur la relation verticale du recours à la figure autoritaire et centralisée d’une autorité publique supposée capable de définir de façon extérieure au social les exigences d’une optimisation des attentes normatives du social. En ce sens, nous croyons que la recherche actuelle d’une transformation de notre modèle de gouvernance, et, par conséquent, des sources en droit initie une dynamique positive.
33Mais, cette recherche consiste à évaluer dans quelle mesure les formes nouvelles de gouvernance sont réfléchies dans le respect de l’exigence épistémologique portée par la modernité. C’est ici que nous retrouvons l’intuition qui guidait notre ouvrage Droit, Mythe et Raison. Cette intuition consistait à dénoncer les effets dogmatiques problématiques du caractère mytho-logique dont restaient lestées à la fois la pensée juridique et l’idéologie qui en orientait l’organisation pratique. De tels effets traduisaient, justement, le maintien d’une dimension « théologico-politique », dirait Cl. Lefort ou risquaient de bloquer la capacité d’autocréation du social par lui-même appelée par C. Castoriadis. Un même constat doit-il être fait à l’égard des transformations actuelles de notre théorie des sources en droit ? Comment penser la théorie de la loi et la portée des nouvelles sources en droit au regard d’une approche rigoureuse de l’exigence épistémologique consistant à penser la normativité de la norme comme interne à la pratique sociale32 ?
34Même si ce n’est évidemment pas le lieu d’analyser en profondeur ici cette question, nous voudrions, en guise de conclusion, introduire à cette réflexion où se marque l’enjeu pratique de notre critique à P. Legendre, et, dans cette perspective, interroger la récente et très stimulante recherche sur cette question qu’ont menée François Ost et l’équipe du séminaire de théorie du droit dont il est un des responsables à l’Université Saint-Louis33.
35Le raisonnement de François Ost est aisé à comprendre. L’évolution de la pratique juridictionnelle au regard de la reconnaissance des sources de la juridicité traduit une confirmation de la « réticularité croissante » de nos systèmes juridiques. Et cette dimension en « réseau » de nos systèmes normatifs confirmerait la « révolution copernicienne » qu’incarnerait la Règle de reconnaissance de Hart. En effet, la validité du droit, la reconnaissance de son existence apparaît comme le résultat d’une opération qui est le fait de ceux qui ont charge de l’appliquer. Mais, dans le même moment, cette dimension dévoilerait dans sa radicalité le nécessaire abandon des distinctions que l’approche positiviste, en ce y compris celle de Hart, entendait fonder et maintenir : la distinction entre source formelle et réelle, la distinction entre le « système juridique » et le social. Dorénavant, avec l’évolution de nos pratiques normatives et l’importance accrue des phénomènes d’autorégulation ou de corégulation, la Règle de reconnaissance traduirait de plus en plus une forme de récursivité, l’opération de reconnaissance par les officiels renvoyant à des formes de production normative où l’acteur privé deviendrait l’opérateur lui-même de reconnaissance : la reconnaissance par les officiels renvoyant à la reconnaissance par le privé (reconnaissance de reconnaissance).
36La question n’est évidemment pas de contester la validité sociologique et descriptive des transformations du régime des sources sur laquelle cette analyse s’appuie. Ce sont, du reste, des transformations bien connues aujourd’hui et que plusieurs auteurs ont déjà bien décrites. Mais l’analyse de François Ost va au-delà de cette portée descriptive. Faut-il considérer qu’une telle mutation de nos régimes juridiques actualise par elle-même la révolution copernicienne que porterait en son sein la Règle de reconnaissance de Hart et la nécessaire invalidation de l’approche positiviste du concept de droit ? Si c’était exact, la Règle de reconnaissance se retournerait en quelque sorte contre son auteur puisque, poussée dans ses derniers retranchements, elle marquerait l’émergence d’une pratique juridique irréductible au fantasme positiviste d’un système juridique autonome par rapport à la dynamique sociale.
37Et si l’on veut même pousser jusqu’au bout le raisonnement de François Ost, allant au-delà donc de ce qu’il énonce, on pourrait dire que cette dénonciation implicite des rêves positivistes résulte de cette tendance du droit contemporain à devenir réflexif, au sens où A. Giddens et U. Beck parlent de l’avènement progressif d’une modernité réflexive, de l’autodéploiement contemporain d’une réflexivité du social34. Et la question qui se pose là est de savoir si, à supposer validée cette évolution de nos modes de production normative pour faire droit à cette « réflexivité du social », cette transformation traduit une vraie « révolution copernicienne » de notre approche du « concept de droit ».
38Cette question est d’un enjeu majeur pour mes propres réflexions. Car, si la réponse à cette question devait être affirmative, cette approche sociologique fondée sur l’observation de la transformation en cours de notre régime de « sources » du droit rejoindrait notre propre dénonciation de l’insuffisance réflexive de l’approche positiviste du concept de droit, en ce y compris l’approche pragmatiste de J. Coleman. Bien plus, si la réponse devait être affirmative, pourquoi ne pas se contenter de cette approche sociologique ? Pourquoi faudrait-il mobiliser, comme le propose l’approche génétique que Marc Maesschalck et moi-même développons, un détour épistémologique ? Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? En d’autres termes, la « radicalisation » de la Règle de reconnaissance que manifesterait aujourd’hui la mutation de nos modes de production normative ne rejoint-elle pas cette approche génétique du concept de droit que nous proposons nous-mêmes ?
39Ma réponse à cette question est cependant négative : l’évolution actuelle de notre régime des sources en droit à laquelle François Ost se réfère ne me paraît pas traduire cette révolution copernicienne du concept de droit qui serait portée en creux par la Règle de reconnaissance de Hart. Et en liaison avec cette réponse négative, je pose aussi l’hypothèse que cette même évolution ne traduit pas les exigences portées par une approche génétique du concept de droit. Pourquoi cette réponse négative et un déplacement par rapport à l’approche positiviste impliquent-ils d’aller au-delà de l’approche sociologique et de procéder au détour épistémologique opéré par la théorie génétique ? Mon raisonnement est en deux temps. Dans un premier temps, trois observations liminaires permettront déjà de nuancer fortement l’idée que les transformations actuelles de nos sources du droit exigeraient une remise en cause du concept positiviste. Ensuite, une quatrième observation, plus fondamentale, permettra d’indiquer en quoi la mutation sociologique actuelle du régime des sources reste dépendante d’une approche classique du concept de droit.
40Tout d’abord – et c’est ma première observation –, l’élément central du concept positiviste est sa nature conventionnaliste, ce qu’exprime la « social fact thesis ». C’est d’ailleurs ce que traduit bien l’idée de la Règle de reconnaissance. Comme le dit clairement J. Coleman qui me semble le meilleur commentateur de cette thèse de la Règle de reconnaissance35, la Règle de reconnaissance est, dans sa nature, une pratique sociale. À ce titre, elle n’est en aucune manière réductible à une approche formaliste de l’idée de règle. D’où d’ailleurs, comme le signale J. Coleman, la banalité de la critique dworkinienne qui ne fait que reprendre ce que Wittgenstein avait déjà bien développé dans sa réflexion sur « ce qu’est appliquer une règle ». Bien sûr, Hart, en adoptant cette approche conventionnaliste, ne s’est pas explicitement référé aux formes actuelles de droit souple. Le modèle auquel pensent Kelsen, Hart et tous les auteurs actuels défenseurs d’une approche positiviste est effectivement celui, plus traditionnel, du « droit dur ». Mais, cela ne prouve en aucune manière que l’approche de la Règle de reconnaissance en termes de pratique sociale et l’approche positiviste en termes de « conventionality thesis » présupposent nécessairement une réduction du droit à ce droit dur. Au contraire, l’approche en termes de Règle de reconnaissance conçue comme une pratique sociale porte en elle l’idée que le droit est déterminable par le seul biais de cette pratique de reconnaissance, quelle que soit la nature de la source identifiée par cette pratique. Donc, je ne vois pas en quoi la transformation actuelle des sources porte un rejet implicite du concept positiviste de droit.
41Ensuite – seconde observation – il est exact qu’une certaine manière de comprendre la Règle de reconnaissance obligerait à déclarer contraire à l'approche positiviste l’assomption de ces nouvelles sources de droit qu’on dénomme aujourd’hui « droit souple » ou de ces formes d’autorégulation sans réelle portée contraignante. Ce serait le cas si on interprétait la Règle de reconnaissance comme une source thesis, ainsi que le propose J. Raz. On connaît le débat entre soft (inclusive) positivism et hard (exclusive) positivism. Bien sûr, ce débat a essentiellement porté sur l’inclusion ou non de normes « principielles » (comme celles proposées par Dworkin). Mais, à nouveau, le débat sur le caractère inclusiviste ou exclusiviste du concept de droit n’est pas limité à ces normes « à contenu moral ». L’extension actuelle à des formes de production normative à la fois plus « souples » quant à leur force normative et corrélées à des dispositifs d’autorégulation à base plus consensuelle pose le même enjeu : le concept de droit ne doit-il pas être réduit à des formes normatives définissant de façon décisoire le comportement exigé des destinataires des règles considérées ? À nouveau cependant, si l’on adopte, comme le proposent Hart et Coleman, une approche inclusiviste du concept de droit, d’où proviendrait l’impossibilité pour un positiviste de prendre en considération une pratique de reconnaissance qui accréditerait des formes de droit souple comme sources normatives du système juridique ?
42Allons même encore plus loin – et c’est ma troisième observation. Est-il exact, comme le dit François Ost, que la dynamique réticulaire de nos systèmes juridiques actuels, avec la mise en cause du schéma « top down » et de l’image « pyramidale formaliste » habituellement proposée par Kelsen et ses émules, implique automatiquement une dénonciation de l’approche kelsénienne ? Bien entendu, faut-il encore le rappeler, il est évident que la présentation hiérarchique et pyramidale explicitement convoquée par Kelsen ne permet pas de rendre compte des transformations actuelles de certaines de nos pratiques normatives. De même, réinterpréter la nécessaire subordination de la juridicité d’une norme « privée issue de l’autorégulation » à sa reconnaissance par les officiels (juges ou toute autre instance officielle en charge de l’application du droit) comme la confirmation de la nature « irréductiblement » formaliste et pyramidale de tout système juridique est un argument purement formel qui manque la portée effective de cette nouvelle source normative. En ce sens donc, l’évolution actuelle de notre régime des sources rend non pertinente l’approche kelsénienne. Mais, n’est-ce pas là manquer l’essentiel de l’approche kelsénienne du concept de droit ? Le cœur de l’hypothèse kelsénienne n’est-il pas plus profond et au-delà de la forme d’expérience juridique qu’avait en vue Kelsen lorsqu’il développait sa théorie ? Tout comme, à la fin de sa vie, Kelsen avait intégré à sa théorie la dimension interprétative de l’opération de juger, ne peut-on considérer qu’une même adaptation de son approche théorique permettrait d’y intégrer les nouvelles formes de sources normatives ?
43En effet, l’élément central de Kelsen n’est-il pas son hypothèse de la Grundnorm. Kelsen est l’auteur positiviste qui explicite la condition de possibilité que doit nécessairement présupposer tout auteur positiviste. La Grundnorm est l’hypothèse transcendantale qu’il faut nécessairement supposer comme sous-tendant la Règle de reconnaissance entendue comme pratique sociale des officiels. Pourquoi ? Parce que le propre du concept positiviste de droit est de toujours supposer réglée la question des conditions de possibilité pour une pratique d’obéissance au droit. C’est pourquoi, les auteurs posivistes posent que le jugement appelé « interne » par Hart n’est pas, dans le chef des citoyens, une condition d’existence du droit. La seule effectivité d’une expérience normative est supposée suffire. Et, par évidence, une telle effectivité existe d’ailleurs dans tout groupe social, sauf dans ces périodes exceptionnelles et provisoires de guerre civile. Ce n’est pas qu’un tel jugement interne ne peut pas aussi exister dans le chef des citoyens (et souvent il existe d’ailleurs, relève Hart). Mais il n’est pas une condition nécessaire comme il l’est dans le chef des officiels.
44Ce faisant, le positiviste n’ouvre pas cette boîte noire de la question des conditions de construction d’une forme d’acceptation d’une norme commune. Dès l’instant où on conçoit les conditions d’existence du droit de cette façon, on présuppose nécessairement que le droit existe dans tout groupe social et que l’existence du droit n’est pas conditionnée nécessairement par la construction d’une pratique d’obéissance dans le chef des citoyens (c’est-à-dire par la construction d’un contrat social portant sur les conditions d’acceptation d’une norme commune)36. Et c’est bien ce que traduit la Grundnorm kelsénienne. Par cette hypothèse, Kelsen « mentalise » la question de l’obéissance au droit. Il enregistre le fait du droit dans les sociétés humaines et pose que ce « fait » (à l’instar du fait de la science ou du fait de la morale chez Kant) n’est rendu possible que par l’existence d’une règle de l’esprit qui sous-tend la nécessaire reconnaissance de la normativité d’une norme, c’est-à-dire son obligatoriété. Le contrat social, pourrait-on dire, est toujours supposé déjà conclu. Il est typique que le seul argument que Hart oppose à Kelsen est le caractère « trop compliqué » de cette hypothèse transcendantale, laquelle est jugée « inutile ». Hart sociologise la Grundnorm (la Règle de reconnaissance comme pratique sociale). Mais, il ne voit pas qu’en fait son concept positiviste la présuppose aussi nécessairement, en supposant toujours déjà donnée la possibilité d’existence du droit dans tout groupe social. Et cette dernière observation nous conduit à une objection de fond que je crois utile de formuler à l’égard de la thèse de François Ost.
45En effet – et c’est ma quatrième observation –, même si l’on adopte l’idée que la transformation de notre régime des sources du droit est l’amorce d’un droit réflexif, la traduction normative d’une réflexivité du social, on n’entame pas ce qui est le cœur problématique de l’approche positiviste. C’est pourquoi seul un détour épistémologique permet de mettre en évidence ce qui pervertit fondamentalement le concept positiviste de droit. À défaut d’un tel détour épistémologique, on reproduit – même si c’est sans le savoir – le présupposé épistémologique (et politique) qui définit l’essentiel du concept positiviste de droit, lequel domine toute la pensée juridique depuis le milieu du XIXe siècle. Et ce faisant, on endosse implicitement la dérive théologico-politique (ou mytho-logique) de l’approche de l’opération d’obéissance à la loi que ce concept positiviste de droit présuppose et on manque d’ouvrir cette opération aux conditions de transformation des sujets qu’exige toute norme pour assurer sa capacité de régulation effective du social37.
Notes de bas de page
1 Droit, Mythe et Raison, Essai sur la dérive mytho-logique de la rationalité juridique, Bruxelles, Publications des FUSL, 1980.
2 « Mais si nous prenons en considération la relation entre le processus culturel de l’humanité et le processus de développement et d’éducation de l’homme, nous trancherons sans beaucoup hésiter en disant que tous les deux sont de nature très semblable, si même il ne s’agit pas du même processus s’appliquant à des objets d’espèce différente » (Freud (S.), Malaise dans la culture, in Freud (S.), Œuvres complètes, Paris, PUF, 1994, vol. XVIII, p. 327).
3 Legendre (P.), L’animal humain et les suites de sa blessure, Paris, Fayard, 2016, p. 27.
4 Ibidem, p. 40.
5 Freud (S.), Pour introduire le narcissisme, in Freud (S.), Œuvres complètes, Paris, PUF, 2005, vol. XII, p. 238.
6 Lenoble (J.), « L’enjeu de l’enseignement du dernier Lacan : Vers une Approche Réflexive du Un Réel », Teoria e critica della regolazione sociale, 2/2016, sous la direction de Andronico (A.), Mimesis, Milano-Udine, 2017, p. 11-40, en ligne, http://0-hdl-handle-net.catalogue.libraries.london.ac.uk/2078.1/176530, consulté le 13 février 2018.
7 Balibar (E.), « L’invention du surmoi – Freud et Kelsen 1922 », in Balibar (E.), Citoyen Sujet et Autres Essais d’Anthropologie Philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 383-434.
8 Freud (S.), Le Moi et le Ça, in Freud (S.), Œuvres complètes, 2e éd., Paris, PUF, 2003, vol. XVI, p. 257-301.
9 Cette critique est développée, note Balibar, dans une communication orale présentée par Kelsen le 30 novembre 1921 dans le cadre de la Société psychanalytique de Vienne, sous le titre « Der Begriff des Staates und die Sozialpsychologie. Mit besonderer Berücksichtigung von Freuds Theorie der Masse ». Ce texte a ensuite été publié dans Imago (no VII, fascicule 2 (1922) et ensuite traduit en anglais sous le titre « The Conception of the State and Social Psychology, with Special Reference to Freud’s Group Theory » et publié en janvier 1924 dans le vol. V, Part 1, de The International Journal of Psycho-Analysis. Cet article a été traduit en français par J. L. Schlegel et publié en 1988 dans Hermes, no 2, p. 134-165 (et dans une version légèrement revue, dans l’excellent dossier Le surmoi, genèse politique publié sous la direction d’E. Balibar, C. Herrera et B. Ogilvie publié dans la revue Incidence (no 3, octobre 2007).
10 Comme le dit E. Balibar, Freud va poser, avec son hypothèse du surmoi, l’idée d’une « identification paradoxale », ou d’une limite à l’identification, qui n’est plus à proprement parler ni positive ni négative mais plutôt « vide », car elle ne comporte aucune représentation imaginaire d’un objet d’amour ou de haine que les individus (ou leur « moi ») puissent « mettre en commun » mais seulement un « principe de pure obéissance » (op. cit., p. 405).
11 Même si, dans la suite, Freud ne réfèrera plus cette instance à la seule figure paternelle mais à la figure des deux parents, et puis aussi aux autorités instituées du groupe social, au premier rang desquelles, les éducateurs.
12 Balibar (E.), op. cit., p. 415.
13 Freud (S.), Inhibition, Symptôme et Angoisse, in Freud (S.), Œuvres complètes, Paris, PUF, 1992, vol. XVII, p. 205-286.
14 Voyez sur ceci, notre article déjà cité sur le dernier enseignement de Lacan.
15 Lacan (J.), Le Séminaire, Livre VI. Le Désir et son Interprétation, texte établi par Miller (J. A.), Paris, Éditions de La Martinière, 2013.
16 Voy. notamment sur ceci Miller (J. A.), « L’Autre sans Autre », Mental – Revue Internationale de Psychanalyse, no 30 (2013), en ligne, http://www.sectionclinique-rennes.fr/nuevo/wp-content/uploads/2015/08/JAM_L_Autre_sans_Autre_-_etabli_A_Lysy.MK_._-_DEF_-_2.pdf, consulté le 12 juillet 2018.
17 Lenoble (J.), loc. cit.
18 Ce sont ce « montage théatral grâce auquel se fabrique la communication dogmatique » et « les possibilités d’enlacement des sujets avec le message liturgique du pouvoir » que ce montage induit qui permettent, selon Legendre, de « comprendre à la fois l’amour politique, c’est-à-dire le lien d’amour entre des masses humaines et leur chef […] et le fait que les leaders ne puissent produire leur effet qu’autant qu’ils se trouvent placés dans une position structurale précise, la position de représenter l’objet absolu » (Le Désir Politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État de droit, Leçons VII, Paris, Fayard, 2005, p. 250-251.
19 Legendre (P.), L’animal humain et les suites de sa blessure, op. cit., p. 49.
20 Du « laboratoire médiéval pontifical […] est sorti ce produit dérivé du christianisme : la figure du Prince chrétien, précurseur de l’État garant de la religion » (Ibidem).
21 Ibidem, p. 54.
22 Karsenti (B.), Moïse et l’idée de peuple, Paris, Cerf, 2012.
23 Voy. pour une interprétation analogue du Tractatus de Spinoza, Maesschalck (M.), « L’imaginaire théologico-politique ou de l’obéissance comme source de puissance », Les études philosophiques, no 2 (avril 2015), p. 283-301, en ligne, https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-les-etudes-philosophiques-2015-2-page-283.htm, consulté le 13 février 2018.
24 Même si ce n’est pas l’enjeu du présent texte d’approfondir cette question, relevons que cette exigence épistémologique portée par l’internalisme du projet moderne n’implique pas un abandon de toute référence au concept de Dieu. Mais, cela oblige à sa réinterprétation, comme l’a bien posé Fichte dans son Anweisung (voy. sur ceci le très clarifiant commentaire de Maesschalck (M.), « La Clé du Prologue johannique dans l’Anweisung de Fichte », in Lire L'initiation à la vie bienheureuse de Johann Gottlieb Fichte, sous la direction de Cerutti (P.), Paris, Vrin, 2018.
25 Poirier (N.), « Être sauvage et Chaos : Merleau-Ponty, Lefort, Castoriadis », communication présentée au colloque Claude Lefort organisé les 7-9 juin 2016 à l’Université de Caen (en ligne, www.unicaen.fr/recherche/mrsh/forge/4058).
26 Et N. Poirier de continuer : « Il y aura en effet toujours une dimension des choses qui excédera ce que l’on peut en penser et en dire, de même que la pensée réflexive ne peut faire autrement que de présupposer l’existence même du monde dans sa factualité sauvage, dont elle cherche pourtant à fonder la réalité à travers sa puissance de contitution transcendantale. La réflexivité se trouve en effet prise dans le mouvement brut de poussée de l’être, la procédure par laquelle la pensée fait retour sur ses propres perceptions et s’attachent à les réfléchir s’avérant inséparable de l’expérience brute ou sauvage qu’elle fait dans le même temps du monde et des choses qui le composent » (op. cit., p. 1-2).
27 Certes, comme le montre bien N. Poirier, la manière dont C. Lefort et C. Castoriadis vont traduire les conséquences de ce « lieu vide » qui résulte de cette altérité fondamentale du social à lui-même vont varier. « En fait, si les deux penseurs s’accordent pour estimer que toute société repose sur une absence de garantie ultime, ils divergent sur le problème de l’origine de la loi : dire comme Lefort que la société est traversée par du vide implique de reconnaître qu’elle est sans origine, et par conséquent qu’il est impossible de rapporter la loi à une instance originaire. Or si, pour C. Castoriadis, l’institution ne se fonde sur aucune garantie ultime, ce n'est pas parce qu'elle serait sans origine aucune, comme l'affirme Lefort, mais au sens où la loi n'a pas de fondement extra-social : en conséquence, ce sont les hommes, rassemblés sous la figure d’un collectif anonyme autonome, qui en forment la seule origine » (op. cit., p. 10-11).
28 Ibidem, p. 10.
29 Lefort (C.), « Permanence du Théologico-politique ?, in Lefort (C.), Essais sur le Politique. XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 251 et s.
30 Voy. sur ceci Lenoble (J.), Maesschalck (M.), Démocratie, Droit et Gouvernance, Sherbrooke, Les Éditions Revue de Droit de l’Université de Sherbrooke, 2011.
31 Voy. pour une critique plus développée, Lenoble (J.), « Le Droit selon le Modèle de la Loi : les limites de la théorie de la Reconnaissance de Honneth et de l’interprétation anthropologique du droit de Supiot », Revue de Droit de l’université de Sherbrooke, 44 (2014), p. 233-258, en ligne, http://0-hdl-handle-net.catalogue.libraries.london.ac.uk/207 8.1/176661, consulté le 13 février 2018.
32 Notons que la formulation utilisée ici rejoint celle du conventionnalisme porté par le positivisme juridique. Comme on a tenté de le montrer ailleurs, la dynamique interne au positivisme contemporain traduit d’ailleurs ce mouvement récurrent d’une tentative toujours relancée de dépasser ce que les diverses théories positivistes successives manifestent de méconnaissance de l’exigence conventionnaliste que l’approche positiviste entend cependant respecter. Voy. sur ceci la partie 1 de l’ouvrage déjà cité Lenoble (J.), Maesschalck (M.), Démocratie, Droit et Gouvernance.
33 Hachez (I.), Cartuyvels (Y.), Dumont (H.), Gérard (P.), Ost (F.), van de Kerchove (M.), Les sources du droit revisitées, Bruxelles, Anthémis/Presses universitaires Saint-Louis, 2013, 4 volumes.
34 Quoique l’approche de N. Luhman soit différente de celle de A. Giddens et de U. Beck, les mouvements de procéduralisation du droit qui ont surtout été théorisés en Allemagne au départ des approches soit de Habermas soit surtout de Luhman (repris par G. Teubner) ont déjà parlé dans les années 1970/1980 de l’émergence d’une tendance à la réflexivité dans les modes contemporains de production normative.
35 Coleman (J.), The Practice of Principle, 2001, Oxford, Oxford UP, p. 74-102.
36 Comme on l’a signalé ailleurs (« Pour une théorie génétique du droit. Au-delà des approches herméneutique et positiviste », in Approches et Fondements du droit, sous la direction de Bernatchez (S.), Lalonde (L.), Cowansville, Éditions Y. Blais, 2018 – à paraître, disponible aussi en ligne à l’adresse http://0-hdl-handle-net.catalogue.libraries.london.ac.uk/2078.1/172696), c’est cette présupposition de base du positivisme juridique qui explique son erreur d’interprétation de la philosophie politique de l’école du droit naturel moderne. Contrairement à ce que les juristes croient trop souvent, la réflexion qui s’inaugure avec Machiavel et Hobbes ne repose pas sur une confusion entre droit et morale. La question initiale de la philosophie politique moderne consiste à réfléchir la question du droit en termes d’effectivité régulatoire : comment faut-il construire le système normatif pour que les membres du groupe social s’assujettissent à la loi commune et permettent donc au droit d’assurer sa fonction régulatoire ? Tel est le sens dernier de l’expression de contrat social. Cette expression traduit le fait qu’à partir de la modernité, le droit ne peut plus être réfléchi au départ d’un modèle extérieur au social.
37 Voy. sur ceci notre ouvrage déjà cité Démocratie, Droit et Gouvernance, et aussi Maesschalck (M.), La Cause du Sujet, Bruxelles-Berlin, P.I.E. Peter Lang, 2014.
Auteur
Centre de philosophie du droit Université catholique de Louvain
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Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010