Penser le sujet de droit, aujourd’hui
p. 541-562
Texte intégral
1La revalorisation du droit qui restera au crédit de la dernière décennie a pris électivement la forme d’une référence retrouvée aux droits de l’homme, ou, si l’on préfère : à une idée du droit pensée dans la perspective de l’humanisme juridique1. Cette réhabilitation de l’humanisme juridique n’est pas toutefois sans poser beaucoup de problèmes, — au point de requérir une intervention philosophique, sous la forme d’une philosophie de ce qu’on peut ainsi identifier comme un néo-jusnaturalisme pratique. Le paradoxe n’est en effet pas mince qui, à travers la thématique des droits de l’homme, a fait resurgir, avec une vigueur retrouvée, une idée du droit naturel de l’homme dont l’histoire même de la philosophie du droit avait enregistré, notamment du côté des juristes, la décomposition.
2Paradoxe confirmé, ou aggravé, par la manière dont, indépendamment de son rôle victorieux dans la lutte antitotalitaire des deux dernières décennies, la référence aux droits de l’homme, disqualifiée aussi, naguère encore, par la manière dont la vulgate du marxisme en avait fait un ingrédient de l’idéologie bourgeoise2, a retrouvé également une place importante dans le vécu même des sociétés démocratiques : toute cette problématique, désormais si pressante, des limites, dont nous savons à quel point elle est au centre du besoin de droit que crée, dans ces sociétés, la radicalisation contemporaine de l’individualisme, requiert en effet à l’évidence que référence puisse être faite à des principes dont seule la prise en compte permettrait de définir les conditions d’une coexistence des libertés compatible avec le respect de la dignité humaine.
3Que la recherche de tels principes reconduise à l’Ouest, aussi sûrement qu’ont pu le faire, à l’Est, les exigences de la lutte antitotalitaire, vers l’idée de « droits naturels et imprescriptibles de l’homme », on s’en convaincra aisément en songeant par exemple qu’en matière de bio-éthique la référence s’est imposée à un droit de chacun au respect de son corps dont on n’hésite plus à dire qu’il constitue, comme les droits déclarés en 1789, un « droit subjectif primordial » (selon les termes de ce qui fut le projet de loi Braibant), soit : un droit sans lequel l’être humain ne pourrait s’affirmer proprement comme un sujet, capable d’être la source de ses représentations et de ses actes, mais deviendrait un objet (une chose, et non une personne). Autant de signes que la question du droit naturel de l’homme, décidément, n’était pas aussi réglée qu’on avait pu le croire parfois, tant du côté des philosophes que du côté des juristes.
4Question d’autant moins réglée au demeurant que la résurrection de cette idée soulève — faut-il le préciser ? — bien des questions. Car si la référence fortement accentuée aux droits de l’homme à laquelle nous a réaccoutumés la dernière décennie n’était pas destinée à se résoudre en un simple slogan de portée purement pragmatique, mais devait être l’indice qu’il y a là des valeurs politiquement incontournables, peut-être même les valeurs incontournables de notre modernité, encore fallait-il pour cela qu’une condition pût être remplie : ce que présuppose cette représentation du droit devait pouvoir apparaître comme compatible avec les principaux éléments qui caractérisent intellectuellement notre présent, — si l’on préfère : avec notre back ground intellectuel. Or, pour le moins, l’on accordera qu’une telle compatibilité ne va pas de soi.
5Que présuppose en effet l’idée même des droits de l’homme ? Question qui convoque directement le philosophe, puisqu’elle engage les conditions intellectuelles de possibilité d’une notion et invite à apercevoir que celle-ci recouvre en réalité trois présupposés :
Elle présuppose tout d’abord une valorisation de l’homme comme tel, tenu pour terme de référence et pour valeur suprême. Dans toute sa généralité, cette valorisation définit, depuis l’irruption de la modernité, l’humanisme.
Plus précisément, si l’on cherche à expliciter cet humanisme et à lui donner un contenu, on aperçoit que l’humanisme juridique présuppose une certaine idée de l’homme, de son essence ou de sa destination. L’homme des droits de l’homme renvoie en effet à la représentation de l’être humain comme être conscient et responsable, comme auteur de ses pensées et de ses actes, comme conscience (raison théorique) et comme volonté (raison pratique) : ainsi, par exemple, les Déclarations enregistrent-elles la liberté d’opinion comme un droit de l’homme dans l’exacte mesure où la négation de ce droit lui interdirait d’être l’auteur de ses pensées ; de même et plus généralement, la reconnaissance de la liberté comme consistant à « faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » est-elle requise par la considération qu’en l’absence d’un tel pouvoir d’agir, nul ne pourrait être véritablement l’auteur de ses actes. Bref, même si c’est là un point dont nous verrons qu’il a pu être parfois contesté, l’homme des droits de l’homme semble devoir s’identifier comme ce que la philosophie des Modernes n’a cessé de thématiser sous l’idée de sujet, entendant par là l’être dont la capacité qui le distingue des choses et des animaux (et qui définit sa subjectivité) consiste à pouvoir être le fondement de ses représentations et de ses actions.
Enfin, pour que les droits de l’homme apparaissent susceptibles de constituer des valeurs communes aux divers groupes d’une même société ou aux diverses sociétés, pour qu’ils puissent fonder, au delà des clivages et du jeu des intérêts particuliers, un « sens commun », il faut que les déterminations retenues comme « droits humains » puissent transcender le contexte historique, social ou culturel de leur émergence.
6Trois conditions, donc, sous lesquelles seulement les droits de l’homme paraissent pouvoir être pensés, — mais, en même temps, trois conditions qui se laissent difficilement intégrer dans l’horizon intellectuel de notre temps. Par delà tout ce qui les distingue, les principaux courants de pensée contemporains s’inscrivent en effet dans une matrice commune, dominante à la fin des années 60 et durant les années 70, faite de composantes heideggeriennes, marxistes, nietzschéennes ou freudiennes, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle rend difficile la tentative de redonner un sens au discours des droits de l’homme. Sans vouloir ici analyser en détail ce qui fonctionne ainsi comme une sorte d’obstacle idéologique à la récente revalorisation du juridique (sous la forme qu’elle a prise, celle d’un néo-humanisme), on se bornera à en rappeler trois ingrédients :
Le thème de la « mort de l’homme », peu compatible avec cet humanisme que suppose la référence aux droits de l’homme : si désormais, selon la formule de Heidegger, « ce n’est précisément plus l’homme pris uniquement comme tel qui importe »3, s’il faut dissiper enfin « les ténèbres de la métaphysique humaniste »4, voire revendiquer expressément un « antihumanisme théorique »5, comment installer encore la dignité humaine en position de norme fondamentale ?
La condamnation multiforme de l’idée de sujet comme une illusion métaphysique que les différentes découvertes de l’inconscient (social, psychique ou ontologique) réduiraient à néant, en même temps qu’elles pulvériseraient l’idée d’auteur6 : si les droits de l’homme définissent les conditions sans lesquelles l’homme ne pourrait être vraiment auteur de ses actes ou de ses représentations, une telle idée du droit ne doit-elle pas dès lors être tenue pour intellectuellement dépassée ?
L’historicisme, largement partagé par ces divers courants, à travers la conviction que tout contenu de pensée est historique, donc relatif, que l’on peut en faire la genèse ou la généalogie, et que la mise au jour de cette genèse en épuise totalement le contenu : comment cette historicisation de toutes les catégories n’impliquerait-elle pas l’effondrement des transcendances, bref : une crise de l’universel ?
7Ce décalage, flagrant au début des années 80, entre les présupposés les plus évidents du discours des droits de l’homme et l’esprit du temps laissait à vrai dire, à qui, par simple souci de cohérence, entreprenait de le résorber, le choix entre trois attitudes possibles :
Sacrifier les droits de l’homme à l’esprit du temps en condamnant ce néo-jusnaturalisme comme un expédient provisoire et en appelant à la reconstruction d’une autre idée du droit, mieux accordée avec les exigences de la pensée contemporaine, — bref, penser le droit sans les droits de l’homme : cette première option consiste à revendiquer, dans la postérité nietzschéo-heideggerienne, une conception antihumaniste du droit dont on trouverait quelques exemples chez M. Foucault et certains de ses héritiers — et, à l’évidence, elle présente pour le moins l’avantage de s’épargner, vis-à-vis de certains des thèmes les plus usuels de ces dernières décennies (la mort de l’homme, la brisure du sujet, le deuil de l’universel), de bien douloureuses remises en question.
Séparer la thématique des droits de l’homme de ses présupposés tenus aujourd’hui pour philosophiquement embarrassants, notamment la référence à l’idée de subjectivité et à l’universalisme, soit : penser les droits de l’homme sans le sujet et sans l’universel. A la différence de la précédente, cette option, sans doute la plus confortable dans son principe, permet de continuer à gérer, pour l’essentiel, l’ensemble des thèses supposées constituer, philosophiquement, l’horizon indépassable de notre temps, sans s’exposer, pour ce faire, aux réaménagements que devrait requérir, dans nos représentations du droit et de l’idée démocratique, un déplacement hors de l’horizon des droits de l’homme. Ainsi comprend-on le double bénéfice qu’il pourrait y avoir à montrer, par exemple, que, loin de supposer, contrairement aux apparences, une définition de l’humanité en termes de subjectivité, « le destin juridique des droits de l’homme passe (...) aujourd’hui, comme naguère, par une critique de la philosophie du sujet »7. De même en serait-il ainsi si, parvenant à séparer la notion des droits de l’homme de l’universalisme dont on a voulu la rendre solidaire, on la faisait resurgir au sein d’un dispositif où elle deviendrait compatible avec la diversité infinie de l’histoire et l’hétérogénéité absolue des cultures. Dans la logique de cette deuxième option possible (que nourrit le plus souvent une référence philosophiquement spinoziste), tout l’effort consistera donc à établir, soit que les droits de l’homme, là où ils ont été réfléchis philosophiquement, ne l’ont pas toujours été dans la perspective de ce qu’on considère trop aisément pour leurs présupposés, soit que, s’ils ne l’ont point encore été, du moins pourraient-ils l’être.
Considérer à la fois que l’humanisme juridique est un moment obligé du discours et de la pratique politique démocratiques, et que, mesurée aux exigences de fonder ce moment, la configuration intellectuellement et philosophiquement dominante de ces dernières décennies est singulièrement inadéquate : cette troisième option conduisait directement à faire appel des condamnations de l’humanisme, de la philosophie de la subjectivité et de l’universalisme que tant de pensées contemporaines avaient tenues pour acquises. Sans doute ne s’agissait-il pas pour autant de songer à une forme quelconque de régression philosophique, de nier les découvertes de l’inconscient et de l’histoire, de réassumer un humanisme ou un universalisme naïfs, aussi naïfs que ceux qui avaient parfois, à l’époque des Lumières, accompagné l’émergence de la thématique des droits de l’homme. Bien plutôt fallait-il et faut-il se demander si la découverte des inconscients retire tout sens aux valeurs de l’autonomie ou de la responsabilité, donc à l’idée de sujet et à l’humanisme ; si la découverte de l’histoire (ou de l’hétérogénéité des cultures) interdit véritablement de concevoir, avec quelque statut que ce soit, un quelconque universel : autant de questions qui définissent, pour le philosophe, un tout autre programme que dans les deux perspectives précédemment évoquées, mais qui retentissent aussi, de manière plus spécifique, sur la problématisation philosophique du droit.
8D’une part, cette figure renouvelée du sujet, irrémédiablement brisé, divisé d’avec lui-même, traversé par l’histoire, et pour la conception duquel l’idéal d’autonomie et de responsabilité doit néanmoins conserver un sens, encore faut-il, quand bien même la légitimation philosophique globale s’en trouverait achevée, en spécifier la teneur quand il prend la forme particulière du sujet du droit.
9D’autre part, jusqu’à leur consécration par les Déclarations de la fin du XVIIIe siècle, les droits de l’homme avaient été théorisés philosophiquement sous une forme — celle du jusnaturalisme moderne — qui consistait à fonder leur universalité (leur irréductibilité à l’histoire) dans l’idée d’une nature humaine : si l’on convient qu’aujourd’hui l’humanisme juridique ne peut plus reprendre naïvement à son compte l’idée d’une telle « nature », si l’on accorde que la découverte de l’historicité a profondément problématisé l’idée d’universel, où trouver désormais un analogue de cette « nature », qui puisse permettre d’enraciner l’universalité requise pour que la notion des droits (naturels) de l’homme puisse encore remplir sa fonction ?
10Bien évidemment, et cela ne saurait surprendre personne, c’est cette troisième option que j’ai personnellement cherché à creuser, et cela selon ses deux axes (celui du sujet du droit, celui du destin de l’idée de droit naturel).
11Ce choix, qui s’inscrit philosophiquement dans l’horizon d’un kantisme ou d’un criticisme revisités, se devait bien sûr argumenter, puisqu’il écartait deux autres possibilités susceptibles de donner lieu à des philosophies du droit bien différentes. Je me suis efforcé, ici ou là, de mener à bien une telle argumentation en affrontant directement les deux options indiquées, soit sur leur cohérence interne, soit sur leurs implications — et je ne souhaite plus poursuivre désormais le débat sous cette forme. En revanche, il ne me semble pas inutile, aujourd’hui, de déplacer tant soit peu le terrain de la discussion en prenant en considération la manière dont la conception du droit dont je persiste à me réclamer (celle qui s’inscrit dans l’horizon de l’humanisme juridique et se trouve centrée sur la valorisation de l’homme comme sujet) se trouve contestée par des biais apparemment différents de ceux de l’anti-humanisme le plus traditionnel : d’autres mises en cause de l’humanisme juridique se sont en effet accomplies et s’accomplissent encore, dans divers courants de la philosophie juridique anglo-américaine, au nom de l’idée selon laquelle l’homme, contrairement à ce que prétend l’humanisme, ne devrait plus se penser dorénavant comme le seul sujet de droit, mais, renonçant à se concevoir comme le seul pôle de la valeur, devrait reconnaître ce qu’on désigne alors comme les « droits des animaux », voire comme un « droit de la nature ». Relayant des critiques de la subjectivité que nous connaissons mieux, sur notre continent, à travers Nietzsche ou Heidegger, ces courants dénoncent la manière dont, se prenant pour le centre de l’univers, pour la mesure de toute chose, le sujet moderne n’entretient avec le monde qu’une relation instrumentale, où le monde est conçu comme n’ayant aucune valeur en soi, mais comme une chose à la disposition de l’être humain. Et l’on sait comment, exploitant ces thèmes fort connus, certains éthiciens de l’environnement voient dans la détérioration de la nature la conséquence directe de la conception moderne du sujet, et opposent à cette conception, pour laquelle l’homme est le seul sujet de droit, la perspective selon laquelle il faudrait aujourd’hui ébranler cet anthropocentrisme juridique et se demander s’il ne faut pas désormais considérer à son tour la nature, avec tout ce qu’elle contient, comme sujet de droit, c’est-à-dire comme la possible partenaire d’un nouveau contrat entre les êtres, — un contrat où, à la différence de ce contrat social dont la notion s’était trouvée étroitement associée à l’idée moderne du sujet de droit, l’être humain ne serait plus qu’un des contractants parmi d’autres. Perspective qu’a récemment popularisée, en France, l’essai de Michel Serres intitulé justement Le contrat naturel, mais qui est couramment envisagée depuis beaucoup plus longtemps, aux Etats-Unis ou au Canada, dans les domaines qui correspondent à ce que nous appelons « philosophie du droit ».
12Je ne veux pas, en ce qui me concerne, examiner cette thématique à travers une réflexion sur la portée du débat écologique aujourd’hui : il y a là certes toute une série d’interrogations possibles, mais dans lesquelles il ne m’appartient pas d’entrer8 ; ce qui seul, en revanche, en tant que philosophe du droit, me paraît devoir retenir ici mon attention, c’est la question de savoir sur la base de quelles critiques adressées à la conception moderne (anthropocentrique) du sujet de droit et sur la base de quelles révisions imposées à cette conception se formule aujourd’hui l’affirmation d’un droit qui s’étendrait à la fois à la nature comme totalité et à la totalité de ce qu’elle contient. Plus précisément : ces critiques de la notion moderne du sujet de droit et les révisions qu’elles lui imposent rendent-elles véritablement caduque cette notion, — ou inversement (puisque, bien évidemment, nous retrouvons ici, en quelque sorte particularisées, les principales options évoquées plus haut) les difficultés perceptibles au sein de ces critiques et de l’entreprise de révision qui l’accompagnent nous reconduisent-elles vers la nécessité d’assumer décidément cet héritage de la modernité qu’est la conception du droit comme droit subjectif ?
13Pour comprendre ce que visent très exactement de telles critiques de la notion moderne du sujet de droit, le plus simple est de partir d’une brève remarque sur ce qu’ont pu être, lors de la genèse de cette notion anthropocentrique du sujet de droit, les présupposés qui l’ont rendue possible, démarche où je continue, donc, d’interroger en philosophe la notion, c’est-à-dire en direction de ses conditions de possibilité : que fallait-il supposer, en effet, pour que l’homme apparût comme le seul et unique sujet de droit ?
14La modernité juridique, dans le cadre de laquelle s’est accomplie cette émergence de l’homme comme unique sujet de droit, commence — il n’est guère besoin d’y insister — avec l’apparition de sociétés qui ne peuvent plus lire le droit dans aucune transcendance (ni celle d’un ordre du monde, puisque nous savons depuis Galilée que le monde est infini, ni celle d’une volonté divine, puisque Dieu est mort et que le monde est désormais désenchanté, ni même celle du passé et des traditions, puisque, comme on l’a souvent répété depuis Tocqueville, les sociétés modernes sont précisément celles où l’affirmation de la liberté individuelle comme principe disqualifie ipso facto la valeur de la tradition comme fondement ultime du droit, — en ceci que, de manière holiste, la tradition installe comme principe, non pas l’individu, mais le groupe ou le tout) : or, dans de telles sociétés sans transcendance, d’où peut surgir le droit, si ce n’est d’un processus de discussion entre les parties concernées recherchant entre elles un accord sur les limites, donc sur la loi ? C’est évidemment un tel processus qu’exprime à sa manière l’idée de contrat social, dont il faut ainsi dire et redire qu’elle est intrinsèquement moderne, même si quelques préfigurations s’en peuvent apercevoir, ici ou là, en amont de la modernité, où en tout cas elle prendra véritablement toute son importance : car, dans des sociétés non plus holistes, mais individualistes, il est clair qu’il ne saurait y avoir de fondation possible du droit sur la conscience individuelle comme telle, — puisque la loi est précisément ce qui vient imposer une limite à l’individualité, selon un processus de limitation qui est constitutif du droit et qui requiert donc malgré tout, vis-à-vis de la conscience individuelle, une dimension d’extériorité. C’est bien évidemment cette extériorité fondatrice du droit que les dispositifs culturels antérieurs allaient chercher dans l’ordre du monde, dans la volonté divine ou dans l’autorité de la Tradition : en ce sens, lorsque ces trois figures de l’extériorité se sont, conformément à la logique interne de l’univers démocratique (individualiste), progressivement effondrées, lorsque l’extériorité ne peut plus être trouvée dans aucun passé immémorial susceptible de régler encore nos conduites, la limite ne peut être instaurée qu’au présent, de façon démocratique, c’est-à-dire par l’effet de décisions publiques ayant engagé une discussion et une argumentation elle-même publique, — selon la perspective (ou l’Idée) d’une fondation de la loi sur la volonté générale, perspective ou Idée que schématise, au sens techniquement kantien du schématisme, la référence à un contrat social9. C’est en relation à une telle Idée de l’unique fondation possible du droit qu’a pu se mettre en place la notion moderne d’un sujet de droit s’identifiant à l’être humain lui-même, c’est-à-dire au sujet entendu en sa signification philosophique, — car, si l’on se représente selon ce modèle (celui que schématise le contrat social) la fondation du droit, il en résulte inévitablement que :
pour qu’advienne du droit, il faut des acteurs ayant la qualité de personnes, c’est-à-dire des agents qu’on peut considérer comme auteurs de leurs actes. Ce qui implique qu’ils sont, en termes kantiens, « des sujets dont les actions sont susceptibles d’imputation » ;
il faut aussi que ces agents soient des êtres libres, du moins qu’on puisse leur supposer cette faculté de se déterminer selon la représentation de lois ou de règles, fût-ce selon le simple modèle du calcul : il faut donc leur supposer un minimum de rationalité, — et cela quand bien même, pour éviter de prêter trop aisément le flanc à la critique en forgeant la représentation d’un sujet souverain et transparent à lui-même, on réduit le plus possible cette supposition en ne se donnant ici qu’un concept faible de rationalité (la rationalité du calcul des intérêts, — au fond, au minimum, une rationalité de type hobbésien) ;
il faut également que les libertés des uns et des autres s’influencent mutuellement et que cette influence mutuelle des libertés prenne une forme conflictuelle au point que, pour la réalisation de leurs objectifs, elles perçoivent une restriction (un ordre de droit) comme indispensable.
15Ce sont au fond ces trois éléments qui, dans des théories du contrat certes fort diverses, se retrouvent pourtant toujours dans la démarche qui conduit à la fondation du droit sur la volonté des sujets de droit s’arrachant à leur individualité pour se reconnaître autour d’une loi commune.
16Vis-à-vis de ce dispositif fort connu et constitutif de la modernité juridique, bien des questions pourraient être soulevées. Il en est une, classique, que je ne mentionne que pour mémoire, et qui nous renverrait à d’autres débats, — je songe, en disant cela, à la question de savoir si tous les êtres humains remplissent les conditions qui permettent de les considérer à la fois comme personnes et comme sujets de droit. Question redoutable, qui a pris des formes successives au fil de la modernité, mais qui recoupe par exemple l’interrogation des libéraux du début du XIXe siècle sur les limites de la citoyenneté (sur la distinction éventuelle entre des citoyens passifs et des citoyens actifs, qui, parce qu’eux seuls disposeraient de suffisamment d’autonomie, notamment d’autonomie matérielle, pourraient être tenus pour des sujets de droit au sens plein du terme) ; et si sous cette forme la question a à peu près disparu de notre univers, on peut en voir la teneur subsister à travers les débats qui consistent à se demander si le malade mental, le délinquant condamné à une privation de liberté ou encore le drogué restent ou non des sujets de droit, avec quel statut et, si je puis dire, dans quelles proportions. Ce sont là, je le répète, d’autres débats, d’ailleurs passionnants, mais que je laisse de côté pour concentrer mon attention, comme annoncé, sur un autre type de question que peut soulever et que soulève effectivement le dispositif que je viens de décrire : non plus la question de savoir si les hommes correspondent toujours exactement, à tout âge, à tout moment de leur existence et quelle que soit leur condition, au portrait du sujet de droit qu’a dressé la modernité, — mais celle de savoir s’il n’existe pas, en dehors de l’espèce humaine, d’autres êtres, notamment des êtres vivants, qui, bien que répondant au moins partiellement ou analogiquement aux mêmes attributs, se trouvent pourtant arbitrairement exclus de la communauté des sujets de droit.
17Au demeurant, les deux questions que je viens de repérer (1. N’y a-t-il pas des êtres humains qui ne correspondent pas au portrait moderne du sujet de droit ?, 2. N’y a-t-il pas des êtres non humains auxquels la notion se pourrait appliquer ?) communiquent entre elles : si en effet l’on peut poser la seconde sans qu’elle se dénonce d’emblée comme absurde, c’est notamment dans la mesure où la réponse à la première est complexe, — puisque nous savons bien que nous n’excluons pas (ou : nous n’excluons pas entièrement) de la subjectivité juridique des êtres humains qui, pour certains d’entre eux ou dans certaines circonstances, ne remplissent visiblement pas (ou, en tout cas, pas entièrement) les conditions sous lesquelles nous pensons un sujet de droit ; dès lors, dans la mesure où, dans certains cas, l’attribution de la subjectivité juridique, dans la sphère de l’humain, s’effectue déjà par analogie ou, en quelque sorte, à la limite, pourquoi ne pas envisager d’étendre l’analogie ou de déplacer la limite, bref de déborder, dans la définition du champ d’application de la notion de sujet de droit, la sphère de l’humain pour envisager celle du vivant ou même, plus généralement, celle de la nature, — bouleversant ainsi de fond en comble le dispositif juridique et philosophique dans le cadre duquel s’était trouvée théorisée et pratiquée, chez les Modernes, la désignation du sujet de droit ? Autant de bonnes raisons, à travers l’entrelacement de ces questions, de prêter quelque attention aux argumentations sur la base desquelles peut se trouver disqualifiée comme anthropocentrique la conception de l’homme comme unique sujet de droit.
18Comme on peut s’en douter, cette critique de l’anthropocentrisme juridique présente de multiple visages, dans la mesure où elle se déploie dans le contexte de plusieurs types de déconstructions de la modernité. Je me bornerai à en évoquer ici deux exemples, à la fois parce qu’ils ne font pas partie de ceux que j’ai déjà discutés ailleurs (et qui relevaient plutôt d’une inspiration nietzschéo-heideggerienne) et parce que leur analyse me semble permettre de faire apparaître de façon particulièrement nette les enjeux du débat.
19Le premier exemple que j’ai retenu pour esquisser ce travail d’argumentation ne saurait surprendre, puisqu’il s’agit de la tradition utilitariste, à commencer par Bentham, dont on sait que, dans ses Principes de la Morale et de la Législation (1789)10, il plaidait déjà pour la reconnaissance du droit des animaux, donc pour leur reconnaissance comme sujets de droit. « Le jour pourrait arriver, écrivait-il, où le reste de la créature animale pourrait avoir acquis ces droits dont seule la main de la tyrannie l’a spolié », — la tyrannie dont il s’agit étant bien sûr ici celle de l’homme qui s’est voulu « maître et possesseur de la nature ». Et après avoir montré que la France, par la voix des révolutionnaires a reconnu l’arbitraire de la couleur de la peau en matière de droit, et a considéré — d’ailleurs non sans difficultés — que la couleur de la peau n’est pas une raison suffisante pour abandonner quelqu’un aux caprices d’un tortionnaire, Bentham conclut en demandant pourquoi ne pas étendre le même raisonnement aux êtres non humains : « La question, écrit-il en effet, n’est pas de savoir s’ils peuvent penser, s’ils peuvent parler, mais c’est celle de savoir s’ils ont la capacité de souffrir »11.
20La contestation de la façon dont les Modernes ont cru pouvoir résoudre le problème du sujet de droit s’accomplit donc ici à travers une radicale remise en cause des caractéristiques mêmes que j’avais relevées tout à l’heure comme constituant l’armature de la conception moderne du sujet de droit, remise en cause qui se poursuit d’ailleurs aujourd’hui encore dans le débat sur les droits des animaux, notamment chez un utilitariste comme Peter Singer quand il accuse la conception moderne du droit de faire preuve de « spécisme », — néologisme forgé par lui pour désigner la manière dont l’humanisme juridique, condamnant la discrimination raciale au nom de la valeur du sujet de droit, n’a pas cru bon d’étendre cette condamnation à une autre forme de discrimination, à savoir la discrimination d’une autre espèce, la discrimination de cette espèce animale dont l’homme fait pourtant partie12. L’argument des utilitaristes est en tout cas aisé à cerner : tout comme l’être humain, l’animal mérite d’être considéré comme sujet de droit dans ce qu’il a de commun avec les hommes, à savoir la capacité de souffrir, autrement dit : si la seule capacité de souffrir fonde le droit, et en institue le sujet, concevoir l’espèce humaine comme seul sujet de droit serait un spécisme aussi monstrueux que le racisme.
21Or, si nous reprenons les caractéristiques que nous avons relevées comme constitutives du sujet de droit moderne, force nous est de constater que la capacité de souffrir n’y figure pas, — même s’il n’est pas entièrement exclu de considérer qu’elle est présupposée dans la conception de l’intégrité psychologique et physique à la préservation de laquelle l’être humain est censé avoir droit. En tout état de cause, il y a là une différence d’accentuation, qui tient au fait que l’utilitarisme, sans ignorer ni annuler le concept moderne du sujet de droit, le reformule en considérant que toutes les autres déterminations sont secondes par rapport à ce qui fait que la fin suprême de la vie humaine, comme de tout être doué de sensations (sentient being), c’est le bonheur, défini en termes d’augmentation du plaisir et de diminution de la frustration, du déplaisir ou de la souffrance. Par exemple, pour l’utilitarisme, la rationalité fait bien partie des caractéristiques de l’être humain, mais uniquement en tant qu’elle permet à l’homme de calculer les conditions de réalisation de cette fin, là où d’autres vivants y sont ordonnés par l’instinct : donc la rationalité s’enracine dans la capacité de sentir, et c’est à partir de cette dimension fondamentale qu’il faut penser la subjectivité du sujet humain, comme de tout autre être vivant, — ce pourquoi, du point de vue de Bentham, il n’y a, je le répète, nulle raison de ne pas étendre à tout vivant ce qui fait de l’homme un sujet de droit, à savoir sa capacité de sentir.
22Seulement — et c’est ici que, me semble-t-il, les difficultés de cette redéfinition du sujet de droit (redéfinition en compréhension et donc en extension) apparaissent clairement —, si l’être humain n’est considéré que dans sa capacité de sentir, c’est-à-dire dans ce qu’il a de commun avec tous les autres animaux, on peut fortement se demander pourquoi la morale utilitariste ne s’applique qu’aux êtres humains. En d’autres termes : pourquoi Bentham ou, aujourd’hui, Peter Singer ne soumettent-ils pas tous les êtres doués de sensations de plaisir et de douleur à ce qui définit, pour l’utilitarisme, l’obligation morale, à savoir l’obligation d’agir en prenant pour critère de ses actions l’exigence de produire par son acte le plus grand bonheur du plus grand nombre d’individus concernés par l’acte ? Très manifestement, il y a là une obligation que la nature animale ne respecte pas, en ne recherchant nullement le plus grand bonheur pour le plus grand nombre d’êtres vivants capables de sensations de plaisir et de déplaisir, — et le brochet par exemple, ni par calcul, ni par instinct, ne cherche aucunement, dans l’étang où il cohabite avec d’autres poissons, à maximiser le plaisir du plus grand nombre : en d’autres termes, la nature animale n’est pas utilitariste, mais seul l’homme peut l’être, — je veux dire que c’est uniquement à l’homme que cette obligation s’adresse. On peut trouver triviale cette remarque concernant l’obligation, et ne pas voir en quoi elle constitue exactement, de ma part, une objection : pourtant, si Bentham ou Singer ne soumettent que l’homme à l’obligation de maximisation du bonheur du plus grand nombre, c’est que même les utilitaristes reconnaissent que l’être humain ne se réduit pas à la capacité de sentir, mais qu’il y a chez lui une dimension supplémentaire qui peut suffire à fonder en sa faveur une discrimination non arbitraire, — une discrimination ne procédant donc nullement d’une attitude qui, sous le nom de spécisme, pourrait être, concernant le rapport entre humanité et animalité, comparée à ce qu’il en est du racisme pour les relations inter-humaines. Dit autrement : ce qu’on peut reprocher à l’utilitarisme, c’est une inconséquence, dans la mesure où il commet au fond exactement ce qu’il reproche à la fondation moderne du droit, plus particulièrement à la conception du sujet de droit, savoir que, s’il fait bien de l’animal un objet de droit (un être auquel, en raison même du fait qu’il peut souffrir, nous ne pouvons pas tout faire, et à propos duquel il y a matière à définir, pour l’homme, les limites de ce qu’il a le droit de faire, donc les droits délimités qui sont les siens envers cet objet), il n’en fait pas proprement un sujet de droit, c’est-à-dire un être ayant la capacité d’être soumis à des obligations juridiques et morales (et, en ce sens, s’il est question de droits à propos des animaux, ces droits ne sont pas ceux des animaux, puisque les droits sont toujours l’envers d’obligations, mais ce sont des droits que l’on définit à l’homme concernant les animaux : par exemple, le droit à l’expérimentation, mais dans certaines limites, quand elle est indispensable, et en minimisant autant que faire se peut la souffrance de l’animal, etc.). Bref, voici donc le sens de mon observation : même l’utilitarisme discrimine l’humain et l’animal, et le prétendu élargissement qu’il réclame du champ d’application de la notion du sujet de droit n’est en fait obtenu qu’au prix d’une confusion entre les deux notions pourtant très classiques d’objet de droit et de sujet de droit.
23Peut-être objectera-t-on que ce qui vient d’être admis pour l’animal se pourrait dire aussi des enfants, des malades mentaux, ou encore des toxicomanes : savoir qu’eux aussi sont objets de droit, mais non pas sujets de droit, puisqu’on met entre parenthèses, en raison de leur état, leur soumission actuelle ou potentielle à des obligations ou, en tout cas, à certaines obligations. Auquel cas la remarque dont je viens de me servir pour creuser à nouveau, contre l’utilitarisme, le fossé entre humanité et animalité ne serait guère opérante, puisqu’elle vaudrait tout autant pour certains êtres humains, que l’on considère pourtant, eux, comme sujets de droit. A quoi, si l’objection m’était faite, je répondrais de deux manières :
Premièrement, en observant que, le cas des enfants ou des toxicomanes est tout de même très différent, puisque le droit considère qu’il peut y avoir imputation des actes commis, avec certes un statut sans doute très complexe, notamment pour ce qui est des enfants, — mais enfin il y a des tribunaux pour enfants et l’on juge aussi les délits accomplis sous l’emprise de la drogue, alors qu’à ma connaissance, cela fait fort longtemps qu’on ne juge plus les animaux : signe que, même s’il est très difficile de cerner avec précision dans quelle mesure ou dans quelles proportions les enfants ou les toxicomanes sont tenus pour des sujets de droit, ils le sont néanmoins et ne sont jamais réduits, dans nos représentations, à de purs objets de droit ;
J’ajouterais, deuxièmement, qu’en tout état de cause, la mise entre parenthèses, pour certains êtres humains, de la soumission actuelle à des obligations (pour les malades mentaux, et sans doute, j’imagine, pour les enfants très jeunes), quand elle intervient (ce qui n’est pas niable), n’est jamais pensée que sur fond de sa disparition (par la venue à maturité, ou par la guérison), — ce qui, là encore, n’est pas le cas pour l’animal : donc, ce sont ici des sujets de droits virtuels, destinés à devenir ou redevenir tels, et la prise en compte de cette destination suffit à les distinguer du reste des vivants ; — je veux dire que, là encore, il y a une différence dont l’utilitarisme, en uniformisant tout le vivant sous la capacité de souffrir, ne peut rendre compte, et qu’exprime au contraire le concept moderne du sujet de droit (en tant qu’il s’applique exclusivement à l’homme comme être toujours susceptible d’être considéré, actuellement ou virtuellement, comme responsable, donc comme soumis à des obligations dont ses droits sont les conditions de réalisation).
24On voit donc sans trop de peine, me semble-t-il, à quelles apories aboutit l’utilitarisme dans sa critique de la conception moderne du sujet de droit et dans sa volonté d’étendre et d’appliquer l’idée même du sujet de droit à toute l’espèce animale. Je voudrais, pour terminer, développer une argumentation comparable à propos d’une seconde critique, plus radicale encore, de cette conception du sujet de droit, une critique plus radicale, notamment dans la mesure même où le droit n’y est plus uniquement revendiqué pour tous les êtres vivants, animaux ou plantes, mais même pour les objets inanimés. J’évoquerai rapidement, pour présenter cette position maximaliste, les arguments de son plus grand représentant actuel, à savoir Tom Regan.
25La position de Regan se formule de façon particulièrement nette dans sa discussion, dans un recueil d’essais publié en 1982, des arguments utilisés en 1974 par Joel Feinberg pour rejeter comme sans aucun fondement la notion d’un droit des animaux, argumentation que je résumerai de la façon suivante13 :
Le genre d’êtres (the sort of beings) qui peuvent avoir des droits, estime Feinberg, sont ceux qui ont (ou peuvent avoir) un intérêt (p. 51).
Ce qui est incapable d’avoir un intérêt est donc incapable d’avoir des droits (p. 57).
Un sujet de droit doit être capable d’être bénéficiaire de quelque chose en sa propre personne, et inversement une personne à laquelle ne correspond pas un intérêt est un être qui est incapable d’être victime d’une offense ou bénéficiaire en sa propre personne, puisqu’aucun bien ne se peut envisager à son propos.
26Feinberg soutient donc que seuls les êtres qui sont capables de se représenter leur bien, d’être offensé par quelqu’un et d’être bénéficiaire de quelque chose, peuvent avoir des droits. Sans un intérêt quelconque et surtout sans la capacité de se représenter cet intérêt, d’en être conscient, on ne peut véritablement parler de droit. En conséquence, ni les plantes ni les choses ne peuvent avoir des intérêts, ni des biens propres, parce qu’elles ne disposent pas de la faculté de se représenter ce qui constitue ce bien propre, ou cet intérêt propre. De plus, elles ne peuvent ni bénéficier de quelque chose, ni être victimes de quelque chose ou de quelqu’un. Il s’ensuit donc, estime Feinberg, qu’elles ne peuvent avoir des droits.
27Tom Regan accepte partiellement cet argument. A la différence d’un nombre important de philosophes environnementalistes, il ne rejette pas le raisonnement dans son ensemble, mais uniquement la conclusion, — à savoir que les animaux et les plantes ne peuvent avoir des droits. Reprenant en effet la thèse selon laquelle un être qui n’a pas d’intérêt ne peut avoir des droits, thèse qu’il appelle le principe de l’intérêt, il estime que celle-ci pourrait s’entendre de deux façons :
premièrement : un individu A a un intérêt X, si X constitue le bien de A ;
mais il y a également un autre sens possible de cette thèse, logiquement distinct du premier, — soit, deuxièmement : un individu A a un intérêt X, si A est intéressé à X, si A désire, aime ou veut atteindre X.
28Le raisonnement de Feinberg ne serait en fait acceptable que selon la seconde acception du terme intérêt (disons : selon l’acception « subjective », au sens où elle présuppose la représentation de l’intérêt, et non pas « objective »). Dans la mesure où ni les plantes ni les choses ne peuvent effectivement se représenter leurs intérêts, ni désirer ou aimer atteindre leur réalisation, elles ne peuvent pas être considérées comme des sujets de droit au sens moderne de cette notion (= au sens où la notion suppose la subjectivité comme conscience et faculté de représentation, ainsi que comme volonté)14.
29Pourtant, estime Tom Regan, le problème se pose différemment si nous considérons l’intérêt au premier sens, au sens que je viens d’appeler « objectif ». Selon ce sens, dire que « A a un intérêt X » signifie en effet que X est dans l’intérêt de A — que A en soit conscient ou pas. Dès lors il n’est nullement impossible de considérer, selon Regan, que les animaux, les plantes et même les choses inanimées peuvent avoir des intérêts. Or, s’il en est ainsi, nous pouvons donc conclure que les animaux, les plantes et les choses peuvent être sujets de droit, dans la mesure où, selon Feinberg, peut être sujet de droit ce qui a un intérêt et a droit aux conditions permettant à cet intérêt de s’accomplir. A propos de tout ce qui a donc un bien propre, « nous pouvons, soutient Regan, parler littéralement et sans métaphore de ce qui peut leur porter préjudice ou porter préjudice à leurs intérêts », et c’est ainsi par exemple qu’il explique avec le plus grand sérieux en quel sens même une automobile a un bien qui lui est propre. Bien évidemment, l’automobile est faite pour servir des fins humaines, et en fonction de ces fins humaines certaines automobiles sont meilleures que d’autres, à savoir celles qui accomplissent le mieux nos fins. Mais par ailleurs l’automobile a un bien propre indépendamment des intérêts que peuvent manifester des êtres humains à son égard, et plus généralement l’outil possède un bien propre en dehors de la fin pour laquelle il a été créé. Idée étrange, j’en conviens, mais que Regan défend à l’aide de l’argument suivant : « C’est un fait, explique-t-il, que mon fils n’aurait jamais vu le jour le jour si ma femme et moi n’avions eu aucun intérêt à avoir des enfants. Il n’en découle pas pourtant que mon fils n’aura pas un bien propre, dans son existence même »15.
30Et si mon fils a un bien propre, indépendamment de la manière dont son existence s’est intégrée dans mes projets de vie, il n’y a aucune raison de supposer que la voiture n’ait pas de bien propre. L’avoir achetée pour mon prestige ou pour mes déplacements ne supprime pas ce bien propre, — à savoir qu’une automobile possède des caractéristiques qui font d’elle une bonne ou mauvaise voiture indépendamment de l’intérêt que nous lui accordons. Car les voitures, n’hésite pas à préciser Tom Regan, ne deviennent pas des voitures confortables ou économiques en devenant objets de nos intérêts : elles sont (ou ne sont pas) confortables ou économiques, que nous leur accordions quelque intérêt ou non.
31Exemple qu’on peut à vrai dire trouver assez délicat parce qu’il s’agit d’un objet technique (dont l’existence même se trouve prise dans un réseau de fins humaines), mais dont le caractère hyperbolique fait ressortir qu’en tout cas l’argument devrait pouvoir être d’autant plus aisément valide, en quelque sorte a fortiori, là où n’existe pas un tel réseau de fins humaines, par exemple pour les plantes. Elles peuvent avoir des intérêts et un bien intrinsèque indépendamment de nous, et le feuillage d’un arbre, explique Regan, peut être un bien pour cet arbre indépendamment de l’ombre que l’arbre nous procure.
32Je ne poursuis pas l’exposé de cette argumentation. Ce que j’en ai dit me suffit en effet pour la discuter. Et cela sur un point très précis, à savoir les présupposés d’une telle argumentation. Dans le cas de l’enfant, la définition de l’intérêt ne fait en effet guère problème, puisque l’on se situe dans la perspective définie par Feinberg, où l’on peut effectivement parler d’intérêt ou de bien propre, donc de sujet de droit : de fait, une fois arrivé à maturité, l’enfant peut se représenter ses intérêts, il peut les concevoir comme il voudra et les modifier à son gré au fil des années, tout à fait indépendamment des fins qui étaient celles de ses parents en l’engendrant, — cela, précisément parce qu’il est un sujet capable d’être l’auteur de ses représentations et de ses actes : l’exemple n’est donc pas celui qui va dans le sens de ce que veut montrer Regan, puisque précisément, ici, le sujet de droit est tel parce qu’il est un sujet, au sens des philosophies de la subjectivité. Mais qu’en est-il du bien, sinon de la voiture (dont j’ai dit que l’exemple était hyperbolique), mais du moins de l’arbre ? Qu’un tel être n’ait pas conscience de ses intérêts ou de son bien ne saurait perturber l’argumentation de Regan, puisqu’il défend la notion d’un intérêt objectif. En revanche, c’est la fondation d’une telle notion qui me paraît faire difficulté, quant à ce qu’elle présuppose. La catégorie de bien suppose en effet ici une finalité qui échappe à l’emprise de l’homme et qui inscrit l’être considéré dans un ordre global où ce qui est son bien propre, c’est au fond d’occuper la place qui lui revient ou d’accomplir la fonction qui est la sienne. Détermination téléologique à laquelle Regan fait d’ailleurs allusion quand il écrit ces lignes extrêmement révélatrices :
33« De bons gardénias sont désirés parce qu’ils sont bons ; ils ne deviennent pas bons du fait qu’on les désire. C’est une question philosophiquement intéressante de savoir ce qu’est un bon gardénia ; mieux encore, c’est une question importante et philosophiquement intéressante de savoir s’il y a des vérités générales relatives à la sorte de bien inhérente aux bons gardénias et à d’autres plantes. C’est vers Aristote et Thomas d’Aquin que nous devons nous tourner pour notre gouverne »16.
34Lignes révélatrices parce qu’on y aperçoit la perspective dans laquelle s’inscrit non seulement l’argumentation de Tom Regan, mais, me semble-t-il, toute argumentation qui entend conduire à la reconnaissance d’un droit des plantes, des animaux et des même choses, — bref : à une position qu’on pourrait désigner (j’emprunte l’ex pression à Lukas Sosoé) comme un panjuridisme. Il est clair en effet que, sauf à réactiver l’idée d’un ordre téléologique du monde, rigoureusement aucune fondation n’est envisageable pour étayer la notion d’un bien en soi des êtres, et pour tirer de cette notion d’un bien en soi la perspective d’un élargissement infini de la notion même de sujet de droit. Or, c’est un point qu’il m’est suffisamment arrivé de développer pour que je m’abstienne de le reprendre ici : quelle signification peut avoir la notion d’un ordre objectif du monde, et corrélativement de ce que l’on pourrait appeler un droit objectif (par opposition au « droit subjectif » des Modernes), après l’irruption de la modernité, c’est-à-dire dans un contexte culturel, scientifique et philosophique où le monde clos s’est effacé au profit d’un univers infini, — cet univers infini dont l’absence de sens effraye l’homme sans Dieu qu’est le sujet moderne ; un contexte culturel, celui de la laïcité, où s’il doit y avoir du sens dans le monde, ce ne peut être que par l’homme et pour l’homme ?
35Ma conclusion pourra dès lors être réduite à sa plus simple expression, puisque, pour le moins, le sens de mon propos n’est guère ambigu : une fois de plus, nous voyons ainsi se confirmer que bien des démarches critiques à l’égard des principes et des valeurs de notre modernité (ici, la notion humaniste du sujet de droit) achoppent sur de redoutables difficultés. Soit (comme dans le dernier exemple ici analysé) elles ne prennent que l’apparence de la nouveauté et se révèlent à l’analyse bien moins « post-modernes », comme elles prétendent parfois l’être, qu’antimodernes au sens d’une réévaluation de représentations et de schèmes pré-modernes et en ce sens, me semble-t-il, inassumables aujourd’hui. Soit (comme c’est le cas de l’utilitarisme) l’apparence de rupture qu’elles se donnent dissimule mal la contrainte devant laquelle elles se trouvent placées de réintroduire malgré elles un moment d’humanisme dans leur parcours, entendre : une prise en compte, même minimale, de la spécificité et de l’autonomie du sujet humain vis-à-vis des autres ordres du réel. Où je reste fidèle à ma démarche et au style d’interrogation qui la définit : les conditions de possibilité ou de pensabilité d’un élargissement du concept de sujet de droit, tendant à le faire englober les animaux, voire (dans des versions plus radicales de la défense des droits de la nature) les plantes et même tous les êtres, m’apparaissent en fait, au regard des valeurs qui animent indépassablement notre réflexion éthico-juridique, comme des conditions d’impensabilité. Manière de dire que nous sommes décidément condamnés à penser — et, en l’occurrence, à penser le droit et le sujet de droit — dans le cadre des valeurs de la modernité, quitte pour cela, une fois abandonné le fantasme de leur dépassement ou de leur déconstruction, à se soucier d’autant plus scrupuleusement des illusions auxquelles elles ont pu et peuvent encore donner lieu.
Notes de bas de page
1 Sur la logique de cette revalorisation de la thématique des droits de l’homme, voir L. FERRY et A RENAUT, Des droits de l’homme à l’idée républicaine, P.U.F., 1986 ; A RENAUT et L. SOSOÉ, Philosophie du droit, P.U.F., 1991.
2 Sur la lecture des Déclarations par Marx, tout a été dit dès 1980 par C. LEFORT, Droits de l’homme et politique, in Libre, no 7 (repris in L’invention démocratique, Fayard, 1981).
3 HEIDEGGER, Lettre sur l’humanisme, tr. par R. Munier, éd. Aubier, 1964, p. 119.
4 J. DERRIDA, Marges de la philosophie, Ed. de Minuit, 1972, p. 141.
5 L. ALTHUSSER, Pour Marx, Maspero, 1965, p. 236.
6 Sur les thématiques qui, dans la philosophie contemporaine, nourrissent la subversion de l’idée de sujet, cf. A. RENAUT, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989, p. 14 sqq.
7 Bl. BARRET-KRIEGEL, Les droits de l’homme et le droit naturel, in Droits, institutions et systèmes politiques. Mélanges en hommage à Maurice Duverger, sous la direction de Cl. Emeri, P.U.F., 1987 ; repr. in Bl. BARRETKRIEGEL, Les droits de l’homme et le droit naturel, P.U.F., Quadrige, 1989, p. 98.
8 Voir L. FERRY, Le nouvel ordre écologique, Grasset, 1992.
9 Ce statut du contrat social (schème de la volonté générale comme fondement de la loi) a parfaitement été explicité par Fichte au § 17 de son Fondement du droit naturel (1796) ; voir à ce propos mon commentaire, Système du droit, P.U.F., 1986, p. 401 sqq.
10 Sur les thèses globales de cet ouvrage, je renvoie à mon papier in Dictionnaire des œuvres politiques, P.U.F., 2e éd., 1989.
11 Sur le rapprochement entre le droit des animaux et la situation des esclaves, voir ce passage capital : « The day may come, when the rest of the animal creation may acquire those rights which never could have been withholden from them but by the hand of tyranny. The French have already discovered that the blackness of the skin is no reason why a human being should be abandoned without redress to the caprice of a tormentor. (* See XIVth’s Lewis code Noir). It may come one day to be recognized, that the number of the legs, the villosity of the skin, or the termination of the os sacrum, are reasons equally insufficient for abandoning a sensitive being to the same fate ? What else should be traced to be insuperable line ? Is it the faculty of reason, or, perhaps, the faculty of discourse ? But a full-grown horse or dog, is beyond comparison a more rational, as well as a more conversible animal, than an infant of a day, or a week, or even a month, old. But suppose the case were otherwise, what would it avail ? the question is not, can they reason ? nor, can they talk ? But can they suffer ? » (An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, éd. par J.H. Burns et H.L. Hart, chap. XVII, p. 283 sqq.).
12 Peter SINGER, Animais Liberation, Up, 1975 ; Practical Ethics, Cambridge University Press, 1979, chap. 3 ; All animais are equal, in Applied Ethics, 1986, p. 215-228.
13 Joel FEINBERG, William BLACKSTONE, Philosophy and Environmental Crisis, Athens, University of Georgia Press, 1974. Voir une version plus récente dans The rights of Animais, in Tom REGAN and Peter SINGER (eds.), Animal Rights and Human Obligations, Englewood Cliff, Prentice Hall, 1976. Je suis redevable, pour l’exposé de ce débat, à une communication de L. Sosoé, présentée au colloque de l’Université de Caen (mai 1992) sur le « droit des animaux », à paraître in Cahiers de Philosophie politique et juridique, 1993. Les conclusions que je tire de ces analyse n’engagent bien sûr que moi.
14 Tom REGAN, All That Dwell Therein. Essays on Animal Rights and Environmental Ethics, Londres, Berkeley, University of California Press, 1982, p. 170-171.
15 Op. cit., p 176.
16 Op cit., p. 180.
Auteur
Professeur à l’Université de Caen
Philosophe.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010