La particularisation de la nature dans l’idéologie raciste d’hier et d’aujourd’hui
À propos d’une thèse de P.-A. Taguieff
p. 475-537
Texte intégral
1A la surprise quasi générale, le racisme est en train de vivre aujourd’hui dans nos sociétés d’Europe occidentale une seconde jeunesse. Ce phénomène inattendu a donné lieu à des tentatives de cerner de plus près la question de savoir en quoi consiste au juste la spécificité de l’idéologie raciste, sa différence d’avec la xénophobie ou d’autres formes d’intolérance groupale. Cette réflexion a son importance, car c’est d’elle que dépendent en grande partie, pour les années à venir, les chances d’une politique adéquate contre le racisme. Etant donné l’urgence du problème et la nécessité de réponses pertinentes, l’effort en vue de clarifier les termes du débat accompli en France par un auteur comme Pierre-André Taguieff ne saurait être sous-estimé. Aussi voudrions-nous présenter ici son approche, ou du moins quelques aspects de sa réflexion, quitte à ajouter, dans un deuxième temps, quelques remarques critiques à son sujet, en rappelant aussi certains éléments du cours historique récent mais trop vite oublié.
La vision courante de l’idéologie raciste
2« Il n’y a pas de nature humaine universelle, n’existent que des collectivités spécifiques, caractérisées par un certain nombre de traits distinctifs ataviques » : que cette vision particulariste de la nature de l’humain constitue le fond de l’idéologie raciste, voilà un point sur lequel les théoriciens antiracistes peuvent s’accorder sans trop de peine. C’est une tautologie de dire que cette particularisation implique le refus de l’universel ; l’essentiel est toutefois que ce refus ne se prononce pas au nom de différences interindividuelles. Si, contrairement à ce que prétendent le jusnaturalisme moderne et les droits de l’homme, il n’y a d’humanité qu’au pluriel, celui-ci est constitué de types collectifs. L’idéologie raciste déréalise l’individu tout autant que l’universalisme abstrait, mais elle le fait au profit de collectivités particulières. Autrement dit, si pour elle l’individu est quantité négligeable, ce n’est pas parce qu’il ne serait qu’un exemplaire de l’humanité (abstraite) mais parce qu’il est censé être le représentant sans plus d’un type collectif. Que la personnalité réelle d’un individu résulte de sa participation à une multitude de groupes et de sphères d’existence souvent irréductibles et hétérogènes, est donc la synthèse toujours plus ou moins instable d’identités différentes : voilà ce que l’idéologie raciste refuse obstinément de reconnaître. Elle dissout l’unicité de l’individu dans une identité collective qui le précède et dont il n’est jamais que l’incarnation passagère. Les collectivités — au pluriel — sont les seules à inclure des caractères de durabilité et d’immutabilité et donc les seules à exister vraiment ; les individus, par contre, ne sont que des épiphénomènes ou des manifestations éphémères de ces entités qui les dépassent infiniment et qui existent indépendamment d’eux. Le type acquiert dès lors pour eux le caractère d’un destin : quoi qu’ils fassent, ils n’échapperont jamais à son empreinte indélébile, ils ne peuvent que s’incliner devant une identité collective à laquelle ils appartiennent corps et âme, qui leur colle à la peau comme une tunique de Nessus. Si, dans cette optique l’universel est synonyme de non-être, l’individuel se caractérise par son insuffisance d’être : comme le résume Taguieff, « le racisme est une ontologie des substances intermédiaires »1. De plus, l’idéologie raciste postule que les différences entre groupes ou types collectifs sont irréductibles et insurmontables. L’assimilation d’un individu à un type collectif différent du sien relève dès lors de l’ordre de l’utopie ; qui plus est, une vraie communication entre types différents serait impossible, en fait et en droit. D’où le devoir d’anticosmopolitisme : il faut préserver coûte que coûte l’identité propre du groupe, garantir sa pureté. Bref, on absolutise les différences entre « identités collectives » et, du même geste, on les naturalise : si spécificités groupales et frontières nationales constituent des barrières insurmontables et inébranlables, c’est précisément parce que les différences sont ancrées dans une nature « particulière », échappant à toute volonté humaine. Tout ce qui arrive dans ce bas monde du fait des humains est perçu comme implication ontologique de cette nature « morcelée », de sorte qu’un individu sera jugé d’après ce qu’il est (censé être) — l’incarnation « fatale » d’une entité collective/permanente — et non plus d’après ses actions réelles, ses échecs ou réussites personnels.
3Cependant, du point de vue d’un antiracisme traditionnel, ce qui précède ne suffit pas à définir l’idéologie raciste. En effet, le schéma de pensée présenté ci-dessus peut tout aussi bien se formuler en termes de peuple, de nation, de communauté régionale ou de classe sociale qu’en termes de « race » ; populisme, nationalisme, communautarisme « romantique », voire « classisme » marxiste en sont autant de variantes possibles. Définir l’idéologie raciste exigerait donc la prise en considération d’un trait supplémentaire : la biologisation des différences entre types collectifs. De ce point de vue, si la distance entre ces types est jugée infranchissable, c’est parce qu’elle manifeste l’action déterminante d’une hérédité différentielle. L’antiracisme traditionnel découvre une série de traits particuliers dans cette version scientiste-matérialiste du naturalisme différentialiste. D’abord, les différences entre « races » sont conçues comme ayant une portée « omni-anthropologique » : elles concernent le physique comme le psychique et le mental, elles déterminent la moralité et les capacités intellectuelles des individus comme elles expliquent la composante corporelle de l’homme. Le physique et le mental deviennent des indices parallèles de cette nature « invisible » qu’est la race. Ensuite, la correspondance stable entre le physique et le mental serait le signe de la permanence de la race. Toute différence observable est rapportée à une filiation strictement naturelle : c’est par la transmission héréditaire de ses traits distinctifs que chaque race persévère dans son être. En vertu de ce postulat héréditariste, le parallélisme entre le physique et le mental est retraduit en termes de relation de cause à effet. C’est là évidemment le point fondamental : par le causalisme biologique, non seulement les individus se trouvent réduits au sang qui coule dans leurs veines, mais c’est le mode d’existence social et politique des communautés humaines, leur histoire, et en fin de compte l’ensemble de leurs réalisations (au plan artistique, scientifique, technique, religieux, etc.) qui se trouvent ramenés au rang de produits de la spécificité somato-biologique de groupes « raciaux ». Les différences entre ces groupes impliquent, pour finir, qu’ils se situent à des places fixes sur une échelle hiérarchique unique. L’inégalité entre individus est donc effacée au profit de l’inégalité des races. A la vision méritocratique libérale, qui nie la légitimité de toute inégalité autre que celle qui existe entre individus, se substitue une vision qui combine le postulat d’une égalité naturelle (biologique) entre membres du groupe propre conçu comme corps homogène avec un classement en races supérieures et races inférieures (anti-individualisme qui revient en fait à une transposition analogique des attributs de l’individu au plan de la « race »... conçue comme individu « organique »). Dès lors, partant du « constat » scientiste d’une hiérarchie biologique entre races, il n’y a rien d’illégitime à ce que les inférieures soient dominées par les supérieures ; en plus, protéger la pureté de celles-ci devient un impératif : il faut préserver l’élément supérieur de tout mélange dégradant, donc de tout croisement avec l’élément inférieur. Quoi d’étonnant à ce que le passage au politique de pareille vision suscite, de façon quasiment fatale, le motif de la lutte à mort des races ? En effet, du moment que ces parties pulvérisées de l’humanité rompent avec leur isolement, comment pourraient-elles communiquer entre elles sinon sous forme de guerres « zoologiques »2 ?
Racisme biologique et racisme culturaliste
4Il s’agit là, selon Taguieff, d’un type idéal, tel qu’il est construit par la « vulgate antiraciste ». Pour la majorité de ceux qui se considèrent comme des antiracistes, il figure le sens commun du « racisme ». Il n’en reste pas moins que, toujours d’après le même auteur, il présente des faiblesses indéniables ; faiblesses qui, du moment que le modèle occupe une position dominante dans le camp antiraciste, entraînent des conséquences politiques de grande portée. D’abord, il est facile de voir que ce modèle nourrit en fait un antiracisme commémoratif qui conçoit son adversaire d’après l’image du racisme d’Etat nazi, c’est-à-dire d’une façon étroitement restrictive. Rien d’étonnant donc à ce qu’il caractérise surtout un certain nombre de formes depuis longtemps institutionnalisées de l’antiracisme ; entendons : des organisations qui ont vu le jour dans la période de l’entre-deux-guerres et qui ont été une pierre angulaire d’un dispositif polémique destiné à combattre le fascisme d’alors. Aujourd’hui, ces organisations continuent à se réfugier dans des mots d’ordre figés et vieillis. La variante nazie du racisme, basée sur une idéologie bio-inégalitaire et aboutissant à des pratiques génocidaires, y est la source d’une représentation appauvrie qui associe d’emblée racisme et extermination (et qui repose d’ailleurs sur une vision déjà simpliste du prototype nazi). La nazification du « raciste » constitue donc un trait rhétorique de cet antiracisme commémoratif. En plus, dans son optique, l’hétérophobie serait une implication essentielle de tout racisme. Mais surtout, en partant du pars pro toto anachronique « racisme = nazisme », on se condamne à méconnaître la teneur raciste d’un certain nombre de discours qui n’impliquent pas de théorisation biologique de la race, ne postulent pas l’inégalité raciale et ne préconisent pas l’extermination génocidaire. Autrement dit : la « mémoire » devient un écran qui empêche de voir ce qu’ont de spécifique les argumentations racistoïdes d’aujourd’hui, elle fait obstacle à une vision lucide de l’actualité3.
5En effet, selon Taguieff, si le recours rituel aux métaphores biologiques caractérise bien le racisme d’avant-guerre, le procédé est devenu rare de nos jours : les argumentations néo-racistes l’évitent, elles n’ont que faire d’un emballage pseudobiologique et, souvent même, prennent ouvertement leurs distances d’avec la terminologie de la race et du sang. Il est indéniable qu’on observe un déplacement des notions de base et des motifs rhétoriques : l’accent ne tombe plus sur la race mais sur l’ethnie et la culture ; jadis on invoquait l’inégalité, désormais on encense les différences ; l’hétérophobie le cède devant l’hétérophilie. Se profile donc un racisme culturaliste : religions, traditions, mentalités, variantes de l’imaginaire sont présentées comme des manifestations toujours uniques de types collectifs essentiellement différents. Il s’agit bien d’une « racialisation » des lexiques concernant la culture, mais qui présente néanmoins un avantage de poids : elle permet de contourner un certain nombre de formulations désormais inconvenantes du crédo raciste. Si on continue de fait de le défendre, ce n’est plus au nom d’une supériorité héréditaire, mais au nom du droit des peuples à avoir une identité propre. En plus, l’argumentation anti-universaliste est complètement refondue : c’est désormais par un recours aux leçons de l’ethnologie qu’on tente de légitimer des impératifs racistes tels l’évitement de contact interculturel, le refus du métissage (« culturel ») et le développement séparé (apartheid)4. La justification du sociocentrisme par une quasi-naturalisation de celui-ci (Lévi-Strauss) ; le respect inconditionnel des modes d’existence, de comportement et de pensée des cultures étudiées que requiert la déontologie professionnelle de l’ethnologue ; le fait que certains pensent que, pour encenser le pluralisme culturel, il est nécessaire de l’associer avec l’alternative simpliste « ou bien la xénophobie, ou bien l’ethnocide » (Jaulin) : autant de motifs mobilisés par la nouvelle droite et le nationalisme populiste en vue de prôner la préservation de notre identité collective et de notre « Volkstum » à nous (en effet, pourquoi limiter le champ d’application des arguments des ethnologues aux communautés archaïques ?)5. Qui plus est : par le recours au relativisme culturel des ethnologues, les néo-racistes en arrivent à présenter leurs propres positions comme le sommet de la tolérance et de l’anti-dogmatisme. Ils respectent les différences culturelles, eux : c’est bien la preuve qu’ils ne sont pas racistes. L’universalisme des antiracistes, voilà le vrai racisme : car il s’agit d’un ethnocentrisme déguisé qui veut en réalité soumettre toutes les cultures à son système particulier de valeurs et qui mène droit au massacre des différences à l’échelle de la planète tout entière ; cet « antiracisme »-là, en fin de compte, ne serait-il pas le slogan préféré de « l’Occident-machine-à-tuer-les-peuples » ? L’homogénéisation totalitaire des cultures serait donc le désir le plus profond et le plus caché de l’antiraciste : le voilà traité à son tour d’hétérophobe. En tirant des « leçons » de l’ethnologie, le néoraciste peut non seulement contourner les explications biologisantes des différences entre communautés, mais il peut même s’épargner l’inconvénient de les hiérarchiser ouvertement. En effet, son racisme prend souvent les apparences d’un anti-inégalitarisme : les types collectifs sont incomparables ; on ne peut par conséquent parler de supériorité univoque : à certains égards, ils sont tous « supérieurs » puisque, en vertu de leur génie propre, ils excellent tous dans tel ou tel genre de réalisations. Comment les hiérarchiser s’ils n’ont pas de commune nature ?
6Le racisme contemporain se présente donc comme une version de l’idéologie différentialiste ; il rejette le monisme occidental au profit du pluralisme ethno-culturel, renonce au dogme de notre propre supériorité en faveur du culte de la différence pure. Mais alors, qu’est-ce qui nous permet de continuer à le qualifier de raciste ? D’autant plus qu’aujourd’hui — et Taguieff ne manque pas d’insister là-dessus — une partie non négligeable du camp antiraciste revendique elle aussi l’étiquette différentialiste. Oui, mais le néo-racisme est avant tout attaché à la pureté identitaire : s’il renonce à l’hétérophobie d’antan au profit d’une hétérophilie inspirée des ethnologues, il tourne celle-ci en justification de politiques motivées par la mixophobie. Voilà le critère qui, selon Taguieff, justifie la qualification de raciste ; le noyau du néo-racisme, c’est le refus a priori des mélanges ethnoculturels. Il s’agit bien d’un recentrement de l’imaginaire racisant : le néo-racisme n’est pas tant hanté par la peur que le « nous » ne perde son propre rang et sa supériorité que par celle de l’effacement de son identité en tant que telle, de ses propres traditions et traits culturels au profit d’un magma humain indifférencié. Mais, du fait qu’il érige en impératif catégorique la conservation des entités communautaires — telles qu’elles sont ou telles qu’elles auraient dû rester et doivent redevenir —, il transforme l’« égalité » dans la différence en alibi pour l’isolement des collectivités : elle est devenue un euphémisme pour l’exclusion de l’autre. Si celui-ci n’est plus qualifié d’inférieur, sa différence continue à être perçue comme distance infranchissable — d’ailleurs, le génie propre de chaque collectivité ordonne d’éviter tout métissage. De ce point de vue, le désir d’émigrer, voire de voyager, est déjà une forme de décadence, le signe précurseur de la mort de l’identité culturelle.
7Contre le métissage, le racisme « vieux style » invoquait des arguments pseudo-biologiques : à cause du chaos racial qu’il instaurerait, il mènerait la civilisation à sa perte ; par la médiocratisation généralisée du sang, il entraînerait la déchéance des sociétés. Le néo-racisme refuse l’homogénéisation crépusculaire de la planète au nom de la bonne diversité des communautés données : ses arguments donnent lieu à une évocation tout aussi apocalyptique de leur mort, cette fois par indifférenciation culturelle. Au fond, quoique transposé au plan du culturel, le même catastrophisme subsiste et il continue à dicter une même hantise du mélange. « L’autre = l’inassimilable » : le postulat est intact, le fait que l’incompatibilité des mentalités remplace désormais celui du sang n’y change rien. Le racisme du sang condamnait les greffes raciales au nom de la conservation du capital biologique de l’espèce ; le néo-racisme condamne la promiscuité ethnique au nom de la conservation du capital culturel de l’espèce. Si pour celui-là les différences biologiques imposaient la nécessité d’une éducation séparée pour chaque race, celui-ci, au nom des différences culturelles, défend la même position par rapport aux communautés existantes. Le racisme biologisant enfermait les individus dans des classes fixes et irréductibles au nom d’une nature particulière en deçà de toute culture : l’invocation des différences de sang permettait de rejeter, dans un seul et même geste, l’existence d’une nature commune à tous les humains et la rupture entre nature et culture. En érigeant les identités communautaires en « secondes » natures (plus résistantes que la « première »...), en naturalisant leurs traits culturels, le néo-racisme aboutit à des résultats comparables. Le déterminisme génétique n’est donc qu’une variante scientiste de l’idée de fatalité appliquée aux collectivités, bien qu’il réussisse, par son caractère flagrant, à détourner l’attention d’autres variantes de naturalisation des différences intercollectives. N’empêche que fétichiser la spécificité culturelle des collectivités revient à élever celle-ci au rang de principe déterminant et vital de l’existence et du comportement de chacun de leurs membres. Une « nature » culturelle est devenue le noyau vivant de la personnalité des individus ; hier pressés dans un carcan racial, aujourd’hui emprisonnés dans une geôle culturelle : voilà qui les avance bien. Dans les deux cas, ils se trouvent piégés par leur « nature collective », expropriés de leur individualité au nom de leur « identité profonde » ; cantonnés dans leur différence, défense leur est faite d’en sortir jamais. Bref, à travers une relecture du droit à la différence, on en vient, autant que dans le racisme biologisant, à sacraliser une pseudo-nature ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le néo-racisme peut se passer d’arguments largement discrédités d’un point de vue scientifique6.
8Du coup, cependant, la lutte antiraciste devient beaucoup plus difficile. Car, à l’encontre de ses prédécesseurs biologisants, le néo-racisme n’est pas ouvertement raciste ; bien au contraire : dénégation de sa logique et discours manifeste s’y recouvrent en quelque sorte. Il prétend rejoindre un certain nombre d’autres mouvements dans leur lutte contre l’« abstraction dévorante » que serait l’universel (individualisme post-moderne, régionalismes, etc.) et se sert, à cet effet, d’un vocabulaire au-dessus de tout soupçon (héritage culturel, traditions et mentalités communautaires, mémoire du groupe, etc.) ; il fait montre d’un feeling indéniable pour la mode contemporaine et sa frénésie de la différence ; il évite soigneusement les formulations qui seraient ressenties comme trop brutales par les « naïfs » et, quant au cercle des initiés, qui ne risquent pas de s’y méprendre, quelques clins d’œil et allusions subtiles suffisent7. A travers tout cela, le néo-racisme réussit à gagner une certaine respectabilité. L’emballage différentialiste lui permet de satisfaire à certaines conditions de recevabilité et d’acceptabilité requises par l’espace public contemporain ; mais, en même temps, à propager de façon insidieuse un intégrisme de la différence au sein d’une partie non négligeable de la population : petit à petit prend racine l’idée qu’expulsion d’immigrés et développement séparé seraient des objectifs politiques comme les autres et dont la légitimité ne fait pas question. Ces objectifs sont justifiés par l’invocation de nobles slogans comme « le droit à la différence » et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au nom de variantes identitaires de l’humanisme (reconnaissance et respect de l’altérité d’autrui — de ses traditions, de sa mentalité, etc.). La différence des traditions et des mentalités est un argument convenable, ce qu’on ne saurait certes plus prétendre au sujet d’une prétendue supériorité raciale. Vu sous cet angle, le « racisme » se réduit à une affaire de légitime défense : en s’opposant à l’« invasion » des immigrés, le « nous » n’exerce que son droit de préserver son authenticité, son identité menacée8. Et puis, la nation n’a-t-elle pas quelques devoirs particuliers à l’égard de ses propres citoyens, comme celui de leur garantir un accès prioritaire à l’emploi ? Donc, entre le renvoi des immigrés et le racisme il y a un monde, prétendent les néo-racistes : les apparences sont sauves, d’autant plus qu’ils se sont bien gardés de tout excès langagier qui pourrait donner prise aux critiques formulées par l’antiracisme commémoratif.
9Absolutiser/naturaliser des hérédités collectives-différentielles : un geste que le néo-racisme partage avec ses prédécesseurs ; le fait qu’il s’agit ici d’hérédité biologique, là d’hérédité culturelle, n’efface pas la parenté des discours ; et ce n’est pas parce que les arguments inégalitaristes le cèdent de plus en plus souvent devant le raisonnement différentialiste qu’il ne s’agirait plus de racisme. Taguieff a raison d’insister sur tout cela. Car, en effet, le droit à la différence se mue ici en arme d’exclusion et en légitimation de l’apartheid. Un Etat mondial multi-ethnique, dit le discours néo-raciste, serait tout ce qu’il y a d’invivable ; sans ancrage dans un territoire propre il ne peut y avoir de sentiment de sécurité pour les peuples : c’est pourquoi les immigrés doivent prendre leur parti d’un retour forcé ; du reste, comment pourraient-ils s’y opposer : ce serait se rebeller contre leur propre identité. Reconnaissons qu’il s’agit d’une forme originale de tiers-mondisme. Le besoin d’enracinement devient un argument infaillible en faveur du renvoi des immigrés dans leur « homelands » : celui-ci est bien sûr dans l’intérêt du pays-hôte qui, autrement, perdrait sa propre identité, mais aussi dans celui des immigrés, qui doivent retrouver leurs racines. De plus, si le développement séparé est la condition d’un épanouissement équilibré des individus et des groupes, ce renvoi s’avère aussi être l’unique moyen de prévenir les conflits ethniques au sein du pays. Chacun dans sa propre niche donc et l’apartheid pour tous. Le message que ce discours adresse en fait à l’autre est : demeure toi-même, c’est-à-dire rien d’autre qu’un exemplaire d’une sous-espèce de l’humanité. Il ne s’adresse pas à autrui comme individu, mais au spécimen d’une ethnie ou culture : la seule chose qui importe est de lui faire comprendre qu’il a à se conformer à la norme du type auquel il appartient « par nature ». D’ailleurs, la formule magique du droit à la différence se révèle bien vite pour ce qu’elle est : un voile tactique de l’inégalitarisme. Le racisme se trahit par le ciblage sélectif de ses autres. En effet, l’« immigré » ce n’est pas le hollandais ou l’anglais : les candidats à l’expulsion, ce sont invariablement ces autres qui viennent des pays pauvres. Le respect inconditionnel des différences se mue en discrimination et exclusion de groupes-cibles bien choisis. Autrement dit, l’éloge de la différence sert de couverture à une xénophobie sélective et par là à l’établissement d’une altérité hiérarchisée de ses autres. A côté de ceux auxquels l’intégration est garantie d’avance, il y a ceux qui demeurent éternellement des « outsiders ». Il n’y a pas que des différences donc : il y a les différences assimilibables et les différences inassimilables. D’ailleurs, nul besoin d’imputer celles-ci à la « nature raciale » de l’immigré : pour rendre l’écart insurmontable il suffit de postuler une incomptabilité entre hérédités culturelles. Ainsi, la condition de l’immigré continue à être conçue comme quelque chose d’inchangeable : les traits culturels se transmettent de père en fils, ils constituent pour ainsi dire une tare héréditaire, une tache indélébile qui empêche toute assimilation. A travers la naturalisation culturelle des différences, le non-européen finit par représenter une « race mentale », inassimilable par définition ; et de nouveau, différence et hiérarchie se rejoignent. Du coup, d’incomparabilité il n’est plus question : pour hiérarchiser les différences, il faut bien, en effet, qu’on les mesure à une même échelle des valeurs. Le différentialisme tolérantiel est corrigé par un inégalitarisme à peine déguisé.
La prétendue nouveauté du racisme culturaliste
10Que le culturalisme puisse avoir des implications racistes : voilà un diagnostic auquel nous pouvons facilement souscrire. Nous serions plus réservés à l’égard d’une autre thèse de Taguieff : la métamorphose profonde qu’aurait subie le racisme contemporain du fait de l’importation du raisonnement culturaliste. Certes, Taguieff admet que l’argument biologique n’a pas complètement disparu, du moins dans les traductions politiques de l’idéologie raciste, qu’il ne faut pas confondre avec ses versions savantes : ainsi, le discours vulgarisateur du Front National combine bien naturalisation biologique et rhétorique culturaliste ; mais, selon lui, la première ne jouerait guère plus que le rôle d’un harmonique inférieur, tandis que les théorisations pseudo-biologiques seraient complètement passées de mode. A notre avis, cette présentation des choses revient d’une part à sous-estimer l’impact de l’élément soi-disant dépassé dans le néo-racisme, et même sur les penseurs de la nouvelle droite ; d’autre part à surestimer la nouveauté du racisme culturaliste. Nous n’insisterons pas sur le premier point ; en revanche, nous voudrions relativiser un peu l’apport novateur de l’argument culturaliste au racisme contemporain et surtout l’évaluation de ses effets — bouleversants selon Taguieff — dans la constellation politique du moment.
11Il ne suffit d’ailleurs pas de dire que le racisme culturaliste n’est pas nouveau : il précède le racisme biologique. Les arguments en sa faveur remontent en effet à des auteurs comme Herder ou de Maistre. C’est chez eux que prend forme l’idée que l’appartenance à une collectivité relève d’une nature particulière qui, loin de manifester la volonté des individus, résulte d’une détermination inconsciente qui précède toutes leurs initiatives. De cette idée sortira une première mouture — « spiritualiste » — du racisme, qui raisonne en termes de Volksgeist, d’âme du peuple, d’inconscient collectif. Ensuite, le racisme biologique est venu se greffer sur ce courant de pensée, mais dans une phase ultérieure seulement. Il lui a apporté en quelque sorte les béquilles de la « science ». Il s’agit donc d’un élément surajouté qui n’a, d’ailleurs, acquis un poids politique qu’à partir du début de ce siècle. On pourrait en conclure que si aujourd’hui le racisme renonce au déterminisme génétique, il est revenu pour ainsi dire à sa case de départ. Mais cela suggère aussi que, même dans ses versions d’hier, la dimension biologique jouait avant tout un rôle de supplément — souvent de poids, il est vrai — à des discours reposant sur une couche plus profonde d’arguments culturalistes (même si les références savantes différaient de celles d’aujourd’hui, bien sûr : les nazis pouvaient difficilement en appeler à Lévi-Strauss). C’est ce que nous voudrions montrer à partir de quelques exemples.
12D’abord, que le racisme biologique soit en honneur n’implique aucunement un dédain pour l’argument culturaliste. Voyons plutôt le cas du biologiste nazi Walter Schoenichen qui a inspiré la législation allemande de 1933-1935 sur la protection des animaux et de la nature : sait-on que, dans ses écrits d’alors et ses commentaires de la législation, il stigmatisait en termes véhéments les pratiques ethno-et génocidaires du colonialisme blanc à l’égard des peuples « naturels » ? Qu’il y attaquait violemment la vision assimilationiste et préconisait le respect des différences culturelles (qui, pour lui, excluait bien sûr le métissage, car celui-ci aboutirait à une indifférenciation néfaste du genre humain)9 ? Voilà bien une argumentation différentialiste qui, comme le néo-racisme contemporain, combine hétérophilie et mixophobie. Cela, c’est de l’anecdote, dira-t-on peut-être : qu’importent les élucubrations d’un monsieur qui occupait sans doute une position marginale au sein du régime (mais rappelons d’autre part que la confusion idéologique y allait bon train). Soit. Un autre fait, anecdotique ou non, convaincra peut-être plus aisément les sceptiques : la légitimation officielle de la politique suivie par ce régime reposait parfois sur des arguments d’ordre culturaliste/différentialiste. Prenons le cas des premiers décrets anti-juifs de 1933. Etant formulés en termes d’opposition entre aryens et non-aryens, les Japonais s’en offensèrent : ils virent dans pareille formulation une déclaration d’infériorité de tout non-aryen. Pour corriger cette fâcheuse impression, le Ministère des Affaires Etrangères précisa que la formule n’impliquait pas une discrimination de qualités raciales mais seulement une distinction entre types possédant chacun des caractéristiques sociales spécifiques. De celle-ci ne découlait pas nécessairement la supériorité d’un type sur un autre : la politique nazie n’avait d’autre but que de permettre à chaque type racial de se développer selon sa vocation propre10 Ajoutons à ceci qu’à l’époque du colonialisme, le respect des différences culturelles n’était pas non plus un argument inconnu : on l’invoquait souvent pour légitimer une politique indigène (c’est-à-dire adaptée à ces différences), promouvoir des formes d’administration indirecte s’appuyant sur les particularismes locaux ou repousser tout simplement l’assimilation.
13Mais ce qui démontre surtout l’insuffisance du racisme biologique — son caractère superstructurel, pour ainsi dire —, c’est l’impasse où mènent les tentatives de traduire en droit la « nature » raciale des individus. Partir d’un critère comme la nationalité pour édicter des mesures discriminatoires à l’égard de certains groupes de la population est relativement facile, se baser sur des critères raciaux par contre s’avère un véritable casse-tête. Or, il ne peut y avoir racisme d’Etat sans définition juridique de la victime : si celle-ci n’est pas « saisie par le droit » toute la politique raciale risque de s’effondrer, car aucune mesure ultérieure (de discrimination, de ségrégation, et jusqu’à l’extermination) n’est possible si cette condition préalable n’est pas remplie ; d’autre part, la définition de la victime a une fonction de sécurisation pour les autres : l’aryen « pur sang », du moment qu’il sait avec certitude qui est juif, n’a plus à nourrir d’inquiétudes au sujet de ses propres intérêts. Rien d’étonnant donc à ce que le racisme prétendûment biologique, placé devant ce défi, n’hésite pas à transgresser ses propres normes. De ceci, pas de meilleure preuve que la définition juridique du juif dans les législations raciales de l’époque fasciste : le Statut des juifs promulgué par le régime de Vichy n’est pas moins exemplaire à cet égard que la législation nazie11.
14Voyons d’abord comment cette dernière définissait sa cible. Par une de ses premières mesures (décret du 7-4-1933), le régime excluait les juifs de la fonction publique. Le décret stipulait le renvoi des fonctionnaires « d’ascendance non aryenne », c’est-à-dire de ceux qui comptaient un juif parmi leurs parents directs ou leurs grands-parents. Or, bien que le régime nazi invoquât ouvertement le racisme biologique, il précisait à propos de ce décret que le père ou la mère, la grand-mère ou le grand-père étaient présumés juifs du fait de leur appartenance à la religion judaïque. Le seul critère distinctif entre « aryens » et « non-aryens » devenait donc la religion, c’est-à-dire un élément culturel. Néanmoins, pour l’individu visé, celui-ci revêt le sens d’une fatalité car ce n’est évidemment pas lui qui peut déterminer la religion de ses ascendants ou en être tenu responsable : il est présumé juif en vertu de son appartenance à une « nature culturelle », quels que soient ses engagements personnels ou désirs subjectifs (ou, d’ailleurs, ses origines ethniques ou nationales). Les nazis se repliaient donc bien sur un racisme culturaliste12. Plus tard, ils allaient revenir sur cette définition, car elle s’appliquait à un trop grand nombre de gens : non seulement aux juifs « entiers » — ayant quatre grands-parents juifs mais aussi aux juifs aux trois quarts, à moitié, au quart. Certains dignitaires croyaient qu’un tel amalgame nuirait au régime : il fallait tenir compte des besoins de l’armée ; surtout, étant donné que beaucoup d’Allemands avaient des conjoints demi-juifs, des vexations inconsidérées à leur égard pourraient s’avérer impopulaires. A l’occasion de la « Loi pour la protection du sang et de l’honneur allemands » — loi de Nüremberg de septembre 1935 interdisant les mariages et les relations sexuelles entre juifs (il n’était plus question de « non-aryens ») et citoyens de « sang allemand ou apparenté » ainsi que l’embauche par des familles juives de citoyennes de « sang allemand ou apparenté » âgées de moins de 45 ans — on inventa donc une « troisième race », ni aryenne ni juive mais « métissée de Juif » : les « Mischlinge ». Etait considérée comme Mischling toute personne qui avait deux grands-parents juifs (le demi-juif donc) mais, 1) n’appartenait pas à la confession judaïque à la date de la promulgation de la loi ou avait antérieurement cessé d’y appartenir et n’y adhérait pas ultérieurement et qui, en plus, 2) n’était pas à cette date mariée à un juif ou à une juive, ou avait cessé de l’être, et qui ne contractait pas ultérieurement un tel mariage. A côté de ces Mischlinge au premier degré, on distinguait encore les Mischlinge au second degré, c’est-à-dire qui n’avaient qu’un juif parmi leurs grands-parents13. Par contre, étaient juifs non seulement tous ceux qui avaient au moins trois grands-parents juifs (les juifs « entiers » ou aux trois-quarts) — dans leur cas, la religion n’intervenait pas : un chrétien était considéré juif — mais aussi ceux qui avaient deux grands-parents juifs mais qui appartenaient à la confession judaïque à la date de la promulgation de la loi ou qui étaient à la même date mariée à un juif ou une juive ou contractaient ultérieurement un tel mariage ; de même, ceux qui étaient nés d’un mariage où l’un des époux était juif entier ou aux trois-quarts, si ce mariage avait lieu après la mise en vigueur de la loi, ainsi que les enfants illégitimes nés après le 31-7-1936 de relations extramaritales dont l’un des partenaires avait été un juif entier ou aux trois-quarts14. Quant aux grands-parents, on continuait à présumer qu’ils étaient/avaient été juifs du moment qu’ils appartenaient/avaient appartenu à la confession judaïque15 Le critère ultime demeurait donc l’appartenance religieuse, et non pas le sang : la « nature raciale », prétendûment aryenne ou sémite, se ramenait à la religion ancestrale. Les critères « biologiques » étaient une fois de plus trahis. Cela n’empêchait évidemment pas qu’un certain nombre de « demi-juifs » étaient considérés automatiquement comme juifs « intégraux », sans qu’on tienne compte de leurs opinions personnelles en la matière (Geltungsjuden). En principe toutefois, dans le cas de ces derniers, certains facteurs permettaient d’échapper à une détermination fatale : la conclusion d’un mariage ou l’adhésion à une religion peut être tenue pour le résultat d’un choix personnel. Le fait que ces éléments n’étaient plus pris en considération s’ils advenaient après la promulgation de la loi s’explique évidemment par un souci d’empêcher que les « juifs » n’éludent l’application de la loi. Oui, mais cela prouve justement que, pour les nazis, le choix personnel n’existait pas : ils devaient sans doute se dire que, dans le cas d’un « demi-juif », le mariage avec un partenaire « aryen » ou la non-adhésion à la confession judaïque, s’ils remontaient à la période d’avant septembre 1935, était une preuve suffisante de la prédominance de « l’élément aryen » : l’acculturation avait produit une seconde nature, acquis qu’on pouvait tenir pour définitif ; quant au « choix » opposé, il était le signe indubitable de la persistance de la « mentalité » juive. Tenir compte de processus d’acculturation est certes inconséquent du point de vue du racisme biologique préconisé officiellement16 — d’autant plus que, dans le cas des nazis, le postulat d’une différence insurmontable, fondée en nature, entre « juifs »et« aryens » n’allait pas sans diabolisation des premiers — ; n’empêche que, pour définir le Mischling, ils admettaient, ne serait-ce que de manière implicite, que l’avènement d’une seconde nature, culturelle, pouvait jusqu’à un certain point neutraliser l’impact de la nature raciale. Car l’attitude mentale du Mischling pouvait difficilement passer pour une preuve « indirecte » du bien-fondé du racisme biologique : c’aurait été avouer que, n’était cet élément culturel qui la « représente », la race génétique serait une réalité éternellement muette et évanescente ; d’autre part, si cette réalité avait été tellement réelle, elle n’aurait pas laissé de place au Mischling, car le métissage n’entraîne-t-il pas fatalement la victoire de l’élément inférieur ? Il est vrai que les Mischlinge aussi faisaient l’objet de toutes sortes de discriminations et qu’avec le temps leur statut se détériorait17. Le fait que les nazis avaient trahi leurs dogmes biologiques allait néanmoins profondément influencer le cours de leur politique raciale ; ne mentionnons que cette conséquence capitale : jusqu’à l’effondrement du régime, les Mischlinge ont échappé au processus d’extermination de la « race juive ». Quant aux tziganes, bientôt ils tombaient à leur tour sous le coup de la législation de Nüremberg. Dans leur cas, la politique raciale faisait preuve d’une incohérence plus criante encore : d’un point de vue « racial », on pouvait difficilement leur contester la qualité aryenne (d’autant plus que leur langue était plus proche du sanskrit que toutes les langues européennes) ; d’un point de vue politique-policier toutefois, il s’agissait d’un « peuple asocial », constitué de « parasites » et de « criminels invétérés », d’un poids inutile de la terre et d’un danger pour l’ordre public donc ; ils avaient d’ailleurs l’« hérédité notoirement chargée », puisqu’ils s’étaient partout mélangés avec les couches les plus basses des autres peuples ; on pouvait donc sans hésiter les considérer comme « artfremdes Blut ». Mais, pour les reconnaître, il fallait non seulement prendre en considération les traits physiques — le critère du faciès — mais aussi les mœurs et coutumes, critère culturaliste s’il en est ; ainsi, d’après une directive de Himmler, la police criminelle pouvait arrêter toute personne « ressemblant à un tzigane » mais aussi toute personne se déplaçant sans domicile fixe « à la manière des tziganes ». La législation était même plus sévère à leur égard qu’à celui des juifs : elle traitait un non-tzigane marié avec un tzigane ou Mischling tzigane de la même façon que son partenaire18.
15Venons-en maintenant au cas de Vichy. De sa propre initiative et bien avant qu’il ne puisse être question de pressions de la part des Allemands, l’Etat français a promulgué un certain nombre de lois antijuives : la loi du 27-8-1940 abrogeait celle du 21-4-1939 punissant les outrances antisémitiques dans la presse ; la loi du 3-10-1940 excluait les juifs de tout poste de responsabilité dans la fonction publique, la magistrature et l’armée, leur interdisait d’appartenir à des organismes élus et d’exercer des activités ayant une influence sur la vie culturelle19 ; la loi du 4-10-1940 autorisait l’internement de juifs étrangers dans des camps spéciaux ou leur assignation à résidence20 ; la loi du 7-10-1940 abrogeait une loi de 1871 étendant la nationalité française aux juifs d’Algérie. On a souvent dit que l’antisémitisme de Vichy, à l’opposé de celui des nazis, était avant tout un antisémitisme catholique et national, qu’il s’agissait d’une forme de xénophobie culturelle et nationaliste plutôt que d’un antisémitisme « de peau », que le régime voulait surtout le départ des juifs étrangers, etc. La loi du 3-10-1940 commence pourtant bien par une définition raciale : « Est regardé comme juif (...) toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif » (article 1er). Mais, fort fâcheusement, cette « loi portant statut des juifs » n’expliquait pas quand un grand-parent est « vraiment de race juive ». La loi du 2-6-1941, qui remplaçait celle-là, allait donc combler la lacune : « Est regardé comme étant de race juive le grand-parent ayant appartenu à la religion juive ». Sur ce point, le deuxième statut des juifs — qui, en outre, élargissait la liste des activités interdites, notamment à toute une série de professions privées — rejoignait donc le critère (culturaliste) des nazis. En plus, il stipulait qu’était regardé comme juif également « celui ou celle qui appartient à la religion juive, ou y appartenait le 25-6-1940, et qui est issue de deux grands-parents de race juive »21 Donc, si quelqu’un avait au moins trois grands-parents de religion juive, la présomption de race devenait légale : il ne pouvait la neutraliser par une preuve contraire, établissant, par exemple, qu’il était lui-même chrétien22. Par contre, une personne issue de deux grands-parents de race juive était considérée juive ou non selon qu’elle avait un conjoint juif ou non ou selon qu’elle était de religion juive ou non (la législation de Vichy, contrairement à celle des nazis, ne distinguait donc pas de « troisième race »). Dans ce cas, la non-appartenance à la religion juive pouvait être établie par « la preuve de l’adhésion à l’une des autres confessions reconnues par l’Etat avant la loi du 9 décembre 1905 » (celle de l’adhésion à la religion juive incombait, en règle générale, au demandeur, par exemple à l’administration du moment qu’elle voulait chasser un fonctionnaire de son poste). S’agissant d’une personne « métissée de Juif », l’appartenance à la religion juive prouvait donc « un attachement tout spécial à la race juive » : elle devenait juive à part entière ; la non-appartenance, par contre, prouvait la prédominance des liens « qui l’attachent désormais à la race aryenne », de sorte qu’elle était dégagée « de toute servitude raciale juive »23.
16Auteur du deuxième statut en même temps que premier Commissaire général aux questions juives (de mars 1941 à mai 1942), Xavier Vallat préférait les critères d’ordre culturel, croyant par là se distinguer du racisme nazi. Disciple de Maurras et partisan de l’Action française, il se proclamait champion de l’antisémitisme d’Etat, c’est-à-dire d’un antisémitisme qui ne vise que la stricte défense de l’intérêt national. Pour dénoncer les juifs, il ne lui fallait que l’invocation de l’histoire — une idée de la nation synonyme d’héritage des siècles. Il n’avait que faire d’un biologisme qui entraîne toutes sortes de distinctions secondaires, telles que les Mischlinge. Vallat n’était pas non plus obsédé par l’impératif d’une séparation biologique et, de fait, les mariages mixtes n’ont jamais été interdits par Vichy : cette absence de « mesures sacrales » (Poliakov) représente une différence indéniable avec la législation de Nüremberg — bien qu’il faille ajouter à ceci que l’imposition d’un statut particulier aux juifs et la propagation d’un climat antisémite étaient déjà par elles-mêmes de nature à décourager largement le « mélange des races ». Vallat préconisait, en outre, un traitement de faveur pour certaines catégories de juifs français : « Les dérogations en faveur de juifs combattants constituent la simple reconnaissance d’un effort méritoire du juif, élément par essence inassimilable (sic), vers son intégration dans la communauté nationale qu’il a défendue sur les champs de bataille ». Bref, la nature du juif empêche toute assimilition, mais le mérite vaut parfois la métamorphose. Tout compte fait, il est difficile de démêler les aspects raciaux des aspects culturels dans l’antisémitisme de Vallat. Car, s’il avait fait du rôle de la religion un critère plus important de la judéité dans la loi du 2-6-1941, il s’empressait de préciser que dans le cas où trois grands-parents au moins étaient juifs, un juif restait juif, quelle que soit sa religion ; et peu importait que l’un ou l’autre des grands-parents se soit ensuite converti au christianisme : il demeurait de race juive, « un agent de transmission de la tradition juive », et son fils ou petit-fils avait reçue de lui « l’imprégnation juive ». L’« hérédité » était donc plus forte que le baptême, sauf au cas où deux grands-parents seulement, ou moins, seraient juifs (encore ce baptême devait-il remonter à l’époque d’avant le 25-6-1940 : façon d’empêcher les conversions abusives ; quant à la non-croyance, il n’était pas question de la prendre en considération comme preuve de non-judéité, sinon tous les juifs se seraient déclarés libres-penseurs). Vallat qualifiait même certains groupes de juifs qui n’étaient pas reconnus comme tels par les Allemands, sous prétexte qu’ils étaient « imprégnés d’esprit juif ». Ici, c’était donc de nouveau un critère d’ordre culturel qui prévalait. En même temps qu’il parlait de « race juive » dans la formulation de sa loi, il déclarait que les juifs étaient plus qu’une race : autour d’un « noyau racial important », il y avait une marge de « populations imprégnés d’esprit juif » ; et cet esprit était héréditaire, créait un « type confessionnel » dont il fallait bien avouer que « la loi et le Talmud l’ont fait plus fort que le sang (sic) ou les variations climatiques ; ils ont développé en lui les caractères de l’imitation que l’hérédité a perpétués »24.
17Nous avons vu que Vallat préconisait un traitement de faveur pour les juifs anciens combattants. Ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres de ceci : toutes les législations raciales de l’époque prévoyaient une série de catégories plus ou moins favorisées et de cas d’exception : distinctions additionnelles qui, mesurées a l’aune du racisme biologique, représentaient autant de déviations. Même dans l’antisémitisme racial il y avait place, à côté des mauvais juifs — l’immense majorité — pour quelques bons, ou moins mauvais en tout cas ; ce n’était pas très cohérent mais, visiblement, l’altérité ontologique, ou la naissance, ne pouvait décider de tout. Ainsi, aux yeux de la droite nationaliste française, il y avait quand même quelques juifs d’exception, plus français que juifs, ce dont ils faisaient preuve par leur attitude désintéressée et leurs sentiments élevés — ou, ce qui revenait au même pour cette droite, par une acculturation équivalant à la perte du souvenir même de toute culture propre — ; sans doute leur naturalisation avait-elle été prématurée mais, s’ils se montraient disposés à se détacher vraiment de la tradition juive, ils pourraient devenir à terme d’utiles serviteurs de la France et, ce jour-là, ils auraient mérité vraiment leur appartenance à la nation. L’Action française pouvait, à la limite, attribuer une place à part aux juifs anciens combattants, car, comme le disait Maurras, « le sang qui coule est un baptême et, sans toujours payer pour le sang qui n’a pas coulé, il constitue un héritage spirituel, lequel peut réagir contre les hérédités de la chair ». Avec ceci que c’est à l’Etat seul qu’il revient d’en tirer les conclusions, en vue de l’intérêt public exclusivement ; et si, face aux héros, la répulsion instinctive quasi-physique pour le juif et pour sa peau pouvait faire place à la tolérance, c’était de préférence à condition qu’ils soient morts et enterrés25. Des juifs « bien nés », français établis depuis longtemps dans le pays, partageaient d’ailleurs jusqu’à un certain point cette façon de voir : ils se sentaient beaucoup moins liés à leurs « congénères orientaux » immigrés de fraîche date qu’à leurs compatriotes français et, au cours des années 30, ils éprouvaient surtout des sentiments de gêne devant le troupeau des réfugiés. Les juifs assimilés avaient eux aussi leurs juifs indésirables. Ainsi, Emmanuel Berl considérait leur afflux comme une « immigration de déchet », véritable catastrophe pour la France : il n’existait donc pas de problème juif, mais bien un problème d’immigrants.
18Par sa législation raciale, qui discriminait entre différentes sortes de juifs, le régime de Vichy consacrait dans une certaine mesure cette distinction entre les bons et les mauvais. Ainsi, le premier statut des juifs accordait aux anciens combattants la possibilité d’occuper certains emplois publics subalternes ; il prévoyait un certain nombre d’exemptions individuelles en vertu de services exceptionnels rendus à la France, dans les domaines littéraire, scientifique et artistique notamment ; par ces dérogations, un certain nombre de juifs français pouvaient — provisoirement du moins — bénéficier d’un traitement de faveur, ceux qui jouissaient d’un prestige particulier parfois même conserver de hautes fonctions (à l’université mais aussi dans l’administration et l’armée). A l’autre extrême, se trouvaient les apatrides et les étrangers : c’étaient eux que le régime inquiétait surtout et qui devenaient la cible de ses mesures d’internement. La loi du 2-6-1941 étendait le nombre des mesures d’épuration « professionelle » ; désormais, les restrictions antérieures allaient également être appliquées de façon plus sévère. Par la loi du 22-7-1941 relative aux entreprises, biens et valeurs appartenant aux juifs (loi dite d’aryanisation), le régime prenait exemple sur les allemands pour les dépouiller de leurs biens en zone non occupée26. Mais, d’autre part, le deuxième statut des juifs, tout en étant plus sévère que le premier au plan des interdictions, prévoyait aussi des dérogations plus larges : pourraient en bénéficier dorénavant ceux dont la famille était établie en France depuis au moins cinq générations et qui avaient rendu des services éminents au pays ; les parents immédiats des juifs morts à la guerre se voyaient maintenant octroyés les mêmes exemptions que les anciens combattants27.
19Mais ce qui frappe surtout dans la politique suivie par Vichy, c’est sa façon différente de traiter les juifs « autochtones » et les autres. Ainsi, dès que se profilaient les pressions allemandes et les menaces de déportation, le régime se découvrait une vocation de protéger les juifs français, surtout ceux de vieille souche, les notables et plus honorables (« les bons vieux juifs de France »). Si l’Etat français refusait d’étendre le port de l’étoile à la zone non occupée par exemple, c’est parce qu’il le considérait avant tout comme une discrimination blessante pour les juifs français. Quant aux immigrés et réfugiés d’Europe centrale et orientale, ces étrangers et apatrides qui s’étaient « abattus » sur le pays dans les années d’avant-guerre, il serait trop peu dire que leur sort ne l’intéressait pas : il était plus que désireux de s’en débarrasser. Placé devant la solution finale, il tentait de sauver les Français en livrant les étrangers et les apatrides ; il collaborait activement à la déportation de ceux-ci : Laval insistait même auprès des Allemands pour que les enfants soient déportés en même temps que leurs parents. Les nazis faisaient d’abord mine de respecter les scrupules de Vichy à l’égard des Français ; puis, pour venir à bout de son attitude récalcitrante, ils proposaient de retirer d’un seul coup à tous les juifs naturalisés depuis 1927 la nationalité française. Le régime de Vichy s’était d’ailleurs engagé déjà dans cette voie : la loi du 22-7-1940 instituant une commission de révision de toutes les naturalisations décidées depuis 1927 avait privé de nombreux juifs de leur citoyenneté. Mais dénaturaliser des citoyens français pour permettre aux Allemands de les déporter du jour au lendemain, c’était quand-même un peu gros : cela revenait à avouer qu’on n’était plus en état de protéger ses propres ressortissants. De sorte qu’après toutes sortes d’atermoiements, Vichy déclina l’invitation des Allemands et la loi projetée, finalement, ne fut pas promulguée28. Ce qui n’empêchait d’ailleurs pas grand-chose ; les Allemands seraient bientôt en état d’agir de façon plus directe : en effet, à mesure que le temps passait, Vichy se montrait de moins en moins capable de défendre une partie des juifs comme citoyens français et faisait aussi de moins en moins d’efforts pour y arriver, de sorte que les nazis pouvaient s’épargner la peine d’un détour légaliste. A partir de l’été 1943, ils ne se gênaient plus pour inclure dans les convois de déportation des juifs appartenant aux diverses catégories que l’Etat français avait, à un moment ou l’autre, essayé d’exempter (y compris les anciens combattants). Que celui-ci, en dépit de ses prétentions, s’était montré impuissant à protéger les juifs français, même ceux qui appartenaient à des familles ayant obtenu la citoyenneté depuis des générations, le bilan de la solution finale allait bientôt le prouver : près du tiers des juifs déportés de France venait de leurs rangs.
20L’attitude de Vichy à l’égard de la déportation — essayer de préserver les juifs nationaux tout en se débarrassant des étrangers qui, de toute façon, vu leur situation précaire dans le pays, étaient les plus vulnérables — se retrouvait dans presque tous les pays occupés ou même alliés de l’Allemagne, accompagnée toujours de succès très relatifs. Seuls les Danois et les Italiens (avant l’occupation nazie) faisaient exception à cette règle29. La Belgique, pour sa part, n’y échappait pas : les secrétaires généraux ne se sentaient responsables qu’à l’égard des juifs de nationalité belge (qui ne constituaient d’ailleurs qu’une petite minorité des juifs résidant dans le pays) ; ils laissaient emmener, sans protester, les étrangers et les immigrés, faisant preuve ainsi d’une attitude xénophobe. A court terme, les efforts pour préserver les juifs autochtones remportaient quelque succès ; par l’entremise de la reine Elisabeth, on avait obtenu des Allemands la « promesse » que les juifs belges ne seraient pas déportés. Mais bientôt apparaîtrait tout ce qu’avait d’éphémère la reconnaissance par les nazis d’une catégorie priviligiée ; pour eux, il ne s’agissait que d’une forme d’échelonnement du processus de déportation : d’abord venait le tour des étrangers, ensuite celui des juifs belges ; à partir de septembre 1943, l’heure de ces derniers avait sonné30.
21Quoi qu’il en soit, il est indéniable que ces cas d’exception et de dérogation, et quels que soient les critères utilisés pour leur délimitation, n’étaient jamais légitimés par des considérations d’ordre biologique ; les justifications avancées étaient même en contradiction avec le racisme biologique. Abstraction faite des distinctions motivées par un pragmatisme politique ou économique, les arguments décisifs s’inscrivaient dans une optique culturaliste : tantôt on s’appuyait sur un critère de naturalisation culturelle — l’assimilation réussie —, tantôt sur le critère de la citoyenneté qui, elle aussi d’ailleurs, laissait présumer que l’assimilation était, sinon déjà réalisée tout à fait, du moins en train de s’accomplir. Qui plus est, cela vaut même pour l’Allemagne nazie, bastion de l’antisémitisme biologique. Nous avons vu le cas des Mischlinge ; mais il existait d’autres catégories « privilégiées ». Ainsi, il y avait par ex. des Mischlinge bénéficiaires d’une procédure de reclassement qui les faisait passer dans une catégorie supérieure : le Mischling au premier degré devenait Mischling au deuxième degré ou même Allemand, le Mischling au deuxième degré Allemand ; dans ces cas, il s’agissait ou bien d’une « unechte Befreiung », si on pouvait démontrer qu’un grand-père présumé juif ne l’était pas vraiment ou qu’une présomption d’appartenance à la religion judaïque était fausse, ou bien — cas plus intéressant — d’une « echte Befreiung », accordée par le Führer pour services méritoires (p. ex. un engagement sincère et profond dans le parti remontant à la période d’avant 1933 ; même des Mischlinge qui s’étaient montrés courageux et avaient reçu des distinctions au cours des opérations de guerre pouvaient, selon une circulaire de décembre 1940, être déclarés « deutschblütig » par le Führer)31. Pendant un certain temps, les anciens combattants pouvaient compter sur un traitement plus doux : ainsi, la loi du 7-4-1933 qui chassait les juifs de la fonction publique contenait une dérogation en leur faveur ainsi que pour les pères ou fils de soldats tués au combat (mais le décret du 14-11-1935 supprimait ce privilège). Même à l’époque de la déportation vers les camps de la mort, il restait quelque chose de ce traitement de faveur : une partie des anciens combattants, les invalides et les décorés, étaient envoyés au campghetto « privdégié » de Theresienstadt. Les nazis ne méconnaissaient même pas tout à fait la distinction entre juifs ressortissants du Reich et juifs étrangers : la politique d’émigration forcée des années’30 ne s’appliquait, dans une première phase, qu’aux derniers (évidemment, en même temps on ne laissait pas d’encourager les premiers à quitter également le pays)32.
De la nature toujours-déjà-là à la construction de la nature
22La preuve a contrario que la référence à la race — au sens biologique — n’était qu’un prétexte, c’est le rôle de poids que jouait la notion d’« enjuivement » dans la propagande antisémite de ce temps. Cela signifie qu’on peut être contaminé même en l’absence de métissage du sang. Il s’agit donc avant tout d’une contagion culturelle ; l’esprit juif étend son œuvre de corruption non seulement par l’intermédiaire de toutes sortes de juifs camouflés mais aussi par le biais d’une multitude d’éléments plus ou moins secrètement enjuivés. Dans l’antisémitisme inspiré par l’Action française, l’enjuivement s’incarnait surtout dans le franc-maçon, ce valet par excellence des juifs, ainsi que dans le protestant, ne serait-ce qu’à cause de son attachement obstiné au Livre qu’il partage avec eux. Mais, pour Maurras, la démocratie même, parce que cause du nivellement par le bas et fauteur d’indifférenciation universelle, était une preuve de la progression de l’enjuivement des esprits et des sociétés ; et, comme le père de cette démocratie avait précisément été le christianisme, la conclusion ne s’imposait-elle pas que l’Eglise catholique était, elle aussi, profondément enjuivée ? Egalement démasqués en tant qu’instruments de cette progression étaient les complices du capital financier cosmopolite, tous « judaïsants » par définition. C’était trop peu dire, du reste : car la généralisation même du marché, avec ses lois impersonnelles et la liberté laissée à la fortune anonyme et vagabonde, qu’était-ce sinon l’organisation juive de la société ? Comme le déracinement et le changement caractérisent la modernité, réalité haïssable, on finissait par confondre celle-ci avec l’enjuivement du monde et le juif avec l’historicité tout court. Dans cette optique, tout signe de « décomposition sociale » renvoyait aux machinations funestes de la juiverie ; la société bourgeoise tout entière, avec son relent de corruption et de pourrissement, paraissait enjuivée jusqu’à la moelle. Le marxisme, la psychanalyse, le libertinage sexuel, l’art décadent, la musique de jazz, le cosmopolitisme, la permissivité, l’opium des loisirs « manipulés », et nous en passons : autant de preuves de l’enjuivement du monde. Pour l’extrême droite d’avant-guerre, l’américanisme en était le symbole (aujourd’hui, ceux qui continuent à voir dans les Etats-Unis un instrument de la juiverie internationale préfèrent dire qu’ils sont profondément « sionisés »). Pour le nazisme et ses partisans, l’enjuivement du monde ne s’accomplissait pas seulement par le biais du capitalisme parasitaire : le bolchevisme était l’autre tête de l’hydre. La dictature sévissant à Moscou était non seulement le produit du marxisme juif, elle était directement contrôlée par des juifs : l’internationale communiste était donc en réalité une internationale juive et tous ceux de par le monde dont elle téléguidait l’action étaient des enjuivés. Mais pour les nazis, la social-démocratie n’était pas moins enjuivée car, tout en prétendant se distinguer du bolchévisme, elle ne s’était pas moins détournée du pays et de ses besoins réels. De même, à leurs yeux, tout homme d’Etat étranger qui ne leur était pas ouvertement favorable était, sinon juif, du moins profondément enjuivé ; même le pape était inféodé aux juifs. Et, s’il fallait chasser les juifs d’Allemagne, c’est qu’autrement, par l’effet corrosif de leur esprit, ils auraient bientôt enjuivé tout le peuple allemand. Sous l’occupation, les ultras de la collaboration, bien sûr, ne voyaient dans la résistance qu’une bande d’enjuivés. En France, ils considéraient même Laval comme un enjuivé, tandis que les collaborateurs flamands du Nord regardaient toute la France de Vichy comme un pays enjuivé et ceux de Bretagne et d’Alsace jugeaient de même par rapport au reste du pays33 Quant aux nazis flamands, pour eux, juifs et fransquillons ne faisaient qu’un34. Avec les autres ultras de la collaboration belge, ils étaient convaincus que l’expulsion des juifs n’était qu’une première étape de l’entreprise de désenjuivement. Après celui des juifs réels viendrait le tour des juifs camouflés et de ces forces occultes qui en apparence n’ont rien à voir avec les juifs mais en pratique leur sont inféodées ; étant donné que ces marionettes enjuivées sont même plus dangereuses que les juifs réels. Ensuite, il fallait s’attaquer à l’enjuivement de la population autochtone : car le virus juif y avait pénétré de façon si profonde qu’elle était devenu insensible au danger ; un enjuivement inconscient l’avait en quelque sorte immunisée contre toute réaction salutaire au péril juif ; quant à ceux qui avaient pitié des juifs, ils étaient tellement enjuivés qu’ils ne valaient guère mieux qu’eux. Il ne suffisait donc pas de purger la Belgique de la gangrène juive, il fallait encore la désinfecter35.
23Comme on le voit, dans l’imaginaire de l’enjuivement, tout ennemi particularisé l’est en tant que juif ou, par contamination, en tant qu’enjuivé : réels, possibles ou imaginaires, les adversaires, aussi disparates soient-ils, présentent tous le visage de l’ennemi unique. On comprend aussi qu’à travers cette inflation débridée du sens on puisse en arriver à un « antisémitisme sans juifs » : si tout objet de haine est judaïsé, non seulement il peut y avoir contamination raciale sans métissage du sang, mais il n’est même plus besoin de juifs réels ; le juif devient une hyperabstraction désincarnée renvoyant à un mal ubiquitaire. Le fait d’épouser certaines valeurs « juives » suffit alors pour être étiquetté d’enjuivé. Du moment que quelqu’un est « imprégné d’esprit juif », on peut le considérer effectivement comme juif : on l’a vu chez un Vallat par exemple. La question délicate qui se pose alors étant celle de savoir à partir de quel moment l’enjuivement produit le juif. En fin de compte, le discours sur l’enjuivement revenait à avouer que c’est l’esprit qui crée la race, et non l’inverse.
24Cette réduction culturaliste allait souvent de pair avec une hantise du juif « assimilé » : ce serait le plus dangereux parce que le mieux dissimulé36. Plus il s’empressait à ressembler aux autres, plus on lui reprochait d’être un simulateur : le juif qui sortait du ghetto, renonçait à ses habits, à sa langue et à ses mœurs propres pour se fondre dans le reste de la population n’était qu’un sujet interlope qui « se fait passer pour aryen ». L’assimilation portait les réflexes mixophobiques à leur paroxysme ; plus celle-là revêtait des formes prononcées, plus ceux-ci se traduisaient par une obsession du juif caché et plus les réactions antijuives prenaient des allures paranoïaques. L’absence de signes apparents et univoques de son altérité devenait le signe le plus alarmant, parce que muet, d’une altérité infranchissable. Le juif assimilé, d’autant plus menaçant qu’il devenait culturellement indistinguable et socialement invisible, incitait donc l’antisémite à la quête obstinée d’indices rassurants de sa différence (nom, traits physiques) et, au besoin, à l’imposition de signes distinctifs (ainsi, sous le nazisme : prénom juif obligatoire, interdiction de changer le nom patronymique, port de l’étoile). Désormais, comme le juif ne se distinguait plus ouvertement de l’aryen, son altérité « fondée en nature » devait être construite. De même, s’imposait la nécessité de prouver, derrière les phénomènes qui apparemment la contredisent, une essence des choses : c’était la fonction du racisme biologique, avec ses arguments spécieux et ses rationalisations outrancières. Mais celui-ci s’avérait bientôt d’une utilité limitée, il ne pouvait servir jusqu’au bout du raisonnement. A première vue, la « pseudo »-assimilation culturelle était un masque derrière lequel se cachait une nature raciale inchangée ; en fait, l’enjeu était ailleurs : il s’agissait de refuser l’altérité immanente à la culture de la modernité. Le juif, victime facile, avait été transformée en symbole de celle-ci et le discours antijuif, à mesure qu’il se développait, était obligé de l’avouer. Car ce discours tient d’une vision utopique de la culture : nécessairement une, harmonieuse, homogène, sans failles et sans ruptures, celle-ci manifeste un social conçu à son tour comme corps organique. Il faut donc nier, en elle, la présence du discordant, du conflictuel, du plurivoque, de l’hétérogène, du discontinu. Mais, comme il s’agit d’un refoulement, du coup toute l’énergie du mal se trouve projetée dans une extériorité menaçante : la peur de la désintégration de l’organisme social conduit à cette polarisation qui se concrétise, pour l’antisémite, dans le juif, dans son altérité irréductible qui le transforme en principe unique du mal et moteur occulte d’un complot universel. En même temps, comme le juif symbolise tout ce qui menace l’homogénéité d’une culture organique, on n’a pas vraiment besoin de sa présence en chair et en os. De ce point de vue, la « pseudo-assimilation » est même plutôt une bonne chose : plus le juif est insaissisable dans l’expérience vécue, plus sa ressemblance le rend méconnaissable ou plus il disparaît même de l’environnement quotidien, plus facilement on se le représentera comme une menace envahissante et omniprésente, plus on va le fantasmer comme incarnation des forces du négatif. Bien sûr, le racisme antijuif a besoin de victimes et pour cela il faut « fixer » les juifs ; mais, l’important ici, c’est que l’absence du juif ne constitue pas vraiment un problème insurmontable, car tout le monde peut le devenir. D’où la théorie interminable des catégories d’enjuivés. Si l’assimilation présente donc vraiment un danger, ce n’est pas parce qu’il s’agirait de pseudo-dépassement d’une nature raciale : ce qu’elle cache, c’est l’omniprésence de ce qu’on appelle l’esprit juif, un esprit qui habite toutes sortes de « non-assimilés » et qui se passe bien du juif « réel ». Celui-ci se dissout dans le processus d’enjuivement : l’extériorisation de l’altérité se fait à ce prix. Autrement dit, comme on est parti d’une vision utopique du corps social, la nature raciale, inventée pour nier l’altérité interne, entraîne pourtant l’aveu de son existence sous la figure de l’enjuivement : elle s’avère être là pour autre chose, un quiproquo, à chaque fois qu’à travers un instantané on tente de saisir en quelque endroit ce processus métamorphique qu’est l’enjuivement.
25Quiconque voudrait chercher un témoignage éloquent de l’insuffisance — et de l’inconsistance — du discours biologisant, le trouverait d’ailleurs facilement chez son représentant historique le plus fameux, c’est-à-dire Adolf Hitler lui-même. Si, dans ses discours publics, celui-ci présentait les juifs comme un type « zoologique », dans ses conversations privées, recueillies par Martin Bormann, il les qualifiait sans ambages de race mentale, donc irréductible à un réel biologique, insaisissable en tant que tel. Dans cette optique, c’est le fait qu’ils constituent un type psycho-culturel qui les rend précisément inassimilables et les transforme en ennemi absolu ; dire qu’il s’agit d’une race culturelle, engendrée par l’histoire, n’empêche donc pas la réduction naturalisante, car une fois la mutation accomplie, le type s’avère inchangeable37. Le juif demeure donc bien une nature immuable, même si, en tant que type psycho-culturel, il est autre chose que la « race » juive (que celle-ci soit déclarée non-existante ou présentée comme le résultat même du dressage talmudique, c’est-à-dire d’une éducation ( !) millénaire, comme chez Rosenberg).
26Ce qui, de ce point de vue, caractérise encore les juifs, c’est qu’ils incarnent l’antirace bien plutôt qu’une race biologique. Ainsi, les nazis faisaient une distinction très nette entre races inférieures et « race » juive. Dans la vision hitlérienne, les juifs ne sont même pas une race inférieure à toutes les autres : ils sont la négation même du principe racial, une force malfaisante qui empoisonne races et peuples du monde entier. Ne possédant en propre ni territoire ni Etat, leur visée immuable est d’accaparer le monde entier et de corrompre tous les Etats. En tant que « pseudo »-peuple, ils prennent part au combat général des peuples pour la puissance ; mais, ne disposant pas d’Etat territorial, ils ne peuvent le faire de manière classique, sous forme de lutte pour l’espace vital. Ils empruntent donc d’autres moyens, ce qui en fait les adversaires non pas de telle ou telle nation, mais du principe même de la nation. De même qu’en tant qu’antirace, ils n’empoisonnent pas une race en particulier mais sapent l’ordre racial, de même, en tant que nation anti-nationale, ils corrompent l’ordre des nations. Ils ne sont donc pas seulement l’ennemi du peuple allemand mais de tous les peuples.
27Prototype du déracinement38, le juif cristallise sur sa personne la haine d’une modernité dont c’est le trait distinctif même de déraciner les individus et, à travers ce regard haineux, il est perçu comme incarnation d’une antinature : sans racines, donc sans race. Le combat antijuif se présente dès lors comme une lutte entre nature et antinature, en termes nazis : entre la race élue et le parasite « antirace ». La race aryenne édifie des cultures et fait œuvre civilisatrice (les races inférieures peuvent éventuellement l’aider à défendre et à conserver celles-ci), le juif par contre est uniquement capable de détruire, de polluer les races naturelles, de saper les fondements de tout ordre civilisé. L’aryen et le juif deviennent deux figures démiurgiques, emblèmes du bien et du mal, qui se livrent entre eux à un combat cosmique. L’un est en un certain sens l’image en miroir de l’autre : l’aryen-Allemand, bien absolu, est la réplique inversée du juif, mal absolu ; et cette relation spéculaire trahit le désir des nazis de se substituer aux juifs dans leur fonction mythologique de peuple élu : tout en accusant ceux-ci de se comporter en race de seigneurs, ils réagissent en prétendant que la race des seigneurs, ce sont eux, les aryens. De ce point de vue, le nazisme était l’imitation perverse d’une certaine image — antisémite — du peuple juif39
28En même temps, le juif, en tant qu’antipode de la race, devenait la victime élue. Dans la vision du monde nazie, il était l’objet d’une diabolisation phobique, plutôt qu’il n’était perçu à travers le prisme d’une doctrine de l’inégalité raciale (qui, elle, concernait les non-juifs) : non pas un sous-homme mais la force malfaisante qui empoisonne le corps social et provoque la décomposition du sang des races. Le sort qui leur était réservé se distinguait donc de celui de tous les autres peuples. Pour les nazis, les Scandinaves ne différaient pas vraiment des Allemands, tandis que les Hollandais et les Flamands méritaient un statut préférentiel dans le nouvel ordre germanique, voire même d’être intégrés dans le Reich. Les Français, ces ennemis héréditaires, étaient, bien sûr, un peuple corrompu et dégénéré par suite d’un métissage racial inconsidéré ; mais on n’allait pas pour autant l’effacer du monde. Par rapport à l’Europe de l’Est, l’inégalitarisme devenait flagrant : les slaves étaient sans contestation aucune une race inférieure. Mais les maîtres aryens pouvaient en faire leurs esclaves, ils étaient donc destinés à être asservis au profit des seigneurs teutoniques qui, par le biais d’une immigration massive, viendraient coloniser leurs territoires. A cet effet, il fallait certes supprimer toute vie intellectuelle autochtone, liquider leurs élites politiques et culturelles, mais il n’était pas question d’anéantir les masses populaires. Transformer le peuple en main-d’œuvre serve suppose qu’on le domine, qu’on l’humilie, qu’on l’exploite de façon éhontée, qu’on l’élève comme du bétail, qu’on le traite en bête de somme ; mais l’objectif exclut ipso facto l’extermination. Dans le cas des juifs, par contre, cet objectif n’a jamais existé. Les nazis ne les considéraient pas comme un bétail potentiellement utile qu’il s’agissait de domestiquer et de reproduire en vue de son exploitation ; le but était de rendre le monde « judenfrei » et, pour cela, il fallait non pas éliminer une élite mais le peuple tout entier40 (dans cette optique, l’élite, transformée par les nazis en instrument de leur stratégie d’extermination, jouissait même d’une survie provisoire : d’où le rôle des Conseils juifs dans les pays occupés). A l’égard des slaves, le nazisme prenait la forme d’un racisme d’exploitation ; leur racisme antijuif, par contre, était un racisme d’extermination visant non pas un inférieur méprisable mais un ennemi diabolisé. La destruction des juifs ne s’imposait pas non plus en vertu de nécessités militaires ; bien au contraire : de ce point de vue, elle revenait à un gaspillage absurde de forces ; l’anéantissement d’une main-d’œuvre utile était, de plus, un exemple criant d’irrationalité économique. Les victimes étaient éliminées en vertu du seul fait d’être définis, d’après des critères arbitraires inventés par leurs bourreaux, comme juifs. Dans ce contexte, les juifs d’Europe occidentale ne méritaient pas un traitement meilleur que ceux de l’Est. Seulement, les premiers faisaient moins directement obstacle à la réalisation des objectifs nazis. C’est pourquoi, dans une première phase, on se contentait d’une politique d’expulsion ; celle-ci pourrait même rapporter un profit indirect : en forçant leurs propres juifs à émigrer, les dirigeants nazis espéraient répandre l’antisémitisme dans les autres pays occidentaux qui, ainsi, en viendraient à admettre le bien-fondé de leur doctrine41. Mais, après le déclenchement de la guerre, l’expulsion devenait de plus en plus difficile et, surtout, une fois engagée l’expansion à l’Est, les nazis devaient faire face à la perspective ennuyeuse d’avoir à absorber des millions de juifs supplémentaires. A mesure que la progression allemande à l’Est ralentissait et que l’offensive s’enlisait, la stratégie d’extermination se substituait à celle de l’émigration forcée42.
29En tant qu’antirace, les juifs ne font pas vraiment partie du genre humain, même pas de ses échelons inférieurs. Pour Hitler, les juifs étaient des bacilles, des germes de décomposition, de la vermine. Il comparait sa lutte contre eux à celle engagée naguère par Pasteur et Koch : lui, il avait découvert le bacille juif et son rôle de ferment de décomposition sociale43 Il aimait aussi évoquer l’image des doryphores s’attaquant aux champs de pommes de terre. Les juifs étaient comparables encore à de mauvaises herbes qu’il s’agit, puisqu’elles déparent la belle ordonnance du jardin et grèvent le rendement du potager, d’extirper radicalement44. Himmler, comparant les juifs avec les punaises et les rats, ajoutait que, si ceux-ci aussi avaient leur but dans la vie, cela n’avait jamais voulu dire que l’homme n’avait pas le droit de se défendre contre la vermine45. Goebbels pour sa part ironisait : « Il est vrai que le juif est un être humain, mais la puce est également un être vivant, point trop agréable. Notre devoir envers nous-mêmes et envers notre conscience consiste à le rendre inoffensif. Il en est de même avec les Juifs »46. D’après lui, le fait que les juifs vivaient parmi d’autres peuples ne prouvait aucunement qu’ils y sont à leur place, pas plus qu’une mouche ne devient un animal domestique parce qu’elle vit à l’intérieur de la maison. Dans cette optique, leur extermination devient une simple question d’hygiène : de fait, Goebbels la qualifiait de règle élémentaire d’hygiène raciale, nationale, politique et sociale : une mesure sanitaire indispensable donc. Ce langage n’avait pas seulement pour but de provoquer des sentiments de haine et de colère mais surtout de dégoût et de répugnance à l’égard d’un innommable, de quelque chose de « non humain » qu’il ne s’agissait pas tant de combattre — car un vrai combat implique des adversaires qui se valent — que d’anéantir pour des raisons d’ordre sanitaire. Ainsi Hitler, dans une conférence avec le dirigeant hongrois Horthy, après avoir dit qu’il fallait traiter les juifs comme les bacilles de la tuberculose menaçant un corps sain, ajoutait qu’après tout ce n’était pas si cruel, car même des créatures innocentes comme les lièvres et les cerfs devaient être abattues pour éviter des dégâts ; et de toute façon, les nations qui ne pouvaient se défendre des juifs étaient vouées à périr. Pour lui, aucun pacte avec eux n’était possible : il y avait seulement l’implacable eux ou nous. Puisqu’ils avaient comploté la destruction de l’Allemagne, leur anéantissement prenait la signification d’une guerre préventive. Mais elle ne concernait pas seulement l’Allemagne, car Hitler faisait également endosser aux j uifs la responsabilité de la deuxième guerre mondiale. Ce n’était pas lui qui l’avait déclenchée, mais eux ; c’était leur conspiration planétaire qui avait plongé les nations dans ce bain de sang : de ce point de vue, leur extermination n’était pas seulement une nécessité pour le Reich mais un bienfait pour l’humanité tout entière. Quand on a affaire à « la tuberculose raciale des peuples », au virus qui les empoisonne tous, il n’est pas question non plus de distinguer entre « les bons » et « les mauvais ». Dans cette optique, une simple stratégie d’expulsion devait bientôt se révéler incohérente. Car nettoyer l’Allemagne ne suffisait pas : même déplacés loin de ses frontières, les juifs continueraient à corrompre l’ordre naturel de l’univers. L’antisémitisme hitlérien prenait inévitablement une dimension eschatologique. Comme la guerre mondiale mettait en jeu, aux yeux du Führer, le sort de toutes les races, en éliminant la peste juive il croyait rendre un service inestimable à l’espèce humaine organisée racialement. Aussi, les nazis considéraient-ils la déportation des juifs résidant dans les pays satellites et occupés comme une faveur à l’égard de leurs régimes : ils rendaient ces pays judenfrei et, en guise de compensation, leur demandaient parfois de rembourser les frais de déportation. A la fin, quand Hitler s’est rendu compte que la guerre était perdue et qu’il n’avait rien acquis pour le peuple allemand — qu’il ne s’agissait plus de sauver, puisque les meilleurs étaient morts et qu’il n’y avait pas à tenir compte du reste —, il se consolait avec la pensée qu’en exterminant les juifs il avait du moins réalisé quelque chose pour les peuples qui avaient souffert durant des millénaires par leur faute. En agissant ainsi, il avait quand même réussi sa mission capitale devant l’histoire : « J’ai percé le furoncle juif (...) L’avenir nous en sera éternellement reconnaissant » ; « On sera éternellement reconnaissant au national-socialisme d’avoir effacé les Juifs en Allemagne et en Europe centrale »47.
30La représentation nazie des juifs impliquait donc une dimension allant au-delà du racisme inégalitariste que par ailleurs ils défendaient également. Si les slaves étaient des sous-hommes, les juifs relevaient de la bactériologie. Les premiers étaient comparables à des animaux domestiques, donc utilisables ; les seconds n’étaient pas une race inférieure, même pas abjecte : c’étaient des bacilles et donc le foyer d’une infection éventuellement fatale à toutes les races, des germes dangereux qui, s’ils n’étaient pas détruits à temps, se répandraient et infecteraient tout l’ordre civilisé. Dans leur cas, il n’y avait pas de place pour des considérations utilitaires : il fallait les éliminer à tout prix et ce de façon telle que l’exterminateur ne soit pas lui-même contaminé au cours de l’opération48. En tant que porteurs de germes malsains, les juifs relevaient d’une nature non humaine ; mesurés à l’aune de l’humain, ils incarnaient l’antinature. Par rapport à la race aryenne, les autres races étaient d’une nature différente/inférieure ; les juifs, par contre, n’étaient pas seulement différents, ils étaient avant tout une (anti)nature malfaisante dont il s’agissait de se débarrasser par une stratégie d’épuration au sens fort du mot. Celle-ci était censée répondre à une nécessité de prophylaxie sociale : l’image du juif comme corps étranger dans l’organisme social ou épine empoisonnée dans le corps des nations ne peut être dissociée d’une volonté obstinée d’assurer l’intégrité du corps social fantasmé comme un corps naturel, c’est-à-dire de façon telle que ses membres, rigoureusement solidaires les uns des autres, deviennent autant de manifestations de la pureté de l’organisme total. Tout ce qui contredit cette vision anti-moderne de la société doit être expliqué par des conspirations ourdies par un ennemi extériorisé et par l’action de ses suppôts à l’intérieur du corps social : le juif en tant qu’antinature qui, tout en étant partout, n’a de place nulle part, faisait l’affaire49.
31Devenu l’objet d’une haine viscérale, à l’état pur, le juif ne sera pas poursuivi à cause de délits qu’il aurait commis mais à cause de son existence même, changée en délinquance en soi. Ainsi, la presse allemande recevait du régime des instructions dans ce genre : « Insister sur le point suivant : dans le cas des Juifs, il ne s’agit pas seulement de quelques délinquants (comme chez tous les autres peuples), mais c’est le judaïsme tout entier qui plonge ses racines dans la criminalité, et il est, de par sa nature même, criminel. Les Juifs ne sont pas un peuple semblable aux autres peuples, mais un pseudo-peuple soudé par une criminalité héréditaire. L’anéantissement du monde juif n’est pas une perte pour l’humanité ; il est tout aussi utile que la peine capitale ou la détention préventive comme mesure de protection contre d’autres malfaiteurs »50. Pour les nazis, il ne s’agissait donc pas tant de neutraliser des ennemis déclarés ou même potentiels que d’éliminer ceux qu’ils estimaient être leurs ennemis éternels et naturels parce que menaçant la race aryenne par le simple fait d’être là. La « race » juive devenait l’ennemi objectif, indépendamment de toute prise en considération des comportements individuels de ses membres. Comme Hannah Arendt l’a montré dans « Le système totalitaire », un tel ennemi l’est non pas à cause d’actes hostiles ni même à cause de pensées dangereuses pour le régime mais parce qu’il est par définition un porteur de tendances nuisibles. Il ne peut être éliminé qu’à condition d’ignorer tout choix individuel : que celui-ci se manifeste par l’hostilité ouverte, par l’indifférence ou même par des marques de sympathie à l’égard du régime, il ne peut être toléré parce qu’il fait obstacle à la haine ontologique à l’égard de l’ennemi en soi. Sa punition ne dépend ni de son comportement ni de sa volonté, même la plus secrète. Du point de vue subjectif, il peut être tout à fait innocent. Ce qu’il fait ou pense, ou même ce qu’il pourrait faire ou penser, n’influence aucunement la façon dont il sera traité ; il ne s’agit même plus, comme le voulait encore la législation terroriste de la Révolution française, de sonder ses intentions inavouées. Privé de tous ses droits, « le juif » est devenu irresponsable ; ontologisé, il est donc nécessairement innocent ; mais en même temps c’est le déni de responsabilité qui permet de le traiter en ennemi purement objectif. C’est ce qui explique aussi pourquoi un appareil de justice, même nazi, ne pouvait servir d’instrument à son extermination : le juif était l’objet d’une juridiction ajuridique, celle, politique, des S. S.
32Que les juifs n’étaient pas vraiment une race ne voulait pas dire que les aryens l’étaient déjà : c’est encore un trait qui révèle la dimension apologétique du biologisme dans la politique nazie. A mesure que le régime se radicalisait, l’aryanisme devenait de plus en plus une promesse historique : la race pure, loin d’être une simple donnée naturelle, serait le résultat d’une construction artificielle, d’une culture qui prendrait une forme planifiée et porterait sur une série de générations. Dans son testament politique, Hitler avouait qu’une race au sens fort du mot ne pouvait être créée qu’à travers un processus de longue haleine, enjambant plusieurs siècles peut-être. Mais, pour produire à terme une telle race, il fallait dès à présent sélectionner de façon systématique dans le donné ce qui valait la peine de servir de point de départ pour la conquête d’un avenir meilleur, renforcer donc le stock des éléments racialement sains en même temps que neutraliser les déchets. Dans cette optique eschatologique, il ne suffisait pas d’éliminer toute menace venant de l’extérieur : les juifs et quelques autres (n’oublions pas que les tziganes, par exemple, ont également été une cible de la politique d’extermination), mais encore ce qui, du sein du peuple allemand même, venait saper le perfectionnement de la race aryenne. Pour favoriser les éléments sains et valables, il fallait, au-delà de politiques simplement eugéniques, procéder sans tarder à l’épuration du donné. Donner la priorité aux générations futures impliquait que, dès la génération présente, on élimine les vies non-valables (Unwertes Leben) : le décret de Hitler du 1-9-1939 déclenchait la politique d’euthanasie sauvage qui ferait plus de 70.000 victimes ; parallèlement à celle-ci, plus de 350.000 « tarés » — malades héréditaires et asociaux — ont été stérilisés en vertu d’une loi édictée en 1934 et des milliers de bébés handicapés ont disparu sans laisser de traces. En prétendant sauvegarder la pureté de la race aryenne, les nazis ne visaient pas seulement les autres mais aussi leur propre peuple : ils avouaient ainsi que cette race ne représentait pas une nature (au sens de ce qui est donné) mais tout au plus un produit qu’ils espéraient obtenir à travers un processus historique de sélection artificielle. Si le juif symbolisait une culture qui était la négation de toute culture civilisée, l’aryen renvoyait à une culture volontariste d’auto-dépassement de la race, de son âme comme de son corps. Himmler reconnaissait que le racisme nazi n’était pas scientifiquement démontré et constituait peut-être un mythe ; mais, si la science ne pouvait repérer dans le réel existant la « nature raciale », c’était une raison de plus de la construire, de la « naturaliser » par l’action — historique — des SS. Celle-ci résoudrait le problème du sang en termes pratiques et prouverait, ce faisant, le bien-fondé de l’idéologie raciale. Par la création d’une élite sélectionnée d’un point de vue soi-disant racial, la preuve se réduisait à une tâche organisatrice : le renforcement des SS réaliserait le mythe racial et rendrait tout discours pseudo-scientifique superflu (d’autant plus que, en fabriquant des sous-hommes dans les camps, ces SS démontraient avec éclat leur propre surhumanité). Plus le racisme nazi prenait cette forme constructiviste, plus il exprimait ouvertement son mépris à l’égard de tous les peuples, y compris le peuple allemand. Loin de comprendre tous les Allemands, la « bonne » race se réduisait, en fin de compte, à une élite fanatisée dont sortirait la future société de pure extraction aryenne ; et l’idéologie nazie empruntait enfin la voie authentiquement révolutionnaire, car cette nouvelle noblesse remettait en cause la position dominante de la bourgeoisie capitaliste et de l’aristocratie agrarienne, était destinée à remplacer ces vieilles classes dirigeantes. D’autre part, pour Himmler, cette race de seigneurs devait aussi compter des non-Allemands dans ses rangs, car l’idéal racial visait une fin de l’histoire qui dépassait largement l’intérêt du Reich germanique : il s’agissait de former un substrat racial capable de fournir, au bout de quelques générations, à l’Europe entière ses cadres dirigeants. De même, Hitler s’opposait à ce qu’on parle de race allemande : pareil langage pouvait faire obstacle à la sélection progressive et à l’extermination des éléments indésirables au sein du peuple dont il projetait, par rapport à une après-guerre victorieuse, l’extension et l’approfondissement51 Himmler non plus ne voulait entendre parler d’arrêt du processus d’épuration de la race ; bien au contraire : il préconisait une constante radicalisation des normes présidant à la sélection, c’est-à-dire à l’élimination de ceux qui ne leur étaient pas conformes. A la fin de la guerre, cette tendance à l’auto-génocide se muait en projet de suicide collectif : Hitler décidait de détruire l’Allemagne car — la défaite le démontrait — les Allemands ne s’étaient pas montrés une race vraiment supérieure. En janvier 1942 déjà, il avait déclaré : « Si le peuple allemand n’est pas prêt à donner toutes ses forces pour se conserver, très bien : alors il doit disparaître ». Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’il exprimait son mépris pour ce peuple : bien avant cela, il avait dit ouvertement qu’il considérait ceux qui ne voulaient pas être dans son camp comme des êtres sans valeur et que de toute façon la majorité des Allemands était constituée de poltrons et de traîtres. Le racisme nazi était anti-allemand non par dépit final mais en vertu de sa logique même. Car, comme l’a montré Hannah Arendt, le naturalisme qui l’habitait était bien étrange : la nature s’y exprimait à travers une loi de mouvement ayant pour finalité la production d’un homme nouveau et d’une société parfaite, de sorte que l’avènement de la race supérieure impliquait inévitablement l’élimination planifiée de ceux qui étaient inaptes à vivre d’après cette loi52.
Quelques notes pessimistes pour conclure
33Avec ces dernières remarques, il semble que nous nous soyons considérablement éloignés de ce qui touche à l’actualité. Car il est évident pour nous que l’histoire a emprunté un cours tel qu’un abîme sépare désormais le contexte qui est le nôtre et la constellation sous laquelle vivaient nos pères : il n’y aurait pas de comparaison possible entre les années trente et la situation d’aujourd’hui ; nous nous disons volontiers qu’un retour au « délire nazi » est parfaitement inconcevable. Bien sûr. Espérons-le. N’oublions surtout pas que c’est quand-même dans la partie hypercivilisée du monde qu’est l’Europe qu’a pris forme, il y a à peine un demi-siècle, ce délire que nous croyons désormais révolu à jamais ; et de purification ethnique en ex-Yougoslavie en chasse aux tziganes et chercheurs d’asile en Allemagne, petit à petit...
34Il est vrai aussi que les actuelles manifestations d’hostilité à l’égard des immigrés ne s’expriment pas (encore ?) en termes d’un discours d’extermination : c’est qu’à l’opposé des juifs d’avant-guerre ils ont leurs « homelands » ; on peut donc se contenter de les expulser. Le retour au pays d’origine semble toujours la solution qui s’impose. Mais si à l’avenir cette solution s’avérait de plus en plus bouchée-— comme l’évolution des rapports Nord-Sud le laisse augurer — le discours anti-immigrés pourrait bien se défaire de son vernis hétérophile et peut-être apparaîtrait-il alors rétrospectivement que se cache, derrière le caractère « innocent » des arguments néo-racistes — ce que Taguieff appelle le racisme symbolique —, l’entrée en scène de quelque chose qui recèle plus d’un trait de parenté avec un passé abhorré. C’est pourquoi il vaudrait mieux se demander dès à présent si le culturalisme des néo-racistes n’est pas une version endimanchée du nazisme d’antan.
35Il est vrai encore que le racisme nazi a été jusqu’ici un phénomène unique dans l’histoire et demeure, de ce point de vue et jusqu’à nouvel ordre, une exception. Mais ceci concerne avant tout la dimension antijuive du nazisme qui, de plus, s’est confondue avec une logique d’extermination dans sa phase ultime seulement. Et nous ne devrions pas perdre de vue que le racisme exacerbé des nazis constituait en quelque sorte la pointe avancée d’un courant qu’on retrouve dans pratiquement tous les pays de l’Europe occidentale et centrale de l’entre-deux-guerres, d’un racisme quasi-généralisé qui tirait ses arguments d’une évolution sociopolitique interprétée déjà en termes d’« invasion d’immigrés ». De ce point de vue, la comparaison entre les années trente et la conjoncture actuelle n’est pas seulement possible : cela devient même une question d’urgence. D’autant plus que le fait que le racisme d’avant-guerre trouvait un terrain nourricier dans les réflexes xénophobes à l’égard d’un flot d’immigrés et de réfugiés n’est pas la seule analogie avec la situation d’aujourd’hui : les pratiques officielles qu’il a progressivement inspirées dans toute une série de pays européens, les traductions politiques qu’il a reçues dans l’entre-deux-guerres et pas seulement dans l’Allemagne nazie, ont été légitimées à partir d’arguments d’ordre culturaliste beaucoup plus que moyennant des divagations au sujet de la différence « raciale » des immigrés et des réfugiés. Si on prend en considération la masse des mesures à l’encontre des étrangers qui se sont petit à petit imposées dans cette période, il faut bien se rendre à l’évidence : dans la très grande majorité des cas, elles étaient l’expression d’une certaine xénophobie culturelle. Elles étaient bien moins inspirées d’un quelconque racisme biologique que d’un discours qui insistait de préférence sur l’incompatibilité culturelle entre certaines catégories d’étrangers et les « vrais » nationaux : c’est sous le couvert de la menace qu’auraient représentée ceux-là pour la culture autochtone que se sont introduites subrepticement mais progressivement des politiques crypto-racistes dans le chef des gouvernements (demeurés provisoirement) « libéraux » de l’immédiat avant-guerre. Le dogmatisme biologique n’était certes pas le moteur principal de ce processus : loin d’envahir les légitimations officielles des politiques anti-étrangers, il se situait en-dehors de celles-ci (il est vrai aussi qu’il tendait de l’extérieur à rendre plus explosif le mélange de climat xénophobe et de racisme culturaliste qui dominait l’époque).
36Le fait que le racisme pur et dur s’est imposé via un certain détour, c’est-à-dire s’est développé à partir de la xénophobie culturelle à l’égard d’étrangers au sens juridique d’abord, explique aussi pourquoi les campagnes antisémites des années trente ont épargné dans une première phase les juifs nationaux — considérés d’abord comme éléments « assimilés » — et visaient surtout les réfugiés qui, en s’exilant, cherchaient une protection contre l’antisémitisme officiel des gouvernements de leurs pays d’origine (juifs d’Allemagne et ensuite du grand Reich surtout, mais aussi de pays comme la Pologne et la Roumanie). Ceux-ci étaient considérés, à cause de leurs mœurs et de leur mentalité indigestes, comme une menace pour la culture autochtone du pays d’accueil53 Il est vrai que le regard xénophobe découvrait dans le flot des réfugiés (du reste pas exclusivement constitué de juifs, loin de là) et même des immigrés en général une triple menace : ils ne mettaient pas seulement en péril la survivance de la culture nationale, mais, étant donnée la dépression économique de ces années, ils menaçaient aussi l’emploi des nationaux et, dans un contexte de tensions internationales, ils pouvaient facilement devenir un danger pour la paix, c’est-à-dire être accusés d’incarner le bellicisme parce qu’ils auraient envenimé par leur attitude les relations du pays d’accueil avec les gouvernements qu’ils fuyaient. Mais l’argument de l’inassimilabilité culturelle prévalait sur ces arguments de circonstance54 et il est vrai qu’il peut fournir une rationalisation commode à des protectionnismes économiques et à des isolationnismes diplomatico-militaires soi-disant dictés par les circonstances. Ces circonstances d’ailleurs peuvent se répéter et c’est là un autre point de comparaison avec l’actualité : la différence culturelle des immigrés sera d’autant plus mise en accusation dans un contexte de chômage persistant et dans l’éventualité de conflits internationaux (récemment, la guerre avec l’Irak, mais plus généralement les menaces pour la paix qui pourraient venir à terme de l’intégrisme islamiste).
37Nous avons signalé déjà que, au cours des années trente, les politiques hostiles à l’égard d’étrangers « indésirables » n’étaient pas seulement le fait des gouvernements fascistes ou totalitaires. Prenons le cas de la France : la législation anti-étrangers n’a pas été introduite du jour au lendemain, par le régime de Vichy ; les gouvernements libéraux « musclés » qui l’avaient précédé avaient déjà largement entamé une telle stratégie. Le décret du 1211-1938, par exemple, avait modifié la loi libérale du 10-8-1927 : désormais, on pourrait retirer la nationalité française aux naturalisés au cas où ils seraient jugés « indignes du titre de citoyen français ». Cette nouvelle politique était présentée officiellement comme une « besogne d’épuration » à l’égard d’« étrangers indésirables ». Dans le texte du décret, il était question d’une discrimination nécessaire entre « les individus moralement douteux, indignes de notre hospitalité, et la partie saine et laborieuse de la population étrangère », de « partage entre les bons éléments et les indésirables ». Ceux-ci, s’ils ne pouvaient être expulsés, seraient dirigés vers des « centres spéciaux » où ils feraient l’objet d’une « surveillance permanente ». Parmi les conditions de la déchéance étaient comptées non seulement certaines condamnations pénales et les actes au profit d’un pays étranger, incompatibles avec la qualité de citoyen français, mais aussi tout comportement qui pouvait être interprété comme « actes contraires à l’ordre public, à la sûreté intérieure ou extérieure de l’Etat ou au fonctionnement de ses institutions ». Dans cette « nouvelle machine à fabriquer des apatrides » était donc en germe toute la politique de Vichy, y compris ses camps de concentration55 Bien entendu, le régime de Vichy irait beaucoup plus loin dans cette voie. Cette fois-ci, on ne déciderait plus au coup par coup, on allait entreprendre un travail systématique : la loi du 22-7-1940 ordonnait la révision de toutes les naturalisations postérieures à 1927, puisque la loi promulguée alors, en simplifiant la procédure d’accès à la nationalité, avait permis aux émigrés et aux réfugiés « de devenir Français trop facilement ». En vertu de la nouvelle loi, un demi-million de dossiers furent examinés et on retira la nationalité française à 15.154 réfugiés, dont 6.037 juifs ; du jour au lendemain, ces gens devinrent apatrides et ils furent bientôt rassemblés dans les camps de Vichy. En même temps, le régime de Vichy déclara les juifs algériens déchus de leur citoyenneté56. Toutefois, il n’y avait pas de solution de continuité entre ce régime et ses prédécesseurs immédiats : le gouvernement Pétain pouvait toujours arguer qu’il ne faisait qu’interpréter et appliquer de façon plus stricte des critères déjà acceptés. En fait, l’essentiel c’est que, dans le cas du décret de 1938 comme dans celui de la loi pétainiste, il s’agissait bien de mesures rétroactives.
38Ce que ces exemples montrent aussi, c’est que les manipulations des critères de la nationalité est le moyen le plus commode pour s’engager, de façon subreptice, dans la voie de politiques racistes. Car nous avons vu combien il est difficile de traduire en droit la « nature raciale » d’un individu. Du point de vue raciste même, il est donc beaucoup plus intéressant et rentable de se cacher derrière un facteur discriminant comme la nationalité et de commencer par une réinterprétation de celui-ci en vue de déclencher une législation « protectionniste » à l’encontre des étrangers. Il vaut mieux exploiter les sentiments xénophobes en vue d’en faire un alibi et un tremplin pour des politiques en fait racistes, en ce qu’ils facilitent largement les mesures discriminatoires à l’égard d’immigrés et de réfugiés demeurés d’un point de vue juridique des étrangers. Il est vrai que, d’un point de vue raciste, rendre plus sévères les conditions d’accès à la nationalité ne peut signifier qu’un premier pas : il n’implique encore aucune rétroactivité et n’atteint directement que des « non-nationaux ». Mais lorsqu’il a pour but de décourager un afflux de réfugiés — politiques ou « économiques » — ou d’apatrides, ce qui est souvent le cas, il a en même temps pour effet indirect de détériorer la situation des résidents étrangers en général et surtout des éléments déjà naturalisés : ceux-ci se voient bientôt menacés de retourner au statut d’apatrides. Autrement dit : ce premier pas, s’il se situe dans le contexte d’une offensive générale contre « l’invasion des immigrés », porte atteinte de façon détournée aussi bien aux frères et congénères déjà naturalisés de ces immigrés, et qui jusqu’alors étaient laissés en paix et considérés comme intégrés ; dans une optique raciste, ce genre de retombées est, bien entendu, voulu. Ainsi, pendant l’entre-deux-guerres, il devenait difficile, à partir d’un certain moment, de distinguer entre réfugiés apatrides, ex-étrangers et résidents étrangers normaux quant à la précarité de leur situation dans le pays d’accueil. De ce fait, il s’avérait possible d’attraper les indésirables que le premier pas avait laissé échapper de ses mailles, en faisant un deuxième pas donc : c’est-à-dire en dénaturalisant un certain nombre de citoyens qui « sont, au fond, toujours restés des étrangers ».
39Or, exclure ces catégories supplémentaires d’« étrangers » indésirables par la dénaturalisation juridique constitue depuis longtemps un cheval de bataille de l’extrême droite. En cela, l’antisémitisme moderne peut de nouveau servir d’exemple. Du moment que les juifs s’étaient vus accorder l’émancipation juridique, on rencontrait dans le camp des antisémites deux positions apparemment différentes au sujet de leur assimilation. Ses adeptes modérés opinaient : les juifs sont peut-être subjectivement sincères dans leur désir d’assimilation mais, en fait, ils sont incapables de s’assimiler ; les extrémistes, par contre, prétendaient que les signes extérieurs d’assimilation ne sont qu’une ruse dangereuse qui fait partie de la conspiration au moyen de laquelle les juifs veulent s’emparer du monde entier. Mais ces différences de point de vue n’empêchaient aucunement l’accord des deux ailes sur le point essentiel : la révocation de l’émancipation juridique des juifs, nécessaire pour qu’on puisse de nouveau les reconnaître pour ce qu’ils sont réellement : des étrangers dangereux. Dès la fin du siècle dernier, un Barrès, par exemple, préconisait, à l’égard des juifs, une législation spéciale qui reviendrait à créer une classe de citoyens de seconde zone. En 1919 déjà, Hitler défendait dans sa correspondance le point de vue selon lequel la première mesure légale à prendre à l’égard des juifs était de leur retirer la nationalité allemande et de les placer sous la législation des étrangers, car c’est ce qu’ils étaient réellement. Le programme de son parti reprenait ce point de vue, tout en y ajoutant qu’il fallait empêcher toute immigration de sujets non allemands et contraindre au départ immédiat tous ceux qui étaient entrés depuis 191457. Quelques années après — en 1923 —, il arrivait à la conclusion qu’il fallait expulser les juifs, car ils ne pouvaient se comporter en hôtes du pays : même placés sous la législation des étrangers, ils se montreraient nuisibles. En France aussi, au cours des années trente, l’extrême droite en était arrivée au point de plaider la dénationalisation des juifs naturalisés. Il s’agissait de les réduire à une situation d’hôtes à l’intérieur de la société française : soumis à une législation et à une réglementation qui les priverait de toute participation à l’avenir de cette société, ils pourraient y vivre comme sujets, non comme citoyens. En 1938, Darquier, futur Commissaire général aux questions juives sous le régime de Vichy, défendait un projet d’annulation immédiate de toutes les naturalisations accordées depuis 1918. C’était, selon lui, la bonne réponse à l’invasion et à la tyrannie juives : si la France est réduite en esclavage par des éléments étrangers qui dirigent le pays à leur avantage, des mesures de dénaturalisation ne découlent-elles pas de son droit de légitime défense ? Exclure les juifs de la vie publique, c’est-dire les priver du droit de vote et les soumettre à de sévères limitations dans l’activité économique et culturelle, même les citoyens établis dans le pays depuis plusieurs générations : voilà ce que devait être, selon Darquier, le but de l’antisémitisme légal. Brasillach, dans la presse d’extrême-droite, défendait un point de vue comparable : opposer un barrage insurmontable à la naturalisation des juifs étrangers et traiter les juifs établis en France sans exception aucune comme une minorité à statut ; lui, il appelait cela un antisémitisme de raison. De toute façon, soit qu’on retire aux juifs leur nationalité, soit qu’on leur enlève leur citoyenneté, il s’agissait toujours de les dénaturaliser, c’est-à-dire de les exclure du destin de la nation. Le régime de Vichy répondrait largement à ces vœux : exclure les juifs français des fonctions publiques et leur enlever de fait les droits de citoyen français, cela revenait pratiquement à traiter tout juif comme un étranger. Par l’aryanisation des biens juifs, Vichy ferait un pas de plus dans cette voie : mais n’a-t-on pas le droit de défendre les intérêts de la nation contre une puissance étrangère qui tente de mettre la main sur son économie, quoiqu’en empruntant cette fois la voie de la nationalisation, mais une nationalisation des propriétés bien entendu ? Moyennant ces mesures, le régime transformait des milliers de juifs français en réfugiés dans leur propre pays ; en ouvrant la voie à des incapacités juridiques imposées de façon discrétionnaire, il brisait les liens juridiques qui offrent une protection à l’individu, qu’il soit citoyen ou étranger58.
40Dans l’entre-deux-guerres, de nombreux gouvernements européens disposaient d’une législation leur permettant de dénaturaliser soit des individus, sous des conditions plus ou moins vagues, soit des groupes spécifiés. Cette législation n’était aucunement le monopole des gouvernements autoritaires59. Mais il est vrai que, dans le cas des régimes fascistes et totalitaires, la dénationalisation devenait une véritable arme politique non seulement à l’égard de leurs minorités persécutées mais aussi dans l’arène internationale, et le mélange, de la part des Etats libéraux, de mauvaise volonté et d’impuissance à accorder une protection sérieuse à ceux qui avaient perdu les droits garantis par la nationalité permettait aux régimes persécuteurs de faire pénétrer leurs conceptions et valeurs même parmi leurs adversaires. Ainsi, les nazis avaient réussi à faire de l’antisémitisme un article d’exportation : en même temps qu’ils chassaient leurs juifs indésirables, après leur avoir dérobé leur argent et leur nationalité, ils les transformaient en indésirables aux yeux des pays où ils échouaient. De ce fait, le camp d’internement devenait un peu partout une solution de routine au problème de résidence de ces apatrides indésirables, qui se comptaient par millions au cours des années trente. Et, comme les dénationalisations prenaient souvent des allures massives —, dans l’entre-deux-guerres, elles ont atteint des millions de Russes, des centaines de milliers d’Arméniens et d’Allemands, plus d’un demi-million d’Espagnols, etc. — elles revêtaient plus d’une fois la signification d’une guerre sournoise et détournée entre Etats souverains60
41Ce qui valait hier pour les juifs et les minorités nationales dépourvues de gouvernement représentatif, l’extrême-droite aujourd’hui voudrait l’appliquer au cas des immigrés (non européens). Ainsi, le Vlaams Blok préconise la suppression du jus soli en faveur d’une application exclusive du jus sanguinis : cela évitera que les immigrés ne reçoivent automatiquement la nationalité belge à partir de la deuxième génération ; la naturalisation devra, en plus, être méritée par des services exceptionnels rendus au pays (no 22, 24 et 25 de ses 70 propositions pour une solution du problème des étrangers). Mais cela ne suffit évidemment pas : le Vlaams Blok défend aussi une révision systématique de toutes les naturalisations accordées depuis 1974 (no 28). On s’imagine mal, en effet, comment un parti qui présente comme une évidence, comme une chose qui ne se discute même plus, le retour forcé des immigrés y compris de la deuxième et troisième génération vers leurs « homelands » (no 70), pourrait renoncer à la marotte de la dénaturalisation.
42Mais si le déplacement des critères d’accès à la nationalité (ou de son maintien) est, pour l’extrême-droite, le moyen le plus commode pour introduire de façon subreptice une politique raciste, il faut ajouter que l’attitude ambiguë des régimes libéraux les rend vulnérables à certaines tentations allant dans le même sens. En théorie, les deux approches de la nationalité sont irréconciliables ; la pratique, toutefois, diffère un peu de cette opposition idéaltypique. Expliquons-nous. Les régimes libéraux se rattachent à l’optique de la Révolution française. Selon celle-ci, l’appartenance à la nation ne dépend pas de l’enracinement dans un territoire ou de l’origine — ethnique ou raciale — des individus. Les individus y sont conçus à partir du postulat d’une nature humaine universelle et l’appartenance à la nation découle de leur simple volonté de vivre ensemble, symbolisée par le contrat social61. L’extrême-droite, par contre, refuse de voir dans une quelconque volonté — explicite ou même implicite — des individus le critère déterminant de cette appartenance. Elle se rattache à une tradition de pensée organiciste et contre-révolutionnaire. Pour celle-ci, il n’y a jamais eu de contrat social et il ne peut y en avoir ; la volonté fondatrice des individus est une chimère : elle ne peut décider de la citoyenneté, car l’individu est lui-même le produit de forces collectives et inconscientes qui se développent de façon spontanée et organique, sans plan préconçu des citoyens. Et, de même que la conscience des individus est modelée par ces forces, de même la nation est le résultat de leur travail séculaire. Loin d’être le produit de la raison ou d’un contrat librement consenti, elle est un agrégat naturel, une réalité vivante qui plonge ses racines dans le passé le plus lointain d’une communauté naturelle (peuple, ethnie, race). Cette optique oppose donc au volontarisme l’inconscient collectif ; à l’individu déraciné et représentant d’une humanité universelle et une, l’individu absorbé par son terroir d’origine, déterminé par l’effectivité anonyme du Volksgeist ou de l’âme du peuple, incarnation de la particularité d’un type collectif ; au modèle juridique du contrat, le modèle mystique de l’osmose ; à la nation comme produit d’une adhésion raisonnée, d’un choix engageant l’intelligence et le cœur des individus, la nation conçue comme appartenance de fait à un collectif organique.
43Dans la première optique, la nation est potentiellement inclusive de tout élément extérieur. Comme l’accès à la nationalité y est conçu dans une perspective universaliste et cosmopolite, pour l’obtenir il suffit d’une déclaration d’adhésion, sans que quiconque puisse être exclu d’avance sous prétexte de ses origines ; surtout, logiquement, il n’y a pas d’écart temporel entre le moment où s’exprime l’adhésion volontaire de l’individu et celui où lui est accordée la nationalité : de ce point de vue, la naturalisation est un événement quasi instantané.
44Dans l’optique naturaliste-organiciste, par contre, la nation est potentiellement exclusive de tout élément extérieur, au sens « spatial » comme au sens juridique. On n’accède pas à la nationalité comme on devient membre d’une société anonyme, par exemple, car elle se définit par ce qui ne se choisit pas : l’appartenance de fait à une identité collective (culturelle ou « raciale »). La nationalité n’est donc pas négociable, elle ne s’apprend même pas. De ce point de vue, devenir français, allemand, etc., est donc difficile à concevoir. L’accès d’étrangers à la nationalité suppose en quelque sorte l’acquisition d’une seconde nature à même d’effacer la première, une nature innée qui en fait les représentants de leur communauté d’origine, colle pour ainsi dire à la peau des candidats.
45Dans l’optique organiciste, la naturalisation juridique se présente donc comme quelque chose de hautement problématique. La logique, en tout cas, voudrait que celle-ci, du moins comme décision, soit considérée comme un non-sens politique, que ce soit d’un point de vue culturel ou d’un point de vue « racial ». L’identité collective ou le Volksgeist, en effet, sont intransmissibles à des peuples de constitution mentale ou « raciale » différente. L’étranger n’a pas accès à la mémoire nationale, il est par définition l’exclu de cet héritage des siècles qu’est la culture autochtone ou de la communauté du sang. La seule chose qui peut se transmettre, ce sont des apparences extérieures, superficielles et sans substance vraie ; ce qui donne comme résultat soit une imitation maladroite, soit une simulation malveillante : en tout cas une forme de comédie, plus ou moins bien réussie. Le comportement d’un immigré naturalisé sera donc nécessairement une pose ; même s’il est né sur le sol du pays d’accueil : d’un châton né à côté du lit d’un bébé on ne dira pas non plus qu’il devient pour autant un être humain. A plus forte raison en est-il ainsi du juif, puisqu’il est étranger à tout sens de la patrie, à tout attachement au pays où il est né et vit : cette nature particulière, il ne peut s’en échapper ni même la faire mentir. D’autres étrangers sont peut-être disposés à se « convertir » mais, privés de leur sol nourricier, ils risquent de perdre leur ancienne identité sans en acquérir une nouvelle : leur déracinement ne leur procure pas une identité de rechange, il les placera plutôt devant l’absence d’identité. La détermination culturelle ou « raciale » de la nation s’oppose donc à une naturalisation vraie qui dépasse le plan de celle, artificielle et fictive, du droit62. Sauf dans ces cas exceptionnels où on se trouve face au résultat d’un long processus d’acculturation qui ne concerne pas les individus comme tels, puisqu’il ne s’accomplit qu’à travers toute une chaîne de générations. Mais dans ces cas, il est clair qu’une éventuelle naturalisation juridique n’est jamais autre chose que la consécration d’une naturalisation d’une espèce différente et autrement plus profonde. Ces exceptions mises à part, la naturalisation juridique est une éventualité qu’il faut écarter par principe. Il n’est donc pas étonnant que l’extrême-droite s’oppose de toutes ses forces à la naturalisation d’immigrants : une décision administrative ne peut changer ni leur esprit, ni leur sang, elle peut tout au plus fabriquer des faux nationaux ; au pire des cas, elle favorise les ennemis de la nation et constitue donc un acte de trahison : la naturalisation peut cacher l’intention de manipuler les élections ou de fabriquer des espions au profit de l’étranger. En tout cas, l’image militaire de l’invasion ne manque jamais de s’imposer ; et l’extrême droite ne peut pas ne pas voir dans toute immigration de masse une dénaturation de la nation63.
46Résumons-nous : dans une optique universaliste conséquente, l’accès à la nationalité suit immédiatement la déclaration de volonté, il s’agit d’un événement quasi instantané ; dans une optique naturaliste organiciste conséquente, cet accès est exclu par principe (sauf cas exceptionnels mentionnés ; de plus, ceux-ci se prêtent déjà par eux-mêmes à la discussion, vu la logique envisagée). En pratique, toutefois, les choses ne sont pas aussi simples. Les régimes libéraux aussi bien que l’extrême-droite se montrent disposés à certaines concessions, de sorte que les principes se trouvent compromis, que ce soit la règle générale ou l’exception. S’ouvre alors un entre-deux où peuvent se déployer toutes sortes d’opportunismes et de faux-fuyants. Ainsi, du côté de l’extrême-droite, logiquement il ne devrait pas y avoir de place pour le mérite ou les services exceptionnels comme condition de la naturalisation : il s’agit d’un élément étranger à son système de pensée. Mais les régimes libéraux, de leur côté, sont loin d’être immunisés contre toute trahison des principes universalistes. D’abord, dans certaines conjonctures, ils peuvent, eux aussi, céder à la tentation de rendre plus sévères les conditions d’accès à la nationalité (ce qui est déjà le cas chaque fois qu’on ajoute des conditions supplémentaires à la volonté d’adhésion à la nation). Ainsi, pour restreindre cet accès (ou l’immigration tout court) ils peuvent invoquer le problème du seuil de tolérance : admettre un nombre illimité d’étrangers dans le pays peut susciter des conflits ethniques ; la nécessité indiscutable du maintien de l’ordre public ne le permet pas. Il s’agit d’un argument « innocent » qui peut parfaitement aller de pair avec une distanciation à l’égard de préjugés racistes ; n’empêche qu’il peut fournir un terrain d’entente avec l’extrême-droite. Il arrive du reste aussi que, placés devant un « trop-plein » d’immigrants, des gouvernements démocratiques se laissent séduire par la xénophobie économique. Mais surtout, les régimes libéraux sont travaillés par une contradiction fondamentale : leurs lois sur la naturalisation sont sans exception en porte-à-faux avec les principes universalistes qu’ils invoquent par ailleurs. Quand on considère les conditions posées pour l’accès à la nationalité, il apparaît d’une part que la volonté d’adhésion n’est pas le critère exclusif : il ne s’agit donc pas seulement d’une question de choix (exemple : l’application du jus soli aux enfants nés de parents étrangers sur le territoire national64) ; d’autre part que, s’agissant de demandes expresses, l’accès à la nationalité suppose qu’un certain nombre de conditions supplémentaires soient remplies, en particulier l’observation d’une période d’attente ou du moins l’écoulement d’un certain temps préalable à la naturalisation (exceptés certains cas où la déclaration de nationalité suffit, mais ceux-ci supposent que d’autres conditions soient remplies, telles qu’un mariage avec un conjoint national). Ce dernier point est essentiel : du moment que la naturalisation n’est plus un événement quasi instantané, que se dresse une barrière temporelle entre le vœu exprimé et l’obtention de la nationalité (ce qui, pour les immigrés de la première génération, par exemple, est pratiquement toujours le cas), on introduit une restriction dont la légitimité et la définition exacte prêtent à discussion. Autrement dit : les régimes libéraux, et quelle que soit la plausibilité des motifs invoqués pour légitimer cette condition (un réalisme élémentaire qui, semble-t-il, la rend d’emblée acceptable, voire évidente, etc.), se rendent par là vulnérables aux critiques de leurs adversaires. Interposer un décalage temporel entre l’expression de la volonté d’adhésion et l’accès à la nationalité, c’est introduire une notion qui ne peut pas ne pas être élastique, et l’extrême-droite ne manquera pas d’exploiter cette élasticité à son avantage. Elle essaiera d’étirer indéfiniment le temps d’attente, de lui conférer une durée qui laisse présumer qu’entretemps d’autres conditions encore soient remplies (une assimilation réussie, l’acquisition d’une seconde nature), bref de faire en sorte que la naturalisation soit renvoyée aux calendes grecques. Une fois ce débat déclenché, ce sont les régimes libéraux qui y occupent la position la plus faible. Ce débat rappelle un peu celui d’autrefois au sujet des citoyens passifs : comparable à ceux-ci, l’étranger vit dans une situation provisoire d’exclusion ; mais ce genre de provisoire fait tout de suite surgir la question de savoir à quel moment il s’arrête et, surtout, à quelles conditions. Comment « définir » la métamorphose du candidat à la naturalisation en citoyen à part entière ? Les controverses qui découlent inévitablement de cette question peuvent non seulement avoir pour effet d’étirer à loisir la durée du provisoire mais aussi mener à la conclusion que dans certains cas la nationalité a été accordée au mépris de ses exigences. Introduire une restriction qui, en stricte logique, est incompatible avec les principes universalistes, peut donc à la limite avoir pour conséquence des mesures de dénaturalisation, et nous avons vu que des gouvernements démocratiques ne font pas toujours et partout la fine bouche devant pareilles mesures.
47Aujourd’hui, c’est surtout au nom des différences culturelles que l’extrême-droite tente de barrer l’accès à la nationalité des immigrés et de défaire les naturalisations déjà acquises. Les démocraties ont tout intérêt à ne pas se laisser entraîner sur le terrain de ce culturalisme qui aux yeux de leur adversaire doit servir de tremplin pour la transition insidieuse vers une législation raciste au sujet des immigrés. Or, certains gouvernements font déjà des concessions douteuses au différentialisme culturaliste, avec les meilleures intentions sans doute mais au mépris des principes universalistes. Aux Pays-Bas et en Angleterre, par exemple, on observe la combinaison d’une reconnaissance institutionnelle des minorités avec une logique de discriminations positives en vue de leur émancipation et d’une représentation non-discriminatoire. Rien de plus louable à première vue : ne s’agit-il pas d’un antiracisme hétérophile ? Mais cette logique contient le danger d’une racialisation ou ethnicisation des rapports sociaux et culturels ; elle peut favoriser une juxtaposition de ghettos « autonomes » narcissiquement tournés vers leur « différence » communautaire ; elle implique qu’on impose le silence à ceux qui refusent ce genre d’appartenance et veulent organiser leur existence sans subir l’entrave d’une identité collective prescrite. Et ne perdons pas de vue surtout ce fait : le racisme culturaliste préconisé par l’extrême-droite se présente, lui aussi, comme une forme d’hétérophilie. A première vue, il n’implique ni évaluation hiérarchique ni dénigrement moral de l’autre : pour le moment, l’amour des différences sauve les apparences. Mais il s’agit d’une tactique provisoire, car ce racisme constitue un mélange potentiellement explosif de différentialisme et de mixophobie. Et le mélange risque de devenir effectivement explosif du moment que se profile une coexistence forcée des différences sur le même territoire : l’hétérophilie peut alors facilement se retourner en diabolisation de l’autre-ennemi. Ce mécanisme est en train de se déployer sous nos yeux : en réduisant l’immigré à une identité collective confondue avec l’islamisme, c’est-à-dire à un type culturel « inassimilable par définition », l’extrême-droite prépare le retour de l’ennemi diabolisé ; et l’arabe d’aujourd’hui ressemble de plus en plus au juif d’hier. Potentiellement donc, ce racisme culturaliste est beaucoup plus destructeur que le racisme biologique. Celui-ci est une variante de l’idéologie inégalitaire et se contente généralement de dominer et d’exploiter l’autre. Celui-là implique un refus farouche de la coexistence. Il recèle des réflexes mixophobiques qui, sur fond de juxtaposition spatiale et de cloisonnement territorial des différences, arrivent à se formuler en termes d’hétérophilie ; mais qui, dès que cette juxtaposition et ce cloisonnement s’effacent ou s’avèrent impossibles, débouchent sur l’affirmation d’une incompatibilité de principe. A partir de ce moment, il n’y a pas trente-six solutions : on bien on expulse l’autre — c’est l’émigration forcée ou le retour au pays natal — ou, si pour une raison ou une autre cette voie est coupée, on multiplie les ghettos sur place — avec toutes les mesures de discrimination et de ségrégation sociale propres à l’apartheid et les formes de ségrégation spatiale commandées par l’évitement de la souillure — ou encore, au moment où la diabolisation de l’autre est accomplie, ce sera en fin de compte la logique d’extermination qui prévaudra. Lorsque toutes les autres vois d’issue sont fermées, la mixophobie recourt logiquement à des solutions finales. Même en ce qui concerne les nazis il serait téméraire de prétendre que l’extermination constituait un choix a priori ; seulement, dès que l’émigration forcée s’avérait impossible, elle leur était en quelque sorte imposée par « les circonstances ». C’est ce qui nous incite à parler, au sujet du Vlaams Blok ou du lepenisme, de néo-nazisme en vêtements du dimanche. Les plaidoyers contre l’accès à la nationalité et en faveur de la dénaturalisation pourraient bien n’être que des jalons sur une voie qui mène à des mesures autrement radicales. Face à la perspective de l’irréversibilité d’immigrations de masse, les démocraties ont donc tout intérêt, si elles ne veulent pas faire le jeu de l’extrême-droite, à ne pas organiser la coexistence des immigrés et des autochtones sur la base d’une consécration d’identités collectives et à ne pas trop s’éloigner des principes universalistes.
48Quant au droit, s’il peut se prêter à des formes autrement douteuses de consécration des « identités collectives », c’est surtout en vertu de son indifférence formelle par rapport aux contenus qu’il véhicule. On n’y trouvera sans doute pas d’apologie ouverte d’une nature raciale : il se contente de tirer les « conclusions pratiques » de cette nature définie par ailleurs, dans le discours politique ou dans un discours pseudo-scientifique à usage politique. Par rapport au droit lui-même, l’image et l’usage de cette nature sont donc plutôt des articles d’importation et ils y revêtent le plus souvent des formes implicites. Qui n’en sont pas moins d’une efficacité parfois redoutable : plus le droit traite cette nature comme s’il s’agissait d’une toile de fond indifférente à ses propres opérations « techniques », plus il se prête à devenir un instrument de discrimination. Si l’on ne trouvera pas dans des lois antisémites d’explications idéologiques de la nature du juif par exemple, c’est précisément parce que la mention de son nom y renvoie à cette nature perçue comme une évidence allant de soi que le droit peut se limiter à naturaliser et à dénaturaliser par des procédures formelles apparemment inoffensives son altérité « fondée en nature ». C’est en vertu de son laconisme au sujet de l’image de la nature qu’un certain discours juridique est à même d’optimaliser son usage.
Notes de bas de page
1 La force du préjugé ; essai sur le racisme et ses doubles, Paris, Editions La Découverte, 1987, p. 317.
2 Ibidem, p. 155 ss.
3 Les métamorphoses idéologiques du racisme et la crise de l’antiracisme, p. 20-21, in Face au racisme, sous la direction de P.-A. TAGUIEFF, tome II, Paris, Editions la Découverte, 1991.
4 La force du préjugé, op. cit., p. 14-15.
5 Ibidem, p. 81-82, 246-248.
6 Ibidem, p. 329-337 ; Les métamorphoses idéologiques du racisme..., op. cit., p. 36
7 Ainsi, dans une brochure interne du Front National, destinée aux cadres du mouvement, on lit : « Pour séduire, il faut d’abord éviter de faire peur et de créer un sentiment de répulsion. Or, dans notre société soft et craintive, les propos excessifs inquiètent et provoquent la méfiance ou le rejet dans une large partie de la population. De façon certes caricaturale, au lieu de dire “les bougnoules à la mer”, disons qu’il faut “organiser le retour chez eux des immigrés du tiers monde” » (Cité par Taguieff in Face au racisme, t. II, p. 53).
8 Les dictatures du tiers monde utilisent d’ailleurs volontiers le même genre d’arguments dans des buts apologétiques et pour justifier jusqu’aux massacres perpétrés au sein de leurs propre peuple : les « traîtres » sont toujours éliminés au nom de la lutte inévitable contre les agressions de l’Occident ; il faut bien défendre sa propre identité contre cet ennemi par définition raciste et impérialiste...
9 L. FERRY, Le nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 1992, p. 201-204.
10 R. HILBERG, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, Gallimard (Folio), 1991, p 6364. Pour ce qui concerne les Japonais, les théoriciens nazis les considéraient surtout comme des imitateurs et des conservateurs de la culture créée par les aryens : en fait donc, ils leur accordaient un statut de second rang.
11 Sans définition juridique du juif, il peut y avoir des pogroms mais pas de processus de destruction. Un pogrom, en effet, s’il porte atteinte à des biens et à des personnes, n’est pas source d’action ultérieure. La définition juridique du juif, par contre, si elle ne cause pas nécessairement de dommages directs, est la conditio sine qua non de toute politique raciale qui procède par étapes progressives (R. HILBERG, op. cit., p. 52). L’auteur renvoie d’ailleurs à un député antisémite au Reichstag des années 1890 qui imputait l’absence de législation raciste — pourtant hautement souhaitable de son point de vue — à la difficulté de définir en droit la « race » juive (p. 61)
12 « En fin de compte, les nazis se souciaient fort peu du “nez juif” ; ce qui les préoccupait, c’était l’“influence juive” » (Ibidem, p. 63).
13 En fait, les choses étaient beaucoup plus compliquées encore : les nazis distinguaient sept catégories de métissage et comme cette différenciation entraînait toute une série de conséquences administratives, elle suscita des difficultés inextricables ; jusqu’à la fin du régime, l’identification des personnes tombant sous l’une ou l’autre de ces catégories n’a cessé de poser des problèmes (F. BEDARIDA e. a., La politique nazie d’extermination, Paris, Albin Michel, 1989, p. 86).
14 Comme tout candidat à une fonction officielle ou à un grade dans le parti pouvait se voir requis de présenter un dossier généalogique prouvant son ascendance aryenne, on voyait bientôt apparaître une nouvelle profession : les généalogistes agréés (Sippenforscher).
15 Pour asseoir leur politique antijuive dans la Belgique occupée, les Allemands, dans une ordonnance du 28-10-1940, reprenaient cette définition : aux critères mentionnes, ils ajoutaient toutefois que dans les cas de doute serait considérée comme juif toute personne adhérant ou ayant adhéré au culte juif (M. STEINBERG, L’étoile et le fusil, Bruxelles, Vie ouvrière, 1986, I, p. 64, 66 ; sur la « législation » antijuive en Belgique occupée : p. 16-18 — parler de législation a, en effet, quelque chose d’ambigu, car les mesures contre les juifs, étant en contradiction avec la Constitution du pays, se situaient « à côté » de la légalité ; pratiquement, dans les cas « exceptionnels » où les mesures à prendre étaient de nature à provoquer l’opposition des services autochtones, les Allemands substituaient à ceux-ci l’administration directe).
Des décrets promulgués par des alliés de l’Allemagne — Slovaquie, Croatie, Hongrie, Italie — reposaient sur des définitions comparables (S. FRIEDLANDER e. a., L’Allemagne nazie et le génocide juif — colloque de l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, Paris, Gallimard — Le Seuil, 1985, p. 268).
16 Au niveau de la jurisprudence, cela donna lieu à toutes sortes d’hésitations et d’incohérences, surtout du fait qu’il n’était pas toujours aisé de fixer les critères d’appartenance à la religion judaïque. Tantôt, une personne n’ayant pas été élevée dans le judaïsme et ne s’étant jamais inscrit à la synagogue, pouvait être classée dans la catégorie des juifs du seul fait qu’elle ne s’était jamais élevée contre une présomption de judéité (du fait qu’elle s’était fait passer pour juive dans des documents officiels, p. ex.). Tantôt, on pouvait juger qu’une personne n’était pas juive en dépit du fait qu’elle avait reçu une instruction religieuse en judaïsme et qu’elle avait fréquenté la synagogue ; ainsi d’une femme demi-juive qui, en plus, s’était déclarée de confession judaïque afin d’obtenir un emploi dans un organisme communautaire : son comportement s’expliquait par les pressions de son père et par un besoin économique, non par un sentiment d’appartenance ; ici, l’attitude mentale se substituait donc aux actes. Autre exemple de la prépondérance de celle-ci : une organisation juive s’adresse au juge au sujet d’un demi-juif qui, en même temps qu’il avait épousé une allemande, avait rompu avec sa synagogue ; l’argument allégué étant qu’il n’avait pas abandonné explicitement sa religion ; le tribunal rejette ce point de vue : la rupture avec la synagogue entraîne ipso facto la rupture avec le judaïsme, d’autant plus que l’individu en question, étant membre de diverses organisations nazies, avait suffisamment prouvé qu’il ne se considérait plus du tout comme juif. En ce qui concerne les rapports avec la confession judaïque, on en était donc parfois réduit, pour établir si un demi-juif devait être classé juif ou Mischling, à se demander s’il se considérait lui-même comme juif ou non. Le critère de l’attitude mentale pouvait mener à des conclusions plus bizarres encore : ainsi, il y a eu des procès où des individus issus de quatre grands-parents allemands ont été classés juifs parce qu’ils étaient de confession judaïque ; les critères raciaux ici perdaient tout leur poids au profit de l’attitude profonde : quoique de sang aryen, quelqu’un pouvait devenir juif du seul fait d’embrasser la foi judaïque, puisqu’en agissant ainsi, il s’était placé donc dans le camp des juifs. De même, les Mischlinge, à partir d’un certain moment — mais, ici, il ne s’agit plus de cas litigieux évoqués devant des tribunaux mais de phénomènes liés au contexte de la solution finale — devaient être extrêmement attentifs à tout ce qu’ils disaient et faisaient : s’il se comportaient ou « sentaient » comme des juifs à part entière, cela pouvait leur coûter la vie (R. HILBERG, op. cit., p. 70-72, 361, 365).
17 En ce qui concerne plus particulièrement les Mischlinge au premier degré, à un moment ou l’autre du régime : exclusion de la fonction publique et de l’armée active, non-admission dans les écoles secondaires et les universités, réglementation des mariages (plus particulièrement interdiction d’épouser un partenaire de sang allemand sans autorisation spéciale — un Mischling au second degré, d’autre part, n’était pas autorisé à se marier avec un partenaire juif) et, pour finir, en 1944, soumission au travail forcé (Ibidem, p. 72, 141). A la conférence de Wannsee (janvier’42) ainsi qu’au cours de plusieurs réunions ultérieures, on a débattu longuement la question de savoir s’il était souhaitable de stériliser les Mischlinge et les juifs allemands ayant fait des mariages mixtes, mais toutes ces discussions n’ont amené aucune conclusion définitive. L’extinction de la « troisième race » par la stérilisation était en tout cas jugé préférable à des mesures d’extermination : selon Stuckart, secrétaire d’Etat au ministère de l’Intérieur, une politique trop brutale à l’égard des Mischlinge en aurait fait des adversaires dangereux, car, en passant à l’ennemi, ils auraient mis à sa disposition les qualités précieuses qu’ils avaient héritées avec leur part de sang aryen (in L. POLIAKOV, Bréviaire de la haine, Bruxelles, Ed. Complexe, 1986 ; p. 71 ; R. HILBERG, op. cit., p. 359ss., U. D. ADAM, Judenpolitik im dritten Reich, Düsseldorf, Droste Verlag, 1972, p. 136-144). Bien entendu, en ce qui concerne l’U. R. S. S., la S. S. et les Einsatzgruppen ne se souciaient pas de faire le tri entre juifs entiers et Mischlinge : vu que l’autre part du sang de ceux-ci n’était pas allemande mais représentait également une « sous-humanité » on pouvait les tuer en même temps que les juifs intégraux. De même, en Pologne on ne reconnaissait pas l’existence de catégories privilégiées, susceptibles d’échapper à la déportation (Ibidem, p. 317-319, 419).
18 L. POLIAKOV, op. cit., p. 305 ; L. LUCASSEN, En men noemde ben zigeuners, Amsterdam-’s Gravenhage, SDV Uitgeverij, 1990, p. 216-218. Il y eut pourtant une exception : la tribu des Sinte ; Himmler souhaitait qu’on laissât en paix ces gens de racine indo-germaine, à cause de leur « intérêt ethnologique » : mieux valait les concentrer dans une région où ils pourraient se déplacer librement et servir d’objet d’étude aux experts raciaux (Ibidem, p. 186).
19 Se rapportant à l’enseignement, à la radiodiffusion, au journalisme (rédaction aussi bien que gérance ou direction de journaux et revues périodiques), ainsi que les activités ayant pour objet la production de films, leur diffusion et l’exploitation de salles de cinéma ou de théâtre.
20 Ainsi, vers 1941, plusieurs dizaines de milliers de juifs immigrés de fraîche date se trouvaient dans des camps de concentration. Ce n’était pas le cas de tous les juifs étrangers : ceux qui étaient pauvres mais valides étaient mobilisés dans des brigades de travail forcé.
21 Pour le texte complet des lois du 3 et 4-10-1940 et du 2-6-1941, voir : M. R. MARRUS et R. PAXTON, Vichy et les juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981, p. 610-622.
22 La « nature » raciale, ici, devient donc une tare indélébile ne pouvant être effacée par la conversion. Sur ce point, mais sur ce point seulement, la loi posait un problème insurmontable à l’Eglise catholique (ou, du moins, au Vatican) : elle ne pouvait accepter qu’on considérait juif à cause de son ascendance quelqu’un qui s’était converti au catholicisme et qui avait été baptisé (Ibidem, p. 285, 286).
23 Termes utilisés par le rapporteur devant un tribunal civil (cité par D. LOCHAK, La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme, in : Les usages sociaux du droit, Paris, P.U.F., 1989, p. 282). Les tribunaux éprouvaient rarement des scrupules de nature à empêcher le mariage du raisonnement juridique avec les arguments racistes. Ainsi, dans un jugement rendu par le tribunal civil de la Seine le 7-1-1944 il est dit que la race fait partie, comme la naissance ou le mariage, de l’état de la personne, et qu’il est normal qu’elle produise, comme toute autre qualité inhérente à cette personne, des effets juridiques qui lui sont propres : d’où le fait que les juifs sont frappés par la loi d’un certain nombre d’incapacités... De même, la doctrine de l’époque arrivait à justifier la loi du 22-7-1941, d’« aryanisation » des entreprises juives, et qui avait pour but, aux termes de son article 1er, « d’éliminer toute influence juive de l’économie nationale », comme une exigence découlant de l’intérêt public, en cela comparable avec la loi sur la faillite : comme celle-ci élimine par une mesure d’exécution les commerçants qui alourdissent l’économie nationale et en compromettent l’équilibre financier, la loi du 22-7-1941 « se méfie de la prospérité des juifs et ordonne leur exécution, parce que cette prospérité même tend à rompre à leur profit trop exclusif l’équilibre économique. Les deux institutions ont donc le même fondement » (in B. M. BLOCH, Le regard des juristes sur les lois raciales de Vichy, in Les Temps Modernes, no 547, 1992, p. 166-167, 169). Bref, les lois antijuives ne rompent pas vraiment avec le principe de l’égalité (des citoyens devant la loi), elles consacrent des situations objectives ou rétablissent des équilibres rompus, elles constituent tout au plus une exception « qui confirme la règle », comme disait Duverger (D. LOCHAK, op. cit., p. 264).
24 M. R. MARRUS et R. PAXTON, op. cit., p. 139 ss. De même, l’idéologie qui a inspiré les lois antijuives de 1938 et 1939 en Italie mettait l’accent sur des éléments d’ordre culturel beaucoup plus que sur des critères bio-anthropologiques ; sous l’influence de Julius Evola, l’idée de « race de l’esprit » ou de « race intérieure » prenait largement le dessus sur celle du sang et du sol. Il est difficile de se défaire de l’impression que, du moment qu’il s’agit de légitimer des politiques racistes, on ne peut renoncer à l’appui complémentaire des considérations biologiques et des arguments « spiritualistes » : le racisme biologique doit bientôt recourir au soutien de la raison culturaliste mais celle-ci n’en éprouve pas moins le besoin de s’« enraciner » dans un fond plus matériel et substantiel ; la métaphorique organiciste sert d’échangeur entre les deux ordres du discours de légitimation.
25 E. WEBER, L’action française, Paris, Fayard, 1985, p. 228-231 ; P.-A. TAGUIEFF (sous la direction de), Les protocoles des Sages de Sion, Un faux et ses usages dans le siècle, Paris, Berg International Editeurs, 1992, I, p. 133-135 ; II, 222, 232.
26 On peut consulter le texte de cette loi dans M. R. MARRUS et R. PAXTON, op. cit., p. 625-634.
27 Ibidem, p. 143-145. Pratiquement tous les pays qui avaient à l’époque une législation antisémite prévoyaient un traitement de faveur pour les anciens combattants et leurs familles : voir par ex. la loi italienne de 1938 in R. HILBERG, op. cit., p. 573.
28 Ibidem, p. 450-455. L. POLIAKOV, op. cit., p. 202-206.
29 Ces derniers — fait étonnant — ont défendu les juifs étrangers aussi bien que les autres, pas seulement dans leur propre pays mais même ailleurs, quand le cas se présentait ; d’où des situations parfois paradoxales : durant la période où ils occupaient une partie du sud de la France — de novembre 1942 à septembre 1943 — les fascistes italiens protégeaient même les juifs contre les tentatives de Vichy pour les livrer aux Allemands.
30 M. STEINBERG, op. cit., II, 155-158, 163-166 ; III, 28-29 ; IV, 217 ss. Dans un document, daté du 5-1-1943, de la Dienststelle des Auswärtigen Amts, Bruxelles, p. ex. il est dit ouvertement que les juifs belges seront déportés comme les autres, mais seulement après que le pays aura été nettoyé de leurs congénères étrangers (S. KLARSFELD et M. STEINBERG, Die Endlösung der Judenfrage in Belgien, New York, Beate Klarsfeld Foundation, s. d., p. 70). D’autre part, parmi les menacés de déportation, on fabriquait bien entendu aussi des faux documents et des fausses cartes d’identité attestant l’aryanité du détenteur ; les contestations d’aryanité n’étaient toutefois pas évoquées devant les tribunaux mais réglées par une commission administrative, le Bureau des Etudes Raciques et Généalogiques, appendice de la SS peuplé par des collaborateurs et qui selon la législation belge n’existait même pas (M. STEINBERG, L’étoile et le fusil, III, p. 113, 122, 139).
Il y avait, dans les pays occupés d’Europe occidentale, d’autres catégories exemptées de la déportation, souvent de façon provisoire : demi-juifs et conjoints d’aryens, juifs citoyens de pays neutres ou ennemis non occupés (Angleterre, Etats-Unis) ainsi que les prisonniers de guerre (les allemands craignaient des représailles), certains juifs « économiquement utiles » sur place, membres et fonctionnaires des Conseils Juifs, etc. (L. POLIAKOV, op. cit., p. 163-164, 196-197, 299-300 ; R. HILBERG, op. cit., p. 381-382). Mais les nazis n’y regardèrent pas toujours de si près ; ainsi, en Belgique, furent également inclus dans les convois de déportation des demi-juifs et même des juifs turcs, originaires pourtant d’un pays neutre mais dont la protection diplomatique avait été levée (M. STEINBERG, op. cit., III, p. 196 ; Dossier Brussel-Auschwitz, Bruxelles, 1981, p. 39-40, 164).
31 Ibidem, p. 72-73 ; U. D. ADAM, op. cit., p. 265. De même, l’Etat croate, qui appliquait grosso modo les mêmes critères de définition du juif que la législation de Nüremberg, avait ses « aryens d’honneur » : le chef de l’Etat pouvait accorder aux non-aryens qui avaient servi la cause croate avant 1941 les pleins droits des aryens (R. HILBERG, op. cit., p. 614).
32 Ibidem, p. 79-82, 369-371 ; S. FRIEDLANDER e. a., L’Allemagne nazie et le génocide juif, p. 127-128.
33 Le procédé qui consiste à se traiter réciproquement de juifs ou d’enjuivés est d’ailleurs de bonne guerre parmi les antisémites d’obédiences diverses, même aujourd’hui.
34 Etaient visés surtout les partis libéraux et socialistes, qui devaient leur pouvoir aux « juifs, étrangers sans patrie » et « les plus haïssables boutefeux » contre tout ce qui est flamand. En outre, l’extrême-droite flamingante découvrait bien sûr des noms de juifs dans toutes les « ligues fransquillonnes » (M. STEINBERG, L’étoile et le fusil, I, p. 136-137).
35 P. ORY, Les collaborateurs, Paris, Seuil, 1976, p. 173, 182, 198-198-199 ; M. STEINBERG, op. cit., I, p. 147, 151, 156 ; II, 161 ; III, 210.
36 C’était la façon de voir de Hitler. Mais on la rencontre déjà chez Drumont dans « La France juive » : « Tout juif qu’on voit, tout Juif avéré est relativement peu dangereux (...) comme on sait à quoi s’en tenir sur son compte, il est possible de le surveiller. Le Juif dangereux, c’est le Juif vague. Il est le plus puissant élément de trouble que la terre ait jamais porté, et il traverse ainsi la vie avec la joie que donne aux Juifs la conscience d’avoir (...) toujours fait du mal aux chrétiens » (in L. POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme, Paris, Seuil, 1981, II, p. 157).
37 Dans Le testament politique de Hitler, on apprend ceci : « Nous parlons de race juive par commodité de langage, car il n’y a pas, à proprement parler, et du point de vue de la génétique, une race juive. Il existe toutefois une réalité de fait à laquelle, sans la moindre hésitation, on peut accorder cette qualification (...) C’est l’existence d’un groupe humain spirituellement homogène (...) La race juive est avant tout une race mentale (...) Une race mentale, c’est quelque chose de plus solide, de plus durable qu’une race tout court (...) Le Juif, où qu’il aille, demeure un Juif. C’est un être par nature inassimilable. Et c’est ce caractère même qui le rend impropre à l’assimilation, qui définit sa race. Voilà une preuve de la supériorité de l’esprit sur la chair ». C’est d’ailleurs Taguieff lui-même qui attire l’attention sur ce passage et, qui plus est, souligne que le racisme culturaliste « anti-immigrés » d’aujourd’hui généralise ce schéma de pensée, en l’appliquant à des xénophobies ciblées visant d’autres groupes que les juifs. L’étonnant dans tout cela, c’est qu’il omette d’en tirer les conclusions qui s’imposent concernant la place de l’argumentation culturaliste dans le racisme d’avant-guerre (Face au racisme, II, p. 47-48). M. STEINERT, Hitler, Paris, Fayard, 1991, p. 191 ss. contient d’intéressantes réflexions sur l’antisémitisme d’Hitler.
38 Selon Charcot, le juif était racialement prédisposé à la névropathie des voyages ou du nomadisme. Le juif errant symbolise ce besoin irrésistible de se déplacer sans pouvoir se fixer nulle part. Le discours raciste ajoutait que cette névrose du nomadisme « prédateur », le juif, si on ne s’y oppose, finira par en contaminer les autres races (L. POLIAKOV, Le mythe aryen, Bruxelles, Ed. Complexe, 1987, p. 322-324).
39 P. VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, Paris, Ed. La Découverte, 1991, p. 163-164.
40 Himmler dans son discours de Posen du 6-10-1943 : « La question suivante nous a été posée : que fait-on des femmes et des enfants juifs ? Je me suis décidé et j’ai là aussi trouvé une solution évidente. Je ne me sentais en effet pas le droit d’exterminer les hommes — dites, si vous voulez, les tuer ou les faire tuer — et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants. Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre » (in Y. THANASSEKOS e. a., Révision de l’histoire, Paris, Ed. du Cerf, 1990, p. 128).
41 Ainsi que le précisait une circulaire du ministère des affaires étrangères aux autorités allemandes à l’étranger (1938) : « L’affluence des juifs dans toutes les parties du monde suscite l’opposition de la population d’origine et représente ainsi la meilleure des propagandes pour la politique juive de l’Allemagne. Plus pauvre et donc plus lourd sera l’émigrant juif pour le pays qui l’absorbe, plus vive sera la réaction du pays » (H. ARENDT, L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982, p. 336).
42 S. FRIEDLANDER e. a., op. cit., p. 291-292, 297.
43 E. Jäckel rappelle, à juste titre, que Mein Kampf est envahi par des métaphores empruntées à la parasitologie : « le Juif est un ver dans le corps pourrissant, c’est une pestilence pire que la peste noire d’autrefois, un porteur de bacilles de la pire espèce, l’éternel schizomycète de l’humanité, le fainéant qui s’infiltre dans le reste de l’humanité, l’araignée qui suce lentement le sang du peuple à travers ses pores, une bande de rats qui se battent au sang, le parasite dans le corps des autres peuples, le type même du parasite, c’est un pique-assiette qui prolifère comme un bacille nuisible, l’éternelle sangsue, le vampire des peuples »(in S. FRIEDLANDER e. a., op. cit., p. 109)
44 Les collabos avaient bien appris le langage de leurs maîtres ; ainsi, la métaphore « maraîchère » fleurit dans une brochure du S. S. flamand Jef van de Wiele, au titre ironique Les Juifs sont aussi des hommes : « En lui-même le chardon est une belle plante, forte et vivace (...) Et cependant on arrache ce chardon quand on le trouve dans son jardin ou dans son champ de pommes de terre (...) Car enfin, vous ne pouvez empêcher un chardon d’être chardon, — c’est sa nature et il doit le rester. On ne peut en vouloir au chardon de ce qu’il enfonce si profondément ses racines, de ce qu’il ait besoin de tant d’eau et empêche du coup les autres plantes de croître, de ce qu’il pique. D’autre part, le chardon ne peut pas non plus en vouloir aux autres plantes de ce qu’elles souhaitent prospérer sur leur terrain, et donc d’être débarrassées de la présence des chardons » (Bruxelles, Ed. Steenlandt, 1942, p. 3).
45 Dans un discours daté du 15-8-1941, cité par R. HILBERG, op. cit., p. 287.
46 Cité par L. POLIAKOV, Bréviaire de la haine, op. cit., p. 228.
47 Entretiens du 15-2 et du 2-4-1945, in S. FRIEDLANDER e. a., op. cit., p. 113. Voir également : p. 103, 106 ; R. HILBERG, op. cit., p. 476, 712 ; Z. BAUMANN, Modernity and the Holocaust, Cambridge, Polity press, 1989, p. 68, 71 ; F. BEDARIDA e. a., La politique nazie d’extermination, p. 60.
48 F. BEDARIDA e. a., L’Allemagne de Hitler, Paris, Seuil, 1991, p. 241.
49 S. FRIEDLANDER e. a., op. cit., p. 525-526.
50 In R. HILBERG, op. cit., p. 880-881. Johannes Von Leers, propagandiste zélé du régime qui allait faire une seconde carrière dans l’Egypte de Nasser, résumait cette criminalité héréditaire comme suit : « Leurs dispositions à l’escroquerie, leur tendance à léser les autres peuples ne sont pas la conséquence des circonstances mais sont innées à leur race. Celle-ci ne peut être modifiée, pas plus qu’on ne ne peut empêcher un chat d’attraper les souris » (Histoire du national-socialisme, Berlin, Ed. Européennes, 1942, p. 9).
51 Isolement, voire liquidation physique, de familles comportant des cas de maladies cardiaques ou pulmonaires, pouvoir légal de la police d’enfermer dans des camps de concentration des allemands innocents de tout délit, etc.
52 Z. BAUMANN, op. cit., p. 66-67, 91-92 ; F. BEDARIDA e. a., L’Allemagne de Hitler, p. 312-313.
53 En Belgique aussi, la propagande antisémite des années trente visait surtout les immigrés, en particulier les « Ostjuden » (M. STEINBERG, L’étoile et le fusil, I, 72ss.).
54 M. R. MARRUS et R. PAXTON, op. cit., p. 5861. Un exemple de cette prédominance : en mai 1940, les juifs allemands qui s’étaient réfugiés en Belgique furent tout simplement arrêtés comme « suspects » par les autorités du pays (depuis 1938, ils étaient déjà la cible de mesures d’internement) ; pendant l’exode, ils furent déportés dans le sud de la France et, une fois échoués là, internés par le régime de Vichy (M. STEINBERG, op. cit., I, p. 85-87 ; II, p. 40-41). On devait donc bien juger que dans les circonstances leur appartenance culturelle avait beaucoup plus de poids que tout le reste ; avec ceci de bizarre toutefois : il s’agissait, dans cette optique, d’appartenance à la culture allemande, appartenance en vertu de laquelle ils ne pouvaient pas ne pas se ranger du côté de l’ennemi, non d’une identité culturelle réduite à leur différence raciale qui les transformait précisément en victimes de ce même ennemi.
55 Ibidem, p. 89-90. Pour le texte du décret : p. 596-609. La date, 1938, n’est pas fortuite : le flot des réfugiés du Grand Reich, et l’intensification de la propagande antijuive qui est allée de pair avec, a agi comme catalyseur pour les nouvelles politiques plus ouvertement répressives ; c’était le cas en Belgique également.
56 R. PAXTON, La France de Vichy, Paris, Seuil, 1973, p. 168-169.
57 Remarquons en passant que dans l’Allemagne de ces années, l’agitation raciste trouvait déjà un aliment de choix dans le thème de l’invasion des immigrés : en vertu d’un traité d’option de 1921, qui permettait aux Polonais de choisir la citoyenneté allemande, beaucoup d’« Ostjuden » s’étaient établis dans le pays.
58 Z. STERNHELL, La droite révolutionnaire, Paris, Seuil, 1978, p. 207 ; S. FRIEDLANDER e. a., op. cit., p. 102, 105 ; M. R. MARRUS et R. PAXTON, op. cit., p. 70-71, 510-511.
59 En 1915 déjà, le gouvernement français avait décidé de dénaturaliser les citoyens d’origine ennemie naturalisés mais qui avaient gardé en même temps leur nationalité d’origine ; cela était toutefois considéré encore comme une mesure de guerre. En 1916, le Portugal promulgua un décret qui allait beaucoup plus loin : toute personne née de père allemand était dénaturalisée. La liste s’allongea considérablement dans la période d’après-guerre. Quelques exemples de mesures de dénaturalisation : Russie 1921 : à toute personne résidant à l’étranger peut être retirée, sans explication aucune, sa nationalité ; mesure analogue en Allemagne, 1933, à quoi s’ajoute la révision systématique des naturalisations accordées aux personnes d’origine juive (même année) ; Belgique, 1922 : la naturalisation des personnes ayant commis durant la guerre des actes antinationaux est annulée, et 1934 : peuvent être dénaturalisées les personnes « manquant gravement à leurs devoirs de citoyens belges ; Italie, 1926 : peuvent être dénaturalisés tous ceux qui “ne méritent pas la citoyenneté italienne” ; Egypte, 1926, et Turquie, 1928 : peut être dénaturalisée toute personne qui menace l’ordre social ; Autriche, 1933 : tout citoyen ayant servi à l’étranger ou ayant participé à une action hostile à l’Autriche peut se voir retirer sa nationalité ; Grèce, 1936 : les réfugiés arméniens déjà naturalisés peuvent de nouveau être dénaturalisés (H. ARENDT, L’impérialisme, p. 341). Par un décret de novembre 1941, les nazis déclaraient déchus de leur nationalité et de leurs biens tous les juifs du Reich ayant quitté le territoire : cela s’appliquait bien sûr aussi à ceux qu’ils déportaient en Pologne. En même temps, ils insistaient auprès des autorités des pays occupés ou satellites pour obtenir la dénationalisation des juifs y résidant avant le moment de leur déportation : nous avons mentionné leur attitude à l’égard de Vichy à ce propos. Finalement un décret du 25-4-1943, totalement superflu d’ailleurs, déclarait que les juifs et les tziganes ne pouvaient jouir de la nationalité allemande.
60 Ibidem, p. 242-243, 254-255, 256-257.
61 Dans une version affaiblie, il peut s’agir d’un contrat implicite, d’un consensus au sujet du vivre-ensemble basé sur la conscience des sacrifices partagés dans le passé et sur le désir de renouveler ceux-ci — comme disait Renan : sur un plébiscite journellement reconduit.
62 « On comprend aisément combien est absurde, dans ces conditions, l’idée même de naturalisation. Fabriquer des Français par décret, des Anglais artificiels ou des Allemands postiches est une des plus belles aberrations du droit. (...)La puissance publique ne peut pas plus faire d’un étranger un national que changer une femme en homme » (Vacher de Lapouge, in G. DELANNOI e. a., Théories du nationalisme, Paris, Ed. Kimé, 1991, p. 89).
63 Ibidem, p. 33-38.
64 Dire, corne le fait l’extrême-droite, qu’il s’agit là de naturalisation automatique, c’est donner une vision déformée des choses. Si on accorde d’emblée la nationalité aux enfants d’immigrés, c’est en vertu d’un présupposé inexprimé : l’école joue un rôle primordial dans l’assimilation des immigrés. Si dans le cas de l’adulte — l’immigré de la première génération — la force des habitudes acquises forme un obstacle à l’acculturation, dans celui de l’enfant, par contre, l’assimilation de la langue nationale à l’école produit en même temps une assimilation de la culture du pays d’accueil. On part donc de la conviction que la transmission des valeurs culturelles d’origine par la famille n’est pas en mesure de s’opposer durablement à l’intériorisation, en grande partie inconsciente, par les enfants des normes nationales à travers l’école. L’extrême-droite, qui rejette cette efficacité de l’école et l’effet d’identification avec la nation produit par l’acquisition de la langue (en fait elle plaide en faveur d’écoles séparées où seule la culture d’origine serait enseignée), lui substitue en fait la notion mystique d’une âme collective dont l’action séculaire s’effectue « dans le dos des individus » : il ne peut y avoir un nouveau commencement à travers l’enfance, tout au plus peut-il s’opérer un effacement lent d’un type inconscient produisant ses effets au bout d’une chaîne de générations successives.
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Images et usages de la nature en droit
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