La naturalisation des crimes dans la pensée classique
p. 231-254
Texte intégral
Introduction
1La question de la naturalisation des crimes suit ou précède, selon le point de vue auquel on se situe, la question de la naturalisation des peines. En tout état de cause, ces deux questions sont en interaction constante. Si, dans le modèle classique, les qualités que l’on prête à la peine s’inscrivent dans un rapport de nature au crime, dans le modèle positiviste, c’est la nature du crime qui justifie la mesure.
2Dans le développement du droit pénal positif, la question de la naturalisation des crimes se réfère, toutefois, à une problématique bien précise et c’est à partir de celle-ci que nous nous situerons. Il s’agit de la division traditionnelle du droit pénal en droit pénal commun et droit pénal particulier. Cette division en termes de nature recouvre également une division en termes d’objet, droit pénal général et spécial, et de source, dans le Code pénal ou en dehors du Code. Le droit pénal général et le droit pénal spécial contenus dans le Code pénal ainsi que dans les lois complémentaires feraient partie du droit pénal commun, censé représenter la « partie permanente et stable du droit pénal », répondant aux « nécessités de l’ordre social en déterminant les faits qui constituent une atteinte aux biens juridiques essentiels »1. En revanche, le droit pénal spécial contenu dans les lois et règlements particuliers constituerait le droit pénal particulier, résultant « de la nécessité de régler des situations personnelles et locales », « de protéger des biens juridiques spéciaux ou de faire face à des besoins temporaires et variables »2.
3Cette summa divisio delictorum, qui se trouve déjà présente chez J. J. Haus3 renvoie traditionnellement à la distinction que les positivistes établissaient entre les délits « naturels » et les délits « artificiels »4. Si des auteurs comme Prins semblent avoir relativisé ces distinctions en affirmant qu’« il n’y a pas de délits naturels », et que « la loi pénale varie suivant les époques et les régions »5, d’autres, plus récents, se rattachant aux doctrines de la défense sociale, n’ont pas hésité à poursuivre les idées de Garofalo, même si les termes sont partiellement différents. Ainsi, H. Bekaert propose de distinguer nettement les infractions aux règles constitutives de l’« ordre social » et les infractions aux règles formant une « structure conventionnelle »6, les unes formant l’« armature naturelle de la société »7, tandis que les autres s’apparentent à de la « convention pure » et « subissent des modifications, des altérations, des réversions successives et multiples »8.
4Cette division introduit l’idée d’une certaine hétérogénéité du droit pénal entre les mala in se et les mala prohibita, entre les infractions fondées sur la morale collective et celles qui se fondent sur des normes réglementaires, les real crimes et les moral offences, d’un côté, les quasi crimes et les regulatory offences, de l’autre. Le droit pénal allemand évoque, dans le même sens, le Kernstrafrecht et le Nebenstrafrecht, le droit pénal du centre et de la périphérie. Quoique discutable, cette division a marqué et continue à marquer, directement ou indirectement, certaines dispositions de droit positif. Ainsi, par exemple, en matière de récidive. Dans la doctrine classique, seules les condamnations prononcées pour les crimes et délits prévus par le livre II du Code pénal pouvaient servir entre elles de base à la récidive. La raison invoquée tenait au fait que seules ces infractions constituent des atteintes à l’ordre social et sont, dès lors, susceptibles de démontrer le caractère anti-social de leur auteur9. A contrario, il ne pouvait donc y avoir de récidive entre une infraction qui relève du droit pénal commun et une infraction qui relève du droit pénal particulier. Il a fallu attendre l’arrêt de la Cour de cassation du 23 janvier 1967 pour que la jurisprudence renonce à cette singulière restriction du champ d’application de la récidive10. Une gestion différentielle subsiste cependant, pour les motifs déjà évoqués, en ce qui concerne les récidives établies par les lois spéciales, à caractère réglementaire, qui ne peuvent faire l’objet d’une mesure de mise à la disposition du gouvernement11.
5L’évolution du droit pénal contemporain ne nous paraît plus justifier une telle conception12. Elle est d’ailleurs expressément remise en question dans l’Avant-projet de Code pénal de 1985. Le commissaire royal suggère, en effet, de regrouper dans le livre II du Code pénal, à côté des infractions « classiques », les infractions des lois particulières actuellement dispersées dans différents secteurs, avec l’avantage de restituer à celles-ci leur caractère de comportement contraire à la morale sociale13. Les abus de puissance économique, les dangers radioactifs, le racisme ou la xénophobie inquiètent tout autant que la rébellion, les vols domestiques ou les outrages aux mœurs. De même, la volonté de supprimer « toute différence de nature entre les différentes catégories d’infractions : crimes, délits et contraventions » est présente dans l’affirmation de R. Legros selon laquelle « toute infraction est punissable dès qu’elle est réalisée matériellement, sauf pour l’agent de s’en justifier »14.
6Pour tenter d’éclairer, de manière critique, cette problématique des délits naturels et des délits artificiels, qui reste au cœur du problème pénal, il eût sans doute été normal de l’approfondir à partir des auteurs qui ont toujours été considérés comme ses pères naturels, E. Ferri et surtout R. Garofalo qui oppose à la notion de « délit juridique » la notion de « délit naturel » qui lui paraît seule scientifiquement acceptable15. Le délit « naturel »ou« social », pour Garafalo, consiste dans la violation des « sentiments moraux que l’on peut considérer comme définitivement acquis à la partie civilisée de l’humanité et qui forment la vraie morale contemporaine » par des actes qui sont en même temps nuisibles à la communauté »16. Dans la mesure, cependant, où ces sentiments sont eux-mêmes partiellement variables dans le temps et dans l’espace, Garofalo propose de ne retenir que « la partie vraiment substantielle et identique dans tous les hommes de notre temps et de notre race, ou d’autres races pas trop dissemblables de la nôtre au point de vue psychique »17, c’est-à-dire en quelque sorte « la recta ratio « ou « le sens moral moyen » des peuples civilisés ou races supérieures de l’humanité18. De tels sentiments sont, selon lui, au nombre de deux : il s’agit d’un sentiment de pitié, d’abord, qui consiste dans « la répugnance à la cruauté, et la résistance aux impulsions qui seraient la cause d’une souffrance pour nos semblables »19 ; il s’agit d’un sentiment de probité, ensuite, qui « exprime le respect pour tout ce qui appartient à autrui »20. Le délit naturel consiste donc dans « la lésion de cette partie du sens moral qui consiste dans les sentiments altruistes fondamentaux, c’est-à-dire la pitié et la probité », et cela, dans « la mesure moyenne dans laquelle ils sont possédés par une communauté, et qui est indispensable pour l’adaptation de l’individu à la société »21. Sur base d’une telle définition, se trouve logiquement proposée une classification des délits en deux catégories. La première catégorie regroupe les offenses au sentiment de pitié et contient « les agressions à la vie des personnes, et toutes sortes d’actions tendant à leur faire un mal physique », de même que « les actes physiques qui produisent une douleur en même temps physique et morale »22. La deuxième catégorie regroupe les offenses au sentiment de probité et contient les « agressions violentes à la propriété,... les agressions faites sans violence... et les lésions indirectes à la propriété ou aux droits civils des personnes »23. Enfin, si Garofalo n’exclut pas que le législateur incrimine d’autres comportements, il estime seulement qu’il ne s’agit pas là de « vrais crimes... qui peuvent intéresser la vraie science, pour la recherche de leurs causes naturelles, et de leurs remèdes sociaux », car ils « ne révèlent pas dans leurs auteurs une anomalie » et « n’attaquent que des lois faites pour une société déterminée et variables d’un pays à l’autre »24.
7Cette conception du crime est-elle, comme on le présente volontiers, entièrement nouvelle ? Nous ne le pensons pas. La contestation légaliste et humanitaire ainsi que l’apparition des premiers codes pénaux qui, à la fin du XVIIIe, ont redistribué en Europe « toute l’économie du châtiment »25, ont nécessairement confronté les auteurs classiques à la question de la définition du crime. Les idées qu’ils ont développées sur ce point posent la question de la naturalisation en des termes qu’il paraît essentiel de rappeler. Tel sera l’objet de cette contribution qui s’inscrit dans le cadre d’une recherche consacrée à la genèse de la codification en droit pénal26.
I. Les codes absolutistes du XVIIIe siècle
8Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, une virulente réaction contre l’insécurité juridique et l’« arbitraire » de la justice donne naissance à un nouveau projet d’organisation scientifique de la rationalité juridique. Le mouvement est particulièrement net en droit pénal où divers codes et projets de codes absolutistes consacrent, en Russie (1767), en Toscane (1786), en Autriche (1787) ou en Lombardie (1791), la naissance d’une nouvelle systématique rationnelle des incriminations et des peines.
9L’apport de ce mouvement codificateur est fondamental pour l’histoire des représentations de la nature en droit pénal. Fidèle au projet d’une « science du droit » tel que le proposent les penseurs de l’École du Droit naturel, les codes et projets de codes de l’époque revendiquent l’émergence, à travers le texte codifié, d’une rationalité pénale conforme à l’ordre et à une morale de la nature. Et dans leur souci de marquer l’importance de cette référence fondatrice, les législateurs éclairés prennent le soin de marquer l’écart irréductible qui sépare une législation pénale immuable et conforme à la nature d’une réglementation conventionnelle et fluctuante qui ne sanctionne que des atteintes artificielles à l’organisation politique et sociale. Les fondements d’une dualisation du droit pénal sont posés dans des textes qui traduisent une césure radicale entre un « noyau dur » d’incriminations pénales de nature et un champ « quasi pénal » de transgressions à l’ordre des lois ou des règlements conventionnels. La distinction, appelée à connaître un large succès dans la suite de l’histoire du droit pénal moderne, n’est pas pour autant à mettre au seul bénéfice des codificateurs absolutistes de cette fin du siècle des Lumières. Largement inspirée par une réflexion théorique dont Montesquieu et Beccaria ne sont pas les moindres témoins, la séparation entre un droit pénal naturel et un droit quasi pénal « arbitraire » est déjà repérable chez un auteur iusnaturaliste français du XVIIe siècle, Jean Domat.
II. Les précurseurs d’une science du droit pénal conforme à la raison naturelle : Domat et Montesquieu
10Incarnation d’une pensée qui privilégie en toute recherche un modèle méthodologique fondé sur une rationalité mathématique, Jean Domat (16251696) publie en 1694 son œuvre maîtresse, Les Loix Civiles dans leur ordre naturel, Le Droit Public et Legum Delectus. Il s’agit d’une tentative de présentation systématique de l’ensemble des lois positives telles qu’elles découlent de principes fondateurs de droit naturel. A travers une subdivision de la matière entre droit privé et droit public, Domat esquisse une distinction qualitative entre un droit naturel immuable et un droit arbitraire qui se construit, évolue ou disparaît au gré de la volonté du législateur27. Au chapitre XI de la partie introductive de son livre intitulée « Traité des Loix », l’auteur présente un certain nombre de postulats sur lesquels repose cette distinction28 : les lois naturelles découlent des deux premières lois fondamentales qui organisent l’ordre de la société et qui commandent d’aimer Dieu et son prochain. Elles sont immuables parce que leur modification violerait l’esprit de ces premières lois et ruinerait les bases d’un ordre social naturel posé par Dieu (art. 1). « Essentiellement justes », d’une « justice universelle » qui est « toujours la même dans tous les temps et dans tous les lieux » (art. 20), ces lois disposent encore d’une « autorité naturelle » parce qu’elles s’imposent à notre raison et qu’on ne pourrait prétendre les ignorer.
11Les lois arbitraires, au contraire, constituent des règles indifférentes aux deux premières lois fondatrices de l’ordre social. Ce sont des règles dont « on ne saurait dire qu’une loi différente fût contraire aux principes de l’équité » (art. 29). Elles sont de deux sortes : soit il s’agit de lois complémentaires aux lois naturelles qui viennent régler le détail de ce que les lois naturelles n’ont pu régenter ; elles ont alors un caractère mixte, mi-naturel, mi-arbitraire, puisque le principe qu’elles mettent en application est une loi naturelle, mais que la modalité d’application qu’elles instaurent est arbitraire (art. 11) ; soit il s’agit de règles destinées à régler des matières arbitraires que les hommes ont inventées pour assurer une meilleure gestion du monde social. Encore faut-il concevoir que, même dans ces hypothèses, « ces matières arbitraires ont toujours leur fondement dans quelques principes de l’ordre de la société » (art. 12). Ces lois arbitraires, bien qu’elles fassent système avec les lois naturelles dans la mesure où elles en respectent l’esprit — condition de leur légitimité — ne traduisent donc pas une justice universelle et immuable mais plutôt une « utilité particulière » liée à un cadre spatiotemporel déterminé et indifférente aux fondements de l’ordre social. Fruit d’une volonté humaine qui s’exprime par la voix du prince ou par les usages de la coutume, elles peuvent évoluer au gré des époques et n’ont pas ce caractère d’universalité intemporelle propre aux lois naturelles.
12L’intérêt de la distinction « lois naturelles — lois arbitraires » est notamment de préciser la portée du projet de rationalisation scientifique cher à Domat. Son objectif est bien de rassembler, pour chaque branche du droit, les seules lois naturelles immuables qui sont au principe de la science du droit. Le droit pénal, partie d’un droit public largement contaminé par les lois arbitraires, n’échappe pas à la règle d’un projet qui a vocation à établir clairement la distinction entre ces deux types de lois : car « comme elles composent toutes un mélange infini de règles de toutes les matières, et naturelles et inventées, et qu’elles n’ont qu’un seul nom de lois, ils (les hommes) méconnaissent dans ce mélange les caractères qui les distinguent, et prennent souvent des règles naturelles pour de simples lois arbitraires... »29. Le livre III du Droit Public consacré au droit pénal ne constitue donc pas une somme de l’ensemble des lois pénales en vigueur mais bien une systématisation des lois pénales de droit naturel. On y trouve un éventail de « crimes et délits » qui sanctionnent une morale de droit naturel avec les infractions de lèse-majesté divine et humaine, les atteintes au patrimoine public, et les atteintes au patrimoine naturel de l’homme dans son corps, dans son honneur et dans ses biens. La liste des incriminations se clôture enfin par deux sections consacrées respectivement aux « diverses contraventions aux règlements de police » et aux « crimes commis en communauté ». On peut évidemment s’étonner de la présence de « contraventions » à des « règlements » dans un texte qui se consacre en principe aux seuls « crimes et délits » portant atteinte à des « Loix naturelles ». Domat décide-t-il d’intégrer à la liste des véritables crimes et délits de nature des infractions « mixtes » qu’il estime nécessaire de réprimer, tout en ayant recours à une sémantique particulière pour souligner l’écart qui sépare ces infractions du champ des vrais délits naturels ? Le juriste français est muet sur ses intentions et sa pensée reste dès lors difficile à interpréter sur ce point sans lui faire un procès d’intention. Ce qui est sûr par contre, c’est que la pensée pénale du XVIIIe siècle va utiliser une distinction identique dans ses termes et dans ses fondements pour justifier la dualisation naissante du régime des incriminations pénales.
13Montesquieu est le premier à revenir sur la distinction de nature entre les lois pénales et les règlements de police. L’Esprit des lois publié en 1748 reprend un régime d’incriminations pénales qui consacre une différence qualitative entre l’ordre des infractions légales et celui des infractions réglementaires. Au chapitre IV du livre XII consacré aux lois criminelles, Montesquieu énonce quatre classes de crimes qui portent atteinte respectivement à la religion, aux mœurs, à la tranquillité et à la sûreté des citoyens. Mais le juriste français prend soin de préciser aussitôt que les crimes de la troisième classe, ceux qui portent atteinte à la tranquillité, ne concernent que les « choses qui contiennent une simple lésion de police » et qu’ils méritent des peines « qui ramènent les esprits inquiets, et les font rentrer dans l’ordre établi »30.
14Au chapitre XXIV du livre XXVI, Montesquieu éprouve le besoin de préciser la portée d’une distinction qui dessine une ligne de partage au sein même de la matière pénale. Dans ce chapitre, intitulé Que les règlements de police sont d’un autre ordre que les autres lois civiles, il explique la différence d’« ordre » qui sépare les deux types de normes et d’infractions criminelles et les conséquences qui en découlent sur sa philosophie de la peine : « Il y a des criminels que le magistrat punit, il y en a d’autres qu’il corrige. Les premiers sont soumis à la puissance de la loi, les autres à son autorité ; ceux-là sont retranchés de la société, on oblige ceux-ci de vivre selon les règles de la société. Dans l’exercice de la police, c’est plutôt le magistrat qui punit que la loi. Les matières de police sont des choses de chaque instant, et où il ne s’agit ordinairement que de peu : il ne faut donc guère de formalités. Les actions de la police sont promptes, et elle s’exerce sur des choses qui reviennent tous les jours : les grandes punitions n’y sont pas propres. Elle s’occupe perpétuellement de détails : les grands exemples ne sont donc point faits pour elle. Elle a plutôt des règlements que des lois. Les gens qui relèvent d’elle sont sans cesse sous les yeux du magistrat ; c’est donc la faute du magistrat s’ils tombent dans des excès. Ainsi il ne faut pas confondre les grandes violations des lois avec la violation de la simple police : ces choses sont d’un ordre différent (...) »31.
15D’un côté donc, on trouve la « puissance de la loi » qui sanctionne des valeurs naturelles fondamentales et qui expose les criminels à des peines légales et exemplaires qui les mettent à l’écart de la société ; de l’autre, on est face à un champ réglementaire qui régule des questions de détail en érigeant des infractions ponctuelles. La transgression, si elle est source d’un désordre auquel il convient de remédier, n’est ici qu’un simple « excès » souvent dû à un défaut de surveillance des magistrats. Quant à la peine, loin de prétendre à éloigner de véritables criminels ou à faire un exemple, elle se contente de rétablir l’ordre et de corriger le coupable pour le ramener dans l’orbite d’une vie sociale raisonnable.
16Cette différence « d’ordre » traduit bien un écart de nature au sein du droit pénal entre un champ légal en prise sur la raison naturelle et un champ réglementaire qui est du ressort des conventions arbitraires, de la construction juridique ou sociale. C’est d’ailleurs ainsi que vont l’interpréter les codificateurs réformateurs qui en Russie, en Toscane et en Autriche, construisent leur projet pénal sur la base de ce partage. Ils seront confortés dans leur interprétation par un texte de Beccaria qui lève les derniers doutes sur les fondements et la portée d’une distinction qui apparaît dans les textes légaux dès la naissance du droit pénal moderne étatique.
III. L’émergence d’un droit quasi pénal dans la Grande Instruction de Catherine II de Russie (1767)
17En 1767, l’impératrice de Russie confie à une assemblée législative le soin de procéder à une réforme codificatrice de la législation russe. Pour orienter les députés dans leur travail, Catherine II rédige à leur intention une Instruction pour la commission chargée de dresser le projet d’un nouveau code des Lois, qui n’est autre qu’un recueil de principes éclairés recopiés chez Montesquieu et Beccaria32. La tentative impériale sera vaine puisque le code projeté ne verra jamais le jour. La partie pénale de l’Instruction n’en constitue pas moins une étape importante tant pour l’histoire des codes pénaux modernes en général que pour la genèse de cette opposition entre un droit pénal de nature et un droit quasi pénal artificiel.
18Fidèle à Montesquieu, Catherine II propose une classification quadripartite des infractions sur un schéma absolument identique à celui de L’Esprit des Lois. Rien d’étonnant dès lors si on trouve dans son Instruction quatre classes d’incriminations qui distinguent les crimes qui portent directement atteinte à la religion (à l’exclusion des atteintes à l’exercice de la religion qui sont à ranger dans d’autres classes (art. 69, 74)), les crimes contre les mœurs, tels que « la violation de la continence, publique ou particulière, c’est-à-dire de la police sur la manière dont on doit jouir des plaisirs attachés à l’usage et à l’union du corps » (art. 70, 77), les crimes contre le repos et la tranquillité, c’est-à-dire les crimes qui contiennent « une simple lésion de police » (art. 71, 78) et enfin les crimes contre la sûreté des citoyens, soit les atteintes à la personne ou aux biens d’individus privés (art. 72, 79).
19A l’image de Montesquieu, l’impératrice éprouve le besoin de préciser ce qu’elle entend par ces lésions de simple police qui constituent la troisième classe des crimes et de montrer en quoi leur gestion diffère des autres catégories criminelles. C’est dans un Supplément à la Grande Instruction du 8 avril 1768 composé de deux chapitres consacrés à la Police (chap. XXI) et à l’Administration des Finances (chap. XXII) qu’elle s’en explique33. Le chapitre XXI fait mention d’un« Département de Police » chargé d’assurer le maintien de l’ordre public par des règlements de police portant sur des questions aussi diverses que l’exercice du culte, la pureté des mœurs, la santé, la sûreté des bâtiments ou la surveillance d’une population dangereuse de « vagabonds » et autres « pauvres mendians »34.
20La césure entre les comportements sanctionnés par ces règlements de police et les infractions punies par les lois civiles est tout à fait nette. Déjà au chapitre XIX de l’Instruction, consacré à la composition et au style des lois, Catherine II établissait une distinction qualitative entre les lois, « toutes ces dispositions qui ne sauroient être changées en aucun tems » et dont le nombre « ne sauroit être bien grand », les ordonnances qui concernent « les choses purement accidentelles et tout ce qui peut-être changé avec le tems », et les règlements qui concernent la procédure (art. 444-446). Cette division tripartite du droit, annonçait une différence de nature qualitative entre les « Loix », expression d’un droit immuable destiné à faire partie du code, et ce droit subalterne touchant à la procédure et à l’organisation d’éléments ponctuels qui fluctue au gré des lieux et des époques.
21Dans le Supplément à la Grande Instruction, Catherine II ne fait que confirmer cet écart de nature. Les règlements de police destinés à assurer le « maintien du bon ordre dans la Société » (art. 530) et à régir la police des villes et des campagnes sont « d’une espèce tout à fait différente de celle des autres Loix civiles » (art. 531) ; leur violation n’a d’ailleurs rien à voir avec les « grandes violations des Loix », car « ces choses ne doivent pas être rangées dans la même classe » (art. 540). C’est que si l’ordre des lois civiles sanctionne des intérêts de nature, les « règles de société » destinées à assurer le maintien de l’ordre social, règlent des questions de « détail », des problèmes « ponctuels » quotidiens et récurrents.
22Comme chez Montesquieu, l’écart de nature entre les lois et les règlements rejaillit sur la portée de leur transgression. En cas de transgression de la loi civile, c’est la « puissance de la loi » qui est bafouée. Une peine exemplaire imposée par la loi bafouée devra « punir » des criminels « retranchés de la société » (art. 534, 537). En matière de police, par contre, si la transgression ne peut rester impunie, elle ne constitue que le signe d’un désordre ou d’un défi à l’autorité du gouvernement ou de la magistrature ; c’est ici le retour à l’ordre qui prime, objectif qu’une peine « correctrice » plus légère et qui amène le contrevenant à vivre selon les « règles de la société » peut suffire à rencontrer (art. 534). Pas question donc de punir lourdement un infracteur qui n’est pas assimilable au véritable criminel : s’« il y a des criminels qu’on punit », il en est « d’autres qu’on corrige seulement » (art. 532-533), insiste Catherine II qui souligne la nécessité de bien distinguer « les cas où l’on doit punir de ceux où il ne s’agit que de corriger » (art. 542).
23A travers cet écart qui sépare l’ordre de la loi d’un ordre réglementaire subalterne, c’est une dualisation du champ pénal qui s’élabore. A la puissance des lois qui sanctionne des valeurs conformes à l’ordre de la nature, correspond la sanction pénale prévue par la loi pénale ; à l’étage inférieur, aux côtés du droit pénal, apparaît un droit qu’on qualifierait aujourd’hui de « quasi pénal » : bien que rattaché au droit pénal — tant chez Montesquieu que chez Catherine II, on sanctionne des infractions « pénales », on parle de « criminels » et de « peines » —, ce droit « quasi pénal » s’en dissocie par la nature de la règle juridique, par la nature de l’infraction ainsi que par le mode de traitement du transgresseur35. Deux indices supplémentaires viennent étayer ce partage entre deux zones de droit pénal qualitativement différentes. On constate d’abord que les infractions de simple police sont traitées en dehors de l’Instruction, dans un Supplément. Le déplacement — il s’agit bien du transfert d’une matière initialement prévue au titre des lois civiles — est significatif en soi puisqu’il souligne le transfert d’une matière de police « conventionnelle » en dehors du code. Au code des lois « immuables » qui sanctionne des intérêts de nature s’oppose un droit réglementaire « quasi pénal » qui se développe en dehors du code. La division du travail au sein du monde judiciaire accentue encore la ligne de partage. Sur le plan de la procédure, aucune confusion ne doit être faite entre les deux ordres de crimes. La compétence des tribunaux de police, chargés de l’application des règlements de police, « finit là où commence le pouvoir de la Juridiction civile » (art. 540, 562). Les filières sont donc séparées et si un tribunal de police constate une infraction aux « Loix », il se dessaisira de l’affaire pour la transmettre au département de justice compétent (art. 563).
24Si le principe d’une dualisation du champ des incriminations pénales en regard d’un référent nature est puisé chez Montesquieu, l’originalité de Catherine II consiste à lui donner un début de contenu tant du point de vue du droit substantiel que de la procédure. De ce point de vue, cette première concrétisation d’une tentative de distinction entre le code et le hors-code, la loi et le règlement, le droit pénal et le droit quasi pénal, se révèle particulièrement féconde pour l’évolution ultérieure de la pensée pénale.
IV. Les délits criminels et les transgressions de police dans la Leopoldina toscane (1786)
25Le 30 novembre 1786, Léopold Ier, grand-duc de Toscane, fait publier un nouveau code sous le titre de Riforma della legislazione criminale toscana36. Largement inspiré par les écrits de Beccaria, ce code de droit pénal et d’instruction criminelle est le premier à concrétiser dans la pratique les principes réformateurs des Lumières pénales. Dans le champ des incriminations, on retrouve la distinction qualitative introduite par Montesquieu qui souligne la percée d’une distinction entre un « noyau dur » d’infractions pénales contraires à la nature et un ordre d’infractions réglementaires conventionnelles. La partie « spéciale » du Code pénal toscan envisage en effet successivement les diverses « causes criminelles » que constituent les délits contre la religion, les délits contre l’Etat, les délits contre les personnes, les atteintes au patrimoine public et les atteintes aux mœurs, avant de se clôturer par diverses « transgressions » de police qui assurent la protection d’un ordre public quotidien (art. LX-CIX).
26Dans la réforme toscane, le champ de cet « ordre de police » puni par des « sanctions économiques » reste assez largement ouvert. Il couvre un ensemble de délits codifiés, mais aussi diverses infractions sanctionnées par d’anciennes lois auxquelles le Code renvoie expressément. Le Code toscan déclasse ainsi, en les plaçant au rang des « transgressions », le blasphème (art. LXI), la médisance verbale contre le gouvernement et ses magistrats ainsi que les « brochures ou libellés qui ne contiendroient que de simples médisances » (art. LXIII) ; le simple port d’armes (art. CII) et la contrebande de sel et de tabac (art. CVCVIII) ; les « transgressions contre les loix & les coutumes de l’Etat relativement aux funérailles, aux jeux, aux mariages » et les infractions à une réglementation du 27 décembre 1785 sur les « hôtelleries & cabarets » (art. CIX). La « magistrature économique » est également chargée de la surveillance d’une population marginale potentiellement dangereuse de vagabonds, d’aventuriers, de mendiants étrangers, d’escrocs ou d’individus de mauvaises mœurs37 ainsi que des petits délinquants ayant échappé à la justice par la grâce de leur victime (art. IV).
27Le décalage qualitatif entre les deux champs est accentué par un dualisme procédural. A la procédure « formelle » de justice pour les délits criminels répond une procédure « informelle » ou « économique » pour les transgressions de police, prévue à l’article LVI. Même si diverses garanties formelles de la procédure « pénale » sont étendues à la procédure de police, ce qui tend à l’uniformisation recherchée de la procédure pénale en général, certaines distinctions demeurent. La procédure formelle, plus lente, octroie plus de garanties procédurales à l’inculpé mais ne connaît qu’un seul degré de juridiction. Dans cette justice où la certitude légale doit s’imposer, c’est la loi bafouée qui parle et qui impose sa parole au juge, instance d’exécution chargée de vérifier les circonstances du délit et d’appliquer la peine légale. Le seul recours possible contre la décision d’un magistrat est une évocation au souverain, auteur-interprète de la loi ou du message légal codifié. Le caractère plus expéditif de la justice « économique » rendue par des « magistrats de police » est compensé par l’existence d’un double degré de juridiction qui se double en outre de la possibilité d’un recours au prince et d’une passerelle vers la procédure criminelle normale. C’est qu’en matière de police, domaine plus flou d’infractions qui ne constituent que des atteintes à des règles subalternes d’organisation sociale, c’est moins la rigueur d’une loi fixe et certaine que la vision d’un serviteur de l’ordre public qui parle. Le contrôle d’une justice humaine plus incertaine, qui ne s’abrite plus derrière les impératifs d’une morale de nature, justifie qu’un système à deux, voire à trois degrés de juridiction, ne soit pas considéré comme un luxe. Ici encore, on retrouve Montesquieu, selon lequel, dans l’exercice de la police, c’est bien plus le magistrat que la loi qui sanctionne et punit des comportements incompatibles avec l’ordre social.
28Dans la foulée de la distinction reprise à Montesquieu, le modernisme pénal toscan impose donc le dualisme « justice-police » qui permet de distinguer le traitement d’un « noyau dur » d’infractions pénales soumis à la magistrature criminelle et la prise en charge policière d’un champ « quasi pénal » qui couvre l’ordre public et la tranquillité sociale. L’écart instauré entre les deux domaines, s’il traduit une dualisation qualitative de la hiérarchie des intérêts protégés, confirme implicitement la différence de nature entre les deux types de normes transgressées. D’un côté, les délits classiques hérités d’une morale de droit naturel qui sanctionne les atteintes à la religion, à l’Etat, aux personnes, au patrimoine public et aux mœurs. On est ici dans l’ordre de la loi, une loi certaine et conforme à la nature qui énonce des interdits fondamentaux et incontestables ; de l’autre, un large ensemble de transgressions mal définies qui visent une population « dangereuse » qu’il importe de surveiller et de punir pour les besoins du bon déroulement de la vie sociale, un domaine « quasi pénal » de transgressions délimité par des règles conventionnelles plus souples et moins précises dont, beaucoup plus que la loi, ce sont les magistrats qui sont les garants. Un observateur privilégié, le marquis de Condorcet, rend tout à fait explicite cet écart de nature que le Code pénal toscan laisse entrevoir. Soulignant, dans un commentaire critique de la Leopoldina, l’importance de cette « distinction précise entre les véritables délits et les actions que la police doit interdire », Condorcet précise qu’« il n’y a de véritables crimes que les actions qui blessent le droit naturel, c’est-à-dire qui attaquent la sûreté, la paix, la liberté, la propriété d’un ou de plusieurs hommes, qui l’attaquent immédiatement, nécessairement, et avec intention »... Ce sont donc « des vérités fondées sur la raison universelle » qui sont « les seules qui puissent être légitimement la base des loix ». L’objet des « loix de police », par contre, est tout autre : il s’agit « de prescrire la manière dont les citoyens doivent se conduire dans les actions communes à tous ou à une classe de citoyens, et de régler, dans la jouissance des objets qui appartiennent à tous, l’exercice de la liberté et de la propriété » en veillant « à la sûreté et à la tranquillité publique »38.
V. Les délits criminels et les délits politiques dans le Code criminel de Joseph II en Autriche (1787)
29Le 13 janvier 1787, Joseph II signe la patente de promulgation de l’Allgemeines Gesetz iiber Verbrechen und Bestrafung, le nouveau Code criminel de l’empereur39. Il s’agit à proprement parler, tant dans sa forme que dans son contenu, du premier Code pénal moderne. Comme le Code toscan, le Code criminel autrichien organise une dualisation radicale du régime des incriminations pour, comme le rappelle la Patente de promulgation, « tracer la ligne convenable entre les délits criminels, civils & d’état »40.
30Si le principe n’est plus très neuf, jamais sans doute sa formalisation n’a été aussi nette. Le Code criminel est en effet divisé en deux livres. Le premier constitue le code des « délits criminels » et comprend l’ensemble des infractions fondamentales qui portent atteinte à un ordre naturel immuable dont les lois pénales doivent être le plus proche possible. Ce « noyau dur » d’infractions qui protègent l’Etat et le prince souverain, l’individu et sa liberté, et enfin la propriété, visent un individu dont la responsabilité pénale repose sur le librearbitre et la manifestation d’un « mauvais dessein ». Le deuxième livre comprend un ensemble non limitatif de délits « civils » ou « politiques », encore appelés « transgressions » comme dans le Code pénal toscan. Ces délits secondaires constituent des infractions mineures à des règles organisationnelles et arbitraires qui assurent la protection de la santé et de la salubrité publiques, d’une morale sociale et d’un ordre public du quotidien aux contenus fluctuants. La population visée par le code des délits politiques est composée d’individus imprudents ou dont le comportement est socialement nuisible pour la sécurité publique même s’il ne manifeste aucune intention proprement criminelle. Divers délits jugés peu importants, notamment en matière de mœurs et de religion, sont ainsi déclassés et rangés parmi les délits politiques. Le régime quasi pénal du code des délits politiques expose en principe leurs auteurs à des sanctions moins graves qu’en matière proprement criminelle41, aux motifs du caractère léger de l’infraction et de l’absence d’intention mauvaise qui est à la base de la responsabilité pénale.
31Comme telle, la distinction entre des délits criminels et des délits civils ou politiques n’est plus une innovation radicale. Chez Joseph II plus encore qu’ailleurs, elle renvoie à la séparation entre un ordre pénal au sens strict en prise directe avec la raison naturelle et des règles subalternes à caractère politique et social. C’est ce qu’explique Beccaria dans un commentaire critique sur les « peines politiques » du Code pénal de Joseph II.
VI. La distinction de nature entre les délits et les quasi délits selon Beccaria
32En 1791, Beccaria publie un texte intitulé « Brevi riflessioni intorno al Codice generale sopra i delitti e le pene per Cio che riguarda i delitti politici »42. Le réformateur lombard, consulté par l’empereur, y commente le Codice generale sopra i delitti e le pene, la version italienne du Code pénal autrichien que Joseph II tente en vain d’imposer en Lombardie autrichienne depuis 1787. L’essentiel du commentaire porte sur cette division des délits et des peines en deux classes que consacre le Code pénal autrichien. L’analyse est pénétrante et éclaire un peu plus le caractère précurseur de la pensée pénale classique sur ce thème.
33A lire Beccaria, on constate que la distinction entre le délit « criminel » et le délit « politique » n’est pas qu’une question purement formelle ou technique. L’écart instauré entre les deux types de délits est clairement qualitatif et repose sur trois éléments fondateurs :
le premier est relatif à l’objet. Le délit criminel est celui « dont la nature est telle qu’il tend directement à la destruction du lien social s’il n’est pas puni et réprimé » ; le délit politique, par contre, « peut s’entendre de la transgression ou de la faute qui, rendant la société imparfaite, ne tend qu’indirectement à la destruction de celle-ci ». Etant « plutôt des fautes et des transgressions que de véritables délits », les délits politiques doivent être considérés « comme des actes qui préparent l’homme à devenir véritablement délinquant et criminel, digne de l’infamie publique et seulement destiné à devenir un exemple pour les autres » ;
une deuxième ligne de partage sépare les délits criminels des délits politiques quant à leur source. Les premiers, qui visent à la destruction directe de la société, sont tels « qu’il n’est nul besoin de lois positives pour les caractériser (...) ils sont qualifiés comme tels par le droit de la nature et des gens, reconnus et détestés de manière à peu près semblable quelle que soit la forme de gouvernement, sous tous les climats et de tout temps, dans toutes les nations civilisées qui ont tourné le dos à la barbarie ou à la sauvagerie ». Il s’agit donc d’infractions au droit naturel qui préexistent au droit positif. Les délits politiques au contraire, qui tendent à « abîmer la société » mais non pas à la détruire, « prennent le principal de leur qualification des lois positives, lesquelles sont et doivent être diversifiées selon les temps, les climats, la forme de gouvernement, bref, de toutes les circonstances qui font une nation »43 ;
une troisième distinction, enfin, concerne le fondement de la responsabilité de l’infracteur qui repose sur le caractère intentionnel ou non de l’acte délictueux. Comme le Code pénal de Joseph II le montre bien, le délit criminel suppose une responsabilité fondée sur l’« intention mauvaise et la libre volonté », alors que le délit politique se satisfait d’une « action dommageable issue de la libre volonté ». Ces deux concepts, « malice » et « dommage », consacrent « deux différences essentielles pour imputer dans un cas le délit criminel et dans l’autre le délit politique », conclut Beccaria. Dans un cas, celui du délit politique, on est en présence d’un « quasi Maleficia » qui suppose l’existence d’une faute (« colpa ») mais pas du dol (« dolo »), alors que dans l’autre, on a affaire à un « Maleficia », délit criminel intentionnel qui constitue une véritable offense au droit naturel44.
34Cette césure entre deux types de délits d’une nature radicalement différente n’est pas sans impact sur la philosophie et la pratique des peines. C’est ici en fait que Beccaria se montre le plus critique à l’égard du Code de Joseph II : le texte ne scinde pas assez à son goût le régime pénologique de deux catégories d’infracteurs que tout invite pourtant à tenir séparés.
35Reprenant Montesquieu, Beccaria distingue les fonctions de la peine dans les deux champs. Dans la répression du délit criminel, ce « maléfice » qui est un véritable délit, c’est « l’exemple » de la peine qui est prioritaire. L’objectif de prévention générale l’emporte en effet sur la « correction » d’un coupable déjà contaminé et inscrit dans le champ de la délinquance. Dans ce genre de délits, les peines criminelles doivent « servir d’exemple sensible, permanent et qui occasionne une terreur non momentanée mais continuelle », ce qui justifie, soit dit en passant, le remplacement de la peine de mort par « des peines longues et terribles ». Pour ce qui est des délits politiques par contre, c’est la « correction » du coupable qui est l’objectif principal, même si, bien sûr, « dans l’une comme dans l’autre des deux catégories de délits il faut avoir en vue les deux (objectifs) ». Pourquoi ce changement de stratégie ? Tout simplement parce que les peines politiques sanctionnent une forme de pré-délinquance et qu’elles s’adressent à des individus vulnérables mais encore socialement récupérables qu’il faut empêcher de glisser dans une sous-culture du crime. Les peines politiques se doivent donc d’être « les plus efficaces pour corriger et contenir un citoyen que la Loi punitive voudrait conserver », elles doivent « servir d’abord de correction, et puis d’exemple » et « être proportionnées de sorte que l’exemple ne nuise pas à la correction qui est leur but principal »45.
36Beccaria estime dès lors qu’aucune confusion ne doit s’instaurer entre deux types de peines aux objectifs si différents : « Les peines politiques doivent être d’une qualité très différente des premières, de très loin plus douces, moins longues, et, dans la mesure du possible, dépourvues de tout caractère infamant, puisque, une fois l’infamie produite, s’évanouit tout espoir de correction qui est l’apanage et l’exigence des peines politiques ». C’est évidemment sur ce point que la critique du Code criminel de Joseph II se fait la plus vive. Le Code pénal autrichien — comme d’ailleurs la Leopoldina toscane — entretient à cet égard une confusion néfaste, puisque diverses peines « politiques » — les arrêts, les travaux publics, le bannissement d’un lieu désigné, les coups et le pilori (livre II, art. 11-18) — sont identiques aux peines « criminelles » énumérées à l’article 21 du livre premier. Or rien, selon Beccaria, ne justifie le maintien parmi les peines politiques de peines « infamantes » dont la place ne se conçoit que parmi les peines criminelles.
37Porté par sa critique, Beccaria propose une nette réduction du champ des délits et des peines politiques en fonction de l’assiette et de la finalité assignées à ce champ quasi pénal. Les délits politiques doivent se limiter « à ces fautes et transgressions qui ne supposent aucune espèce de fraude, de violence, de concession formelle et malicieuse au mal, mais qui proviennent du seul caprice, d’une fantaisie exacerbée, de la désobéissance formelle à celui qui est le dépositaire légitime de l’autorité de commandement ; en somme, à toutes ces actions qui conduisent aux délits mais qui n’en sont pas véritablement, et à toutes les autres qui perturbent l’ordre de la société sans s’y opposer directement ».
38Pour Beccaria, le Code pénal de Joseph II ne répond pas toujours à ce programme. Ainsi des vols, des diverses fraudes et scandales publics, ou encore de l’incitation manifeste à des mœurs corrompues ; ces infractions répertoriées comme délits politiques seraient plus à leur place dans le Code des délits criminels, à tout le moins en cas de récidive ; c’est qu’en cas de récidive, ces petits délits (II, art. 29 à 32) témoignent d’une « véritable malice », c’est-à-dire d’une malice « habituelle » ou « enracinée », qui enlève l’espoir d’une « corrigibilité » de l’infracteur. Ils méritent en conséquence d’être punis avec la sévérité exemplaire de la loi criminelle46. En matière de mœurs, Beccaria critique également la « décriminalisation » de l’adultère rangé par le Code pénal autrichien parmi les délits politiques (livre II, art. 44). L’auteur du Traité des délits et des peines insiste sur l’importance d’un délit qui symbolise « la virginité du lien matrimonial ». Ce lien, qui témoigne d’« une sorte de propriété réciproque sur laquelle se fondent la paix des familles, l’éducation des enfants, les coutumes et les relations sociales, les droits de succession », eût été plus adéquatement protégé par le Code des délits criminels47.
39Quant aux peines « politiques » destinées à sanctionner ces comportements inacceptables mais pas véritablement criminels, leur régime découle de la mission particulière assignée à la magistrature politique. A la différence du magistrat criminel chargé de « venger les actions humaines », le juge politique est invité à se comporter avec « l’autorité d’un père » pour « empêcher le mal de naître, freiner l’étourdi qui s’engage sur le chemin du crime et corriger avec une douce sévérité les menues transgressions journalières ». Beccaria propose dès lors de limiter le pouvoir de sanction mis à la disposition de ce juge-père symbolique qui doit rappeler, par de petites sanctions non pénales, les limites de la tolérance sociale. Les peines politiques se résumeront à « l’arrestation ou à la prison plus ou moins longue dans une maison ou dans une prison totalement séparée de la prison criminelle selon la condition des personnes ; à la privation ou à la suspension des emplois ; à la fermeture temporaire des boutiques accompagnée d’un écriteau qui en indique le motif ; à l’arrestation en ville, à l’exil d’un lieu déterminé, à la relégation à la campagne, aux admonestations publiques »48.
Conclusion
40De Montesquieu à Beccaria, en passant par les codes et projets de code réformateurs absolutistes de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, on constate que le principe d’une naturalisation d’un noyau dur d’incriminations criminelles conforme à un ordre de nature immuable traverse le droit pénal moderne dès son émergence. La ligne de partage, dont les premiers linéaments se repèrent en France chez Domat, consacre une dualisation du droit pénal qui s’articule autour d’une raison de nature. A la loi pénale qui se fait le sbire d’un interdit de nature fondamental pour le lien social, répond une loi quasi pénale, conventionnelle et arbitraire, qui, sous la forme de lois de police, de règlements ou de lois « politiques », sanctionne des désordres ou des menaces indirectes à l’ordre social. Cette division porteuse d’hétérogénéité en droit pénal est donc largement antérieure à sa reprise par les auteurs positivistes de la fin du XIXe siècle auxquels on en attribue généralement la paternité. On pourrait y voir l’illustration de cette autre loi de nature qui veut qu’on ne saurait être père sans d’abord avoir été fils...
Notes de bas de page
1 P. E. TROUSSE, Les principes généraux du droit pénal positif belge, in Les Novelles, Droit pénal, t. I, vol. 1, p. 69, no 70.
2 Ibidem, no 71. Voy. aussi A. DE NAUW, Bedenkingen over de hïerarchie van de waarden in het bijzonder strafrecht, in R.W., 1978-79, col. 628 et s.
3 J. J. HAUS, Principes généraux du droit pénal belge, 3e éd., t. 1, 1879, reprint, Bruxelles, 1979, p. 53, no 91 et pp. 69-71, no 115 et 116 : « Un code qui réunirait toutes ces dispositions pénales, non seulement prendrait un développement immense, mais ne formerait jamais une œuvre complète et stable, puisqu’il serait sujet à des changements continuels » (p. 70, no 115).
4 R. GAROFALO, La criminologie. Etude sur la nature du crime et la théorie de la pénalité, Passi, 1888, p. 1.
5 A. PRINS, Science pénale et droit positif, Bruxelles-Paris, 1899, pp. 78-79.
6 H. BEKAERT, « Ordre social et structure conventionnelle », Rev. dr. pén. crim., 1947-1948, pp. 1 et s.
7 Ibidem, p. 11.
8 Ibidem, pp. 12 et 19.
9 J. J. HAUS, Principes généraux du droit pénal belge, op. cit., t. II, p. 171, no 893 : « les actions et les inactions réprimées par les lois particulières sont généralement des infractions de convention sociale, infractions que la justice ne permet pas de confondre avec les délits qui blessent la morale par eux-mêmes et dont la répression fait l’objet du Code pénal commun » ; voy. aussi, dans le même sens, P. E. TROUSSE, Les principes généraux du droit pénal positif belge, op. cit., p. 474, no 3095.
10 Cass., 23 janvier 1967, Pas., I, p. 611, concl. Av. gén. Charles ; Cass., 23 juin 1975, Pas., I, p. 941, note ; Cass., 15 mars 1977, Pas., I, p. 762.
11 P. E. TROUSSE, Les principes généraux du droit pénal positif belge, op. cit., no 3083.
12 Voy. Fr. TULKENS et M. van de KERCHOVE Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, 2e éd., Bruxelles, 1993, p. 126.
13 R. LEGROS, Avant-projet de Code pénal, Bruxelles, Moniteur, pp. 81-82.
14 Ibidem, p. 85.
15 R. GAROFALO, op. cit., p. 3.
16 Ibidem.
17 Ibidem, p. 15.
18 Ibidem, pp. 9 et 10.
19 Ibidem, p. 20.
20 Ibidem, p. 32.
21 Ibidem, pp. 34-35.
22 Ibidem, pp. 42-43.
23 Ibidem, p. 43.
24 Ibidem, p. 45.
25 M. FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, 1975, p. 13.
26 Y. CARTUYVELS, La généalogie de la codification en droit pénal, Thèse de doctorat en criminologie, Louvain-la-Neuve, 1993.
27 J. DOMAT, Les Loix Civiles dans leur ordre naturel, Le Droit Public et Legum Delectus, t. II, Paris, 1777, Préface : « On doit distinguer deux sortes de règles : l’une, de celles qui sont de Droit Naturel, et qui étant des suites nécessaires des principes de la justice et de l’équité, sont immuables, et les mêmes toujours et par tout : et l’autre, de celles qu’établissent ceux qui ont le droit de faire des Lois ; et qu’on appelle des Lois arbitraires, qui peuvent être établies, abolies, ou changées selon le besoin et la volonté du Législateur ».
28 Ibidem, t. I, « Traité des Loix », ch. XI, Paris, 1777.
29 Ibidem, t. I, ch. XI, art. 23.
30 MONTESQUIEU, De L’Esprit des Lois, livre XII, chap. IV, nouvelle éd., Paris, 1961, pp. 198-200.
31 Ibidem, livre XXVI, chap. XXIV, pp. 191-192.
32 Instruction de Sa Majesté Impériale Catherine II pour la Commission des chargée de dresser le projet d’un nouveau Code de Lois, Saint-Pétersbourg, 1769, in Une œuvre inédite de Diderot. Observations sur l’Instruction de S.M.I. aux députés pour la confection des Lois (1774), introduction de P. LEDIEU, in Revue d’Histoire Economique et Sociale, 1920, no 3, pp. 273 et s.
33 Ibidem.
34 Ces règlements visent l’exercice du service divin, la pureté des mœurs, (le luxe, l’ivrognerie, les jeux défendus, l’ordre des bains publics et des spectacles, la magie et autres arts divinatoires), la santé (salubrité de l’air et de l’eau, propreté des rues, des rivières et des rues, qualités de la nourriture, maladies épidémiques et contagieuses), la conservation des grains, du bétail, des prairies, etc.), la sûreté des bâtiments, et la tranquillité publique (mesures de nature à éviter « les cas fortuits et autres accidents, tels que les incendies, les vols etc., mise au travail des vagabonds et des mendiants, prise en charge des pauvres malades) (art. 552-560).
35 Sur le concept de droit « quasi pénal », voir e. a. M. van de KERCHOVE, Le principe de légalité et ses limites dans le droit « quasi pénal » belge, in Figures de la légalité, sous la dir. de Ch.A. MORAND, Paris, Publisud, 1990, pp. 111-125.
36 Nouveau code criminel pour le Grand-Duché de toscane, publié par ordre de son Altesse Royale Monseigneur le Grand Duc, Lausanne, 1787.
37 Voir notamment à ce sujet une « Instruction pour les magistrats de province du 28 avril 1781 » et une « Circulaire aux juges pour éclaircir la Loi criminelle », commentée par C. MANGIO, Riforma di polizia e ordine pubblico negli ultimi anni del principato leopoldino, in La “Leopoldina”, criminalita e giustizia criminale nelle riforme del settecento europeo, vol. I, Ricerca diretta da L. BERLINGUER, Universita degli studi di Siena, Siena, 3-6 decembre 1986, p. 908 et par G. ALESSI, Questione giustizia e nuovi modelli processuali tra ’700 e ’800, ibidem, p. 359.
38 CONDORCET, Nottes (sic) remises par Monsieur le Marquis de Condorcet au Comte Louis de Durfort sur le Code criminel publié à Florence le 30 novembre 1786 ; reproduit par M. DA PASSANO, La giustizia penale e la riforma leopoldina in alcuni inediti di Condorcet, in Materiali per una storia della cultura giurdica, vol. V, a cura di G. TARELLO, il Mulino, 1975, notes 13 et 17, pp. 429, 431 et 432.
39 Nouveau Code criminel de l’empereur, Publié à Vienne le 15 janvier 1787, Traduit de l’Allemand par M.L.D., Amsterdam, 1787.
40 Ibidem, Patente de promulgation.
41 On dit « en principe » parce qu’en matière de santé et de salubrité publiques, les délits politiques, qui s’apparentent à des délits d’imprudence ou à des comportements dangereux pour la vie sociale, sont confiés à la justice militaire qui reçoit mission de les juger « seulement d’après les lois qu’il sera nécessaire, pour la sûreté des sujets de l’Empire, d’établir proportionnellement au danger » (Ibidem, livre II, art. 26).
42 C. BECCARIA, Brevi riflessioni intorno al Codice generale sopra i delitti e le pene per Cio che riguarda i delitti politici, in C. BECCARIA, Opere, a cura di S. ROMAGNOLI, Firenze, 1958, pp. 705-734.
43 Ibidem, pp. 706707.
44 Ibidem, p. 711.
45 Ibidem, pp. 706-707.
46 Ibidem, p. 714.
47 Ibidem, p. 715. Sur cette question de l’adultère, Beccaria témoigne d’une sensibilité bien différente de celle qui préside à son analyse de la question dans le Traité des délits et des peines. Dans son livre, Beccaria se montre nettement plus circonspect à l’égard de la pénalisation d’un abus qui tire sa force « d’un besoin constant et universel antérieur à la société, dont il est même le fondateur ». Est-il sage de chercher à diminuer les délits causés par ce « besoin » quand on voit sa permanence dans l’histoire ? Ne faudrait-il pas plutôt agir sur la « liberté du mariage » et tenter de « prévenir la faute » plutôt que de s’escrimer en vain à la corriger ? C’est que ce délit est « un acte si momentané et si mystérieux, si bien caché par le voile que les lois mêmes ont tendu — voile nécessaire qui augmente le prix de la chose au lieu de le diminuer —, les occasions sont si faciles (...) » qu’il reste la plupart du temps impuni et que « dans tout délit qui, de par sa nature, demeure le plus souvent impuni, la peine devient un aiguillon » (C. BECCARIA, Des délits et des peines, nouvelle éd., Paris, 1991, § XXXI, pp. 143-145).
48 Ibidem, pp. 713-714.
Auteurs
Assistant aux Facultés universitaires Saint-Louis
Juriste, philosophe et criminologue.
Professeur ordinaire à l’Université catholique de Louvain
Juriste et criminologue.
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