La « nature » comme intérêt protégé par le droit pénal
Les trois étapes d’un parcours incertain
p. 209-230
Texte intégral
1La reconnaissance sociale des revendications écologistes et la médiatisation de quelques grands scandales de pollution se sont renforcées pour construire dans les opinions communes des attentes simplistes vis-à-vis de l’Etat-Gendarme en matière de protection de l’environnement. Elles peuvent se résumer en trois invectives : « Que les atteintes à l’environnement soient réprimées ! », « Que les pollueurs soient sanctionnés ! », « Que l’ordre naturel immémorial soit restauré ! ». Un certain nombre d’observateurs plus avertis, en principe, tiennent, sous une autre forme, un discours voisin lorsqu’ils dénoncent, parfois avec éclat, l’ineffectivité du droit de l’environnement et l’inefficacité de ses sanctions, comme s’il existait dans l’ordre juridique en vigueur des instruments susceptibles de répondre adéquatement à de telles attentes sociales. Les uns et les autres se retrouvent pour considérer que « les milieux naturels » font désormais partie du bien commun et sont devenus des biens, tout à la fois idéels et matériels, méritant la protection du droit et plus particulièrement celle renforcée du droit pénal. Mais en fait sous quelle forme les enjeux environnementaux sont-ils été pris en compte par le droit ?
2L’histoire du droit pénal de l’environnement est assez complexe et son rappel, au moins partiellement, permet d’éclairer des situations présentes dont la rationalité tant technique que politique échappe souvent1. Plus que d’autres, ce droit dans ses multiples composantes, est un droit de compromis non résolus. Certes, tout système juridique n’est qu’un ajustement, plus ou moins stable, d’intérêts sociaux divergents, et parfois contradictoires, sous l’arbitrage de l’autorité publique. Tous les nouveaux droits économiques et sociaux (droit du travail, de la consommation, de la famille, de l’environnement, etc.) sont particulièrement le produit de tels arbitrages politiques et recèlent des tensions entre intérêts opposés, partiellement pacifiées, mais jamais totalement éliminées. C’est donc à tort que l’on présente parfois le droit de l’environnement comme un droit qui protègerait unilatéralement la nature, la qualité des milieux de vie, les grands équilibres écologiques contre les agressions provenant des activités humaines. En fait, cet ensemble de normes juridiques combine, avec plus ou moins de bonheur, la défense de ces intérêts et valeurs sociaux avec d’autres, radicalement distincts, voire contraires (défense de la propriété individuelle, de la liberté d’entreprendre, du développement industriel, agricole, scientifique ou touristique, de l’aménagement du territoire, etc.). De plus, et contrairement à d’autres secteurs d’intervention sociale plus anciens, les décisions politiques en cette matière ne tranchent pas le conflit d’intérêts, ni ne l’équilibrent dans des ajustements équitables. Plutôt, ces décisions l’explicitent et donnent une méthodologie plus ou moins fine pour le traiter. La sensibilité écologique qui s’est affirmée de façon croissante à partir de la fin des années soixante a donc diffusé l’idée erronée selon laquelle la politique publique en matière de protection de l’environnement viserait de façon exclusive, ou du moins de façon dominante, la protection des milieux naturels et du cadre de vie au détriment d’autres intérêts tels l’aménagement, le développement économique ou la jouissance égoïste de la propriété individuelle. Il s’agit là d’un point de vue très réducteur qui confond les attentes de ces mouvements avec les constructions politico-juridiques effectuées. Un regard sur l’histoire de toutes les grandes législations qui ont ponctué les décisions publiques en ce domaine conduit à des interprétations beaucoup plus nuancées2.
3Prenons un exemple historique autant que symptomatique, celui de la loi du 10 juillet 1976 sur la protection de la nature, texte « phare », considéré comme la première manifestation d’une prise de décision publique en faveur de la protection de l’environnement3. L’article 1 est explicite. Il commence par énoncer, ce qui est radicalement nouveau, que « La protection des espaces naturels et des paysages, la préservation des espèces animales et végétales, le maintien des équilibres biologiques auxquels ils participent et la protection des ressources naturelles contre toutes les causes de dégradation qui les menacent sont d’intérêt général ». Il poursuit en étendant les obligations de la citoyenneté et indiquant qu’« il est du devoir de chacun de veiller à la sauvegarde du patrimoine naturel dans lequel il vit ». Enfin, il précise que « les activités publiques et privées d’aménagement, d’équipement et de production doivent se conformer aux mêmes exigences ». L’option retenue ne prête pas à confusion. Il s’agit d’organiser la conciliation des activités humaines, aménagement, activités agricoles, industrielles ou de loisir avec un certain degré de protection des milieux. La création de réserves, sous certaines conditions et selon une procédure spécifique peut être une réponse à cette délicate conciliation entre des intérêts divergents. Il ne faut pas se laisser piéger par l’énoncé et croire que l’affirmation symbolique du caractère d’intérêt général de la protection des espèces s’impose à tout autre intérêt auquel il se trouve confronté. On peut retourner le commentaire et dire qu’il fallait au moins un tel énoncé de principe, à valeur hautement symbolique, pour contrebalancer la force, déjà bien éprouvée, des intérêts économiques et sociaux, telle la liberté d’entreprendre reconnue par la Constitution. Le jeu de balance entre l’un et l’autre intérêt a été d’entrée perçu comme difficile à établir de telle sorte que l’article 2 est venu mettre les points sur les « i » en désignant explicitement les activités menaçantes : « Les travaux et projets d’aménagement qui sont entrepris par une collectivité publique ou qui nécessitent une autorisation ou une décision d’approbation, ainsi que les documents d’urbanisme doivent respecter les préoccupations d’environnement ». C’est pourquoi le texte introduit aussi une obligation nouvelle : celle de l’étude d’impact qui est une méthodologie d’évaluation des intérêts en présence à base d’expertise scientifique. Mais aucune disposition pénale ne vient sanctionner les décisions qui ne respecteraient pas un équilibre minimal entre ces intérêts.
4La prise en compte des intérêts de type écologique dans les politiques et par le droit qui les accompagne peut se résumer en une mise en tension du développement économique et social d’un espace avec le ménagement des milieux écologiques qui le composent. Le droit peut alors être envisagé comme un des médiateurs de cette tension. Ce rôle se décompose en deux dimensions, normative et régulatrice. Normatif en ce qu’il énonce les intérêts à protéger et qu’il distribue des règles d’action pour les faire valoir. Régulateur en ce qu’il organise des activités d’ajustement des intérêts, en prévoyant des procédures de prévention des conflits (enquête publique, information du public) et des structures de négociation organisée (système de déclaration-autorisation, commissions départementales des sites et d’hygiène, processus de planification du territoire, création d’établissements publics, etc.). Ce droit ne procède donc pas par un système de contrainte unilatérale qui imposerait d’autorité aux acteurs sociaux une définition du bien commun « environnement », base de règles directes de comportement. En particulier, les politiques (protection de la nature, gestion des risques, aménagement public, etc.) ne recourent pas, ou très peu, à des législations édictant des interdictions générales ou particulières de polluer ou de porter atteinte au cadre de vie. Par exemple, en matière d’urbanisme, très rares sont les espaces sur lesquels pèse une interdiction absolue de tous travaux. Des exceptions, parfois limitées mais toujours présentes existent (ainsi dans les parcs nationaux ou les sites classés) qui offrent aux acteurs locaux une marge de jeu, plus ou moins grand, avec le principe énoncé. Ceci est fondamental et passe le plus souvent inaperçu. Ainsi l’article 27 de la loi littoral du 3 janvier 1986 vient limiter la possibilité d’octroyer des concessions d’endigage sur le domaine public maritime. Un principe est posé : « il ne peut être porté atteinte à l’état naturel du rivage, notamment par endiguement, enrochement ou remblaiement ». Mais longue est la liste des exceptions aussitôt introduites dont la multiplication ôte au texte une grande partie de sa portée4.
5Trois étapes peuvent être dégagées dans la prise en compte par le droit pénal d’intérêts protégés relatifs à « la nature ». Elles constituent les étapes d’un processus de construction sociale d’une nouvelle catégorie de biens juridiques qui opère par sélection et pondération vis-à-vis d’autres enjeux sociaux. Chaque étape institue une nouvelle forme de reconnaissance et de protection, chacune se rajoutant aux autres sans les éliminer et créant aujourd’hui une accumulation de couches. Les unes sont l’archive d’un passé lointain dont le temps a gauchi la signification, d’autres plus récentes constituent la matrice principale des incriminations existantes, d’autres enfin, encore minoritaires, empruntent des modèles d’incrimination classique qui annoncent, peut-être, l’entrée de ce type d’intérêt protégé dans le droit pénal commun. Du point de vue de leur contenu, ces trois étapes ont envisagé la protection des milieux naturels selon des approches très différentes : implicitement tout d’abord en régulant des activités humaines, indirectement ensuite en organisant des procédures administratives, directement enfin en faisant de l’atteinte aux milieux un comportement directement sanctionné.
I. La prise en compte implicite de la protection des milieux et éléments naturels
6Durant tout le XIXe siècle, les biens relevant des milieux (éco systèmes spécifiques tels les cours d’eau, les marais, la montagne ou le littoral) et des éléments naturels (faune, flore) étaient traités soit comme des « res nullius », soit comme des accessoires de la propriété privée. Dans le premier cas, elles n’appartiennent à personne et sont donc à la disposition de tous. Dans le second, elles entrent dans le patrimoine du propriétaire disposant d’un droit d’user et d’abuser de ses biens qui s’applique à tout ce que sa propriété produit et « ce qui s’y unit... naturellement » (art.546-1 Code civil) : ainsi les animaux sauvages, les plantes, etc.5. Le Code de 1810 n’envisage dans cette catégorie de biens que les arbres, considérés comme éléments de la propriété publique (art.257 : dégradation de monuments et d’objets destinés à l’utilité ou à la décoration publique) ou privée (art.445 : « Quiconque aura abattu un ou plusieurs arbres qu’il savait appartenir à autrui... »).
7C’est par une voie tout à fait autre que la protection des milieux et de ses éléments s’est trouvé posée, sans rompre pour autant avec un point de vue anthropocentrique6. Les activités de pêche et de chasse furent pendant plusieurs siècles des activités à finalité économique pourvoyeuses de ressources pour l’alimentation et secondairement de plaisir. La question du gouvernement local des biens collectifs, tels les « communs », a sans doute toujours été l’objet de régulations locales précises7. C’est pourquoi on trouve dès l’Ancien Régime des ordonnances royales réglementant les activités de chasse, de pêche et certains usages de la mer ou des zones côtières (1669 sur les eaux et forêts, 1681 sur la marine).
8Le Code forestier de 1827 contient des dispositions spécifiant les activités de chasse et en interdisant certaines formes (à certaines périodes ou par l’utilisation de techniques spécifiques) afin de garantir des règles de concurrence minimale entre chasseurs et d’éviter le pillage des zones giboyeuses par des personnes extérieures au territoire. Rien ne porte directement sur la protection de telle ou telle espèce et ceci durera jusqu’en 1976 avec les dispositions de la loi sur la protection de la nature dont nous traiterons plus loin. Les réglementations cynégétiques visent principalement à limiter les activités de chasse afin d’en garantir la productivité dans les périodes autorisées : « le gibier n’est protégé que de manière négative afin de permettre aux chasseurs de le tuer en plus grande abondance »8. L’abrogation des privilèges de chasse demeure un acquis symbolique de la révolution de 1789 et aucune autorité politique ne s’est encore risquée à recadrer cette disposition (art.4 de l’arrêté du 4-5 août 1789). C’est pourquoi, le Code rural a intégré une formule on ne peut plus large de délimitation de la liberté de chasse : « Nul n’a la faculté de chasser sur la propriété d’autrui sans le consentement du propriétaire ou de ses ayants droits »9. Si le droit donne un droit d’interdiction, dans beaucoup de régions la coutume interdira d’interdire et le respect du droit de non-chasse sur ses terres est encore aujourd’hui extrêmement peu établi. Comme l’indique J. de Malafosse, « La crainte révérencielle qu’inspirent à une partie de la classe politique les symboles de 1789 est en contradiction avec la protection de la nature »10. Au-delà des symboles, il faut bien souligner que la crainte des politiciens et leur refus d’introduire des définitions en termes « d’utilisation raisonnée » du gibier a en France un fort contenu électoraliste. Rappelons que les listes « Chasse-Pêche-Tradition » ont obtenu 8 % des voix lors des élections européennes de 1989 et que, dans certaines régions tel le Sud-Ouest, elles représentent plus de 12 % de l’électorat au niveau régional.
9Dans la loi (toujours de référence) du 2 mai 1844 (modifiée le 22 janvier 1874) un seul article concerne la protection du gibier. L’article 9 prévoit que, sur avis du conseil général, le préfet peut prendre des arrêtés pour « prévenir la destruction des oiseaux ou favoriser leur repeuplement ». Bien que la France ait signé la Convention de Paris du 10 juillet 1902, elle est, depuis, en retrait des autres conventions et directives de protection animale11. Aujourd’hui, la préservation par cantonnement des pratiques de chasse continue à être un instrument moins implicitement protecteur. Elle s’effectue essentiellement par la voie d’arrêtés préfectoraux, les périodes où la chasse est ouverte tendant à être réduites. Et par des dispositions administratives (réserves de chasse, associations de chasse agréées, ACCA, et plans de chasse). Les infractions aux arrêtés relatifs à la chasse sont contenues principalement dans l’article 377 du Code rural. Ses applications sont nombreuses et 4334 condamnations ont été prononcées en 1990 sur cette base.
10Cette forme implicite de protection des biens naturels s’observe de manière encore plus nette en matière de police de la pêche. En effet, le texte répressif le plus utilisé aujourd’hui en matière de contrôle et de sanction des pollutions de cours d’eau (art. 307 du Code rural) a une origine très ancienne. Il s’agit de l’article 25 de la loi du 15 avril 1829 « relative à la pêche fluviale ». Ce texte se situe dans la partie consacrée à la police de la pêche ; il se propose de sanctionner différentes pratiques de braconnage : « Quiconque aura jeté dans les eaux des drogues ou appâts de nature à enivrer le poisson ou à le détruire... ». Il s’agissait à l’origine de protéger, non pas les milieux aquatiques, mais les activités de pêche, autant dans leur dimension de ressource économique que dans leur dimension ludique. Le développement de l’industrie durant la première partie du XIXe siècle conduisit à l’installation de nombreuses usines sur le bord des fleuves et des rivières, l’eau en quantité abondante et pure étant souvent indispensable au procès de production. Même les cours d’eau de petite taille étaient convoités, en particulier par les entreprises de pâte à papier, les tanneries et teintureries qui avaient besoin d’une eau sans impureté, comme celle des torrents et rivières encore proches de leur source. La proximité des cours d’eau permettait aussi le déversement des déchets sous formes solides et liquides, actions qui n’étaient pas sans produire des pollutions chroniques et des accidents graves. Les pêcheurs voyaient ainsi se restreindre l’exercice de leur activité, rendue en certains lieux impossible ; et beaucoup de municipalités rencontraient des difficultés croissantes pour s’alimenter en eau potable. Les plaintes se multiplièrent et c’est finalement un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 27 janvier 1859 qui consacra une interprétation extensive du texte. Sur la base de la répression du braconnage, le texte fut ainsi mobilisé de façon croissante pour sanctionner les pollutions de cours d’eau. Cette interprétation extensive des notions de « jet » et de « drogues et appâts » fut fortement critiquée par la doctrine. En 1949, un alinéa no 2 fut introduit à l’article incriminateur de 1829 et rendit possible une procédure de transaction pour les seuls pollueurs. Le texte fut réécrit en 1959 (ord. no 59-25 du 3 janvier 1959) et devint l’art. 434-1 du Code rural : « quiconque aura jeté, déversé ou laissé écouler dans les cours d’eau, directement ou indirectement, des substances quelconques, dont l’action ou les réactions ont détruit le poisson ou nui à sa nutrition, à sa reproduction ou à sa valeur alimentaire sera puni de... ». L’infraction demeure classée dans le chapitre police de la pêche et nous avons montré que ce qui assurait l’effectivité de ce texte et son rôle central dans les sanctions de pollution de cours d’eau, c’est en fait son dispositif particulier de mise en œuvre où les associations de pêcheurs tiennent le rôle central. Leur vigilance et leurs actions ne visent pas à titre principal une protection des poissons, ni à plus forte raison du milieu, mais d’abord celle de leur activité de loisir. La procédure de transaction, toujours en vigueur, exprime bien cela qui repose sur une indemnisation des victimes, les associations de pêcheurs, en vue d’assurer un réempoissonnement. La réforme de la police de la pêche par la loi du 29 juin 1984, a changé une fois encore la numérotation de l’article (art.407), mais a maintenu cette procédure de sanction administrative à portée restitutive12. Enfin, lors de la refonte du Code rural, la numération du texte a encore changé, l’article en cause étant désormais le L.232-2 de ce Code. Malgré ces vicissitudes législatives, ce texte fonctionne bien car le groupe d’intérêt organisé que constituent les pêcheurs en supporte la mise en œuvre. Sur 846 dossiers d’infractions traités en 1990, il y a eu 7,9 % de classements sans suite, 17,5 % de règlements par transaction et 74,6 % de poursuites pénales. Que la pêche continue donc...et les poissons seront bien gardés. Mais encore faut-il qu’il y ait des pêcheurs en vue. Un tel système est inopérant sur les grands fleuves, les estuaires et partout où les activités de pêche sont inexistantes ou impossibles.
11Une analyse du même type pourrait être réalisée à propos de l’article 6 du décret-loi du 9 janvier 1852 sur la pêche maritime. Ce texte réprime des rejets et déversements dans l’eau salée de substances ou organismes nuisibles à la faune ou de nature à les rendre impropres à la consommation. Si l’activité protégée demeure bien la pêche, l’incrimination vise cette fois non plus un comportement de braconnage mais une atteinte à l’hygiène publique. Il s’agissait en fait de protéger les cultures et ramassages des coquillages contre des contaminations bactériennes. Une autre situation de même type se trouve dans le décret du 25 novembre 1977 (CR. 212-8) qui précise que des arrêtés préfectoraux peuvent autoriser sous certaines conditions, sur tout ou partie du territoire et pour des périodes déterminées, des captures et ramassages. Ainsi l’arrêté du 24 avril 1979 fixe la liste des escargots dont le ramassage peut être autorisé, ou celui du 13 octobre 1989 relatif aux espèces végétales sauvages. Il s’agit ici, un peu comme en matière de chasse, d’assurer « une gestion locale raisonnée d’espèces sauvages fréquemment exploitées ».
12Dernier exemple de cette forme de protection implicite des milieux naturels, les diverses mesures de limitation ou d’interdiction du camping-caravaning (loi sur la protection des espaces sensibles du 18 juillet 1985) et de la circulation des véhicules à moteur dans les espaces naturels (loi du 3 janvier 1991). Cette dernière a pour objectif de lutter contre les méfaits divers liés à la pratique anarchique des voitures et des motos dites « tout terrain ». Les dispositions visent principalement les véhicules conçus pour évoluer en dehors des voies normales de communication (routes, chemins, etc.). Dans un tel texte s’entremêlent la défense de divers intérêts peu hiérarchisés, à savoir la protection des sols, du silence, de la flore et de la faune avec une volonté de réglementer la circulation. Un débat est ouvert pour savoir si ce texte protège uniquement les parcs et réserves naturels, ou bien tous les espaces non-roulants, indépendamment de leur valeur écologique. Enfin, le texte prévoit une infraction pour les publicités, directe ou indirecte, présentant un véhicule en situation d’infraction à la loi.
II. La protection procédurale des biens naturels
13Cette deuxième forme est celle qui se rencontre le plus fréquemment dans les législations françaises. Elle prend la forme essentiellement de procédures d’autorisation (contrôle a priori) et de déclaration (contrôle a posteriori). Ces procédures organisent une régulation administrative de l’ajustement des intérêts liés à la protection des biens naturels avec d’autres intérêts économiques et sociaux (propriété individuelle, liberté d’entreprise, aménagements publics et privés, etc.). Comme nous l’avons indiqué dans l’introduction, le droit de l’environnement est le plus souvent un droit d’organisation de procédures destinées à ajuster au cas par cas, décisions par décisions, les divers intérêts en cause. L’idée d’organisation renvoie à des activités de gestion et d’administration, de pondération et d’arbitrage ; le recours à cette notion souligne qu’il s’agit de politiques qui s’attachent plus à la mise en place de démarches normatives qu’à la définition de contenus. On soulignera même que certains milieux élémentaires ne sont pris en compte en droit qu’à travers différentes activités humaines organisées. Ainsi, le milieu des eaux marines n’a pas donné lieu à des protections spécifiques, et notre législation ne le saisissait, avant 1986, qu’à travers des activités réglementées qui s’exercent en relation avec lui, tels les déversements, la pêche, le transport, la qualité des eaux de baignade, etc. De même, les sols ne sont pris en compte qu’au regard des risques naturels (érosion, inondation), de l’enfouissement des déchets, de la recherche de minéraux, etc. C’est pourquoi on peut avancer que, bien que les deux dimensions soient le plus souvent indissociables, le processuel l’emporte ici sur le substantiel.
14Ces procédures d’autorisation visent-elles directement une protection des milieux ? Il n’est pas possible de répondre affirmativement, quelle que soit la rhétorique qui enrobe de telles dispositions (on parle ainsi depuis 1991 d’installations classées, pour l’environnement, afin de désigner, entre autres, les équipements à caractère industriels soumis à contrôle). En fait, les procédures organisent des interactions visant à produire un ajustement et non une conciliation équitable ou la production d’équilibre entre les intérêts qui s’affrontent. Si une confrontation et une pesée s’opèrent entre les différentes dimensions en présence, la décision finale n’est jamais tenue (juridiquement) d’arbitrer de façon homogène, c’est-à-dire d’attribuer à chacun des intérêts à prendre en compte un poids équivalent. La technique du « pâté d’alouette » est souvent plus usitée que celle du « quatre-quart ». Et il s’agit toujours d’une équation combinant des données de Développement, de Protection et d’Aménagement (équation DPA)13, le poids de chacune de ces variables variant toujours selon les contextes locaux et selon les conjonctures. Chaque ajustement d’intérêts prend ainsi la forme d’un puzzle à trois pièces, les formes et la surface de chacune d’elles variant au coup par coup. Il s’agit d’une intégration momentanée pour la décision publique des différents intérêts en cause.
15Les experts et les « juges » chargés de la mise au point de ces ajustements se trouvent le plus souvent du côté de l’administration. Et c’est à travers une procédure de déclaration et surtout d’autorisation que s’accomplit cet ajustement. L’exemple princeps qui a fourni le modèle de référence à de multiples interventions publiques ultérieures est celui des installations classées. Un premier texte de 1810 a créé une procédure d’autorisation afin de permettre aux manufactures de se développer dans une certaine paix juridique en limitant les possibilités de procès en dédommagement intentés par le voisinage pour des nuisances olfactives et les risques de demande de fermeture pour insalubrité à la demande des autorités municipales. Un deuxième texte de 1917 est venu assouplir ce régime en distinguant la procédure d’autorisation de celle de déclaration concernant les établissements les moins dangereux. Des sanctions pénales sont alors créées et sanctionnent le non-respect de ces formalités administratives. Un troisième texte en 1976 a repris pour l’essentiel le même système en le détaillant ; si les infractions y sont plus nombreuses, elles conservent la même forme et sanctionnent différentes formes de violation de ces procédures. Enfin, un texte de 1985 essentiellement pénal est venu renforcer les peines existantes. Il érige également en infractions autonomes le non-respect d’une injonction administrative (de mise en conformité par exemple).
16Ce mode de protection indirect des intérêts protégés par le recours à une voie procédurale est largement dominant en matière de protection de l’environnement. Des exemples de ce type de régulation se retrouvent dans la plupart des secteurs du domaine : en matière de droit forestier où le contrôle des exploitations passe par l’octroi d’autorisations de défrichements ; en matière d’urbanisme par le jeu des permis de construire ; en matière de construction et de transformation sur les sites classés ; en matière de protection des eaux douces ou de mer avec les autorisations de rejets et d’incinération, en matière minière, en matière de carrières et de surveillance du transport et du stockage des déchets, secteurs dont les régimes juridiques sont calqués sur celui des installations classées présentées plus haut ; en matière de commercialisation des produits chimiques, etc. Le secteur de la protection de l’air repose en grande partie sur un contrôle des appareils de combustion opéré dans le cadre d’une procédure de réception. La loi de protection de la nature de 1976 prévoit également un cas d’autorisation entrant dans cette catégorie. Il s’agit de l’article 5 du texte (L.212-1 CR) concernant « la production, la détention, la cession à titre gratuit ou onéreux, l’utilisation, le transport, l’introduction... l’exportation, etc. » de spécimens d’espèces désignés par arrêtés (animaux non domestiques et espèces non cultivées)14.
17Ce type de protection indirecte des biens naturels pose des problèmes majeurs de mise en œuvre. Tous les travaux effectués convergent pour observer que la logique qui gouverne les formes d’interprétation et d’application de ce droit n’est pas celle de la défense prioritaire de cette catégorie de biens15. Les principes qui dominent l’ajustement entre intérêts divergents sont en pratique ceux qui régissent les activités générales des services administratifs locaux ou déconcentrés en charge de la procédure d’autorisation16. Faute de services extérieurs véritables, le ministère de l’environnement n’est jamais l’arbitre local lors des décisions devant concilier développement, protection et aménagement. Si le pouvoir appartient formellement aux préfets, leurs décisions sont en fait largement déterminées par les choix de leurs services techniques (agriculture et forêt, industrie, équipement, action sanitaire, culture, etc.). Ces services sont à un double titre les instructeurs des dossiers d’autorisation. D’une part, ils interviennent souvent en amont de la procédure, dès les premières étapes du projet, pour conseiller la municipalité, l’industriel, le promoteur ou l’entrepreneur de travaux publics dans la mise au point du dossier soumis à l’administration. D’autre part, ce sont les mêmes organismes qui instruisent les décisions pour le préfet. Et même si ce ne sont pas toujours les mêmes bureaux qui interviennent sur ces deux plans, ils appartiennent à la même direction (départementale ou régionale) et travaillent rarement sans concertation interne. De telle sorte que c’est alors la logique d’action interne au secteur administratif concerné qui préside à l’ajustement des intérêts, ce qui a trois conséquences majeures. Tout d’abord, les objectifs de développement économique et social s’imposent le plus souvent sur ceux de protection et, sans les éliminer, leur accordent en général la moindre part. Ensuite, les processus de sélection, de pondération et de conciliation des intérêts co-présents s’effectuent sur un mode peu contradictoire. Et les procédures comme les enquêtes publiques ou les études d’impact ne parviennent pas toujours à assurer une transparence satisfaisante aux critères de décision retenus. C’est pourquoi, une part considérable des actions de mobilisation des associations de défense trouve son origine dans un défaut de concertation démocratique17. Enfin, cette régulation administrative exclut tout légalisme formaliste et c’est une gestion pragmatique des incriminations qui est effectuée par ces organismes. « L’atteinte à l’environnement » est d’abord pensée par eux comme le non-respect d’une procédure administrative (défaut d’autorisation, non respect de prescription). La situation-problème est de plus pensée comme un symptôme et traitée en opportunité selon une logique pragmatique qui vise à obtenir, à titre principal, un résultat concret, une mise en conformité, une réparation, un dédommagement. La sanction administrative et, à plus forte raison pénale, n’interviennent dans ces systèmes qu’en bout de course pour officialiser l’échec de la régulation négociée.
III. L’incrimination directe des atteintes aux biens naturels
18La troisième forme de protection des biens naturels correspond également à la troisième génération des dispositions de droit de l’environnement. Cette période s’ouvre avec la création d’un ministère spécialisé en cette matière en 1972. Les politiques sectorielles et les textes qui les cadrent juridiquement vont désormais s’efforcer de prendre plus directement en charge la protection. Mais des dispositions antérieures avaient anticipé sur cette approche, comme c’est le cas pour la loi du 22 juillet 1960 créant les parcs nationaux et celle du 26 décembre 1964 sanctionnant les délits de pollution en mer par rejet d’hydrocarbures18. Mais le texte le plus significatif de la nouvelle orientation est la loi du 10 juillet 1976 sur la protection de la nature. On pourrait être tenté d’établir un lien entre ce texte et la loi Gramont du 2 juillet 1850 qui réprima pour la première fois les mauvais traitements à animaux domestiques. S’il s’agit bien d’une incrimination directe, son objectif diffère cependant des dispositions qui nous intéressent ici. En effet, comme l’a bien montré M.Agulhon, ce type originel de protection de l’animal n’a rien à voir avec l’écologie. L’intérêt protégé n’est pas un bien naturel menacé mais la morale civique : « on espérait qu’en réfrénant cette violence mineure, on aiderait à réfréner la violence majeure des humains entre eux. La protection des animaux voulait être une pédagogie, et la zoophilie l’école de la philanthropie. C’était un problème de relation à l’humanité et non de relation à la nature »19.
19La création des parcs nationaux par la loi du 22 juillet 1960 innove donc en introduisant des dispositions directement protectrices. Un décret du 31 octobre 1961 est venu préciser les infractions. Il s’agit d’un ensemble de transgressions à la réglementation des parcs concernant, l’atteinte, la destruction, l’enlèvement et la commercialisation de végétaux et d’animaux sauvages, des comportements perturbateurs (introduction d’espèces, dérangements de la faune), prélèvements de minéraux. La loi de 1976 étend à tout le territoire la possibilité de sanctions d’atteintes à la faune et à la flore. Il définit les espèces animales et végétales protégées comme celles qui présentent « un intérêt scientifique particulier » et celles qui appartiennent au « patrimoine biologique national ». Des listes contenues dans des arrêtés ultérieurs sont venues fixer limitativement ces espèces20. L’article 3 comporte six incriminations protégeant directement les espèces : les atteintes à l’intégrité physique (destruction, mutilation), à la liberté (capture) et à la reproduction (destruction d’œufs et de nids) ; sont aussi sanctionnées la naturalisation, l’utilisation et la commercialisation. Cet énoncé généreux comporte diverses lacunes qui font obstacle à sa mise en œuvre concrète : d’une part, il exclut la répression des tentatives sous leurs diverses formes ; d’autre part, et surtout, ce texte vient pour la faune en concurrence avec les dispositions plus générales du droit de la chasse21. Cette superposition de dispositions n’est guère propice à une surveillance opératoire : concours de qualification et enchevêtrement des compétences multiplient les obstacles à la mise en œuvre. M.J. Littmann-Martin conclut sur ce sujet : « Abondance d’incriminations n’est pas synonyme d’application : la répression exercée ne semble pas à la mesure de l’arsenal mis en place. Peu dissuasive, lorsqu’elle a lieu, essentiellement fondée sur des manquements au droit cynégétique, elle illustre l’impuissance relative du droit pénal ».
20Le droit pénal de l’environnement comporte d’autres dispositions sanctionnant sous une forme équivalente les atteintes à l’habitat de certaines espèces (L.211-1-3° CR), le non-respect des arrêtés de biotopes (R 215-1) et la destruction et transformation des espaces classés « réserves naturelles » (L.246-6 et 246-9 CR). Le projet de protection directe des éléments naturels s’observe également dans deux législations récentes. Tout d’abord la loi littoral du 3 janvier 1986 dans son article 14 est venue compléter l’article 6 du décret du 9 janvier 1852 que nous avons évoqué dans la première section. Le texte initial visait la protection de la pêche et de l’hygiène publique en matière de collecte des coquillages. La nouvelle formulation est plus extensive et ajoute la protection du milieu aquatique marin. Est désormais sanctionné le fait d’avoir « jeté, déversé, ou laissé s’écouler, directement ou indirectement dans la partie des cours d’eau ou plans d’eau où les eaux sont salées, des substances ou organismes nuisibles pour la conservation ou la reproduction des mammifères marins, poissons, crustacés, coquillages, mollusques ou végétaux, ou de nature à les rendre impropres à la consommation ». Sur un mode équivalent, l’article 22 de la loi du 3 janvier 1992, relative à la gestion de la ressource « eau », incrimine les déversements dans les eaux superficielles, souterraines ou les eaux de mer susceptibles de créer des dommages à la santé, à la faune ou à la flore ». Ces deux textes présentent aussi des recoupements possibles qui ne faciliteront pas leur application. Dans les deux cas, l’élément matériel prête à discussion (la mer est-elle un « plan d’eau » ? Qu’est-ce qu’un comportement « susceptible » de créer des dommages ?). De plus, la police de l’eau étant répartie entre un tel grand nombre d’acteurs, par qui de tels textes peuvent-ils être réellement mobilisés hors des situations exceptionnelles ? Ces incriminations directes, non reliées à un système spécifique de surveillance paraissent avoir surtout une portée symbolique ; ils énoncent davantage une position de principe limite aux libertés d’entreprendre qu’ils ne fournissent un instrument de sanction réellement opérationnel.
21C’est pourquoi le débat reste aujourd’hui ouvert entre les partisans d’une infraction générale d’atteinte à l’environnement et ceux qui s’y opposent. Les premiers regrettent qu’un délit n’ait pas été créé à l’occasion de la refonte du Code pénal pour faire entrer symboliquement l’environnement dans la catégorie des intérêts protégés fondamentaux. Le Code ne prend en compte ce type de comportement que comme variante des infractions de terrorisme22. Le ministère de la justice estime que l’existence d’une infraction générale sanctionnant la mise en danger d’autrui (L 223-1) pourrait s’appliquer au besoin dans les cas de dommage grave (mort ou blessures). Ce texte vise la violation délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement. Il concernait en principe la conduite automobile et a été reconnu applicable à certaines catégories d’accidents du travail. D’autre part, la commission d’experts qui prépare actuellement un code de l’environnement a également écarté, pour l’instant, l’idée d’une incrimination générale, considérant que, vu la diversité des atteintes concernées, une telle qualification d’atteinte générale au milieu et aux espèces serait contraire au principe de légalité et ne serait qu’une infraction-balai pour permettre la qualification éventuelle des atteintes que les multiples infractions techniques déjà existantes ne permettraient pas de poursuivre. Il est alors apparu inutile de complexifier encore un peu plus l’état actuel du droit pénal de l’environnement qui souffre surtout de fortes incohérences internes et de dispositifs d’application aléatoires. De plus, il a été rappelé qu’il existe un article R 26-15 qui sanctionne tout non-respect « des décrets et arrêtés légalement faits ». La loi du 14 mai 1986 est venue en limiter la portée à ce qui concerne la tranquillité, la salubrité et la sécurité. Les questions de protection des milieux de vie sont donc logiquement concernés. Mais la sanction est très faible, étant donné qu’il s’agit d’une contravention de 1ère classe (amende inférieure à 250 F.).
22En conclusion, deux lignes d’évolution peuvent être soulignées qui dénotent un changement réel dans le mode d’approche de la protection juridique des biens naturels. Longtemps absents, ils ont progressivement émergé dans les choix politiques qui les ont construits tour à tour de façon implicite, indirecte et finalement directe. Tout d’abord, un mouvement général se dessine qui va de l’organisation d’activités humaines à la sanction directe d’atteinte aux biens environnementaux, en passant par une phase intermédiaire toujours très présente de protection indirecte par le jeu de procédures administratives. Ce déplacement dans les formes d’incrimination est également soustendu par un changement de fond dans l’appréhension des problèmes. Initialement, le droit vise au cadrage et à la sanction de comportements humains ; il raisonne aujourd’hui de plus en plus en termes de dommages subis, qu’il s’agit de prévenir, à défaut de punir et dans tous les cas il faut en assurer la réparation. Au départ, se trouve donc la limitation de la liberté individuelle au nom de la préservation d’un bien commun ; la protection des milieux n’est qu’une conséquence parmi d’autres. Dans la période contemporaine au contraire, la préservation des milieux contre les différentes formes d’atteinte tend à s’imposer comme point de départ des constructions juridiques. Le constat de dommages et la nécessité d’actions de préservation et de remise en état entraînent et justifient les limitations de la liberté d’agir et d’entreprendre. Les incriminations directes d’atteinte au milieu incitent à la prise en compte d’un principe de précaution à l’égard de ressources désormais perçues comme limitées. Trois modèles de protection pénale des biens naturels peuvent ainsi être dégagés (cf. TAB No l).
TAB. no 1-Trois modèles de protection pénale des biens naturels
Modèle no l | Modèle no 2 | Modèle no 3 | |
Mode de protection | organisation d'activité | procédure spécifique | protection directe |
Bien protégé | activités humaines production, loisir | discipline administrative | milieux et espèces |
Type d’infraction | comportement de dépassement | non-respect d’une procédure | atteinte volontaire ou involontaire |
Principe de formalisation juridique | limitation d’une liberté | ajustement d’intérêts divergents | principe de précaution |
23Cependant, et pour tempérer ce qui pourrait apparaître comme le récit d’une lente mais certaine reconnaissance des biens naturels comme biens appelant la protection particulière du droit pénal, il faut aussitôt introduire les données disponibles sur les principes et les activités de mise en œuvre qui accompagnent ces trois modèles. Les commentaires précédents ont montré, modèle par modèle, que l’effectivité de la sanction pénale s’amenuise du premier au troisième. L’annexe no l détaille les données relatives aux condamnations. Les dispositions du premier type font l’objet d’applications nombreuses, essentiellement en matière de chasse et de pêche, et représentant 49,5 % du contentieux. Celles relevant du second type viennent ensuite à un niveau moindre avec 27,9 % des condamnations, mais ce chiffre ne doit pas faire illusion dans la mesure où dans ce modèle prévalent les admonestations et sanctions administratives. Enfin, celles relevant du troisième type se situent au dernier rang avec 22,6 % et on notera que ces condamnations s’appliquent souvent à des enjeux marginaux (abandon d’épaves de voitures). On le voit, la structure du dispositif de mise en œuvre vient renforcer les caractères inhérents à l’incrimination. Le premier modèle s’appuie sur une organisation collective où la défense des intérêts des groupes concernés (chasseurs, pêcheurs) sert de moteur aux activités de surveillance. Le caractère corporatiste de l’organisation assure sa présence sur le terrain, garantie de la défense directe des intérêts du groupement. La protection des milieux et éléments naturels n’est ici qu’une retombée implicite. Le deuxième modèle s’appuie sur une organisation administrative aux visées conciliatrices. C’est à travers la régulation par des procédures des interactions entre autorité publique et personne privée que s’effectue indirectement la protection des biens naturels. Enfin, dans le troisième modèle, la défense de ces biens manque pour le moins d’avocat. La disparité des polices spéciales et l’enchevêtrement des régimes juridiques limitent la mobilisation des ressources pénales existantes. Seuls les comportements à forte visibilité et à dommage avéré sont saisis, peut-être parce qu’ils se rapprochent beaucoup des délinquances ordinaires pour lesquelles gendarmes et gardes-chasses se reconnaissent compétents. On le voit, le geste symbolique que serait la création d’un délit général d’environnement non supporté par une structure de surveillance spécifique serait de peu de poids au plan axiologique pour affirmer la valeur environnement et serait sans portée pragmatique, sauf à se satisfaire de la sanction de quelques boucs-émissaires.
Annexe
ANNEXE no 1
L’ensemble du champ des infractions pénales constitué autour de l’objet, relativement flou, dit « protection de l’environnement », regroupe 10501 condamnations prononcées. Cet ensemble taille très large et englobe aussi le secteur de la chasse ou celui de la législation vétérinaire qui n’ont pas forcément des implications directes en matière de protection de l’environnement. Mais ici, le détail des groupes d’infractions étant donné, il a semblé préférable de raisonner par excès. Cet ensemble d’infractions sanctionnées par les tribunaux est formé de 3707 délits et de 6794 condamnations de 5e classe. Rapporté à l’ensemble des condamnations prononcées (583 246), cela donne 1,8 % au total, soit 0,7 % des délits et 6,2 % des contraventions de 5e classe. Ce secteur se situe au-dessous du niveau moyen des condamnations en matière astucieuse, économique et financière qui représente aux environs de 7 % du contentieux pénal global.
Cet ensemble peut être divisé en trois groupes d’infractions relativement cohérents (délits et contraventions mêlés) reprenant les modèles dégagés ci-dessus. Les pourcentages ci-dessous sont donnés par rapport aux 10501 condamnations : Modèle no l - Il concerne exclusivement les infractions en matière de chasse et de pêche et de pratique du camping : n = 5199 soit 49,5 %. Les infractions surtout contraventionnelles en matière de chasse dominent (4334), celles concernant la pêche et le camping sont essentiellement délictuelles, (respectivement 731 et 134).
Modèle no 2 - Ce groupe est formé de 2930 soit 27,9 %. Les infractions en matière d’urbanisme, de protection des sites et de construction dominent : n = 1600 soit 15,2 %. Il s’agit ici principalement de défaut de permis de construire et infractions similaires. Puis se situent les infractions en matière d’hygiène des élevages et de dispositions vétérinaires (n = 664 soit 6,3 %) et les infractions en matière d’installations classées (surveillances des risques industriels, n = 406 soit 3,8 %). Elles se répartissent à peu près également entre délits et contraventions et concernent surtout des exploitations d’entreprises non-autorisées ou le non respect de prescriptions administratives et de la législation sur les mines et carrières. Enfin, les autres infractions (n = 271 soit 2,6 %) qui regroupent de petits effectifs en matière de droit rural et forestier (défrichement, travaux non autorisés) et de campings (exploitation non autorisée).
Modèle no 3 - Sont regroupées ici les infractions directes en matière de pollution : n = 2372, soit 22,6 %. Il faut noter que dominent ici les 1825 contraventions dites de pollution des sols qui concernent en fait les abandons d’épaves et les décharges ou abandons de déchets sauvages. Puis viennent les 159 délits de pollution des eaux. En second, se situent les infractions en matière de protection de l’eau et des milieux naturels : n = 388, soit 3,7 %. Il s’agit principalement de délits en matière de protection des espèces protégées (346) et de quelques délits relatifs à des atteintes à la ressource en eau (protection des cours d’eau, travaux illégaux, non respect des débits minimaux).
Notes de bas de page
1 J.-H. ROBERT, M. RÉMOND-GOUILLOUD, Droit pénal de l'environnement, Paris, Masson, 1983 ; M.J. LITTMAN-MARTIN, Droit pénal de l’environnement, apparence redoutable et efficacité douteuse, in Justice, no 122, 1988, p. 15 s.
2 P. LASCOUMES, La formalisation juridique du risque industriel en matière de protection de l’environnement, in Sociologie du travail, no 3, 1989, p. 315 s.
3 En fait ce texte avait été précédé par une loi du 1er juillet 1957 qui en complétant la loi du 2 mai 1930 sur les sites classés avait rendu possible la protection de « réserves naturelles » par classement « en vue de la conservation et de l’évolution des espèces ». Mais la procédure à suivre était très lourde.
4 E. LE CORNEC, Protection du littoral et droit de l’urbanisme, in Juris-Classeur Environnement, 1992, Fasc. 510, p. 7, p. 5.
5 M. RÈMOND-GOUILLOUD, Du droit de détruire, essai sur le droit de l’environnement, Paris, PUF, 1989, p. 49 s.
6 En fait, la prise en compte des dimensions contemporaines de « l’environnement » s’est accomplie à l’origine au travers de règlementations visant la salubrité publique, mais il n’est pas alors question de d’enjeux liés à la nature, mais plutôt aux dangers d’épidémie d’un côté, d’explosion et d’incendie de l’autre. J. FROMAGEAU, Réflexions relatives à l’histoire du droit et de la protection de la nature, in Protection de la nature, histoire et idéologie, Paris, L’Harmattan, 1985 p. 208 s.
7 J. UNTERMAIER, La protection des espaces naturels : généalogie d’un système, in Revue juridique de l’environnement, 1980, no 2 p. 111 s. ; E. OSTROM, Governing the commons, the evolution for collective action, Cambridge University Press, 1990 ; L. ASSIER-ANDRIEU, Le peuple et la loi, Paris, LGDJ, 1984.
8 J. de MALAFOSSE, Le droit à la nature, Paris, Montchrestien, 1973, p. 143145.
9 Art.1 loi du 3 mai 1844, repris dans l’art. L 222-1 nouveau du Code rural.
10 J. de MALAFOSSE, Nature et liberté, les acquis de la révolution française, in Revue de droit rural, 1989, p. 486 s.
11 Convention de Paris du 18 octobre 1950 et surtout directive européenne 79/409 CEE du 2 avril 1979.
12 E. SERVERIN, P.LASCOUMES, La transaction à portée restitutive, in Transactions et pratiques transactionnelles, Paris, Economica, 1987, p. 204. M. J. LITMANN MARTIN, L’article 407 nouveau du code rural et la protection pénale de l’eau, in Droit et Ville, 1988, p. 72 s.
13 Autre équation possible : Développement - Protection - Loisir, comme dans le cas des législations en matière de parcs ou de forêts.
14 Ainsi les arrêtés du 29 mars 1988 en application du règlement CEE du 3/12/82 transposition de la Convention de Washington du 3 mars 1973 ; arrêtés des 20/12/83 et 3/4/85.
15 M.J. LITTMANN MARTIN, op cit, note 1 ; S. CHARBONNEAU, L’Etat, le droit et l’environnement, in Esprit, 1976, no 10, p. 392 s. ; M. DELMAS-MARTY, Droit pénal et protection de l’environnement, in Environmental policy and law, 1976, II, no 4, p. 161 s. ; P. LASCOUMES, E. JOLY SIBUET, Administrer les pollutions et nuisances, Paris CNRS-Ministère de l’environnement, 1985.
16 P. LASCOUMES, Le contrôle administratif, in Les affaires ou l’art de l’ombre, Paris, Le Centurion, 1986, p. 170 s.
17 E. JOLY-SIBUET, P. LASCOUMES, Conflits d’environnement et intérêts protégés par les associations de défense, CNRS - Ministère de l’environnement, 1988.
18 Cette loi reprend la Convention de Londres de 1954 ratifiée par la France le 7 octobre 1958. M. REMOND-GOUILLOU, La mise en application en France des règles internationales relatives à la pollution des mers, in RJE, 1979, p. 297. La loi du 2 janvier 1979 est venue compléter l’instrument répressif en créant une nouvelle infraction pour celui qui « par imprudence, négligence ou inobservation des lois et règlements a provoqué, n’a pas maîtrisé ou n’a pas évité un accident de mer ayant entraîné un rejet qui a polluéles eaux territoriales ou intérieures ». J. HUET, Le délit de pollution involontaire de la mer par hydrocarbures, in RJE, 1979, p. 16.
19 M.AGULHON, Le sang des bêtes, in Romantisme, no 31, 1981, p. 81.
20 M.J. LITTMAN-MARTIN, Protection pénale de la nature, in Juris-Classeurs, 1992, fascicule 505, p. 5.
21 M.J. LITTMANN-MARTIN, La protection pénale des oiseaux sauvages, in RJE, 1984, p. 131 s. et Possibilité et limites de la répression : le cas de la protection pénale des oiseaux sauvages, in Le droit et l’environnement, Paris, PIREN-CNRS, 1990.
22 Livre IV, Titre II, art. 421-2 : « Constitue également un acte de terrorisme, lorsqu’il est en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, le fait d’introduire dans l’atmosphère, sur le sol, dans le sous-sol ou dans les eaux, y compris celles de la mer territoriale, une substance de nature à mettre en péril la santé de l’homme ou des animaux du milieu naturel ».
Auteur
Directeur de recherche au CNRS, Groupe d’analyse des politiques, Paris
Juriste et sociologue.
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