Deux ou trois choses que je sais de quel(que)
p. 257-268
Note de l’auteur
Cet article applique les rectifications orthographiques proposées par le Conseil supérieur de la langue française et approuvées par l’Académie française.
Texte intégral
1Toute ma vie je me suis fait « une certaine idée » de la grammaire. A neuf ans, il m’est arrivé d’interroger – avec, attention, la parole magistrale ayant en ces temps anciens valeur d’évangile, plus de soif d’apprendre que d’effronterie – l’instituteur qui m’avait souligné en rouge l’accord au singulier de Un triangle d’oies sauvages vole dans le ciel, sous prétexte que « les oies volent » et que « les triangles ne volent pas » (nous savions que si, pourtant, grâce aux aventures de Blake et Mortimer et aux dessins d’Edgar P. Jacobs). A quatorze ans, mon professeur de français (du reste excellent), parce que je mettais timidement en doute que l’adverbe franchement pût constituer dans la phrase Franchement, il est bon à mettre au cabinet un « complément circonstanciel de manière », s’était laissé aller à une lourde ironie devant la classe hilare1 : « M. Wilmet se croit grammairien. M. Wilmet, n’est-ce pas, en remontrerait à Grevisse ! Que M. Wilmet écrive donc une grammaire, nous discuterons après. » Je raconte ailleurs comment, candidat à l’agrégation, j’ai refusé lors d’un stage de suivre le manuel qui assimilait l’indicatif au « mode de la certitude » et le subjonctif au « mode du doute » sur la foi d’exemples comme J’espère que mon frère réussira l’examen et Je regrette que mon frère ait échoué à l’examen, me jurant in petto, sinon de « dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité », du moins de ne jamais proférer quoi que ce soit d’évidemment faux2. Bref, j’ai toujours évité de ravaler la science grammaticale à cette mixture esthétisante de « bien parler » (l’orthophonie) ou, surtout, de « bien écrire » (l’orthographe) qui a fini, dans les pays de langue et de culture françaises, par fonder une éthique scolaire. Je souffre des approximations définitoires (du type « Le sujet est le mot qui fait l’action à la voix active » ou « Le complément d’objet direct répond à la question qui ? ou quoi ? posée derrière un autre verbe que le verbe copule » : quid des « verbes d’état » pencher, vivre... et du « sujet réel » Il pleut des hallebardes ?) ou d’une quantité de raisonnements circulaires (du type « Le complément des verbes coûter ou peser antéposé au participe passé en régit l’accord s’il est complément d’objet direct mais pas s’il est complément circonstanciel répondant à la question combien ? » ou « Les verbes intransitifs n’ayant pas de complément d’objet on appelle "compléments internes" les compléments de vivre sa vie, nager la brasse, courir sa chance... »). Etc. Mon credo personnel : une grammaire éducative se construit, non à force d’ukases (ô la pitoyable figuration au Portail Royal de la Cathédrale de Chartres, parmi les Arts Libéraux, de la Grammaire en marâtre qui opprime un petit garçon et une petite fille à l’œil éteint), mais, d’expérimentation inductive en théorisation déductive, dans un dialogue quasi ludique entre les disciples et le mentor, tenu d’expliciter à chaque pas sa démarche et affrontant cartes sur table l’épreuve de la falsification.
2On l’aura compris, la dictée est loin de représenter dans cette perspective mon exercice favori. Si la vindicte d’un Ferdinand Brunot me dispense de tremper ma plume dans le vitriol3, les concours orthographiques aux allures de messes continuent à m’apparaitre passablement néfastes du fait qu’ils ancrent dans le public l’idée d’une matière respectable, ruinent du coup les chances d’une réforme sérieuse et monopolisent les efforts des enseignants au détriment d’un véritable apprentissage du français.
3Pourquoi les organisateurs du présent volume d’hommage à la grande-prêtresse belge de l’orthographe ont-ils alors couru le risque de m’y inviter ? C’est que j’ai côtoyé Michèle pendant des années, au Conseil supérieur de la langue ou au CILF ; que j’ai progressivement apprécié – en plus, pour l’anecdote, de sa désarmante gentillesse – son investissement sans faille, sa puissance de travail, son abnégation, ses apports érudits à la réflexion collective. Elle m’a appris qu’il existait « de nombreuses chambres dans la maison du père » ou, en l’occurrence, de la linguistique mère, et que celles de la grammaire et de l’orthographe pouvaient communiquer en bonne harmonie.
4Le cas de quel(que) s’en voudrait un témoignage.
5La doxa est connue. Prenons Le français correct de Maurice Grevisse dans sa cinquième édition, justement « révisée et actualisée » par Michèle Lenoble-Pinson4.
6On vérifie d’emblée que l’enjeu consiste à sélectionner quelque en un mot ou quel que en deux mots. Viennent ensuite les accords de quel au masculin ou au féminin singuliers ou pluriels et de quelque au singulier ou au pluriel. Les natures et les fonctions grammaticales ne sont sollicitées qu’en dernier lieu. Je cite (en respectant la typographie, qui oppose les § 707-708 et subordonne le § 709 au § 708 [et en maintenant sur reconnaît l’accent circonflexe qui contrevient aux recommandations de 1990]) :
7§ 707 : « QUEL QUE s’écrit en deux mots quand il est suivi du verbe ÊTRE ou d’un verbe similaire, soit immédiatement, soit avec l’intermédiaire d’un pronom (il, elle, en...) et/ou des verbes devoir ou pouvoir ; quel pouvant être considéré comme un attribut détaché s’accorde avec le sujet du verbe : QUELS que soient les humains, il faut vivre avec eux (Gresset). — QUELLE qu’en puisse être la difficulté, je remplirai ma tâche. » [...]
8§ 708 : « QUELQUE, en dehors de l’expression QUELQUE... QUE, est adjectif et variable quand il se rapporte à un nom : Dans QUELQUES jours. » [...]
9§ 709 : « Quelque, dans l’expression concessive QUELQUE... QUE, s’écrit en un mot. Pour l’accord, prenons en compte le ou les mots qui le suivent.
Devant un nom, quelque est adjectif et variable : QUELQUES raisons que vous donniez, vous ne convaincrez personne.
Devant un adjectif, il est adverbe et invariable : QUELQUE bonnes que soient vos raisons...
Devant un adverbe, il est adverbe et invariable : QUELQUE habilement que vous raisonniez...
Devant un adjectif suivi d’un nom, quelque est adverbe et invariable s’il modifie l’adjectif (ce qu’on reconnaît à cet indice : le nom est attribut et le verbe de la proposition est alors être ou un verbe similaire) : QUELQUE bonnes raisons que soient ces témoignages...
Sinon, quelque se rapporte au nom, est déterminant et variable : QUELQUES bonnes raisons que vous alléguiez... »
10Moyen pratique (pour le d) : en retirant l’adjectif devant le nom, on peut constater si quelque a encore ou non une fonction dans la proposition [...].
11Autre moyen pratique (pour le d) : quelque est adjectif et donc variable quand on peut le remplacer par « quel que soit le, quelle que soit la, quel(le)s que soient les ».
12Une apostille non dénuée d’importance aurait dû intervenir au § 708 (il s’agit à nouveau de quelque et plus de « l’expression concessive » quelque... que) : « Quelque, dans la langue soignée, est adverbe et invariable quand, devant un nom de nombre, il signifie « environ » ; de même dans l’expression quelque peu : Falcone marcha QUELQUE deux cents pas dans le sentier (Mérimée). — Un loup QUELQUE peu clerc (La Fontaine). »
13La majorité des ouvrages normatifs reproduisent cette présentation. Ainsi, le Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne dû à Joseph Hanse et Daniel Blampain met en rubrique Quelque et quel que avant de les envisager successivement dans l’ordre inverse5 : 1. Quel que. 2. Quelque et quelque... que, subdivisé en 2.1. Quelque seul devant un nom, 2.2. Quelque... que, 2.3. Quelque, adverbe. Les auteurs s’aventurent sur un plan plus grammatical en réservant un chapitre à quel (curieusement absent de chez Grevisse et Lenoble-Pinson), dont ils font tantôt un « déterminant et adjectif interrogatifs » (exemple : Quel jour sommes-nous ?), tantôt un « déterminant exclamatif » (exemple : Quelle chaleur !), tantôt un « pronom interrogatif » (exemple : De ces livres, quel est le meilleur ?), tantôt... rien (dans les « expressions » tel quel ou je ne sais quel et même le tour incombant au numéro 1 Quelle que soit la solution...).
14Serait-il outrecuidant d’imaginer que le regard d’un linguiste pourrait à ce stade ne pas se révéler infructueux ?
15Remettons les choses au clair. Quel et quelque appartiennent par nature à la classe des adjectifs (au sens où, hors discours, les deux mots « de dictionnaire » se tiennent en attente d’un support et où, en discours, ils le trouvent habituellement)6. Les adjectifs dans leur ensemble sont passibles de trois fonctions : 1° déterminative, 2° prédicative, 3° complétive. Nous n’avons plus qu’à détailler.
I. Quel
16Qu’il exerce la fonction déterminative en tant que déterminant ou la fonction prédicative en tant qu’attribut, l’adjectif quel s’accorde (selon la formule reçue à l’école) « en genre et en nombre avec le nom auquel il se rapporte ». L’objectif orthographique est atteint.
17Évidemment, un champ immense s’ouvre à des prolongements grammaticaux, certes moins utiles à l’orthographe mais, à condition que l’information soit distillée au fur et à mesure des besoins de l’enseignement et des capacités logiques des élèves, essentiels à la maîtrise de la langue maternelle. Par exemple :
Qu’est-ce qu’un déterminant ? Il en existe de deux espèces : 1° des quantifiants, 2° des qualifiants, les uns et les autres à l’œuvre au sein d’un syntagme nominal analytique (SN), muni en guise de noyau d’un nom ou d’un quelconque mot nominalisé (relire la note 6). Tandis que les qualifiants restreignent l’ensemble d’éléments correspondant au noyau nominal (NN) à un sous-ensemble formant groupe nominal (GN), les quantifiants fournissent une indication relative à la quantité d’éléments compris dans l’ensemble correspondant au NN ou au GN. Soit, pour fixer les idées, le SN une voiture bleue. Il se décompose en un déterminant quantifiant une + GN voiture bleue, décomposable à son tour en NN voiture + déterminant qualifiant bleue.
A côté des 1° quantifiants et 2° qualifiants, des déterminants cumulent les deux rôles ; nommément, 3° des quantiqualifiants : mon livre = « le » (quantifiant) livre + « à moi » (qualifiant), ce livre = « le » (quantifiant) livre + « que je désigne » (qualifiant), etc. L’adjectif quel est de ceux-là. Il amalgame à la quantification une qualification proprement indéfinie, sur laquelle l’énonciateurs s’interroge ou à propos de laquelle il s’exclame (les exemples Quel jour sommes-nous ? ou Quelle chaleur ! de Hanse et Blampain = « un » [quantifiant] jour + « à désigner » [qualifiant] ou « une » [quantifiant] chaleur + « malaisément chiffrable » [qualifiant]). Les ajouts n’importe quel ou Dieu sait/on ne sait/je ne sais... quel ne font que souligner l’imprécision du contenu.
Attribut est le nom donné en grammaire française au deuxième terme d’une prédication dont le premier terme est le sujet7. On a qualifié dans la foulée « attribut du complément d’objet direct » le deuxième terme d’une prédication secondaire (i.e. greffée sur la prédication primaire) dont le premier terme est complément du verbe8. Le mot quel (et ses avatars quelle, quels, quelles) est capable d’assurer les deux fonctions pourvu qu’il précède le premier terme de la prédication primaire : Quel est cet homme ? (mais voir le paragraphe 4 ci-après) ou Quels que soient les humains, il faut vivre avec eux (exemple de Grevisse et Lenoble-Pinson, quels « pouvant être considéré comme un attribut détaché » – pourquoi « pouvant être considéré » ? c’est bel et bien un attribut, et projeté en tête de phrase plutôt que « détaché ») ou de la prédication secondaire : Un garçon de cet âge, quel que vous le supposiez, (être), aura peur (un exemple de Hanse et Blampain classé par eux en 1.2. à titre d’« attribut du complément », le sous-entendu d’un verbe être s’avérant gratuit). Dans ce cas de figure, la conjonction que – éventuellement élidée – introduit le verbe de la prédication primaire (d’où sa conjugaison au mode subjonctif) et crée une séquence quel que phoniquement identique à quelque.
Difficile de savoir si le quel attribut de Quel est cet homme ? ou Quel est le meilleur ? est adjectif ou pronom. La commutation de quel avec qui fait pencher en faveur du pronom : Qui est cet homme ? Qui est le meilleur ?... ; simultanément, l’impossible adjonction à quel d’un qualifiant réincline la balance vers l’adjectif : *Quel des deux est le meilleur ? (mais Quel est le meilleur des deux ?) vs Lequel des deux est le meilleur ?... et la concaténation éventuelle d’adjectifs non ambigus entraîne la décision : « Quelle, et si fine, et si mortelle, / Que soit ta pointe, blonde abeille... » (Valéry). Le pronom quel se confine en français moderne à la locution tel quel – tendant à devenir tel que – et à l’un ou l’autre archaïsme : « — Je vous livre un secret. — Quel ? » (Rostand). L’important demeure de distinguer quel de lequel : Quel est cet homme ? s’enquiert des caractéristiques d’un individu ; Lequel est cet homme ? demande à identifier un individu dans un ensemble préalablement circonscrit.
II. Quelque
18Inconnu en fonction prédicative (il est suppléé par quelconque), quelque émarge à la fonction déterminative ou à la fonction complétive. Le déterminant est susceptible de varier en nombre, peu importe qu’il soit ou non suivi d’un que et que le NN du SN se fasse ou non précéder d’un adjectif qualifiant : Dans quelques jours... ou Quelques raisons que vous donniez, vous ne convaincrez personne et Quelques bonnes raisons que vous alléguiez... (exemples de Grevisse et Lenoble-Pinson)9. Le complément ne varie pas. C’est lui qu’il convient de repérer afin de s’épargner les besogneux inventaires de quelque « devant un adjectif », « devant un adverbe », « devant un nom de nombre » et, « devant un adjectif suivi d’un nom », la ficelle intellectuellement – et concrètement : voir les notes 13 et 14 – peu rentable des « moyens pratiques »10.
19Les compléments sont de deux ordres : 1° des compléments de mots (compléments du verbe – réputés en grammaire scolaire compléments « d’objet » – et compléments de l’adjectif : content de lui, facile à peindre, rapide sur la balle, belle comme le jour, etc.)11, 2° des compléments d’une relation entre deux mots ou compléments adverbiaux (adverbiaux circonstanciels si l’un des mots entrant dans la relation est un verbe, adverbiaux non circonstanciels si l’un des mots est un adjectif).
20Il saute aux yeux que quelque est complément adverbial de la relation déterminative unissant l’adjectif deux cents au nom quantifié pas dans « Falcone marcha quelque deux cents pas dans le sentier » (l’exemple de Mérimée cité par Grevisse et Lenoble-Pinson : quelque = « environ, à peu près » [à ne pas confondre avec Pierre a couru quelques deux cents mètres à l’entrainement = « plusieurs fois la distance »]) et, ne serait-ce que par défaut vu l’absence de NN, mais d’abord au motif que l’adverbe habilement synthétise le SN de façon habile, dans Quelque habilement que vous raisonniez… (ibid., §709, f)12.
21La relation prédicative sera elle aussi complémentable par quelque, indépendamment de la fonction de son premier terme (sujet ou complément du verbe) et de la nature du deuxième terme (adjectif, nom ou groupe nominal). Le critère décisif est que le SN attribut ou apposition (relire la note 8) contienne un déterminant zéro. Voyez ces quatre illustrations puisées aux ouvrages de Grevisse et Lenoble-Pinson et de Hanse et Blampain :
Quelque bonnes que soient vos raisons... [complémentation par quelque de la relation prédicative allant du SN sujet inversé vos raisons à l’adjectif attribut bonnes = « que vos raisons se situent à un degré de bonté plus ou moins haut »].
Quelque princes qu’ils soient... [complémentation par quelque de la relation prédicative allant du pronom ils sujet au SN princes = « tout princes qu’ils soient »]13
Quelque bons juges que vous les croyiez... [complémentation par quelque de la relation prédicative allant du pronom les complément du verbe croyiez au GN bons juges = « quelque degré de bonté que vous reconnaissiez aux bons juges »].
Quelque bonnes raisons que soient ces témoignages... [complémentation par quelque de la relation prédicative allant du SN sujet inversé ces témoignages au GN bonnes raisons = « à quelque degré de bonté dans les raisonnements que se situent ces témoignages » ou « si bonnes raisons que soient ces témoignages » mais aussi « autant de bonnes raisons que soient ces témoignages » (avec déterminant autant de)]14.
22En fin de parcours, une inconnue subsiste : le statut de quelques coordonné par et à « un numéral exprimant un nombre rond15 ». Aucun problème grammatical si quelques précède le nom (il est adjectif et déterminant quantifiant) : « Mille et quelques années » (Montherlant apud Grevisse et Goosse, op. cit. en n. 14) = « 1000 ans + x années », mais une ambigüité sémantique s’il précède un second numéral : « Quarante et quelques mille francs de revenus » (Balzac cité ibid.) = « 40 000 F + x milliers de francs » ou « 40000 F + x (centaines, dizaines, unités de) francs » ? Les incertitudes augmentent pour peu que quelques suive le nom, soit seul : mille francs et quelques = ± « mille et quelques francs », soit en compagnie du numéral (de quantifiant passé qualifiant) : les années soixante et quelques = « la décennie soixante », avec la complication que ledit nom ne se prête pas toujours à une reprise : douze heures/midi et quelques = « 12 heures + quelques minutes », ou n’est carrément pas exprimé : Pierre était dixième sur trente et quelques...
23Alors, quelques déterminant postposé ? Ne sont attestés en cette position que aucun et ses variantes derrière un nom qu’introduit la préposition sans : sans gêne aucune, sans frais aucuns... Ou complément adverbial = « environ » ? Le et de renchérissement ferait contresens (un ou conviendrait davantage).
24Reste l’hypothèse d’un pronom.
25La propension honnie des puristes à substituer le singulier quelque au pluriel quelques : « Un petit saut de trois mètres et quelque » (Queneau), « En dix-sept cent et quelque » (Mistler), « Il y en avait trois cents et quelque » (Audiberti), etc. (voir Grevisse et Goosse, op. cit. en n. 14, § 632, b, N.B.) appuie paradoxalement la conjecture. Déjà pourvue d’un pronom en général animé quelqu’un (qui coiffe les deux sexes) et d’un pronom inanimé singulier épicène quelque chose (relire la note 9), la langue française réussirait à se doter d’un pronom quelque transcendant toutes les catégories précédentes16.
26Résumons-nous, en trois points. (1) L’adjectif quel s’accorde en genre et en nombre avec le nom auquel le rapporte une détermination ou une prédication. (2) Quelque adjectif, accordé en nombre dans la fonction déterminative, récuse la marque du pluriel en fonction complétive. (3) Un pronom quelque en voie d’installation se limite à l’environnement précis d’une séquelle de numéral, où il n’a pas lieu de varier.
27Un dernier mot. Mérimée avait inscrit quel(que) parmi les traquenards de son emblématique dictée : « Quelles que soient, et quelque exiguës qu’aient pu paraître... » (graphie d’origine). Pour sa part, la dédicataire de ces lignes, malgré une vocation cynégétique affichée, se garde de transformer les élèves garçons et filles en une sorte de gibier à poil et à plume. Mon vœu serait qu’elle trouve ici de quoi conforter sa bienveillance naturelle.
Notes de bas de page
1 Une hilarité également due à ce que chacun prenait pour une audace lexicale de Molière (Le Misanthrope, II, 1), et opportunément libérée par l’humour du maître, car nous ignorions bien sûr que cabinet désignait le petit meuble où Alceste enfouirait volontiers le sonnet d’Oronte, d’autant plus qu’une note de bas de page (je viens de le vérifier en ressortant d’une vieille caisse le livre Textes pour l’analyse logique) s’empêtrait en circonlocutions pudiques : « A cette époque, le mot de cabinet, exclusivement consacré à un lieu de recueillement et d’étude, n’avait point encore été détourné à l’acception qu’il a reçue des utiles et commodes innovations de l’architecture moderne. »
2 Wilmet (M.), Grammaire rénovée du français. De Boeck, Bruxelles, 2007, § 69.
3 Brunot (F.), Lettre ouverte à M. le Ministre de l’Instruction publique (1905) : « Demandez à vos directeurs, à vos inspecteurs : le cri sera unanime : l’orthographe est le fléau de l’école. [...] Cet enseignement a d’autres défauts que d’être encombrant (car les heures de dictée sont prises sur le temps donné jusqu’alors au calcul, à l’histoire et à la géographie). Comme tout y est illogique, contradictoire, que, à peu près seule, la mémoire visuelle s’y exerce, il oblitère la faculté de raisonnement ; pour tout dire, il abêtit. »
4 Coll. « Entre guillemets », De Boeck et Larcier, Bruxelles, 1998.
5 De Boeck et Larcier, Bruxelles, 4e édition, 2000.
6 Le contraire suppose que l’adjectif soit fait incident à lui-même : une automobile, un apéritif, se moquer du tiers et du quart, etc.
7 Les étiquettes attribute et attributiv désignent en grammaire anglaise ou en grammaire allemande la fonction « épithète », autrement dit notre fonction déterminative.
8 Étant donné que le premier terme de la prédication secondaire ne coïncide pas forcément avec un complément du verbe, l’appellation d’apposition conviendrait mieux à cette fonction... et à quelques autres (l’apostrophe, l’épithète détachée, la subordonnée infinitive, la subordonnée participe : cf. op. cit. en n. 2, § 178-184).
9 Une veine grammaticale intéressante à creuser : nonobstant l’incompatibilité de quelque au singulier et la compatibilité de quelques au pluriel avec un article, le premier est quantiqualifiant et le second quantifiant ; cf. op. cit. en n. 2, § 119 et 139 (bien que, Hanse et Blampain le notent pertinemment, op. cit., p. 484, si « l’idée de pluralité l’emporte » dans quelques... que, elle est « souvent associée à l’idée de qualité »). Nouvelle piste, la différenciation sémantique de plusieurs et de quelques (qui n’infère pas, n’en déplaise cette fois-ci à Hanse et Blampain, ibid., un nombre « toujours petit » : cf. op. cit. en n. 2, § 120, ou la boutade Ma femme m’a donné quelques enfants dont plusieurs sont de moi). Enfin, tout indique que quelque chose n’est pas un SN analytique mais un pronom, le pendant de quelqu’un dans l’inanimé (de là son genre masculin : un petit quelque chose, la complémentation par de : quelque chose de bon et, parallèlement à l’élision de quelqu’un, une tendance accrue de quelque chose à la soudure orale de ses deux composantes : /kekʃsoz/, préfigurant peut-être une soudure écrite analogue à quelquefois).
10 On suppose que quelque devant un nom suivi d’un adjectif doit se comporter comme devant le nom seul : Quelques raisons que vous alléguiez... et Quelques raisons excellentes que vous alléguiez... Littré, lui, après avoir spécifié à la rubrique quelque... que : « On notera l’accord dans : quelques bonnes raisons qu’il ait données... », raffinerait : « [Des grammairiens ont dit], non sans fondement, qu’il fallait distinguer : quelque désobligeantes paroles que vous m’ayez dites, et quelques paroles désobligeantes que vous m’ayez dites ; que le premier signifie : quellement désobligeantes que soient les paroles ; et le second : quelles que soient les paroles désobligeantes. » [N.B. L’édition diplomatique republiée à la hâte chez Gallimard/Hachette en 1958 dans l’espoir de couper l’herbe sous le pied du Robert continue : « On notera l’accord dans : quelques bonnes raisons qu’il ait données, tandis qu’il faut écrire, sans accord, quelques (sic) bonnes que soient les raisons qu’il ait données. »]
11 Les prétendus « compléments du nom » ou « compléments déterminatifs » sont en réalité des déterminants qualifiants à base nominale.
12 Sur l’adverbe assimilé à un syntagme nominal prépositionnel synthétique et différencié de la fonction adverbiale (il est par exemple sujet dans Demain est un autre jour), voir op. cit. en n. 2, § 95-96.
13 « Nom à valeur d’adjectif », déclare la tradition scolaire. En fait, un SN non articulé acceptant les complémentations adverbiales des adjectifs : Marie est très bas bleu comme Marie est très savante, etc. On observera incidemment que l’exemple (2), constructible avec ou sans adjectif, suffit à rendre inopérant le premier « moyen pratique » de Grevisse et Lenoble-Pinson supra (§ 709).
14 De l’ancien français au français moderne, l’article zéro disparait de certains attributs au bénéfice des articles de ou des : Ces témoignages sont de bonnes/ ? des bonnes/ ?? Ø bonnes raisons (comparer Ils sont princes et Vous les croyez bons juges). Le constat autoriserait la graphie au pluriel Quelques bonnes raisons que soient ces témoignages. Sans compter que le second « moyen pratique » supra s’applique à l’exemple (4) au prix d’une légère modification stylistique : Quelles que soient les bonnes raisons que constituent ces témoignages... (constituer « similaire » à être : cf. Grevisse et Lenoble-Pinson supra, § 707 et § 709, d). Avis aux correcteurs...
15 Grevisse (M.) et Goosse (A.), Le bon usage, De Boeck et Larcier, Bruxelles, 14e édition, 2007, § 632, b.
16 Le français populaire réagit à l’unisson quand il commute quelque et des (Grevisse et Goosse, ibid., § 581, R1 : Il a cinquante ans et des) de la même façon qu’il pronominalise Marie a rencontré des garçons qui lui plaisent en Marie en a rencontré des qui lui plaisent (cf. op. cit. en n. 2, § 32, phrase 7).
Auteur
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