Quelques observations au sujet de certaines aides d’État indirectes et de leur contrôle par le juge des enquêtes commerciales, du concordat et de la faillite
p. 199-203
Texte intégral
1Les entreprises en difficultés1 constituent des candidates naturelles à la bienveillance des autorités, souvent inquiètes des conséquences économiques et sociales d’une cessation d’activité. La tentation peut être grande de placer certaines d’entre elles sous un régime extraordinaire, comportant quelques privilèges fiscaux et parafiscaux. Car l'octroi d’aides classiques aux entreprises en difficultés est sévèrement encadrée par le droit communautaire2 : elles peuvent prendre, pour le sauvetage immédiat, exclusivement la forme de prêts ou de garanties de prêts, octroyés pour une période très limitée ; quant aux aides à la restructuration, elles supposent un plan susceptible de restaurer dans un délai raisonnable la rentabilité à long terme, ainsi que l’offre de contreparties (telles que des réductions de capacités). Ces aides ne peuvent être accordées en principe qu’une fois par décennie.
2En soi, « l’éventuelle perte de ressources fiscales qui résulterait pour un État de l’application à une entreprise d’une législation sur le redressement judiciaire et la faillite ne saurait en elle-même justifier la qualification d’aide de cette législation. En effet, une telle conséquence est inhérente à tout régime légal fixant le cadre légal dans lequel s’organisent les relations entre une entreprise insolvable et l’ensemble de ses créanciers3. »
3De même, la logique économique n’exclut pas l’investissement de fonds privés (et donc publics) dans une entreprise en difficultés, mais généralement alors est présente la motivation d’un retour à moyen terme à la rentabilité. Une remise de dette peut se justifier au terme d’une comparaison entre ce qui pourrait être récupéré dans le cadre d'une liquidation, et ce qui pourrait être espéré de la poursuite d’activité que permet la remise de dettes4.
4Par contre, il n’est pas admissible qu’à l’intérieur d’un régime général licite en soi, certaines entreprises puissent être placées sous un statut particulier plus avantageux. Ainsi, la Cour de justice a été amenée à censurer le régime italien5 qui laissait au gouvernement une certaine marge discrétionnaire pour autoriser de grandes entreprises insolvables à poursuivre leurs activités, en les dispensant de certaines sanctions et en soumettant leur cession ultérieure à un droit d’enregistrement réduit.
5Ce qui n’est pas admissible non plus, c’est de laisser les arriérés, en termes de charges fiscales et sociales, s’accumuler dans le chef de certains débiteurs au-delà de ce qu’un créancier privé, même privilégié, accepterait6. De telles complaisances ne sont pas conformes au droit communautaire. Mais ici aussi, c’est le fait que les avantages puissent être octroyés de manière discrétionnaire, ou en tout cas sélective, qui pose problème : « Des mesures à caractère général ne favorisant pas uniquement certaines entreprises ou certaines productions » ne relèvent pas de l’article 87. L’ajout, le cas échéant, d’intérêts et de majorations à la tolérance ne change rien à l’affaire.
6La jurisprudence la plus significative en matière de ce type d’aide d’État indirecte aux entreprises en difficulté a concerné le groupe espagnol actif dans l’électro-ménager, Magefesa. La Commission a condamné, outre le versement de l’équivalent de 28 millions d’euros d’aides d'État classiques, le comportement des autorités publiques espagnoles qui n’ont pas, pendant des années, exercé les recours légalement prévus pour obtenir le paiement des dettes fiscales et sociales du groupe. Finalement, la faillite de certaines sociétés sera déclarée à l’initiative de créanciers privés... et cela même n’empêchera pas l’une d’entre elles de poursuivre ses activités en accumulant de nouvelles dettes fiscales et sociales. « Dans ces conditions, c’est à bon droit que la Commission a considéré que, dans les circonstances particulières de l’espèce, le non-paiement d’impôts et de cotisations sociales [...] était constitutif d'aides illégales7. »
7Au vu de l’ensemble de cette jurisprudence, nous croyons pouvoir formuler les conclusions suivantes :
la tolérance sélective par les autorités publiques d’un non-paiement de cotisations sociales ou de prélèvements fiscaux est susceptible de constituer une aide d’État illicite, si elle excède la tolérance que consentirait un créancier privé. La durée de la tolérance constitue à cet égard un élément d’appréciation important ;
l’absence de citation en faillite par un créancier public impayé ne constitue normalement pas une aide d’État illicite, car nombre de créanciers privés impayés n’agissent pas davantage. Si par contre des aides d’État illégales avaient été antérieurement octroyées à une entreprise, l’État est tenu de tout tenter (y compris par le biais d’une procédure de liquidation collective) pour les récupérer, « sauf impossibilité absolue » ;
les remises concordataires de dettes sociales et fiscales (pour autant qu’elles soient possibles en droit national) ne paraissent pas a priori constituer des aides d’État illicites, puisqu’un créancier privé est susceptible d’agir de la même manière8, que ces remises sont censées s’inscrire dans un contexte de retour à moyen terme à la rentabilité – laquelle devrait générer dans le chef du créancier public de nouvelles recettes –, et que le plan concordataire est soumis au contrôle du juge, lequel doit notamment prendre en considération les impératifs d’ordre public d'une saine concurrence sur le marché.
8Par ailleurs, une aide n’est illicite en droit communautaire que si elle remplit les conditions de base du régime de l’article 87 du traité CE :
octroi d’un avantage qui allège les charges qui grèvent normalement le budget d’une entreprise ;
octroi de cet avantage au moyen de ressources publiques ;
affectation des échanges interétatiques, actuelle ou potentielle, concernant les courants d’importation ou d’exportation ;
sélectivité de l’aide, qui entend favoriser « certaines » entreprises ou « certaines » productions.
9En ce qui concerne le troisième élément, à savoir la nécessité d’une affectation au moins potentielle des échanges interétatiques, la Commission a fixé des seuils d’aides en-dessous desquels elle considère qu’on ne se trouve a priori pas en présence d’une aide interdite, et qu’il n’y a dès lors pas matière à notification. Cette règle de minimis bénéficie actuellement aux interventions n’excédant pas 200 000 € sur une période de trois ans9.
10Elle n’est toutefois pas applicable aux secteurs faisant l’objet de règles particulières en matière d’aides d'État, comme l’agriculture, ni aux aides accordées à des entreprises en difficulté. En outre, la Cour de Justice analyse quant à elle la règle de minimis plutôt comme une mesure inspirée par des considérations de bonne politique administrative : en tant que telle, « l’importance relativement faible d'une aide ou la taille relativement modeste de l’entreprise bénéficiaire n’excluent pas a priori l’éventualité que les échanges entre États membres soient affectés », mais la Commission « doit pouvoir concentrer ses ressources sur les cas d’importance réelle au niveau communautaire10. »
Notes de bas de page
1 La présente contribution constitue le résumé de l’intervention de l’auteur lors de la table-ronde finale de la session de Bruxelles du séminaire. Elle ne concerne pas l’ensemble du contrôle des aides aux entreprises en difficultés, mais seulement le contrôle de certaines aides indirectes consistant en facilités de paiement de dettes fiscales ou sociales. Elle reprend pour partie des extraits de M. De Wolf, Souveraineté fiscale et principe de non-discrimination dans la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes et de la Cour suprême des États-Unis, Bruylant / L.G.D.J., 2005, no 289.
2 Voyez les lignes directrices de la Commission, JO, C 244, 1er octobre 2004.
3 CJCE, aff. C-480/98, Espagne c. Commission, arrêt du 12 octobre 2000.
4 TPI, aff. T-152/99, Hijos de Andrés Molina, 11 juillet 2002.
5 CJCE, aff. C-200/97, Ecotrade, arrêt du 1er décembre 1998, et aff.C-295/97, Piaggio, arrêt du 17 juin 1999.
6 CJCE, aff. C-256/97, DMT, arrêt du 29 juin 1999.
7 CJCE, aff. C-480/98, Espagne c. Commission, arrêt du 12 octobre 2000, considérant 21. Voyez aussi le recours en manquement de la Commission à propos de l'inexécution de ses décisions ordonnant la récupération des aides illicites (aff. C-499/99, Commission c. Espagne, arrêt du 2 juillet 2002).
8 Le raisonnement d'un créancier public privilégié ne peut cependant pas être assimilé purement et simplement à celui d'un créancier privé chirographaire : les chances de récupération de l'un et de l’autre, en cas de liquidation par rapport à l'hypothèse d'une poursuite d'activité, ne sont pas les mêmes.
9 Règlement CE no 1998/2006 de la Commission du 15 décembre 2006, JO, 2006, L 379, p. 5.
10 CJCE, aff. C-310/99. Italie c. Commission, 7 mars 2002.
Auteur
Professeur UCL – FUNDP – ULg. Réviseur d’entreprises, juge consulaire à Bruxelles
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