Peur du chômage, peur des chômeurs
p. 205-221
Texte intégral
1J’ai proposé ce thème parce qu’il m'a paru doublement intéressant : d’abord pour mieux comprendre la peur et les différentes formes qu’elle est susceptible de revêtir ; ensuite pour analyser le chômage à partir d’un angle de vue inhabituel et qui peut s’avérer fructueux. La peur du chômage, si elle existe, aggrave-t-elle le chômage ou, inversement, est-elle est un moyen de prévenir le chômage ? En d’autres termes, est-elle, dans ce domaine aussi, bonne ou mauvaise conseillère ? Cet intéressant sujet a été peu traité à ma connaissance, peu étudié, et cela me conduit à une première remarque : le chômage ferait-il si peur que l’on aurait peur d’étudier la peur du chômage ? Laissons la question ouverte.
2L’approche que je vous proposerai atteint, je l’espère, une certaine objectivité, car elle repose sur des lectures, sur des travaux que j’ai pu faire au Commissariat au Plan, sur l’emploi, le chômage, l’économie. Mais elle a aussi sa part de subjectivité, car elle s’inspire beaucoup de l’expérience que nous menons depuis maintenant vingt ans dans l’association « Solidarités nouvelles face au chômage1. » Je voudrais en dire quelques mots en introduction, parce qu’elle peut fournir un bon support pour le sujet qui nous occupe, en raison des méthodes de mutualisation qu’elle s’efforce de mettre en œuvre entre non-chômeurs et chômeurs, méthodes qui obligent à un certain face à face, à un choc d’altérité, qui suppose d’être surmonté.
3Quelles sont ces méthodes ? C’est d’une part la mise en commun de sommes d’argent par des donateurs qui prélèvent volontairement sur leur superflu. Cet argent sert à financer l’embauche dans des associations de personnes qui sont en difficulté, de façon à ce que des capacités inemployées du fait du chômage servent à rendre davantage de services à la population tout en créant des emplois. C’est le « triangle de la solidarité ». D’autre part, les personnes que nous aidons rencontrent régulièrement un binôme de deux accompagnateurs. Ces derniers se retrouvent tous les mois avec d’autres accompagnateurs dans le cadre de « groupes de solidarité » de 10 à 15 personnes qui s’entraident mutuellement à aider et se régulent les uns les autres pour mieux accompagner, car ce n’est pas facile d’aider. Notre action a ainsi trois dimensions : partage de revenu pour créer des emplois pour les personnes en difficulté ; partage de temps avec des demandeurs d’emploi pour les aider, les accompagner, réfléchir avec eux, les écouter, les motiver, les soutenir moralement ; et enfin partage de temps entre accompagnateurs pour s’entraider à aider. Cette promotion de liens créatifs tournés vers l’initiative, pas vers l’assistance, représente un moyen de mettre en relief un certain nombre de traits caractéristiques du chômage, et de faire un certain nombre d’observations qui peuvent aider à la compréhension des relations entre peur et chômage.
1. La peur du chômage : tentative de typologie empirique
4Il y a en effet plusieurs situations, plusieurs types de peurs du chômage à distinguer. J’en prendrai trois :
- d'abord les personnes qui bénéficient de la sécurité de l’emploi. En d’autres termes, les fonctionnaires, dont je suis. Ils n’ont pas peur du chômage puisque, eux, ils ne le connaissent pas directement. Ils peuvent le connaître par des lectures, par ouï dire, parce que des proches l’ont connu, mais c’est une approche très indirecte. Ils peuvent avoir du chômage une espère d’horreur absolue, d’autant plus absolue que c’est pour eux un autre monde, un monde lointain, inconnu, inconcevable. Ils peuvent aussi penser, à tort ou à raison, que placés dans une situation de chômage, ils sauraient s’en sortir, en faisant ceci ou cela. Ils peuvent aussi en déduire qu’ils ont un devoir particulier de solidarité. Mais ce n’est pas l’attitude la plus courante. Le risque de repli, de défense statutaire, de cordon sanitaire vis-à-vis du chômage, me paraît dans l’ensemble le plus fort. Dans ce cas-là, la peur est plutôt mauvaise conseillère ;
- deuxième situation : ceux ou celles qui ont un emploi, mais qui craignent de le perdre, pour une raison ou pour une autre : mutation économique, concurrence internationale, délocalisation, mondialisation, qualification devenant obsolète, mésentente avec un supérieur ou avec des collègues. Une épée de Damoclès plane sur eux. C’est une source d’inquiétude sourde, d’angoisse diffuse, qui peut, là aussi, conduire à plusieurs types de comportements : comportement négatif, on se replie en attendant que ça passe, en espérant que le fil tiendra ; manœuvre subtile pour reporter le problème sur d’autres ; ou bien attitude plus positive, faite d’adaptation et de prévention, orientée vers le changement avant que le licenciement n’arrive. Ce qui est clair, c’est que plus il y a de transparence, de prévisibilité, de soutien, d’accompagnement, plus la peur sera bonne conseillère. Et inversement. Mais les situations favorables sont assez rarement au rendez-vous. C’est plutôt l’imprévisibilité et l’incertitude qui dominent en la matière ;
- vient ensuite la situation de ceux qui sont au chômage, et qui cherchent un emploi. Eux, ils n’ont pas peur du chômage, parce qu’ils y sont. Ils découvrent sans doute autre chose que ce que leur imaginaire leur indiquait. Je crois que tant qu’on n’a pas connu le chômage on ne sait pas ce que c’est. Ne l’ayant pas moi-même connu, je suis de ce fait conscient des limites de mon discours. Le chômage, c’est la présence d’une absence. L’absence de travail. Mais ce n’est pas seulement cela, c’est aussi, le plus souvent, un ensemble assez intense d’activités, d’efforts, de recherches, de démarches pour trouver un travail et un emploi. La peur en fait a changé de camp. Ce n’est plus la peur de perdre son travail, c’est la crainte de ne pas en retrouver. Cette crainte est plus ou moins intense et plus ou moins fondée. Et là, ce que l’on constate, c’est le risque de mauvaise appréciation, l’excès d’optimisme (« Je vais retrouver rapidement parce que je suis qualifié, je suis bon, c’est l’entreprise qui a été mal gérée »), et le pessimisme décourageant et démobilisateur. Il y a beaucoup de situations où les personnes qui sont au chômage sont trop optimistes par rapport à leurs propres capacités, ou par rapport à leur évaluation de ce qu’est le marché du travail pour eux ; ou bien, inversement, des situations où les demandeurs d’emploi, homme ou femme, sont trop pessimistes et se découragent et qui, se décourageant, n’y croyant plus, manquent des occasions qui auraient pu leur convenir. Il est difficile de pêcher des poissons si on ne jette pas sa ligne dans la rivière ! Or il y a sans arrêt des opportunités de travail. C’est une chose qui n’est pas assez bien expliquée. Le fait qu’il y ait une pénurie globale d’emploi (en France, on peut dire qu’il manque 1,5 à 2 millions d’emplois) ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des occasions d’emplois. Car chaque année, si je mets de côté les emplois publics, si je prends les 15 millions d’emplois privés, il y a à la fois 4 à 5 millions de contrats de travail qui s’interrompent, car des personnes partent en retraite, des contrats à durée déterminée (CDD) s’arrêtent, des périodes d’intérim s’achèvent, des licenciements se produisent, et 4 à 5 millions d’occasions d’emplois qui se manifestent, sous forme de CDD, de contrat à durée indéterminée (CDI), d’embauches, de créations d’activités. Tantôt un tout petit peu plus, tantôt un petit peu moins : c’est à ce solde que l’on voit si l’emploi croît ou décroît. Mais il y a 4 ou 5 millions d’occasion de travail en CDI, en CDD, en intérim. La question est d’arriver en bonne place dans la file d’attente. Plus on se décourage, plus on risque de passer en dernier !
5Néanmoins, la vision que les demandeurs d’emploi ont de leur chômage, et de la réalité de leur chômage, est cruelle pour beaucoup, surtout lorsqu’un certain nombre d’occasions ne se sont pas concrétisées, lorsque les échecs se multiplient, lorsqu’il n’y a pas de réponse aux lettres de candidatures, lorsque, pris dans la première sélection, on ne passe pas le deuxième tour. Une sorte de descente aux enfers peut alors se produire, et là on voit apparaître des phénomènes évidents de peur.
6La meilleure façon de l’analyser est de donner la parole à quelqu’un qui a connu cette situation. Aux Semaines sociales de France que Michel Camdessus avait organisées sur le thème de l’argent, il m’avait été demandé d’animer un atelier. Comme je trouvais que les gens qui parlaient d’argent étaient en général ceux qui avaient eux-mêmes de l’argent et qui en disaient plutôt du mal, j’avais trouvé intéressant de demander à un chômeur de parler de son rapport à l’argent. C’est un cadre informaticien qui a connu une assez longue période de chômage. Je vais vous lire des extraits de son texte que vous trouverez sur le site des Semaines sociales2 :
7« La feuille que l’on m’a remise aux Assedic3 indique clairement le temps maximum imparti à ma recherche : 720 jours. Cela veut dire que si je connais à peu près les revenus dont je vais disposer durant ces deux ans, et encore à condition que l’Unedic4 ou l’État ne reviennent pas sur leurs propres engagements, je n’ose penser à ce qu’il adviendra après si je n’ai pas de travail. Je me retrouve donc sans pouvoir former des projets lointains, je n’ai plus qu’un seul avenir et un seul objectif : retrouver du travail et des revenus. La séparation entre temps de travail et temps de loisirs disparaît, je pense tous les jours à ma situation. Mais en même temps, je commence aussi à perdre mon passé. Car le premier jour à l'ANPE5 on me demande : avez-vous besoin d’une formation dans votre métier ? Étonnant. Pourquoi donc aurais-je besoin d’une formation pour quelque chose que faisais la veille ? Mon passé le plus récent m’est enlevé en partie. On insinue peut être que je n’avais été qu’imparfaitement ce que je pensais être, sinon pourquoi aurais-je eu besoin d’une formation ? Je m’installe dans un déséquilibre financier car je viens de perdre 40 % de mes revenus. Je ne passe plus en rentrant chez moi devant la boîte aux lettres sans une inquiétude grandissante au fur et à mesure que le temps passe. A force de voir des factures que je ne peux plus honorer, je n’ouvre plus la boîte au risque de voir les frais augmenter. Le fonds de roulement si cher au comptable se réduit et provoque la spirale infernale. L’allocation de l’Assedic arrive vers le 12 alors que ces factures arrivent pour le 5 au plus tard. Les prélèvements automatiques censés me faciliter la vie deviennent infernaux car, le temps que je parvienne à les faire cesser, je me retrouve avec deux mois d’impayés que je dois régler avant de pouvoir arrêter les prélèvements. Comme je me sens seul, je téléphone davantage, et bien sûr le téléphone est coupé. Il faut payer plus pour le rétablir. Le téléphone c’est aussi un signe de richesse. On vous situe mal socialement quand vous dites : j’appelle depuis une cabine téléphonique. Et que dire quand un éventuel employeur vous dit : je peux vous rappeler dans l’après-midi. Dans le même temps, peut-être parce que les autres semblent nier que vous ayez pu être le professionnel que vous étiez, vous vous acharnez à essayer de retrouver le même emploi que précédemment, c’est-à-dire essayer de conserver votre passé professionnel.
8« Vient le moment où je ne peux plus payer mon loyer. Je mets une part de mes meubles et souvenirs dans un garde-meuble, je m’engage dans un plan de surendettement et je me réfugie dans la famille, puis chez des amis. Je commence à ne plus avoir de domicile. Malheureusement le chômage dure. Je finis par me sentir de trop chez les amis. Je trouve un foyer d’hébergement. Là, on me fixe dès l’arrivée une date de fin : dans six mois. Mon futur ne va pas loin. Bien sûr j’essaie de ne pas penser à ce qui arrivera si je ne résous pas les deux problèmes de l’emploi et du toit dans six mois. L’horizon se réduit encore. Là commence le temps de l’argent cher. Car l’argent, unité de compte, est malgré tout plus cher pour un pauvre. Serait-ce une unité variable : je ne sais pas comment on appelle cela dans les théories économiques, mais j’ai vécu ce phénomène. Par exemple : pour prendre un rendez-vous chez le médecin, celui qui travaille téléphone souvent depuis son bureau, le coup de fil est gratuit. Un chômeur dont la ligne n’a pas encore été coupée téléphone depuis chez lui, le coup de fil revient à 0,60 F. Le chômeur qui n’a plus de téléphone doit sortir 40 F pour acheter une carte. S’il ne dispose pas de ces 40 F il ne pourra pas en dépenser 0,60 F pour téléphoner. Comme s’il y avait des grains d’argent insécables, comme on dit des grains d’énergie.
9« Vient le moment où le banquier me retire mon chéquier. Pour payer il faut faire la queue au guichet. On a le temps, pensent les actifs. Ou bien on paie par mandat, par chèque de banque et on paie plus cher, car un mandat coûte plus cher qu’un chèque. »
10L’auteur raconte une histoire que je trouve tout à fait intéressante. Il va dans un bureau de poste : « Une dame bien mise et pressée, me voyant remplir mon mandat, s’approche : Monsieur vous ne pourriez pas me prêter votre stylo ? Je le prête, elle part avec. Bien sûr, quand on est pressé on ne pense pas à tous ces détails, car quand on est riche le stylo ce n'est pas grand-chose. Je le sais depuis que j'ai retrouvé du travail. J’en ai de pleins tiroirs, les commerciaux m’en donnent. Mais a-t-on vu des commerciaux distribuer des stylos à des clochards ? C’est que cette pauvre dame est sur une couche d’argent, bien supérieure, de laquelle on ne voit plus les petites différences qui font la vie d’un pauvre. C’est à ce moment-là que vous ressentez de plein fouet les retards, ou les problèmes dans les paiements des allocations ou des aides diverses et que vos amis commencent à ne plus vous croire ».
11On pourrait développer tout cela : une espèce de peur particulière s’insinue dans le chômage. Et on découvre à cette occasion que la perte du travail fait perdre plus que le travail. Tout simplement parce que dans nos sociétés le travail est devenu un facteur d’identité, un facteur de reconnaissance, d’estime de soi, considérable, peut-être même le plus important, peut-être même le seul, tant les autres repères se sont affaiblis. Si les grands systèmes symboliques s’affaiblissent, si les liens sociaux s’étiolent et sont plus instables, qu’est-ce qui reste ? Le travail. Quand on est privé de travail on est privé des liens et du sens que donne le travail. C’est cela que les chômeurs découvrent en profondeur. C’est cela aussi que ceux qui ne sont pas au chômage sentent implicitement et craignent. J’avais identifié, dans une autre séance des Semaines sociales6, dix fonctions que le travail remplit aujourd’hui : fonctions de satisfaction matérielles, mais aussi fonctions relationnelles, fonctions d’identité, de puissance sur les choses, fonctions de développement personnel, et même fonctions spirituelles. Celui qui perd son travail, perd tout ça.
2. Aspects collectifs de la peur du chômage
12J’ai insisté jusqu’ici sur les aspects individuels. Mais je disais en commençant que le chômage, c’est un phénomène collectif qui frappe individuellement certains individus. Tout le problème est là. On ne peut pas séparer la façon dont les personnes individuellement ressentent le chômage de la façon dont collectivement on ressent celui-ci. Je voudrais faire trois remarques à ce sujet.
13C’est le niveau global du chômage et la durée moyenne du chômage, plus précisément l’importance du chômage de longue durée (au-delà d’un an), qui constituent les facteurs déterminants qui vont accroître ou diminuer la peur du chômage. La peur du chômage monte et descend selon que le niveau de chômage monte et descend. Étant admis qu’on espère toujours implicitement que le chômage, ce sera le chômage des autres, pas le sien. Car il y a peu de volontaires pour aller à cet étrange combat. Comme les performances en matière de chômage sont extrêmement variables d’un pays à l’autre, mauvaises en France, meilleures dans d’autres pays, le rapport entre le chômage et la peur du chômage ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre.
14Deuxième remarque : au niveau collectif, l’ambiance psychologique générale, la capacité à générer une confiance raisonnée dans la capacité de revenir au plein emploi, la volonté collective, organisée, jouent un rôle essentiel. D’une part, c’est un facteur d’efficacité collective. Et d’autre part, la situation d’un individu au chômage est bien meilleure dans un contexte de confiance et d’effort organisé que dans un contexte de résignation, de négativisme, de pessimisme, basé sur l’idée que le chômage, c’est une fatalité, et qu’il n’y aura plus jamais de travail pour tout le monde. La « fin du travail » : on a beaucoup entendu cela en France dans les années 1993-1996. Et puis il y a eu trois ou quatre années consécutives où le chômage a baissé de près d’un point par an. Et à ce moment-là on a écrit des livres sur la « fin du chômage ». Peu de temps donc après avoir parlé de la fin du travail. Ces variations de la psychologie collective influencent considérablement les psychologies individuelles, dans un sens ou dans un autre. On notera que, dans une période où l’optimisme domine, ceux qui ne trouvent pas de travail peuvent avoir un sentiment de dévalorisation plus fort.
15Et puis il y a une dimension intergénérationnelle qu’il ne faut pas sous-estimer. La peur du chômage n’est pas vécue de la même façon dans les différentes générations. Les seniors dont la vie a été très marquée par le travail, qui subissent après 50 ans un chômage après licenciement (fermeture d’usine), le vivent comme un très fort traumatisme. Ils craignent d’autant plus que leur retour à l’emploi sera difficile que, en France, nous ne nous sommes pas organisés pour donner de l’activité aux seniors, malgré les sages conseils de l’Union européenne. La peur du chômage provoque alors un irrépressible désir de retraite. Pour les jeunes, en revanche, le problème est différent : les jeunes ont un taux de chômage, en France, qui est le double de la moyenne. Ce chômage est lui-même plus court que celui des adultes, mais abrégé par des emplois qui, avant de se stabiliser, sont des emplois eux-mêmes brefs, donc assortis d’une faible couverture sociale. Beaucoup de jeunes se sont habitués à ce que leur démarche de recherche d’emploi soit lente et laborieuse. Beaucoup le vivent sans trop de drame. Mais ce n’est pas le cas de tous les jeunes. Ceux qui sont peu qualifiés sont pris en sandwich entre les pressions de la société de consommation (qui augmentent en permanence les standards de dépenses) et le fait qu’il n’y ait pas assez de travail pour eux, ou des travaux mal rémunérés. Ils sont donc dans une situation contradictoire qui à la fois valorise et dévalorise la valeur travail. S’ils ne trouvent pas d’emploi, ils sont d’autant plus tentés de trouver des accommodements, des compensations, dans des activités occultes ou délinquantes.
16Tout cela pour dire qu’il est tout à fait essentiel de faire du plein emploi une vraie priorité collective. Le retour au plein emploi est possible et nécessaire et sera peut être facilité par le changement démographique, sans qu’on puisse d’ailleurs uniquement se reporter sur lui. Mais il y a des stratégies gagnantes et des stratégies perdantes et ce qui les sépare implique des analyses précises. Ce qui est clair en tous cas, c’est que les pays qui s’enfoncent dans un chômage de masse et d’assez longue durée prennent des gros risques pour leur équilibre social et politique.
17Je voudrais expliciter cet aspect destructeur du lien social qu’entraîne le chômage de masse de longue durée. Une caractéristique profonde du chômage de masse de longue durée, c’est qu’il accentue ou provoque la peur de l’autre ; il dilue le lien social, alors même qu’il faudrait renforcer celui-ci pour réduire le chômage. Il y a dans le chômage une mécanique diabolique. Le chômage ne crée pas ses propres antidotes. Quand une catastrophe se produit, un tsunami par exemple, un élan de solidarité se produit, qui est assez efficace. On ne constate pas la même chose en matière de chômage. Pourquoi ? Parce qu’il y a un double mécanisme pervers qui se produit, du côté des demandeurs d’emploi et du côté des actifs. C’est une chose que nous avons également découverte au sein de Solidarités nouvelles face au chômage (SNC). A SNC, nous avons essayé de trouver le geste simple qui aide. Ce qui n’est pas évident en matière de chômage. Notre grande surprise a été de découvrir à quel point le simple fait de proposer à un demandeur d’emploi de le rencontrer dans un lieu neutre, à trois (puisqu’il y a deux accompagnateurs), au cours d’un déjeuner ou en prenant un pot, en prenant son temps, simplement pour écouter, constitue un acte positif tout à fait inhabituel. Chacun y va avec un peu de peur et un peu d’angoisse. La première fois on se dit «qu’est-ce que je vais lui dire, qu’est-ce que je vais faire, je ne vais pas savoir, il me faut une formation ». Or, le simple fait d’écouter un chômeur parler de son chômage crée un lien, un lien qui comble un vide sidéral. Un chômeur n’a plus personne à qui parler de son chômage à tête reposée. Un chômeur rencontre toujours des gens en position stratégique : soit il rencontre des recruteurs qui le jugent, l’évaluent ; soit il rencontre des agents de guichets qui sont pressés, qui n’ont pas beaucoup de temps, qui veulent être efficaces, et qui sont jugés sur cela ; soit enfin il est en contact avec ses proches, avec sa famille, et là il y a toujours un peu de tension : « Alors tu vas trouver oui ou non » ou « C’est de ta faute ». Les relations familiales sont édulcorées par le chômage ; elles devraient se renforcer, là aussi, mais, là aussi, c’est le contraire qui se produit souvent, le chômage les détruit. Ce qui était difficile dans une famille, dans un couple, devient encore plus difficile. D’où l’importance d’avoir en face de soi deux personnes qui vous écoutent, qui n’ont pas de but particulier sinon d’aider, qui ne peuvent rien pour vous dans l’immédiat, et qui vous permettent de pouvoir exprimer votre souffrance, être vous-même sans être jugé, en étant reconnu pour ce que vous êtes. Charles Mérigot (qui a siégé au conseil d’administration de SNC), dit cela : « J’avais rencontré un peu avant cette période de déchéance presque totale, mes deux accompagnateurs ; ils m’avaient prodigué quelques conseils de recherche d’emploi, mais ce n’était pas le plus important. Pour eux je semblais être quelqu’un et ils s’engageaient à mes côtés, c’est fondamental7. » Un chômeur n’a plus cela. Et un chômeur prend des coups. Un médecin a comparé cela à un boxeur groggy qui encaisse les chocs et reste debout, cela s’appelle le KO technique. Les échecs répétés aboutissent à un phénomène de ce type : au premier rendez-vous, on vous dit « Vous êtes trop vieux », trop ceci, trop cela, au lieu de dire qu’on a trouvé quelqu'un qui convient mieux. On trouve toujours des excuses. On explique mal pourquoi on ne vous prend pas. On dit « On vous rappellera », et on ne vous rappelle pas. Du fait de ces incompréhensions, de ces occasions manquées, arrive un moment où l’occasion nouvelle est suivie immédiatement de la crainte d’une nouvelle déception, en sorte que, plutôt que de saisir sa chance, on se dit : « Je préfère ne pas y aller, comme cela je n’aurai pas de déception ». Au lieu de densifier le lien social, d’aller vers les autres, on réduit le lien. Et avec les amis, c’est un peu la même chose. Il y a une gêne mutuelle. Que faire ? Lui ça va bien, moi ça ne va pas. Du côté de l’actif occupé, le même phénomène se produit. D’abord il y a le risque d’incompréhension : il ne fait pas assez ceci, pas assez cela, à sa place je ferais ceci ou cela. Facile à dire ! Et puis il y a un vague sentiment de culpabilisation. Pourquoi lui, pourquoi moi ? Il faut trouver des explications, mais elles sont stigmatisantes pour l’autre. Cela met mal à l’aise au fond de soi. Il y a toute une série de mécanismes, de peurs qui se distillent peu à peu. Et puis on a peur aussi de ne pouvoir rien faire. On a peur de rencontrer l’autre puisqu’on pense qu’on ne peut rien faire pour lui. Des deux côtés, symétriquement, on s’évite par une sorte de peur mutuelle.
3. La peur du chômage, mauvaise conseillère de la lutte contre le chômage
18J’en arrive à un troisième point : l’examen des cas où la peur s’avère mauvaise conseillère de la lutte contre le chômage. Avec trois situations emblématiques.
19Le phénomène de l’évitement mutuel que je viens d’expliquer. Il favorise des comportements de concurrence plutôt que de coopération. C’est le chacun pour soi. Une des caractéristiques du monde du chômage, c’est que les liens entre chômeurs y sont assez faibles ; les chômeurs ont du mal à se rencontrer entre eux ; autant les salariés qui subissent une injustice sur leur lieu de travail, finissent au bout d’un certain temps par se regrouper entre eux pour créer une force active, autant les demandeurs d’emploi, vivant différemment leur état, avec chacun leur propre psychologie, leur propre histoire, n’ont pas tellement envie de rencontrer les autres, de partager leurs problèmes, plus ou moins lourds. Chaque demandeur d’emploi doit déjà se prendre en charge soi-même, cela fait déjà beaucoup ; prendre en charge les autres, cela fait trop. Certes, il y a parfois de bonnes surprises : des accueils, des maisons de chômeurs, se mettent en place qui inversent ce processus ; mais il faut faire un effort particulier pour l’inverser, il ne s’inverse pas tout seul, il ne s’autorégule pas. D’où la difficulté de l’expression et de la représentation collective des demandeurs d’emploi8. L’évitement mutuel est donc un premier cas d’application de la peur comme mauvaise conseillère.
20Il y a un deuxième cas de figure : le chômage utilisé comme technique de manipulation. Dans le management de l’entreprise aujourd’hui, la crainte du chômage est souvent utilisée comme un instrument de rapport de force. La pression sur le travail, sur le bien être, le stress organisé, sont favorisés par la hantise du chômage. La manipulation délibérée de cette hantise du chômage peut devenir un levier de management. C’est une tentation pour un certain nombre de dirigeants ou de cadres, surtout si on leur a fixé des objectifs de performance élevés ; pour les remplir et faire carrière, ils pressurent ces personnes qui sont sous leur ordre et ainsi de suite. Et ceux qui s’efforcent de rentrer dans l’emploi, les jeunes en particulier sont bien obligés de jouer le jeu, d’accepter des horaires chargés ou des cadences fortes, ou, temporairement, de faibles rémunérations. La crainte du chômage aboutit alors à dégrader les conditions de travail.
21La stigmatisation constitue une autre forme de manipulation, qui favorise la déresponsabilisation : les chômeurs deviennent alors responsables du chômage. S’ils sont chômeurs, c’est qu’ils sont paresseux, qu’ils se contentent d’allocations, d’assistance plutôt que de travailler. Est-ce fondé ou non ? S’organiser dans le chômage est-il une manière d’évacuer la peur du chômage ? Je n’ai personnellement jamais rencontré de chômeur heureux depuis que je m’occupe du sujet. Ne sous-estimons pas le découragement entraîné par le chômage et la nécessité de survivre comme l’on peut, qui peut conduire à une certaine installation qu’il faut comprendre avant de juger et qui devrait conduire à aider et non à critiquer.
22Il y a un troisième terrain d’application : le pessimisme paresseux, facteur d’immobilisme, auto-réalisateur. Le chômage, on n’y peut rien, c’est comme ça ! Chacun défend sa position là où il est. Évidemment pour réduire le chômage dans une société qui change, il faut accepter de changer. Si on n’accepte pas le changement, on ne peut pas réduire le chômage. Il y a plusieurs formes de changements, le changement de type libéral, le changement solidaire. Mais s’il n’y a pas changement, il y aura chômage. L’idée qu’on peut se renfermer dans sa coquille, et attendre que ça passe en se disant que ça ira mieux, ne peut être que fausse. C’est là encore faire un mauvais usage de la peur du chômage.
4. Renverser la mécanique diabolique : de la peur destructrice à la vigilance créative
23Quel est le bon usage de la peur du chômage ? Comment renverser cette mécanique diabolique et passer d’une peur destructrice à une vigilance créative ? La peur peut en effet être facteur de vigilance et d’initiative, c’est son bon usage. Que dire à cet égard en matière de chômage ?
24Il y a tout d’abord besoin d’une réponse collective à la question du chômage. On ne peut pas tout ramener au niveau individuel. A chaque pays de trouver sa voie. Pour moi, il n’y a pas de réponse exclusivement sociale ; jamais une indemnisation, jamais un revenu, minimum ou universel, ne remplacera le travail. Je refuse parallèlement la tentation d’une réponse exclusivement économique où on considère le travail comme une marchandise : s’il y a excès d’offre de travail sur le marché, il faut faire baisser le prix de la marchandise pour qu’elle se vende, ce qui signifie que l’on considère le travailleur comme une pure force de travail et non comme une personne ; c’est la tentation libérale. Ce qui me paraît le plus intéressant, c’est la réponse par le lien social, par une articulation entre les données économiques incontournables et l’organisation d’un lien social de soutien autour des demandeurs d’emploi. C’est la formule sociale-démocrate, ou d’économie sociale de marché, qui peut prendre diverses formes. A chacun, là encore, de trouver sa solution. La France ne l’a pas trouvé, à l’évidence, car nous sommes trop marqués par le couple étatisme-individualisme, tandis que le Danemark, les Pays-Bas, la Suède, l’ont mieux trouvé. Et de ce point de vue-là, la stratégie européenne d’action pour l’emploi, par la méthode de coopération renforcée pour l’emploi, avec des objectifs, des échanges de bonnes pratiques, des moyens que chacun a le droit de moduler, constitue une bonne démarche.
25La réponse collective implique également une réponse par l’entourage. Puisque le lien social naturel, parfois trop contraignant, n’est plus aussi présent qu’autrefois, il y a besoin de recréer volontairement de l’entourage, de dépasser la peur de l’autre en se mettant ensemble pour agir, et de recréer ainsi du « capital social » pour reprendre un vocable à la mode aux États-Unis, développé par Putman. Tout simplement parce qu’on ne peut pas aider en restant seul en matière de chômage. C’est une découverte que nous avons faite également dans cette association : seul, face à un chômeur, on ne peut pas faire grand-chose : mais dès qu’on est deux, on peut faire beaucoup plus de choses, parce qu’on est plein d’idées, de ressources, de relations, et cela beaucoup plus qu’on ne le croit. On a peur de ne pas pouvoir aider – et on aide pas – parce qu’on ne sait pas qu’on peut aider plus et mieux en ne restant pas seul. Le fait d’être deux pour accompagner un demandeur d’emploi permet d’avoir un regard plus riche et apporte davantage de ressources, permet de donner à l’interlocuteur plus de jeu, une surface plus grande, surtout si on constitue un binôme de personnes complémentaires : un homme et une femme, quelqu’un qui a un peu plus de temps et l’autre qui en a un peu moins. Dans un binôme, l’un des membres s’avère souvent un peu plus fraternel et compréhensif, et l’autre toujours un peu plus prescriptif, paternel, voire autoritaire, ce qui aboutit à un certain équilibre. Et chaque mois un groupe de solidarité réunit ces binômes d’accompagnateurs : chacun expose comment l’accompagnement se passe, ce qui a été fait, ce qu’on cherche et les autres ont des idées, des suggestions, des appuis. Là encore, on met en commun des compétences inutilisées d’entraide, des ressources d’entraide, qui sont en fait en jachère. Et enfin on régule quand on voit qu’un accompagnement dérive un peu, qu’il devient monôme au lieu d’être binôme, ou qu’il tombe dans l’autoritarisme ou dans l’assistance. On a ainsi créé du capital social, un réseau, autour d’une personne en recherche d’emploi, et ce capital est précieux pour tous.
26Cette réponse par l’entourage, qui oblige à travailler simultanément sur les dimensions professionnelles, relationnelles et spirituelles de la personne, est importante. Ces mécanismes d’entraide demandent deux heures par semaine en moyenne. Ce n’est pas le bout du monde. Mais ce n’est pas si facile à trouver. Parce qu’on partage malgré tout, bien qu’indirectement, la souffrance de l’autre, et que cela demande pas mal d’implication. Une personne en difficulté vous envoie ses difficultés à la figure. Elle se soulage. Et tous ces efforts pourquoi ? Pour aboutir à ce que quelqu’un travaille : or il n’y a rien de plus ordinaire que de travailler, c’est même parfois un peu ennuyeux ! Donc on demande beaucoup pour rétablir une situation ordinaire, une situation de droit commun. Ce combat est pourtant fondamental pour rétablir un droit lui-même fondamental, le droit au travail, fondement de la dignité et de l’autonomie de la personne. Mais, il est moins spectaculaire, moins gratifiant par certains côtés, que l’action humanitaire extérieure. L’aide au prochain proche est pourtant tout aussi nécessaire.
27C’est toute la question de l’individualisme qui se trouve posée là. Il y a besoin d’un lien social nouveau pour compenser l’effritement du lien social naturel, et nécessité de faire émerger ce que Putman, théoricien du lien social, appelle des liens sociaux ouverts qui aident les personnes à s’autonomiser, qui soutiennent les gens pour qu’ils s’autonomisent, et qui les soutiennent lorsque ça va mal.
28Et puis il y a les demandeurs d’emploi eux-mêmes. Chaque demandeur d’emploi est en guerre avec lui-même. Il faut qu’il lutte contre son propre découragement. Il a une part de responsabilité dans son chômage, selon qu’il cherche bien ou mal, qu’il est performant dans sa recherche, actif, créatif ou pas, prêt à changer lui-même de profession, de métier ou pas. Cela ne veut pas dire que tout est de la faute des demandeurs d’emploi. La responsabilité des chômeurs sur leur chômage existe, mais en facteur troisième : elle est d’autant plus sollicitée, par défaut, que la performance collective est mauvaise, et d’autant plus lourde que l’entourage est défaillant. Il peut même arriver qu’elle pèse trop lourd. Il y a bien ainsi une responsabilité des demandeurs d’emploi quant à leur situation, il faut qu’ils luttent contre leur propre peur, mais il ne faut pas leur demander de porter tout le chômage sur leurs épaules, ce qui est une tentation fréquente.
Conclusion
29Quelles conclusions tirer de tout cela ? Première conclusion : d’abord, la culture de lutte contre l’exclusion n’est pas la même que la culture de lutte contre l’exploitation. Pour lutter contre l’exploitation, on peut utiliser la force, la grève, un peu de machiavélisme, le pouvoir. Contre l’exclusion, il faut beaucoup d’initiative, de coopération, d’écoute, de parole, et définir en commun de règles du jeu. Cela ressort plutôt de la culture de la non-violence. Il faut pourtant concilier lutte contre l’exploitation et lutte contre l’exclusion, et ne pas les opposer ou passer de l’une à l’autre : c’est précisément le but du modèle européen, son ambition, son idéal. Mais il faut pour cela réconcilier Marx et Gandhi. Or, nous n’aimons pas Gandhi et réconcilier Marx et Gandhi, ce serait faire deux progrès d’un coup. Il faut faire évoluer nos cultures de combat et de mobilisation sociale. S’enrichir d’une nouvelle culture contre l’exclusion et la concilier avec l’ancienne.
30Deuxième conclusion : la dimension métaphysique de l’exclusion. Dans la peur du rapport à l’autre en difficulté pour cause de chômage, dans cette réticence compréhensible qu’il y a à s’engager à aider des chômeurs, il n’y a pas seulement la crainte de ne pas être à la hauteur, de ne pas y arriver, parce que c’est difficile. À cela on peut tenter de répondre, on l’a vu, par des outils simples. C’est qu’il y a un obstacle de plus : la personne en difficulté, la personne en situation d’exclusion, nous révèle de manière crue la partie de nous-même que nous ne voulons pas voir, la partie faible, la partie exclue, la partie blessée. Nous ne voulons pas la voir parce que c’est désagréable, c’est la partie de nous-même que nous fuyons avec l’aide de la société, qui est elle-même organisée vers la performance, vers le beau, le parfait, le fort, pour de bonnes raisons d’ailleurs. Mais nous ne savons pas ou plus valoriser le fragile. Pourtant le fragile peut être créatif et poétique. Et ce que l’on constate dans le mécanisme d’accompagnement, c’est qu’on aide avec ce qu’on a de fort et on comprend avec ce qu’on a de faible. Accompagner, c’est comprendre pour aider. Mais il faut d’abord comprendre, sinon on ne peut pas aider. Mais comprendre l’autre, c’est aussi se comprendre soi-même. Il faut apprendre à écouter, mais on ne sait pas écouter. Écouter l’autre est extrêmement difficile. Et s’écouter vraiment soi-même, au sens profond du terme, tout autant peut-être.
31Dans la peur d’aider des chômeurs, il y a la peur de voir se révéler des parties de nous-même que nous n’avons pas envie de voir, et qui sont liées au fait que la condition humaine consiste à être exclu de quelque chose, à être encore exclu du Royaume, du Royaume qui est en nous, dans lequel nous ne sommes pas tout à fait encore et qui n’est pas encore de ce monde.
32Et puis enfin, je terminerai enfin dans l’idée que pour transformer la peur négative du chômage en peur positive, il faut développer simultanément les trois cultures du développement humain que sont les cultures de résistance, de régulation et d’utopie9. Il faut résister au chômage, c’est-à-dire se servir de la peur comme d’un appui, plutôt que de le vivre comme un trouble. Ensuite trouver des justes régulations qui permettent de le réduire, et ces régulations existent. Et enfin, il faut qu’il y ait un projet, car plus il y a projet, plus il y a sens, moins il y a chômage. Dans une communauté, dans un groupe où il y a du sens, où il y a du projet, il y a de l’activité, tout le monde trouve sa place. S’il n’y a pas eu de chômage dans les années cinquante et soixante, c’est sans doute pour des raisons économiques mécaniques, mais aussi parce que le sens était clair, simple, il fallait reconstruire, il fallait ne plus faire comme dans les années trente, l’emploi était une priorité qui passait avant l’inflation. La crise de l’emploi est aussi une crise du sens. Le chômeur est quelqu’un qui vit l’absence de sens de la société. Dans le livre La société en quête de sens que nous avons publié avec Denis Piveteau10, nous avons écrit que « l’aliénation des uns provoque l’exclusion des autres ». Si nous ne voulons pas nous limiter aux mécanismes du marché, avec tous les inconvénients que cela comporte, il faut que nous soyons capables de faire un certain travail spirituel sur nous-mêmes. La peur du chômage nous oblige à poser, d’une certaine façon, la question de l’action spirituelle dans et sur la société.
Notes de bas de page
1 Solidarités nouvelles face au chômage – www.snc.asso.fr.
2 www.ssf-fr.org.
3 Assedic : organisme local chargé des indemnités de chômage.
4 Unédic : organisme national gérant les indemnités de chômage.
5 Agence nationale pour l'emploi.
6 Voir Jean-Baptiste de Foucauld, « Le sens du travail », in Travailler et vivre, actes des Semaines sociales 2000, Bayard, 2001.
7 Charles Mérigot a tiré de son expérience un beau livre qu’il autoédite : Le dit de la cymbalaire, du chômage et autres poisons, préface de J.B. de Foucauld, Éditions de la Ramonda, 3, allée Marie-Laurent, F-75020 Paris, laramonda@wanadoo.fr.
8 Sur ce point, voir Jean-Baptiste de Foucauld, « Une citoyenneté pour les chômeurs », Droit social, juillet-août 1992.
9 J.B. de Foucauld, Les trois cultures du développement humain, résistance, régulation, utopie, Odile Jacob, Paris, 2002.
10 J.B. de Foucauld et Denis Piveteau, Une société en quête de sens, Odile Jacob, Paris, 2002.
Auteur
Président de Solidarités nouvelles face au chômage et de Démocratie et spiritualité Inspecteur des finances. Ancien commissaire au plan
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