L’évidence sécuritaire
p. 199-204
Texte intégral
1Sécurité et liberté, le couple, pourtant solidaire, n’a jamais fait bon ménage. Les philosophies du contrat social, dans leurs différentes versions, racontent comment les hommes préfèrent la sécurité à la liberté et quelle part de liberté rend le sacrifice raisonnable. Mais si la tension entre sécurité et liberté semble naturelle, elle prend peut-être, dans le contexte présent, un nouveau tour. Il semble en effet régner aujourd’hui comme une « évidence sécuritaire » devant laquelle rien ne semble devoir résister.
2L’évidence sécuritaire est sans doute le résultat de longues années consacrées à commenter, promouvoir, célébrer la montée des risques. Voilà trente ans au moins qu’on prête toujours plus d’attention aux risques, qu'on s’interroge sur de nouveaux risques, sur les risques technologiques majeurs, les risques sanitaires, les risques catastrophiques, que nous nous plaçons sous la double dépendance de menaces multipliées et la crainte qu’on en vienne à réduire les protections. Le discours du risque n’est plus que de façon très minoritaire un discours de la prise de risque. Il n’est pratiquement plus que l’alibi d’un appel constant à la multiplication des protections. Notre ivresse du risque n’est plus celle de l'aventurier ; elle s’est transformée en un incessant plaidoyer pour plus de sécurité. L’identification de notre société comme « société du risque » se révèle dans sa vérité comme une grande autorisation sécuritaire.
3Cela s’illustre dans des domaines bien différents. Il y a d’abord le thème récurrent de la lutte contre la délinquance, avec le slogan de la « tolérance zéro » qui conduit à développer, dans un consensus à peine troublé, tout un arsenal législatif destiné à faire que l’administration de la sécurité absorbe autant que faire se peut l'intermédiation juridique et judiciaire. Quand, il y a encore quelques années, les politiques, sonnés par les affaires de financement des partis, cherchaient à se protéger contre la menace des mises en examen à coup de lois sur la « présomption d’innocence », d’indépendance des parquets et de responsabilité des élus, il s’agit plutôt désormais de privilégier les droits de l’accusation. C’est aussi bien l’engagement renouvelé dans la lutte contre les risques sanitaires, la volonté de renforcer les politiques de santé publique, en matière de cancer, de sécurité routière, mais aussi de santé mentale. Qu’est le médecin devenu ? Celui qui répond, en toute indépendance, à une souffrance individuelle ou l’administrateur patenté d’une biopolitique ? C’est vrai encore des problématiques de protection de l’environnement qui servent à la promotion constitutionnelle d’un principe de précaution destiné à donner à ceux qui s’en prétendent les défenseurs le privilège de mettre la puissance de l’institution judiciaire au service de leur seule cause. C’est vrai encore des risques sociaux, qui, au nom de la lutte contre l’exclusion, justifient une demande de socialisation dont les limites sont constamment repoussées.
4L’évidence sécuritaire a sans doute pris une nouvelle dimension après les terribles attentats du 11 septembre 2001. Elle a alors épousé un schème belliqueux : la menace terroriste justifie le déploiement illimité d’une sorte de contre-terreur. Les rapports entre les droits de l’attaque et de la défense s’en trouvent renversés : celui qui peut se prétendre sous la menace d’une agression a désormais le privilège d’une riposte qui ne saurait tolérer d’attendre les preuves de la réalité de l’agression. L’État le plus puissant du monde s’affranchit des règles du droit de la guerre fixées par la communauté internationale. Le droit de légitime défense ne se limite plus à contrecarrer un danger évident et immédiat, mais à prévenir une menace éventuelle qui n’a plus besoin d’être prouvée. La lutte contre le terrorisme autorise les États-Unis à créer, sans contestation véritable, un statut d’exception pour ses auteurs potentiels dans les camps de Gantanamo. Quelle différence avec ce que nous avons connu au temps de la guerre froide, autour de la dénonciation du goulag et du totalitarisme soviétique ! L’évidence était alors, sans restriction, à la défense des droits de l’homme et des libertés.
5Constater ce changement d’atmosphère, cette inversion des préoccupations, ce retour de balancier, le privilège aujourd’hui donné à la sécurité sur la liberté, n’est pas nier l’existence des risques et la nécessité de les réduire. Il ne s’agit pas de revendiquer la liberté contre la sécurité. Si le terrorisme doit être combattu, si nous avons besoin de solidarité, si les risques sanitaires doivent être toujours mieux connus et réduits, s’il convient de développer des politiques de développement durable, cela n’implique pas pour autant de s’abandonner sans réserve à l’évidence sécuritaire comme si, face au risque, il n’y avait d'autre politique que de sacrifier un peu plus de libertés. L’évidence sécuritaire a pris un tel poids, une telle évidence que c’est la liberté – liberté d’aller et venir, liberté d’entreprendre et de travailler, liberté de chercher et d’innover – qui apparaît comme une menace. L’homme de 2004 ne « naît » plus libre comme son ancêtre de 1789. Si la liberté reste encore sa propriété inaliénable, on voudrait, pour en prévenir le risque, placer le moindre de ses exercices sous contrôle politique et tutelle du « débat » démocratique.
6On peut faire quelques remarques sur l’évidence sécuritaire.
7Elle est devenue la seule idéologie politique, partagée pratiquement sans réserve d’un bout à l’autre de l’échiquier politique. L’évidence sécuritaire, en particulier, est portée par les deux extrêmes : l’extrême droite revendique la guerre contre la délinquance quand l’extrême gauche exige toujours plus de sécurité sociale et environnementale, et toutes deux se rejoignent sur la critique de la mondialisation et la demande de protection contre l’étranger. Par évidence sécuritaire, nous nous plaçons sous la double domination de Jean-Marie Le Pen et de José Bové. Par évidence sécuritaire nous nous faisons, sans trop le vouloir ni le savoir, militants du Front national et d’Attac. Quant aux partis de gouvernement, à droite comme à gauche, leurs programmes se résument à donner un « visage humain » à l’évidence sécuritaire. N’est-ce pas l’évidence sécuritaire qui explique le succès de la condamnation pratiquement unanime du thème libéral, systématiquement transformé en un abominable « ultralibéralisme » ?
8A l’ombre de l’évidence sécuritaire s’inventent de nouvelles formes d’expertise, au service d’une volonté de savoir qui n’a plus de limite. Les risques, en tout et partout, se doivent d’être dépistés, traqués, observés, examinés, analysés, repérés, suivis, poursuivis selon une logique en forme de poupée gigogne qui fait que derrière tout risque doit s’en cacher un autre. Tout est condamné à se révéler, un jour, dangereux comme si le risque constituait la vraie nature des choses. Ce savoir proliférant ne nous prive pas seulement de toute innocence ; il nous rend responsables. Le discours sur le risque est en même temps une morale qui, à la fois, nous oblige à la plus grande transparence et nous recommande incessamment la prudence. Le savoir du risque multiplie les institutions de pouvoir : certaines sont en charge de la veille et de l’alerte, d’autres de l’expertise et de l’évaluation, d’autres encore du débat et de la communication sur le débat, tout un brouhaha d’où émerge la voix de nouveaux prophètes qui nous annoncent que la fin est proche. Face aux risques, nous ne sommes pas égaux en droits : certains savent quand d’autres sont condamnés à croire. Il y a, d’un côté, les « experts » et, de l’autre, impuissants, ceux qui en dépendent, sans que quiconque s’interroge sur les systèmes de pensée dont procèdent les pouvoirs de l’expert. Les experts peuvent se contredire, de fait nous sommes condamnés à subir le dogmatisme des uns ou des autres. Car les experts ne se suffisent pas d’expertiser : ils font l’éthique.
9L’évidence sécuritaire doit être interrogée sur ses conséquences sur le processus de civilisation. Elle nous rend insensibles à de profonds changements de paradigmes. Face aux risques, on a traditionnellement deux grandes sortes d’instruments : les uns sont aux mains de l’État et relèvent de la police administrative. L’État, en principe, agit a priori ; il lui revient de mettre en œuvre des politiques de prévention. Les autres sont laissés aux acteurs sociaux à qui il revient, dans le cadre d’obligations légales, d’évaluer les risques qu’ils peuvent prendre au risque d’être sanctionnés pour les dommages qu’ils pourraient causer. Cela s’appelle la responsabilité. Les États monarchiques de l’Ancien Régime se sont organisés sur les exigences de la police administrative. Depuis la fin du xviiie siècle, on a plutôt cherché à privilégier la responsabilité. Si bien qu’il est une question que l’on ne peut pas éluder : le discours sur le risque n’est-il pas en train de nous faire quitter l’ère de la responsabilité pour absolutiser de nouveaux régimes de police administrative ? Dans quelle mesure, l’évidence sécuritaire n’est-elle pas en train de nous faire changer de paradigme ? Bientôt peut-être ne saurons-nous même plus que ce qu’a pu signifier l’exigence de responsabilité : d’un côté de multiples systèmes d’assurances privés et publics prendront en charge l’indemnisation des victimes de risques quand, de l’autre, un État tout puissant prendra en main la prévention. C’en sera alors fini de la doctrine actuelle des libertés.
10Comment ne pas être sensible au fait que le discours contemporain sur le risque vise à nous installer dans une sorte d’état d’urgence, de pouvoirs exceptionnels permanents devant lesquels rien ne devrait résister ? Comment ne pas voir que tous les discours qui mettent en scène l’imminence de la catastrophe en appellent à des formes d’actions aussi belliqueuses que celles que l’on dénonce ailleurs et qui se justifient de la lutte contre le terrorisme ? Derrière ses dehors aimables et protecteurs, le risque se révèle ainsi pouvoir être aussi un principe terrorisant. Le temps n’est peut-être pas loin où l’on fera de tout avocat des libertés un terroriste en puissance.
11L’évidence sécuritaire s’accompagne aussi de profondes transformations institutionnelles qui affectent l’organisation des pouvoirs et les règles de la démocratie. Il n’y a pas à être naïf. Le discours sur le risque est aussi un discours de la prise du pouvoir. Derrière l’évidence sécuritaire, derrière les beaux discours sur la sauvegarde de la vie sur terre, sur la protection des animaux, qui veut prendre le pouvoir ? A qui ? Quelle volonté de puissance recèlent tous ces discours ? Ces batailles pour le pouvoir ne se jouent guère sur le terrain de la démocratie représentative. Elles n’opposent pas la droite et la gauche, qui ne sont jamais destinée qu’à être instrumentalisées. Il s’agit pour des minorités de prendre la majorité. Tout se joue par capture, en prenant le pouvoir sur ce qui fait le pouvoir du pouvoir : des formes de pensée et de perception, l’imaginaire, l’émotion, les médias, les juges. Et pour déstabiliser les pouvoirs en place, pour instiller le doute et la suspicion, rien ne vaut l’arme du « débat » et le jeu désordonné de la démocratie participative. Ne nous y trompons pas : le risque est une puissance révolutionnaire, qui permet à ceux qui savent s’en prévaloir de prendre le pouvoir en toute légalité, sans avoir à mettre en œuvre aucun changement institutionnel. Qui prend le pouvoir à travers le discours sur la réduction des risques et la protection des victimes ? « L’homme », comme voudrait nous le faire croire une écologie dite « humaniste » ? Mais n’avons-nous pas connu au xxe siècle tant de formes d’humanisme pour ne pas nous demander ce qui se cache derrière ce masque ?
12L’évidence sécuritaire semble aller contre le thème d’une société qui, parce que permissive, serait libérale, d’une société libérée quant à ses mœurs et qui semble prête à aller toujours plus loin dans ce sens. Le fait est que la société peut être permissive et tolérante du côté des mœurs, et très intolérante dans la manière de les protéger contres les risques qui pourraient les menacer. Les deux vont de pair. D’ailleurs les minorités ne sont-elles pas les premières à demander à l’État qu’il protège les choix individuels de vie de tout ce qui pourrait les menacer ? Nos actuels individualistes veulent être d’autant plus rassurés qu’ils ne sont plus protégés par l’intégration au sein d’une grande norme commune. L’individualisme contemporain est beaucoup moins libéral que sécuritaire. Il veut être protégé contre tous les risques qui pourraient affecter des choix de vie finalement très égoïstes. Il est en même temps extraordinairement vulnérable à ceux qui désigneront telle ou telle minorité comme facteur de risque.
13Le moment n’est plus de s’esbaudir sur la naissance d’une société du risque. Le point est d’avoir un regard critique sur les discours contemporains sur le risque, et ce qu’ils autorisent. Cette année 2004 est celle de l’anniversaire des vingt ans de la mort de Michel Foucault. C’est lui qui nous a appris à nous interroger sur les formes de rapports savoir-pouvoir qui organisent nos évidences. C’est lui qui nous a appris à nous en tenir à distance. C’est lui qui nous a appris qu’il ne fallait pas céder sur le droit et la liberté. C’est lui qui nous invite à comprendre sur quels jeux de vérité s’organise la politique. Le risque et son discours sont devenus la forme de savoir-pouvoir dominante dans notre société, une forme, jusqu’alors, moins interrogée qu’entretenue, accompagnée, encouragée. Le moment n’est-il pas venu pour ceux pour qui l’évidence sécuritaire ne doit pas garder son évidence à se rassembler, domaines par domaines, dans un forum des rapports « Savoir-pouvoir » ? Ce rassemblement ne serait ni de droite, ni de gauche, ni du centre. Il revendiquerait seulement son hétérotopie eu égard à l’évidence sécuritaire. S’y retrouveraient, secteurs par secteurs, ceux qui, tout en étant conscients de la nécessité de prendre en compte les risques, souhaitent en même temps prendre la mesure des transformations contemporaines dans l’économie des rapports savoir-pouvoir, ceux qui croient encore qu’il n’y a pas de plus grand risque que de sacrifier au risque sa liberté.
Auteur
Professeur au Conservatoire national des arts et métiers
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