Introduction au catastrophisme éclairé
p. 175-197
Texte intégral
1. Devant la catastrophe
1Notre civilisation est aujourd’hui en crise. Crise d’une humanité qui est en train de naître à elle-même au moment même où elle comprend que sa survie est en jeu. Le mode de développement scientifique, technique, économique et politique du monde moderne souffre d’une contradiction rédhibitoire. Il se veut, il se pense comme universel, il ne conçoit même pas qu’il pourrait ne pas l’être. L’histoire de l’humanité, va-t-il même jusqu’à croire dans ses délires les plus autistiques, ne pouvait pas ne pas mener jusqu’à lui. Il constitue la fin de l’histoire, une fin qui rachète en quelque sorte tous les tâtonnements qui l’ont péniblement précédée et par là même leur donne sens. Et pourtant il sait désormais que son universalisation, tant dans l’espace (égalité entre les peuples) que dans le temps (durabilité ou « soutenabilité » du développement), se heurte à des obstacles internes et externes inévitables, ne serait-ce que parce que l’atmosphère de notre globe ne le supporterait pas. Dès lors, il faut que la modernité choisisse ce qui lui est le plus essentiel : son exigence éthique d’égalité, qui débouche sur des principes d’universalisation, ou bien le mode de développement qu’elle s’est donné. Ou bien le monde actuellement développé s’isole, ce qui voudra dire de plus en plus qu’il se protège par des boucliers de toutes sortes contre des agressions que le ressentiment des laissés pour compte concevra chaque fois plus cruelles et plus abominables ; ou bien s’invente un autre mode de rapport au monde, à la nature, aux choses et aux êtres, qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à l’échelle de l’humanité.
2Les signes s’accumulent, et tant chez les scientifiques que chez les hommes politiques, la prise de conscience progresse. Je voudrais citer un livre qui m’a beaucoup impressionné. L’auteur est au-dessus de tout soupçon d’irrationalisme ou d’anti-science ou de technophobie. Il s’agit de l’astronome royal Sir Martin Rees qui occupe la chaire d’Isaac Newton à Cambridge. Il vient de publier un livre au titre et au sous-titre éloquents : Our Final Hour1. A Scientist’s Warning : How Terror, Error, and Environmental Disaster Threaten Humankind’s Future in this Century – on Earth and Beyond2. [« Notre dernière heure. L’avertissement d’un scientifique : comment la terreur, l’erreur et la catastrophe écologique menacent l’avenir de l’humanité dans ce siècle – sur la terre et au-delà ».]
3En conclusion de son livre, Sir Martin donne à l’humanité une chance sur deux de survivre au vingt-et-unième siècle. Je ne vais pas ici entrer dans le détail de ce qui ainsi, selon lui, nous menace à ce point. Qu’il s’agisse des comportements prédateurs de l’humanité détruisant la biodiversité et les équilibres climatiques de la planète ; de la prolifération du nucléaire, des avancées du génie génétique et bientôt des nanotechnologies ; du risque que ces produits de l’ingéniosité de l’homme échappent à son contrôle, soit par erreur, soit par terreur – il existe sur tous ces dangers une littérature immense et un savoir très précis. Contrairement à ce que pensent les promoteurs du principe de précaution, ce n’est pas l’incertitude scientifique qui est la cause de notre inaction. Nous savons, mais nous n’arrivons pas à croire ce que nous savons.
4Sir Martin n’est certes pas isolé dans son avertissement. Je pense à la mise en garde, très remarquée et discutée, de l’un des informaticiens américains les plus brillants, Bill Joy, l’inventeur du programme Java (le langage d’Internet) parue dans la revue très « branchée », Wired, sous le titre éloquent : « Why the future doesn’t need us » [« Pourquoi l’avenir n’a pas besoin de nous »] (avril 2000). Le soustitre précise : « Our most powerful 21st-century technologies – robotics, genetic engineering, and nanotech – are threatening to make humans an endangered species. » [« Les technologies les plus puissantes du xxie siècle – la robotique, le génie génétique et les nanotechnologies – menacent de faire de l’humanité une espèce en voie de disparition. »]. Le regretté Gérard Mégie, qui fut président du CNRS français, spécialiste incontesté de la physico-chimie de la haute atmosphère, à qui nous devons la découverte de la responsabilité des aérosols et autres produits chlorés dans le trou que nous avons ouvert dans la couche d’ozone stratosphérique, affirmait avant de mourir que si nous ne changeons pas drastiquement nos modes de vie, nous courons à la catastrophe. Les scientifiques du mouvement Pugwash et ceux qui se réunissent autour du Bulletin of Atomic Scientists ont mis au point en 1947 une horloge du Jugement dernier qui depuis lors indique à tout instant le temps qui nous sépare de celui-ci, c’est-à-dire de minuit. Nous sommes aujourd’hui à quelques minutes seulement des douze heures fatales, aussi près qu’à quelques moments clés de la guerre froide, comme la crise de Cuba.
2. Les graves insuffisances du « principe de précaution »
5Mais nous avons le « principe de précaution ». Toutes les peurs de l’époque semblent s’être réfugiées dans ce seul vocable, la précaution. Or les fondements conceptuels de la notion de précaution sont extrêmement fragiles, comme je vais maintenant m’employer à le montrer.
6Rappelons la définition du principe de précaution que l’on trouve dans la loi Barnier sur l’environnement : « L’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ». Ce texte se trouve écartelé entre la logique du calcul économique et la conscience que le contexte de la décision a radicalement changé. D’un côté, les notions familières et rassurantes d’efficacité, de commensurabilité et de coût raisonnable ; de l’autre, l’insistance sur l’incertitude des connaissances et la gravité et l’irréversibilité des dommages. Il serait trop facile de plaider que si l’incertitude est avérée, nul ne peut dire ce qu’est une mesure proportionnée (selon quel coefficient ?) à un dommage qu’on ne connaît pas, et dont on ne peut donc dire s’il sera grave ou irréversible ; ni évaluer ce que serait le coût d’une prévention suffisante ; ni dire, à supposer que ce coût se révèle « inacceptable », comment l’on devrait trancher, entre le salut de l’économie et la prévention de la catastrophe. Plutôt que de me livrer à ce jeu cruel, je vais présenter trois raisons fondamentales qui conduisent à remiser la notion de précaution au magasin des fausses bonnes idées. Je tenterai du même coup de comprendre pourquoi l’on a éprouvé le besoin, un jour, de flanquer la bonne vieille notion de prévention d’une compagne, la précaution. Qu’est-ce qui, dans la situation présente des risques et des menaces, fait que la prévention ne suffit plus ?
A.
7La première grave insuffisance qui entache la notion de précaution est qu’elle ne prend pas la juste mesure du type d’incertitude auquel nous sommes présentement confrontés.
81. Le rapport Kourilsky-Viney sur le principe de précaution3 introduit une distinction au premier abord intéressante entre deux types de risques : les risques « avérés » et les risques « potentiels ». C’est sur cette distinction qu’il fonde la différence entre la prévention et la précaution : la précaution serait aux risques potentiels ce que la prévention est aux risques avérés.
9La lecture du rapport en question révèle 1° que l’expression « risque potentiel » est mal choisie et que ce que l’on désigne par là est, non pas un risque en attente de réalisation, mais un risque conjecturé, au sujet duquel on est réduit à faire des hypothèses ; 2° que la distinction entre risques avérés et risques conjecturés (expression que je retiendrai) correspond à une vieille connaissance de la pensée économique, la distinction que John Maynard Keynes et Frank Knight proposèrent séparément en 1921 entre risque et incertain. Le risque, c’est l’aléa auquel on peut associer en principe des probabilités objectives fondées sur les fréquences observables ; on est dans l’incertain lorsque ce n’est pas le cas.
10Le problème, c’est que la pensée économique et la théorie de la décision qui la sous-tend allaient dès les années cinquante renoncer à cette distinction, en raison du coup de force tenté et réussi par Leonard Savage avec l’introduction du concept de probabilité subjective et de la philosophie du choix en incertitude qui lui correspond : le bayésianisme. Dans l’axiomatique de Savage, les probabilités ne correspondent plus à une quelconque régularité de la nature, mais simplement à une cohérence des choix propres à l’agent. Dans le langage philosophique, toute incertitude est traitée comme une incertitude épistémique, c’est-à-dire propre à la connaissance de l’agent. Il est facile de comprendre que l’introduction des probabilités subjectives réduit à néant la distinction entre incertain et risque, entre risque de risque et risque, entre précaution et prévention. Si une probabilité est inconnue, on lui assigne, « subjectivement », une distribution de probabilités et on compose ensuite les probabilités selon les règles du calcul du même nom. Il ne subsiste aucune différence avec le cas où l’on dispose d’emblée de probabilités objectives. L’incertitude par manque de connaissances est rabattue sur le même plan que l’incertitude intrinsèque due au caractère aléatoire de l’événement considéré. Un économiste du risque et un théoricien de l’assurance ne voient et ne peuvent voir aucune différence d’essence entre la prévention et la précaution et réduisent de fait la seconde à la première. On observe en vérité que les applications du « principe de précaution » se résument en général à une démarche de type « calcul coûts – avantages » plus ou moins amélioré.
11Contre l’économisme ambiant, je crois qu’il est urgent de sauver l’idée que tout n’est pas incertitude épistémique. On pourrait pourtant arguer philosophiquement que tel est bien le cas. C’est la chute d’un dé qui a fourni à la plupart de nos langues les mots du hasard, de la chance ou de l’aléa. Or, la chute d’un dé est un phénomène physique en lequel on voit aujourd’hui un système déterministe à stabilité faible, sensible aux conditions initiales, donc imprévisible – un « chaos déterministe », selon la terminologie maintenant consacrée. Mais le Dieu dont Laplace ne jugeait pas nécessaire de postuler l’existence, lui, saurait prévoir la face sur laquelle le dé va tomber. Ne pourrait-on donc pas dire que ce qui est incertain pour nous, mais pas pour ce Dieu mathématicien, ne l’est que par manque de connaissance de notre part ? Donc que cette incertitude est, elle aussi, épistémique et subjective ?
12C’est à juste titre que l’on conclut différemment. Si l’aléa est imprévisible pour nous, ce n’est pas en raison d’un manque de connaissance qui pourrait être comblé par des recherches plus poussées ; c’est parce que seul un calculateur infini pourrait prévoir un avenir que, du fait de notre finitude, nous serons à jamais incapables d’anticiper. Notre finitude n’est évidemment pas à mettre sur le même plan que l’état de nos connaissances. La première est une donnée indépassable de la condition humaine ; le second, un fait contingent, qui pourrait être à tout moment différent de ce qu’il est. Nous avons donc raison de traiter l’incertitude pour nous de l’aléa comme une incertitude objective, bien que cette incertitude puisse disparaître pour un observateur infini.
13Or, notre situation par rapport aux menaces nouvelles est également une incertitude objective et non épistémique. Le trait inédit est que ce n’est pas non plus un aléa. Ni aléa, ni incertain épistémique, le type de « risques » que nous affrontons est un monstre, par rapport aux distinctions classiques. Il mérite en effet un traitement spécial, que le principe de précaution est incapable de lui offrir.
142. L’assertion que l’incertitude, ici, n’est pas épistémique, mais ancrée dans l’objectivité du rapport qui nous lie aux phénomènes, peut être étayée comme suit.
15Il est aujourd’hui généralement admis que la complexité des systèmes, et singulièrement des écosystèmes, les dote d’une extraordinaire stabilité et d’une non moins remarquable robustesse4. Ils peuvent faire face à toutes sortes d’agressions et trouver les moyens de s’adapter pour maintenir leur stabilité. Cela ne vaut que jusqu’à un certain point cependant. Au-delà de certains seuils critiques, ils basculent brusquement dans autre chose, à l’instar des changements de phase de la matière, s’effondrant complètement ou bien formant d’autres types de systèmes qui peuvent avoir des propriétés fortement indésirables pour l’homme (Gladwell, 2000). En mathématiques, on nomme de telles discontinuités... des catastrophes. Cette disparition brutale de la robustesse donne aux écosystèmes une particularité qu’aucun ingénieur ne pourrait transposer dans un système artificiel sans être renvoyé immédiatement de son poste : les signaux d’alarme ne s’allument que lorsqu’il est trop tard. Tant que l’on est loin des points de basculement (tipping points), on peut se permettre de taquiner les écosystèmes en toute impunité. Une démarche en termes de risques, un calcul coûts – avantages sur les conséquences, apparaît alors inutile, ou conclu d’avance, puisque sur le plateau de la balance où figurent les coûts, il n’y a semble-t-il rien à mettre. C’est ainsi que l’humanité a pu pendant des siècles se soucier comme de l’an quarante de l’impact de son mode de développement sur l’environnement. Si l’on se rapproche des points de basculement, le calcul des risques et des conséquences devient dérisoire. La seule chose qui compte est en effet alors de ne surtout pas les franchir. Or nous ne savons que peu de choses concernant ces tipping points. On n’apprend en général à les connaître que lorsqu’il est trop tard. Inutiles ou dérisoires, on voit que pour des raisons qui tiennent aux propriétés objectives et structurelles des écosystèmes, l’anticipation et le calcul des conséquences ne nous sont d’aucun secours.
16On comprend mieux depuis peu ce qui donne aux systèmes complexes – les écosystèmes en particulier, mais pas seulement eux – cet étonnant mélange de robustesse et de vulnérabilité, et, par la même occasion, on saisit la véritable nature de ces points de basculement. Un grand nombre de systèmes naturels, techniques et sociaux, possèdent trois traits qui semblent être étroitement solidaires. Pour les introduire, nous traiterons l’anatomie d’un système comme un réseau constitué de nœuds en interaction.
17a) Ces réseaux constituent des « petits mondes » (small worlds) (Buchanan, 2002). Pour tout couple de nœuds pris au hasard, il existe une chaîne minimale de liens qui permettent de passer de l’un à l’autre. Dans un petit monde, la longueur moyenne de cette chaîne sur l’ensemble des couples est étonnamment petite par rapport au nombre total de nœuds. On estime que n’importe quel habitant de la Terre est éloigné en moyenne de n’importe quel autre par « six degrés de séparation», le lien élémentaire étant défini comme lien de connaissance mutuelle. Sur la Toile (le World Wide Web), on compte un milliard environ de sites, et la distance moyenne entre deux d’entre eux est estimée à dix-neuf – un site B étant lié à un site A si A contient un lien menant à B.
18b) La distribution des nœuds en fonction du nombre de liens qui les atteignent est foncièrement inégale. Un nombre relativement faible de nœuds concentrent l’essentiel des liens et jouent le rôle de plaques tournantes (hubs), tandis qu’un nombre considérable de nœuds ne sont liés aux autres que par un ou deux liens. Sur la Toile, 80 % des liens sont dirigés sur seulement 15 % des sites. L’histogramme correspondant obéit de fait à une loi très précise, qu'on appelle une loi de puissance (power law) : le nombre de nœuds auxquels correspond un nombre de liens donné est divisé par un facteur constant chaque fois que le nombre de liens est doublé. La loi de puissance est aussi dite loi de Pareto, du nom de l’économiste et sociologue italien, fondateur avec Leon Walras de l’École de Lausanne. Vilfredo Pareto avait conjecturé que la distribution des revenus dans chaque pays obéit à une loi particulière, isomorphe à toute partie tronquée d’elle-même : quel que soit votre revenu, le revenu moyen de ceux qui ont un revenu supérieur au vôtre est dans un rapport constant, supérieur à 1, à votre revenu. La loi de puissance donne bien ce résultat. On dit aussi que c’est une loi « fractale », ou à « invariance d’échelle ». Les réseaux dont 1’histogramme des nœuds obéit à cette loi sont dits eux-mêmes à « invariance d’échelle » (scale-free networks). Dans un tel réseau, les plaques tournantes sont certes relativement peu nombreuses, mais elles le sont beaucoup plus que si la distribution des liens obéissait à une loi gaussienne, c’est-à-dire résultait d’un tirage aléatoire. On retrouve ici le concept fondamental d’abondance relative des cas extrêmes (fat tail).
19Comme exemples de réseaux dont il a pu être montré qu’ils présentaient les deux traits précédents, citons : les réseaux trophiques et de nombreux écosystèmes, le système nerveux, le réseau des relations chimiques qui constituent le métabolisme d’une cellule, le réseau Internet, la Toile, les réseaux de distribution d’électricité, le réseau des liaisons aériennes, le réseau des citations scientifiques, de nombreux réseaux d’influence sociale, comme le réseau des affaires ou le réseau des partenaires sexuels (Barabási, 2002).
20c) Parmi les mécanismes qui participent à la constitution et à la morphogenèse d’un réseau à invariance d’échelle, l’un semble être le plus souvent présent. Il fait intervenir une boucle de rétroaction positive – il est connu aujourd’hui que ces boucles jouent un rôle éminent dans la stabilité des systèmes complexes. Lorsqu’un réseau se constitue et qu'un nœud nouveau s’agrège à l’ensemble, les liens qu’il tisse avec les nœuds existants s’adresseront de préférence à ceux qui attirent déjà beaucoup de liens. C’est la règle du « on ne prête qu’aux riches » (rich-get-richer) que l’on trouve au cœur de toute dynamique mimétique. Si la relation en question est exactement proportionnelle, on montre que le réseau résultant possède la propriété d’invariance d’échelle.
21Les réseaux qui présentent les trois traits que l’on vient de décrire ont des propriétés tout à fait remarquables, où l’on retrouve le mixte paradoxal de robustesse et de vulnérabilité déjà signalé. C’est la place des plaques tournantes (hubs) qui explique l’une comme l’autre. Lorsque des défaillances touchent au hasard les nœuds du système, les nœuds les moins reliés, étant de loin les plus nombreux, ont beaucoup plus de chance d’être affectés que les plaques tournantes. La disparition d’un nœud peu relié n’a qu’une incidence minime sur le fonctionnement global du réseau, car celui-ci constitue par hypothèse un petit monde. En revanche, si une ou plusieurs plaques tournantes sont attaquées, le système s’effondrera tout d’un coup. La première recommandation pour la gestion prudente d’un système de ce type devrait être d’identifier en priorité les plaques tournantes. La tâche peut se révéler très difficile. Dans les réseaux trophiques ou les écosystèmes en général, les espèces qui se révèlent jouer le rôle de plaque tournante sont parfois inattendues : il s’agit d’espèces à première vue non remarquables, dont le caractère de plaque tournante ne peut apparaître qu’au prix d’une description exhaustive du réseau en question.
22Au vu des exemples énumérés, on conçoit aisément que ces considérations sont de première importance pour celui qui se préoccupe de sujets aussi divers que l’épuisement de la biodiversité, la contamination des cultures non-OGM par des cultures OGM, le risque que des nouvelles technologies, bio ou nano, échappent au contrôle de l’homme, la destruction d’Internet par des attaques terroristes, l’épidémie de SIDA ou le collapsus des réseaux électriques.
233. La deuxième assertion est que les menaces nouvelles ne peuvent être traitées sur le mode de l’aléa.
24Ces dernières années, des physiciens spécialisés dans l’étude des phénomènes complexes ont investi en masse le champ de la prévision boursière. Certains y ont même gagné semble-t-il de l’argent, même si leurs motivations étaient au départ essentiellement scientifiques (Bass, 1999). Il ressort de leurs travaux que les phénomènes de foule ou de horde que l’on observe sur les marchés engendrent des dynamiques dont les attracteurs sont « plus qu’étranges » (even-stranger-than-strange). Cette terminologie incommode traduit que l’on est au-delà de l’aléa et de la statistique, donc du calcul. Ces attracteurs ne semblent présenter aucune régularité statistique et la notion même d’attracteur devient problématique dans leur cas. Leur volatilité est extrême, mais elle offre cependant certains traits reconnaissables. Les épisodes extrêmes ont tendance à s’y répéter, formant des séquences plus ou moins longues, mais surtout, ils sont beaucoup moins rares que s’ils étaient distribués selon la fameuse courbe en cloche qui caractérise la loi normale, dite encore gaussienne. C’est par cette relative « abondance des cas extrêmes » (en anglais : fat tail) que l’on caractérise le type d’incertitude qui se présente ici. Imaginons que chaque année, pendant une longue période, la valeur du phénomène observé oscille faiblement autour de 1. On en inférera que la distribution est normale et de moyenne égale à 1. Mais soudainement, au bout de dix ans, la valeur observée saute à 10. Sur dix ans, la moyenne sera brusquement passée au double de ce qu’on avait inféré, soit 2. Supposons maintenant qu’au bout de 100 ans, un événement extraordinaire se produise, de magnitude égale à 200. La moyenne sautera aussitôt à 4. Des événements très peu fréquents, donc très rarement observables, mais d’amplitude considérable, rendent vaine toute tentative d’apprécier ne serait-ce que la moyenne du phénomène étudié.
254. Lorsque le principe de précaution énonce que « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder, etc. », il est clair qu’il se situe d’emblée dans le cadre de l’incertitude épistémique. Il présuppose en effet que l’on sache que l’on est dans l’incertain. C’est un des axiomes de la logique épistémique que si je ne sais pas p, alors je sais que je ne sais pas p. Cependant, dès lors que l’on sort de ce cadre, il devient envisageable que l’on ne sache pas que l’on ne sait pas quelque chose. Situation analogue à celle que l’on trouve dans le domaine de la perception avec la tache aveugle, cette zone de la rétine non innervée par le nerf optique. Au centre même de notre champ visuel, nous ne voyons pas, mais notre cerveau agit de telle sorte que nous ne voyons pas que nous ne voyons pas. Dans les cas où l’incertitude est telle qu’elle implique que l’incertitude même est incertaine, il est impossible de savoir si les conditions d’application du principe de précaution sont satisfaites ou non. Appliquons le principe à lui-même, nous le verrons s’auto-invalider.
26Par ailleurs, le « compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment » sous-entend qu’un effort de la recherche scientifique pourrait venir à bout de l’incertitude en question, qui ne serait là que de façon purement contingente. On peut parier qu’une « politique de précaution » inclura inévitablement le commandement qu’il faut poursuivre l’effort de recherche – comme si l’écart entre ce que l’on sait et ce qu’il faut savoir pouvait être comblé par un effort supplémentaire du sujet connaissant. Or les cas ne sont pas rares où le progrès des connaissances s’accompagne d’un accroissement de l’incertitude pour le décideur, ce qui est inconcevable dans le cadre épistémique. En savoir plus implique parfois la découverte de complexités cachées et donc la reconnaissance que la maîtrise que l’on croyait avoir sur les phénomènes était en partie illusoire.
B.
27La deuxième grave insuffisance du principe de précaution est que, n’arrivant pas à se déprendre d’une normativité qui est celle du calcul des probabilités, il passe à côté de ce qui fait l’essence de la normativité éthique en matière de choix dans l'incertain.
28Je fais référence au concept de « fortune morale » en philosophie morale. Je l’introduirai en contrastant deux expériences de pensée. Dans la première, on dispose d’une urne qui contient deux tiers de boules noires contre un tiers de boules blanches. Il s’agit de tirer une boule au hasard sans voir sa couleur et de parier sur celle-ci. Il faut évidemment parier sur noir. Soit un nouveau tirage, il faudra encore parier sur noir. Il faudra toujours parier sur noir, alors même que l’on anticipe que dans un tiers des cas en moyenne on est condamné à se tromper. Supposons qu’une boule blanche sorte et qu’on découvre donc que l’on s’est trompé. Cette découverte a posteriori est-elle de nature à altérer le jugement que l’on porte rétrospectivement sur la rationalité du pari que l’on a fait ? Non, bien sûr, on a eu raison de choisir noir, même s’il se trouve que c’est blanc qui est sorti. Dans le domaine probabiliste, il n’y a pas de rétroactivité concevable de l’information devenue disponible sur le jugement de rationalité que l’on porte sur une décision passée faite en avenir incertain ou risqué. Or c’est là une limitation du jugement probabiliste dont on ne trouve pas l’équivalent dans le cas du jugement moral.
29Dans une soirée bien arrosée, un homme boit immodérément. Il décide néanmoins, en connaissance de cause, de prendre sa voiture pour rentrer chez lui. Il pleut, la chaussée est mouillée, le feu passe au rouge, l’homme appuie rageusement sur les freins, mais un peu trop tard, sa voiture s’immobilise, après un léger dérapage, au-delà du passage piétons. Deux scénarios sont possibles : il n’y avait personne sur le passage. L’homme en est quitte pour une bonne frousse rétrospective. Ou bien : l’homme renverse un enfant et le tue. Le droit, bien sûr, mais surtout la morale, ne porteront pas le même jugement dans l’un et l’autre cas. Variante : l’homme a pris sa voiture en étant sobre. Il n’a rien à se reprocher. Mais il y a un enfant qu’il renverse et tue ou bien il n’y en a pas. Ici encore, l’issue imprévisible rétroagit sur le jugement que l’on porte sur la conduite de cet homme et aussi sur le jugement qu’il porte lui-même sur sa propre conduite.
30Voici un exemple plus complexe dû au philosophe britannique Bernard Williams5, que je simplifie fortement. Un peintre – nous le nommerons « Gauguin » par commodité – décide de quitter sa femme et ses enfants et de partir pour Tahiti afin de vivre une autre vie qui lui donnera la chance, espère-t-il, de devenir le génie de la peinture qu’il ambitionne d’être. A-t-il raison d’agir ainsi ? Est-il moral d’agir ainsi ? Williams défend avec beaucoup de subtilité la thèse que s’il y a une justification possible de son acte, elle ne peut être que rétrospective. Seuls le succès ou l’échec de son entreprise nous permettront – lui permettront – de porter un jugement. Or le fait que Gauguin devienne ou non un peintre de génie est en partie une question de chance – la chance d’être capable de devenir ce que l’on a l’espoir d’être. Gauguin, en prenant sa décision douloureuse, ne peut pas savoir ce que l’avenir lui réserve, comme l’on dit. Dire qu’il fait un pari serait incroyablement réducteur. Dans son aspect paradoxal, le concept de « fortune morale » vient précisément combler un manque dans la manière dont nous pouvons décrire ce qui est en jeu dans ce type de décision dans l’incertain.
31Comme le Gauguin de Bernard Williams, mais à une tout autre échelle, l’humanité prise comme sujet collectif a fait un choix de développement de ses capacités virtuelles qui la fait tomber sous la juridiction de la fortune morale. Il se peut que son choix mène à de grandes catastrophes irréversibles ; il se peut qu’elle trouve les moyens de les éviter, de les contourner ou de les dépasser. Personne ne peut dire ce qu’il en sera. Le jugement ne pourra être que rétrospectif. Cependant, il est possible d’anticiper, non pas le jugement lui-même, mais le fait qu’il ne pourra être porté que sur la base de ce que l’on saura lorsque le « voile d’ignorance » qui recouvre l’avenir sera levé. Il est donc encore temps de faire que jamais il ne pourra être dit par nos descendants : « trop tard ! », un trop tard qui signifierait qu’ils se trouvent dans une situation où aucune vie humaine digne de ce nom n’est possible.
C.
32La raison la plus importante qui conduit à rejeter le principe de précaution est encore à venir. C’est que, mettant l’accent sur l’incertitude scientifique, il se trompe complètement sur la nature de l’obstacle qui nous empêche d’agir devant la catastrophe. Ce n’est pas l’incertitude, scientifique ou non, qui est l’obstacle, c’est l’impossibilité de croire que le pire va arriver.
33Posons la question simple de savoir quelle était la pratique des responsables et des gouvernements avant que l’idée de précaution voie le jour. Mettaient-ils en place des politiques de prévention, cette prévention par rapport à laquelle la précaution entend innover ? Pas du tout, ils attendaient simplement que la catastrophe arrive avant d’agir – comme si sa venue à l’existence constituait la seule base factuelle légitimant qu’on se permette de la prévoir, trop tard évidemment.
34Même lorsqu’on sait qu’elle va se produire, la catastrophe n’est pas crédible, tel est l’obstacle majeur. Sur la base de nombreux exemples, un chercheur anglais a dégagé ce qu’il appelle un « principe inverse d’évaluation des risques » : la propension d’une communauté à reconnaître l’existence d’un risque serait déterminée par l’idée qu’elle se fait de l’existence de solutions. Remettre en cause ce que nous avons appris à assimiler au progrès aurait des répercussions si phénoménales que nous ne croyons pas que la catastrophe est devant nous. Il n’y a pas d’incertitude, ici, ou si peu. Elle est tout au plus l’alibi.
35Au-delà de la psychologie, la question de la catastrophe future engage toute une métaphysique de la temporalité. Le monde a vécu la tragédie du 11 septembre 2001, moins comme l’inscription dans le réel de quelque chose d’insensé, donc d’impossible, que comme l’irruption du possible dans l’impossible. La pire horreur devient désormais possible, a-t-on dit ici et là. Si elle devient possible, c’est qu’elle ne l’était pas. Et pourtant, objecte le bon sens, si elle s’est produite, c’est bien qu’elle était possible. Bergson décrit les sensations qu’il éprouva le 4 août 1914 en apprenant la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France : « Malgré mon bouleversement, et bien qu’une guerre, même victorieuse, m’apparût comme une catastrophe, j’éprouvais... un sentiment d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était effectué le passage de l’abstrait au concret : qui aurait cru qu’une éventualité aussi formidable pût faire son entrée dans le réel avec aussi peu d’embarras ? Cette impression de simplicité dominait tout. » Or cette inquiétante familiarité contrastait violemment avec les sentiments qui prévalaient avant la catastrophe. La guerre apparaissait alors à Bergson « tout à la fois comme probable et comme impossible : idée complexe et contradictoire, qui persista jusqu’à la date fatale. »
36En réalité, Bergson démêle très bien cette apparente contradiction. C’est lorsqu’il réfléchit sur l’œuvre d’art : « Je crois qu’on finira par trouver évident que l’artiste crée du possible en même temps que du réel quand il exécute son œuvre », écrit-il. On hésite à étendre cette réflexion à l’activité destructrice. Et pourtant, il est aussi permis de dire des terroristes qu’ils ont créé du possible en même temps que du réel.
37Le temps des catastrophes, c’est cette temporalité en quelque sorte inversée. La catastrophe, comme événement surgissant du néant, ne devient possible qu’en se « possibilisant », pour parler comme Sartre qui, sur ce point, aura retenu la leçon de son maître Bergson. C’est bien là la source de notre problème. Car s’il faut prévenir la catastrophe, on a besoin de croire en sa possibilité avant qu’elle se produise. Si, inversement, on réussit à la prévenir, sa non-réalisation la maintient dans le domaine de l’impossible, et les efforts de prévention en apparaissent rétrospectivement inutiles.
3. Vers un catastrophisme éclairé
A. Motivation
38Je voudrais maintenant attaquer de front le problème philosophique de la réalité de l’avenir catastrophiste. Je ne veux pas dire par là que la catastrophe est nécessairement devant nous, mais que si nous n’accordons pas à l’avenir son poids de réalité, nous n’aurons aucune chance d’échapper à ce qui est peut-être depuis toujours notre destin, l'autodestruction. Mais si destin il y a, c’est un destin que nous pouvons choisir de refuser. C’est ici que se glissent, et notre libre arbitre, et mon optimisme.
39La catastrophe a ceci de terrible que non seulement on ne croit pas qu’elle va se produire alors même qu’on a toutes les raisons de savoir qu’elle va se produire, mais qu’une fois produite elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses. Sa réalité même la rend banale. Elle n’était pas jugée possible avant qu’elle se réalise ; la voici intégrée sans autre forme de procès dans le « mobilier ontologique » du monde, pour parler le jargon des philosophes. Moins d’un mois après l’effondrement du World Trade Center, les responsables américains ont dû raviver chez leurs compatriotes le souvenir de la gravité extrême de l’événement pour que le désir de justice et de revanche ne faiblisse pas. Le vingtième siècle est là pour nous montrer que les pires abominations peuvent être digérées par la conscience commune sans embarras particulier.
40C’est cette métaphysique spontanée du temps des catastrophes qui est l’obstacle majeur à la définition d’une prudence adaptée aux temps actuels. C’est ce que je me suis efforcé de montrer dans mon livre Pour un catastrophisme éclairé6, tout en faisant fond sur cette même métaphysique pour proposer une solution. Ma démarche a consisté à prendre au sérieux la métaphysique spontanée des humbles, des naïfs, des « non-habiles », comme aurait dit Pascal – celle qui consiste à croire que si un événement marquant se produit – par exemple une catastrophe –, c’est qu’il ne pouvait pas ne pas se produire ; tout en pensant, tant qu’il ne s’est pas produit, qu’il n’est pas inévitable. C’est donc l’actualisation de l’événement – le fait qu’il se produise – qui crée rétrospectivement de la nécessité7. La métaphysique que j’ai proposée comme fondement d’une prudence adaptée au temps des catastrophes consiste à se projeter dans l’après catastrophe, et à voir rétrospectivement en celle-ci un événement tout à la fois nécessaire et improbable. Cette figure est-elle si nouvelle ? On y aura reconnu la figure du tragique par excellence. Lorsque Œdipe tue son père au carrefour fatal, lorsque Meursault, l’Étranger de Camus, tue l’Arabe sous le soleil d’Alger, ces événements apparaissent tout à la fois à la conscience et à la philosophie méditerranéennes comme des accidents et comme des fatalités : le hasard et le destin viennent à s’y confondre. Le destin de la planète est mon sujet, il dépasse évidemment une aire culturelle particulière, mais c’est bien la pensée issue de cette aire qui nous permet aujourd’hui de le penser. Telle est du moins la thèse que je défends.
41Ces idées sont difficiles et on peut se demander s’il est bien utile d’en passer par de telles constructions8. Je défends la thèse que l’obstacle majeur à un sursaut devant les menaces qui pèsent sur l’avenir de l’humanité est d’ordre conceptuel. Nous avons acquis les moyens de détruire la planète et nous-mêmes, mais nous n’avons pas changé nos façons de penser.
B. Fondements d’une métaphysique adaptée au temps des catastrophes
42Le paradoxe du « catastrophisme éclairé » se présente comme suit. Rendre crédible la perspective de la catastrophe nécessite que l’on accroisse la force ontologique de son inscription dans l’avenir. Mais si l’on réussit trop bien dans cette tâche, on aura perdu de vue sa finalité, qui est précisément de motiver la prise de conscience et l’action afin que la catastrophe ne se produise pas. Ce paradoxe est au cœur d’une figure classique de la littérature et de la philosophie, celle du juge meurtrier. Le juge meurtrier « neutralise » (assassine) les criminels dont il est écrit qu’ils vont commettre un crime, mais la neutralisation en question fait précisément que le crime ne sera pas commis9 ! L’intuition nous dit que le paradoxe provient d’un bouclage qui devrait se faire et ne se fait pas, entre la prévision passée et l’évènement futur. Mais l’idée même de ce bouclage ne fait aucunement sens dans notre métaphysique ordinaire, comme le montre la structure métaphysique de la prévention. La prévention consiste à faire qu’un possible dont on ne veut pas soit envoyé dans le domaine ontologique des possibles non actualisés. La catastrophe, bien que non réalisée, conservera le statut de possible, non pas au sens où il serait encore possible qu’elle se réalisât, mais au sens qu’il restera à jamais vrai qu’elle aurait pu se réaliser. Lorsqu’on annonce, afin de l’éviter, qu’une catastrophe est sur le chemin, cette annonce n’a pas le statut d’une prévision, au sens strict du terme : elle ne prétend pas dire ce que sera l’avenir, mais simplement ce qu’il aurait été si l’on n’y avait pas pris garde. Aucune condition de bouclage n’intervient ici : l’avenir annoncé n’a pas à coïncider avec l’avenir actuel, l’anticipation n’a pas à se réaliser, car l' »avenir » annoncé ou anticipé n’est de fait pas l’avenir du tout, mais un monde possible qui est et restera non actuel10. Cette figure nous est familière car elle correspond à notre métaphysique « ordinaire », dans laquelle le temps bifurque et prend la forme d’une arborescence, le monde actuel constituant un chemin au sein de cette dernière. Le temps est « un jardin aux sentiers qui bifurquent », pour citer Borges une fois encore, le plus métaphysicien des poètes, et le plus poète des métaphysiciens. J’ai nommé « temps de l’histoire » cette métaphysique de la temporalité ; elle a la structure d’un arbre de décision :
43Tout mon travail a consisté à montrer la cohérence d’une métaphysique alternative de la temporalité, adaptée à l’obstacle que constitue le caractère non crédible de la catastrophe. Je l’ai nommée le temps du projet, et elle prend la forme d’une boucle, dans laquelle le passé et l’avenir se déterminent réciproquement :
44Dans le temps du projet, l’avenir est tenu pour fixe, ce qui signifie que tout événement qui ne fait partie ni du présent ni de l’avenir est un événement impossible. Il est immédiat que dans le temps du projet, la prudence ne peut jamais prendre la forme de la prévention. Encore une fois, la prévention suppose que l’événement indésirable que l’on prévient soit un possible qui ne se réalise pas. Il faut que l’événement soit possible pour que nous ayons une raison d’agir ; mais si notre action est efficace, il ne se réalise pas. Cela est impensable dans le temps du projet.
45La prévision de l’avenir dans le temps du projet consiste à chercher le point fixe d’un bouclage, celui qui fait se rencontrer une anticipation (du passé au sujet de l’avenir) et une production causale (de l’avenir par le passé). Le prédicteur, sachant que sa prédiction va produire des effets causaux dans le monde, se doit d’en tenir compte s’il veut que l’avenir confirme ce qu’il a prévu. Traditionnellement, c’est-à-dire dans un monde dominé par le religieux, cette figure est celle du prophète, et singulièrement celle du prophète biblique11. C’est un homme extraordinaire, souvent excentrique, qui ne passe pas inaperçu. Ses prophéties ont un effet sur le monde et le cours des événements pour ces raisons purement humaines et sociales, mais aussi parce que ceux qui les entendent croient que la parole du prophète est la parole de Yahvé et que celle-ci, qui ne peut être ouïe directement, a le pouvoir de faire arriver cela même qu’elle annonce. Nous dirions aujourd’hui que la parole du prophète a un pouvoir performatif : en disant les choses, elle les fait venir à l’existence. Or, le prophète sait cela. On pourrait être tenté de conclure que le prophète a le pouvoir d’un révolutionnaire : il parle pour que les choses changent dans le sens qu’il veut leur imprimer. Ce serait oublier l’aspect fataliste de la prophétie : elle dit ce que sont les événements à venir tels qu’ils sont écrits sur le grand rouleau de l’histoire, immuables, inéluctables. La prophétie révolutionnaire a gardé ce mélange hautement paradoxal de fatalisme et de volontarisme qui caractérise la prophétie biblique. Le marxisme en constitue l’illustration la plus saisissante.
46Cependant, je parle de prophétie, ici, en un sens purement laïc et technique. Le prophète est celui qui, plus prosaïquement, cherche le point fixe du problème, ce point où le volontarisme accomplit cela même que dicte la fatalité. La prophétie s’inclut dans son propre discours, elle se voit réaliser ce qu’elle annonce comme destin. En ce sens, les prophètes sont légion dans nos sociétés modernes, démocratiques, fondées sur la science et la technique. L’expérience du temps du projet est facilitée, encouragée, organisée, voire imposée par maints traits de nos institutions. De partout, des voix plus ou moins autorisées se font entendre qui proclament ce que sera l’avenir plus ou moins proche : le trafic sur la route du lendemain, le résultat des élections prochaines, les taux d’inflation et de croissance de l’année qui vient, l’évolution des émissions de gaz à effet de serre, etc. Ces prophètes que nous appelons prévisionnistes savent fort bien, et nous avec eux, que cet avenir qu’ils nous annoncent comme s’il était inscrit dans les astres, c’est nous qui le faisons. Nous ne nous rebellons pas devant ce qui pourrait passer pour un scandale métaphysique (sauf, parfois, comme électeurs). C’est la cohérence de ce mode de coordination par rapport à l’avenir que je me suis employé à dégager.
47Le meilleur exemple que je connaisse de la prévision de l’avenir dans le temps du projet est celui de la planification française telle que l’avait conçue Pierre Massé et telle que Roger Guesnerie en synthétise l’esprit dans la formule fulgurante suivante : la planification, écrit-il, « visait à obtenir par la concertation et l’étude une image de l’avenir suffisamment optimiste pour être souhaitable et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui engendreraient sa propre réalisation12. » On se convaincra aisément que cette formule ne peut trouver sens que dans la métaphysique du temps du projet, dont elle décrit parfaitement la boucle reliant le passé et l’avenir. La coordination s’y réalise sur une image de l’avenir capable d’assurer le bouclage entre une production causale de l’avenir et son anticipation auto-réalisatrice.
48Le paradoxe de la solution catastrophiste au problème des menaces qui pèsent sur l’avenir de l’aventure humaine est maintenant en place. Il s’agit de se coordonner sur un projet négatif qui prend la forme d’un avenir fixe, d’un destin, dont on ne veut pas. On pourrait songer à transposer la formule de Guesnerie ainsi : « Obtenir par la futurologie scientifique et la méditation sur les fins de l’homme une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation », mais cette formulation laisserait échapper un élément essentiel. Une telle entreprise semble en effet entachée d’emblée d’une faute rédhibitoire : l'auto-contradiction. Si l’on réussit à éviter l’avenir indésirable, comment peut-on dire qu’on se sera coordonné, fixé sur l’avenir en question ? L’aporie reste entière.
49Pour dire ce qu’a été ma solution à ce paradoxe, il faudrait entrer dans la technicité d’un développement métaphysique et ce n’est pas le lieu de le faire13. Je me contenterai de donner une furtive idée du schéma de ma solution. Elle consiste à faire fond sur l’aléa – mais un aléa dont la nature et la structure échappent aux catégories traditionnelles du calcul des probabilités.
50Il s’agit de voir sur quel type de point fixe se referme, dans ce cas, la boucle qui relie le futur au passé dans le temps du projet. La catastrophe ne peut être ce point fixe, nous le savons : les signaux qu’elle enverrait vers le passé déclencheraient les actions qui empêcheraient que l’avenir catastrophique se réalise. Si l’effet dissuasif de la catastrophe fonctionnait parfaitement, il s’auto-annihilerait. Pour que des signaux venus de l’avenir atteignent le passé sans déclencher cela même qui va annihiler leur source, il faut que subsiste, inscrite dans l’avenir, une imperfection du bouclage. J’ai proposé ci-dessus de retourner la formule par laquelle Roger Guesnerie décrit l’ambition ancienne de la planification française, afin de dire ce que pourrait être la maxime d’un catastrophisme rationnel. J’ai ajouté qu’aussitôt exprimée, cette maxime s’abîmait dans l’auto-réfutation. Nous voyons maintenant comment nous pourrions l’amender pour lui éviter ce sort indésirable. Cela serait : « Obtenir... une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation, à un accident près. »
51On peut vouloir quantifier la probabilité de cet accident. Disons que c’est un ε, par définition faible ou très faible. L’explication qui précède peut alors se dire de manière ramassée : c’est parce qu’il y a une probabilité ε que la dissuasion ne marche pas qu’elle marche avec une probabilité 1- ε. Ce qui pourrait passer pour une tautologie (ce serait évidemment le cas dans la métaphysique du temps de l’histoire) n’en est absolument pas une ici, puisque la proposition précédente n’est pas vraie pour ε = O14. Le fait que la dissuasion ne marche pas avec une probabilité ε strictement positive est ce qui permet l’inscription de la catastrophe dans l’avenir, et c’est cette inscription qui rend la dissuasion efficace, à ε près. Notons qu’il serait tout à fait incorrect de dire que c’est la possibilité de l’erreur, avec la probabilité ε, qui sauve l’efficacité de la dissuasion – comme si l’erreur et l’absence d’erreur constituaient les deux branches d’une bifurcation. Il n’y a pas de sentiers qui bifurquent dans le temps du projet. L’erreur n’est pas seulement possible, elle est actuelle, inscrite dans le temps – comme un raté de plume, en quelque sorte. En d’autres termes, ce qui a des chances de nous sauver est cela même qui nous menace15.
Notes de bas de page
1 Le titre de la version anglaise est peut-être plus exact : Our Final Century, c'est-à-dire « Notre dernier siècle ».
2 Basic Books, New York, 2003.
3 Le Principe de précaution, rapport au Premier ministre, Éditions Odile Jacob, 2000.
4 Cela n'a pas toujours été le cas. Les premiers travaux d'écologie quantitative postulaient en vérité la relation inverse : plus un (éco-)système est complexe, plus il est instable, pensait-on.
5 Bernard Williams, Moral Luck, Cambridge University Press, 1981.
6 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, op. cit.
7 Deux illustrations, tirées de genres ou de situations très divers. L'élection présidentielle française de mai 1995 tout d'abord. Deux candidats se présentaient à droite contre le candidat de gauche, Lionel Jospin : Jacques Chirac et Édouard Balladur. Le principal institut de sondage avait annoncé dès le mois de janvier que l'élection présidentielle était déjà jouée : Édouard Balladur allait gagner. La prophétie mérite d'être rappelée dans son phrasé exact : « Si M. Balladur est élu, le 8 mai prochain, on pourra dire que l'élection présidentielle était jouée avant même que d'être écrite. » Puisque ce fut Jacques Chirac qui fut élu, cette prophétie, paradoxalement, s'est révélée exacte. Mais ce qui compte est sa forme paradoxale, qui exprime on ne peut plus clairement que l'actualisation de l'événement crée une nécessité rétrospective. Si M. Balladur avait été élu, on aurait pu dire après l'événement que cette élection était inévitable. L'autre exemple est littéraire et tiré de La Guerre civile de Henry de Montherlant. Dialogue entre Pompée et son général Caton au sujet de César. Caton : « Quand César a eu franchi le Rubicon, pas une ville qui ne l'ait accueilli avec joie. Ceux qui viennent à lui s'accroissent chaque jour. Ils disent : « Toute résistance est vaine. César est une fatalité ». Pompée : « C'est une parole de pleutres. Que quelqu'un lui barre la route, César ne sera plus une fatalité. » Caton : « Mais personne ne lui barre la route. »
La fatalité est la somme de nos démissions.
8 Mon travail m'a amené à reprendre à nouveaux frais l'un des problèmes métaphysiques les plus anciens, le fameux « argument dominateur » de Diodore Kronos, contemporain d'Aristote. Ce problème a irrigué toute l'histoire de la philosophie. Après l’ère de la « déconstruction » philosophique, que l'on peut faire remonter à Kant, bien avant Heidegger et Derrida, seule la philosophie analytique, aujourd'hui, a le courage de prendre ces questions au sérieux.
9 On pense bien sûr au Zadig de Voltaire. Le thème a fait l'objet d'une variation subtile chez l'écrivain de science-fiction américain Philip K. Dick dans sa nouvelle « Minority report ». Le film qu'en a tiré Spielberg n'est hélas pas à la hauteur.
10 Si l'on veut une illustration, que l'on songe à « Bison futé », cette institution, bien connue des automobilistes français, qui annonce ce que sera l'état du trafic autoroutier les jours d'encombrement maximal, dans le but – évident mais non avoué – de les décourager de prendre la route.
11 Pour son malheur et surtout celui de ses compatriotes, le prophète troyen (Laocoon, Cassandre) n'était pas écouté, ses paroles s'envolaient avec le vent.
12 Roger Guesnerie, L’Économie de marché, Dominos, Flammarion, 1996. La formule reflète l’esprit des anticipations rationnelles
13 Je me permets de renvoyer le lecteur intéressé à la bibliographie de la note 159 de Pour un catastrophisme éclairé.
14 La discontinuité pour ε = 0 suggère qu'il y a ici à l'œuvre comme un principe d'incertitude, ou plutôt d'indétermination. Les probabilités ε et 1-ε se comportent comme des probabilités en mécanique quantique. Le point fixe doit d'ailleurs ici se penser comme la superposition de deux états, l'un qui est l'occurrence accidentelle et fatale de la catastrophe, l'autre qui est sa non-occurrence. Je ne peux poursuivre ici plus avant cette ligne de réflexion.
15 Cette dimension métaphysique du problème qui nous occupe est le versant rationnel d’une attitude qui relève en vérité du rapport au sacré. J’ai développé ce point dans ma Petite métaphysique des tsunamis, Seuil, 2005.
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La peur
Ce livre est cité par
- (2016) La République à l'épreuve des peurs. DOI: 10.4000/books.pur.47382
- Soler, Marina. (2017) Émotions et travail éducatif. Les Cahiers Dynamiques, N° 71. DOI: 10.3917/lcd.071.0148
La peur
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