Peurs, espoirs, expertise et valeurs. L’exemple des biotechnologies
p. 161-173
Texte intégral
1Les espoirs et les peurs qui composent conjointement le regard des hommes de la fin de notre xxe siècle sur l’avenir se cristallisent, selon les cas, sur le progrès scientifique et technique, ses promesses, ou bien, beaucoup plus souvent, la crainte de ses excès, alimentée de toutes les récurrences mythiques, la transgression prométhéenne, l’inconscience du scientifique apprenti-sorcier, l’immoralité du savant faustien, la menace des êtres hybrides monstrueux créés par des biologistes moléculaires dignes de Frankenstein. Le sentiment public sur la science oscille donc entre peurs et espoirs.
Les multiples visages de la peur et de l’espoir
2Au sens littéral du terme, la notion d’espoir inclut deux composantes : le désir que quelque chose se réalise, et la confiance que l’on a en sa réalisation. Quand la réalisation de ce qu’on désire semble très improbable, on ne parle plus d’espoir mais de fol espoir : on est au-delà de l’espoir. L’espoir est synonyme d’attente avec confiance de la réalisation de quelque chose que l’on désire. Appliquées au futur, ces notions indiquent que l’espoir recouvre tout d’abord le choix d’un avenir que l’on souhaiterait voir se réaliser pour soi-même, pour les siens et pour ses descendants, puis la prédiction ou la prévision de ce qui se passera réellement.
3Ces prévisions sont indispensables à la constitution d’un espoir. En effet, je peux très bien désirer voler comme un oiseau, ou être doué d’un génie comparable à celui d’Einstein, mais, ne le croyant pas possible, je ne l’espère pas. La structuration d’un espoir nécessite donc, outre la reconnaissance de ce que l’on désire, soit une évaluation objective de ses chances de survenue, soit une foi. Un croyant espère que le Christ reviendra sur Terre, qu’il y aura résurrection des corps. Il ne cherche pas à mesurer la probabilité de ces événements, mais y croit.
4Un espoir peut être positif : je forme l’espoir que la faim reculera dans le monde et que se développera la démocratie – et grâce à quelques indications, j’ai le sentiment d’y assister. J’espère que la faim reculera parce que je pense que la science apporte des solutions au problème des rendements agricoles... sinon des désordres économiques et sociaux. J’ai l’espoir également que se maintiendront, malgré les atteintes qu’ils connaissent aujourd’hui, les sentiments de justice, de solidarité. J’ai l’espoir que l’on vaincra demain des maladies que l’on ne sait pas guérir aujourd’hui parce que la biologie et la médecine font des progrès. J’ai l’espoir que la conquête de l’espace progressera encore et permettra de découvrir des merveilles qui nourriront l’imaginaire des hommes futurs, voire influeront sur leur vécu.
5Parfois, cependant, l’espoir a une définition négative : espérer que ce que l’on craint ne se réalisera pas. Par exemple, j’ai peur d’être victime d’un accident de voiture mais j’espère qu’il ne se produira pas. Ou encore, et pour être plus dans notre sujet, j’espère que le troisième millénaire ne sera pas celui de la déchéance des civilisations humaines, victimes de leur folie, de leur violence et de leur irresponsabilité. Je ne le prévois pas, mais j’en ai peur.
6Contrairement au sentiment d’espoir qui est proprement humain puisqu’il projette sur l’avenir – autant que l’on sache, seule l’espèce humaine est capable de penser l’avenir, le sentiment de peur n’est que la traduction humaine d’un réflexe qui n’est pas le propre de l’homme. La peur est un comportement adaptatif, sélectionné au cours de l’évolution animale, et qui amène à vouloir se prémunir, par la défense ou par la fuite, de toute agression ou menace. L’adaptation et le caractère sélectif sont ici tout à fait évidents. Imaginons un lapin qui n’aurait peur ni du chasseur, ni du renard, ni de l’aigle : il ne ferait évidemment pas de « vieux os ». Le fait d’avoir peur est facteur de survie.
7Chez l’Homme, ce sentiment de peur va recouvrir toute une série d’états psychologiques et leurs conséquences physiologiques, liées à la perception, à la prise de conscience d’un danger, qu’il soit réel ou imaginaire. Évidemment, seul l’Homme a peur de l’avenir puisque, nous l’avons vu, aucune autre espèce n’a probablement de conscience claire du futur. Donc l’Homme peut redouter un danger pour le futur, danger qu’il encourra lui-même ou bien qu’encourront les générations à venir. Il s’agit là encore d’une peur spécifiquement humaine car on ne voit pas quelle espèce animale serait en mesure de s’interroger sur le risque encouru par sa progéniture. Nous avons donc peur de ce qui risque de nous menacer demain, nous, les nôtres, et les autres. Cette peur recouvre une série de menaces.
8Tout d’abord, les menaces non identifiées qui fondent la peur de l’inconnu. Par définition, l’inconnu est imprévisible et, par conséquent, il peut être bon aussi bien que mauvais. On a forcément peur de l’inconnu puisqu’il peut être défavorable. La peur de l’inconnu est une réaction physiologique qui existe chez tout animal aussi bien que chez tout être humain.
9Existe ensuite toute une série de menaces identifiées et concrètes. L’objet menaçant est ici connu, compris. La grandeur de la menace a pu être évaluée, justifiant plus ou moins la crainte qu’elle inspire. Par exemple, on a peur des épidémies, du Sida, de la maladie de Creutz feldt-Jakob, des maladies vénériennes, du cancer ; dans les pays en voie de développement, après une mauvaise récolte, on a peur de la famine ; ou, au contraire, dans nos pays de suralimentation, on a peur que la nourriture ne soit malsaine ; on a peur du chômage, toujours menaçant, de la violence, de la guerre, de la surpopulation, de la pollution.
10A toutes ces peurs engendrées par des menaces définies et connues, se surajoute très souvent, un phénomène lié à la non-compréhension, à la non-appréhension de leur nature. Par exemple, le nucléaire est une menace bien identifiée – il y a eu Hiroshima, Nagasaki et, pour le civil, Tchernobyl – mais qui sait, dans la population générale, ce dont il s’agit ? Ces rayons qu’on ne voit pas, qui peuvent modifier notre ADN, entraîner une maladie sans blessure, sans fracture, à petit feu, créent une peur panique. Les manipulations génétiques peuvent être rangées dans la même catégorie que le nucléaire quant à la nature des peurs qu’elles engendrent dans le public. Et pourtant, depuis vingt ans qu’existe le génie génétique, la réalité de la menace qu’il constitue pour l'homme et l’environnement n’a encore jamais été démontrée.
11Il n’empêche qu’on imagine que ces êtres nouveaux créés par les manipulations génétiques, qu’on ne connaît pas, qu’on ne peut définir, sont probablement extrêmement dangereux. Les manipulations génétiques sont aussi parfois ressenties comme un quatrième type de menaces, de caractère métaphysique, ontologique. Cette catégorie de menace est liée à la crainte d’une atteinte à des valeurs individuelles ou collectives : peur d’une perte de l’identité et des racines, d’une remise en cause de la culture, atteinte à une foi.
12Les peurs ontologiques ne sont pas du domaine de l’expertise scientifique, ce qui les rend irréductibles aux procédures habituelles d’évaluation du risque. En principe, en effet, la compréhension de la nature d’une menace et l’appréhension objective de son importance, aboutissent à la stabilisation de la peur, souvent à un niveau inférieur à celui de l’angoisse initiale. Ainsi, tout le monde a peur du cancer, et sait que le tabac en est un grand pourvoyeur ; quiconque prend son automobile pour se déplacer est conscient du risque encouru. Cela est encore plus vrai pour les pratiquants des sports à risque. Cependant toutes ces menaces sont bien évaluées, anciennement reconnues ; elles sont intégrées à un niveau stabilisé dans la conscience de chacun.
13En revanche, la nouveauté d’une menace accroît considérablement la peur. En effet, cette nouvelle menace est une intruse, elle n’est pas familière, ce qui démultiplie l’angoisse en y introduisant l’élément de l’inconnu. Cela aboutit à des conséquences stupéfiantes. Personne ne prévoit que l’épidémie d’encéphalite spongiforme bovine (maladie de la vache folle) ou bien la présence de traces de dioxine dans le lait et les poulets mettent en danger un nombre considérable de vies humaines. Les éléments épidémiologiques et toxicologiques dont nous disposons aujourd’hui ne justifient pas les prédictions de catastrophes sanitaires. En revanche, le nombre de morts qu’il y a chaque week-end sur les routes, celui que provoque le tabac ou l’alcool est, lui une tragique réalité. Il n’empêche qu’actuellement les populations ont bien plus peur de la vache folle et de la dioxine que de se tuer dans un accident de voiture ou d’avoir le cancer du poumon lié à la consommation de cigarettes. Ces dernières craintes sont « de vieilles maîtresses », elles nous sont familières alors que la vache folle est une nouvelle venue que l’on regarde du coin de l’œil et qui terrorise. Chaque fois qu’une menace est nouvelle, mal comprise, pratiquement inconcevable, elle engendre une peur parfois sans commune mesure avec la réalité du risque couru.
Expertise et démocratie
14D’une part, certaines peurs sont irréductibles à l’expertise, nous venons de le voir. D’autre part, l’expertise elle-même est aujourd'hui en crise profonde, principalement en Europe.
15Au début, de l’année 1997, l’émission « La Marche du siècle » de la chaîne de télévision France 3 est consacrée au génie génétique et aux plantes transgéniques. J’y fais part des conclusions rassurantes de comités d’experts concernant la sécurité alimentaire des produits dérivés d’un soja transgénique, ce qui me vaut la réplique de l’animateur Jean-Marie Cavada que cela ne le convainc pas car la crédibilité des experts est désormais pratiquement nulle : ils se sont trop trompés dans le passé et ont bien souvent partie liée avec les promoteurs des dossiers expertisés. Je rétorque alors que, dans ces conditions, il vaut mieux alléger immédiatement le processus décisionnel du fardeau d’expertises inutiles et supprimer tous les comités d’experts, ce qui entraîne ce cri du cœur de J.M. Cavada : « Mais alors ce serait le chaos ! ».
16Ce bref échange résume la situation de crise à laquelle se trouvent confrontées les sociétés démocratiques. Les choix à faire, les décisions à prendre ont de plus en plus fréquemment une importante composante scientifique et technique qu’il est indispensable de prendre en compte. De ce fait, des scientifiques et des techniciens, réunis en collèges d’experts, sont mobilisés pour instruire les données du problème posé. Choisis pour leur compétence, ils sont le plus souvent désignés par une autorité politique possédant la légitimité démocratique qui leur fait défaut.
17Il arrive que la société tout entière soit directement impliquée dans la discussion des questions posées, lors de grands débats passant par des relais associatifs ou politiques, des consultations nationales directes ou des référendums locaux. Mais pour que cette participation citoyenne – l’approche démocratique du processus décisionnel – soit effective, les autorités politiques et les citoyens doivent disposer des informations et des outils d’appréciation – de la culture – pour appréhender la nature des enjeux et évaluer les avantages et les inconvénients respectifs des solutions proposées. Or, l’évolution de plus en plus rapide de la science laisse en quelque sorte les citoyens « sur place ». Deux risquent se profilent alors : déléguer des décisions essentielles à des comités d’experts sans légitimité démocratique, ou aboutir à des choix non éclairés pouvant se révéler gravement préjudiciables à la société.
18Dans nos sociétés démocratiques à haut niveau de développement scientifique et technique, il y a en effet contradiction entre, d’une part, une formidable accumulation d’un savoir pluriel obligatoirement affaire de spécialistes et, d’autre part, la nécessité impérieuse pour la masse des citoyens et de leurs représentants de comprendre la nature des problèmes scientifiques et techniques posés afin que la solution choisie, dont dépend l’évolution de la société, puisse réellement être discutée démocratiquement.
19Un débat existe entre ceux qui baissent les bras avec une facilité suspecte devant l’ampleur de la tâche, et ceux qui considèrent qu’il est possible de fournir aux citoyens les outils conceptuels et les informations de base nécessaires à l’exercice souverain de leur citoyenneté sur ces questions à dimension technique qui se posent de plus en plus souvent dans la vie des nations. Si la première attitude me semble suspecte, c’est qu’elle revient à se résigner à ce que des pans entiers des décisions concernant le futur échappent au débat contradictoire et sortent ainsi du champ de l’exercice démocratique. On voudrait qu’elles s’imposent à chacun par leur nécessité supérieure et impérieuse, comme l’ont décrété des experts dont la compétence technique ne s’étend pourtant pas à la détermination assurée de ce qui est bon et souhaitable pour les gens.
20La tendance actuelle à la globalisation des problèmes et à l'uniformisation des échelles d’évaluation renforce d’ailleurs dangereusement cette évolution vers un exercice démocratique restreint au contingent et au local, les autres problèmes – nationaux, régionaux et mondiaux – étant de bien trop grande importance pour être réglés par d’autres que par les experts des puissances dominantes.
21Il faut reconnaître que la seconde position, qui revient à réaffirmer sa fidélité à l’esprit des lumières et des fondateurs de la République, le savoir par la démocratie, la démocratie grâce au savoir, peut facilement être taxée d’angélisme et de naïveté. Cependant, si on considère la différence existant entre culture et érudition, et le fait que la première mais non la seconde fait partie du bagage minimum du citoyen, l’entreprise ne me semble pas irréaliste. La culture, notamment scientifique, n’est pas simple cumul de connaissances même si elle requiert la familiarité avec certaines d’entre elles, éléments du langage permettant de discuter les problèmes. Elle est surtout affinement progressif des capacités de discernement et de jugement des réalités mouvantes et évolutives auxquelles sont confrontées les sociétés humaines.
L’expert, le décideur et la société
22La désaffection des citoyens européens envers la science, l’affaiblissement de leur adhésion à l’idéal du Progrès, sont patents. Pour beaucoup, la science a déçu, d’aucuns sont prêts à dire qu’elle a trahi. Les experts scientifiques sont les premières victimes de ce désamour. Leurs incertitudes, voire leur faillite dans les crises récentes du sang contaminé, de la transmission de la maladie de Creutzfeldt-Jakob par administration d’hormone de croissance, de l’épizootie d’encéphalite spongiforme bovine (c’est-à-dire la maladie de la vache folle) et son passage à l’homme, de l’amiante... n’ont pas redoré leur blason aux yeux des citoyens. Les comités d’experts sont donc souvent considérés comme la manifestation arrogante de la technoscience, composée de féaux des pouvoirs politiques, économiques ou d’une nomenklatura de la Science.
23Existe-t-il un profil idéal de l’expert ? La première exigence est celle de la compétence, qui parfois ne doit pas se limiter aux matières scientifiques et techniques mais s’étendre aux sciences sociales et humaines. Malheureusement, la notion de « compétence reconnue » range souvent ipso facto l’expert dans l’establishment, ce qui constituera un facteur de défiance supplémentaire à son encontre. La deuxième exigence est celle de l’indépendance vis-à-vis des divers intérêts concernés par le sujet de l’expertise. Cette condition est souvent difficile à remplir, la compétence traduisant souvent l’attrait particulier pour – et donc l’implication dans – le dossier traité.
24La constitution d’un panel d’experts de sensibilités et d’origines diverses, incluant des étrangers quand cela est possible, peut résoudre ce problème. En dehors de toute pression et de toute connivence, il existe un mécanisme naturel poussant un expert réellement indépendant mais familier d’un dossier entrant dans son champ de compétence à en devenir l’avocat. La seule solution pour atténuer les effets de ce phénomène est là encore de multiplier les expertises indépendantes. Cela permet d’évaluer à la fois la crédibilité du dossier et celle des experts.
25S’il est vrai que la motivation de ceux-ci a pu être, et est encore parfois, d’accéder à la reconnaissance publique, cette ambition semble de plus en plus hors d’atteinte. L’expert est en effet un scientifique, un technicien ou un industriel établi, ayant à diriger ses propres programmes. Son action est très exigeante mais la plupart du temps obscure et presque toujours bénévole. La considération du public, nous l’avons vu, est bien incertaine, de même que celle des autorités politiques dont il est chargé d’instruire les dossiers. Sans vouloir sembler exagérément angélique ou naïf, je crois bien que l’intérêt intellectuel intrinsèque du travail accompli, le sentiment très fort qu’il est indispensable au fonctionnement de la démocratie et le désir de servir sont des motivations que l’on retrouve peu ou prou chez la plupart des experts, en tout cas pratiquement tous ceux avec qui il m’a été donné de travailler. Il faut d’ailleurs reconnaître que l’efficacité de ces motivations doit être bien grande pour l’emporter sur la nécessaire ingratitude des autorités politiques et la suspicion permanente, sur fond d’incrédulité, de la société en général.
26Les scandales touchant à des problèmes de santé publique qui ont récemment ébranlé de nombreux pays imposent de rappeler ce qu’est une expertise, et ce que peut être la responsabilité, individuelle et parfois pénale, de l’expert. La méfiance de la société s’accompagne en effet d’une méconnaissance complète de la nature et des limites d’un travail d’expertise scientifique.
27Le but d’une expertise est de présenter « l’état de l’art » et non point de prédire l’avenir. L’état de l’art est la somme des connaissances historiques théoriques et expérimentales sur le sujet traité, à laquelle s’ajoutent les interprétations et les hypothèses rationnelles découlant de ce savoir. Lorsque celles-ci sont diverses, elles doivent toutes être présentées, et éventuellement hiérarchisées en fonction des soutiens dont elles disposent dans la communauté des spécialistes de la discipline. Enfin, le travail d’expertise doit présenter les conséquences possibles des différents choix en fonction des théories acceptées. En matière d’évaluation du risque, il doit déboucher sur l’appréciation du niveau de danger d’un phénomène potentiel et de sa vraisemblance. L’expertise revient en général à comparer les risques d’une procédure envisagée à ceux associés aux procédures antérieures ou alternatives. Un expert ne peut jamais dire « rien d’inattendu et de potentiellement dangereux ne peut survenir » ; un tel énoncé serait clairement non scientifique, voire irrationnel. Son seul message est « en l’état des connaissances, ce choix particulier semble comporter un risque inférieur, égal ou supérieur à tel autre choix possible », ou au statu quo.
28Dès lors, compte tenu de l’évolution des connaissances, il arrive que ces analyses conduisent à un choix qui se révèle déplorable. Qu’elle est, dans ce cas, la responsabilité de l’expert et celle du décideur politique ? Ce dernier peut arguer, à juste titre, qu’il n’avait pas d’autre solution raisonnable que de suivre l’avis rendu par le comité d’experts. Ces derniers feront valoir que leur évaluation était la meilleure possible au moment où elle a été menée. Cette esquive mutuelle fera dire à certains que face à cette incertitude généralisée il eût fallu appliquer « le principe de précaution ».
29Cependant, ce principe, qui prend souvent l’allure du statu quo, peut également aboutir au maintien d’une situation imparfaite qu’il eût été possible d’améliorer en adoptant de nouvelles procédures. En d’autres termes, la plus grande précaution n’est évidemment pas toujours l’abstention. Le principe de précaution est essentiel s’il fonde que tout doit être mis en œuvre pour diminuer les risques d’une innovation, s’assurer qu’ils ne dépassent pas ceux d’autres choix possibles. En revanche, l’entendre comme un principe d’immobilisme reviendrait à considérer que tout étant parfait, il n’y a rien à améliorer. Qui le croit ?
30En tout état de cause, la position de l’expert ne sera tenable que s’il est acquis que son avis était scientifiquement le mieux fondé au moment où il a été rendu, et qu’il n’a en rien été influencé par les différents pouvoirs concernés, a fortiori par son intérêt. Cette indépendance est, par ailleurs, la condition sine qua non de l’estime à laquelle aspirent peu ou prou tous les experts : l’estime de soi, l’estime des pairs, et même celle des gens.
31La décision finale est, par essence, politique. Elle peut donc légitimement intégrer bien d’autres considérations, notamment économiques, morales ou sociales, que celles résultant de l’expertise scientifique et technique.
32Cependant, il importe que chacun assume son rôle et expose clairement ses conclusions et ses motivations. Le décideur politique ayant intégré tous les paramètres de la question en suspens, l’expertise scientifique, les considérations sociales et éthiques, le sentiment général, doit baser sa décision sur ce qui l’a vraiment motivé. Il doit éviter de justifier toute réponse négative par l’existence d’un risque et toute réponse positive par son absence. Se défausser ainsi de ses prérogatives sur une expertise sollicitée pour les besoins d’une cause enlève à l’action politique sa grandeur, et même sa raison d’être : l’engagement déterminé mû par le sentiment du bien public.
33Un politique assumant ses responsabilités, des experts jaloux de leur indépendance mais conscients de leur absence de légitimité démocratique, un respect mutuel et une vision claire des enjeux pour le citoyens, voici quelques règles simples qui pourraient contribuer à surmonter la crise d’un processus qui, pour décrié qu’il soit, n’en joue pas moins un rôle stratégique dans le fonctionnement de nos sociétés.
34Une fois que leurs peurs apaisables ont été apaisées, que les données de l’expertise ont été acceptées, ce qui est déjà en soi bien difficile à atteindre, rien n’indique qu’une nouvelle procédure rendue possible par le développement scientifique et technique sera (facilement) acceptée par les citoyens. En effet, l’adhésion à une innovation, au-delà de la compréhension de sa nature et de sa sécurité, intègre un jugement de valeur qui prend en compte sa finalité. Pourquoi procéder de la sorte ? Cette interrogation sur le sens, celui de la vie, des choix, est certainement l’un des facteurs essentiels du regard que jette la société sur les innovations techniques.
35A partir du moment où l’adhésion de principe au Progrès et à ses manifestations n’est plus partagée par de très nombreuses personnes, l’acceptation d’une innovation par le public dépend de l’appréciation de sa légitimité par rapport à un besoin ou à une demande, et de sa compatibilité avec un corpus de valeurs collectives, culturelles, sociales et parfois religieuses qui sont considérées comme indispensables à la cohésion d’une communauté humaine.
36Ainsi, des sentiments tels que la répugnance, l’indignation et la révolte, voire la simple antipathie liée à une désapprobation esthétique, constituent-ils fréquemment aujourd’hui le moteur de la résistance à des évolutions technologiques dont la finalité est, soit non perçue, soit rejetée.
37Le dialogue entre les promoteurs de ces innovations et la société est trop souvent encore un dialogue de sourds. Les premiers sont persuadés que seule l’ignorance, voire l’obscurantisme, explique le rejet de leurs projets, et qu’il suffit d’éduquer et d’expliquer pour les rendre acceptables. La seconde, s’exprimant par tout un réseau associatif, masque souvent une opposition fondée sur des valeurs personnelles par une interpellation sur le plan des risques.
38L’application des biotechnologies modernes à l’agriculture et à l’alimentation constitue un exemple sensible des relations difficiles entre le Progrès technologique et les citoyens lorsque ceux-ci considèrent que l’on attente à leur mode de vie et à leurs valeurs sans en avoir auparavant débattu.
Crise des OGM, crise des valeurs
39Avant même l’irruption des plantes transgéniques, et quoique le nouveau monde des activités agro-alimentaires semblât s’être imposé peu à peu et presque sans douleur, la prise de pouvoir technico-industriel sur l’agriculture n’était pas regardée avec sympathie. Dans tous les pays développés, même si le monde rural ne représente aujourd’hui qu’une minorité, la majorité des citoyens est fière de ses ancêtres cultivateurs, ou, au moins, villageoise. De ce fait, le concept de « ruralité », qui englobe le maintien de traditions et d’un mode de vie dans lesquels la plupart des personnes plongent leurs racines, recouvre un ensemble de valeurs considérées comme essentielles.
40Naturellement, la réalité de la vie et des activités, tant des cultivateurs modernes que des citadins, semble bien peu procéder de ces valeurs-là. Cependant, bien loin d’en être affaiblies, elles en sont comme renforcées, idéalisées par la mauvaise conscience d’amoureux infidèles.
41Or, la transgenèse végétale est ressentie comme une double atteinte à la tradition et à ses valeurs. D’une part, la transgression généralisée des barrières d’espèce par le génie génétique, la greffe à des plantes de gènes bactériens ou animaux, sont en évidente rupture avec la tradition de la sélection végétale. D’autre part, la haute technologie des procédures nécessaires à la fabrication et à la caractérisation de ces nouvelles variétés témoigne de manière éclatante de cette technicisation des activités agricoles sur laquelle beaucoup jettent un regard soupçonneux.
42De plus, lorsque cette irruption de la science apparaît n’être qu’un des maillons d’une intégration des filières agroalimentaires dans laquelle, mondialisation oblige, les grands groupes internationaux, surtout ceux à capitaux américains, dominent, la désapprobation se change plus aisément en hostilité.
43Enfin, ce n’est pas un hasard si la crise des plantes transgéniques a pris toute son ampleur lorsque les produits sont arrivés dans l’assiette des consommateurs. L’aliment est lui-même porteur de toute une série de valeurs essentielles pour la société. Les pays développés souffrant en moyenne plus des conséquences de la suralimentation que de la famine, la dimension purement énergétique des aliments est devenue bien secondaire.
44La langue et les habitudes alimentaires sont les signes extérieurs les plus évidents des traditions locales, régionales ou nationales. Le sentiment de dépossession qu’entraîne par conséquent l'uniformisation linguistique se ressent de la même manière face à la généralisation de l’alimentation des drugstores et des McDonald’s. De plus, l’aliment est un facteur essentiel de convivialité. Comment faire la fête en rupture avec les traditions et dans la négation de l’identité ?
45Enfin, l’aliment, de même que la nature, est ressenti comme le dernier lien fort qui nous unit à une terre accueillante et nourricière. Nos villes, nos maisons, nos transports, nos coutumes vestimentaires nous ont menés très loin de cette mère nature. Heureusement reste le lent cheminement sur le sentier de nos campagnes et de nos montagnes, et la consommation de ces produits du terroir dont on aimerait qu’ils fussent naturels et dont, en tout cas, lorsque l’on se pose la question, on n’admet que difficilement qu’ils ne le soient pas. C’est pourquoi, au-delà de faux-semblants qui ont longtemps monopolisé le débat, c’est bien plus la question des valeurs que celle de la sécurité qui est posée par l’utilisation du génie génétique en agriculture. L’attachement très fort des Français à leur fromage au lait cru signifie, par exemple, qu’ils considèrent que la valeur de cette activité et de ce plaisir traditionnel l’emportent de loin sur l’incontestable augmentation du risque de transmission de toxi-infections alimentaires, certaines graves, liées à la consommation de ces produits.
46Au total, les modifications principales que l’on peut discerner dans l’attitude des citoyens envers l’évolution des sciences et des techniques, en particulier dans le champ des biotechnologies, ne relèvent pas d’un bouleversement de la structure des peurs et des espoirs ; ce sont là des invariants de la pensée humaine. En revanche, l’attitude des gens vis-à-vis du Progrès s’est profondément transformée. La foi en un avenir nécessairement radieux promis par les sciences et les techniques n’est plus aujourd’hui partagée que par une minorité, au moins en Europe. La plupart de nos concitoyens sont certes favorables à l’aventure scientifique, mais « demandent à voir » quant à ses retombées technologiques. Une innovation n’est pas acceptée parce qu’elle est « admirable sur le plan du progrès » qu’elle constitue, mais aussi en fonction du besoin auquel elle répond (ou qu’elle sait créer).
47De plus, elle est de plus en plus souvent contestée en vertu des risques qu’elle recèle, surtout lorsqu’elle ne correspond pas à une demande explicite et pressante. Enfin, dans un monde où, il est banal de le rappeler, les personnes peinent à conserver les repères sur lesquels reposent leur édification et leur bien-être psychologiques, les valeurs qui conservent ce pouvoir apparaissent particulièrement précieuses. Gare aux entreprises technologiques qui les foulent aux pieds.
Auteur
Directeur de l’Institut Cochin à Paris
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