Metu carere, insuffisance éthique ou démagogie politique ?
p. 143-150
Texte intégral
1Les « peurs collectives » ou partagées ont, en philosophie, une réputation détestable ; cela tient à une tradition des Lumières, ces Lumières qu’on peut caractériser, d’après la fameuse réponse kantienne, comme une injonction faite à chacun d’user en pratique de son propre jugement, sans se laisser abuser par celui des autres, individuel (les maîtres, les tuteurs de la masse) ou collectif (la foule, le préjugé courant). Les émotions, le « pathologique », participent davantage de cet élément de perte du jugement en propre que de celui qui nous fait garder ou nous ramène à notre quant à soi, à notre caractère. L’animal collectif est sentimental, le sujet rationnel est caractériel, ainsi que l’indique, en d’autres termes, la légendaire sixième proposition de l’opuscule de Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
2Lorsque le Heidegger d’Être et temps envisage la possibilité pour chacun de se comporter « en propre », eigentlich, dans l’assomption de la responsabilité de son propre destin, il semble faire écho à ces dispositions des Lumières, conjurant l’influence néfaste à la fois du On collectif et du pathos sur la raison pratique et le caractère, dépassant la peur pour accéder à une disposition rassérénée, libre, détachée.
3Pourtant, les arguments utilisés dans ce classique de la philosophie contemporaine et les références majeures, non en quantité, mais en importance topique, à des écrits anciens ou modernes, entr’ouvrent d’autres perspectives, qui sans doute ne vont pas dans le sens d’un réhabilitation des peurs collectives, mais pas non plus dans celui du dualisme dogmatique des Lumières, opposant la voix de la raison aux voix des passions. Le rappel des éléments de ce traitement paradoxal d’une question actuelle : les « peurs collectives » et leur rôle de conseil, bon ou mauvais, ira donc dans le sens d’une reconsidération des données du problème simplifié par la légende des Lumières et par son Grand Récit. Notamment, c’est le recours au texte canonique d’Augustin, dans son De diversis quaestionibus, qui décidera de ce qu’est véritablement la metus, à la fois dans sa relation à la caritas, et détachée d’elle.
4On commencera par alléguer la mutabilité des « dispositions » en général, passionnelles, émotives ou simplement stratégiques, en tant que facteur de fait, incontournable, de l’action dans son milieu effectif, qui est un être-ensemble, un « Mitsein », pour reprendre les termes d’Être et temps. Le « souci mutuel », Fürsorge, détermine comme un milieu toujours déjà donné les possibilités d’agir, d’influencer l’action entreprise, dès qu’elle a un caractère d’intérêt général. La « politique », l’art et la rhétorique ont connu cet état de fait très tôt, dans la Cité grecque, et lui ont apporté les premières propositions analytiques décrivant les possibilités d’agir ainsi. Agir « sur » la peur, sur l’espérance, inquiéter ou rassurer, selon les cas, ont constitué en particulier le domaine examiné par Aristote, notamment dans sa Rhétorique, avec exemples à l’appui.
5Mais rassurer ou inquiéter, individuellement ou collectivement dans l’action publique ou en public (cette distinction a ses limites de validité), est aussi le présupposé de l’action missionnaire, du prêche, de l’entreprise de conversion. Inquiéter sur un point et rassurer sur l’autre, en particulier, ne peuvent se dissocier. Pascal a conçu ses Pensées, son Apologie de la religion chrétienne, selon cette symétrie des passions et des dispositions : misère d’une part, félicité ou béatitude, de l’autre.
6Les entreprises publiques, collectives et « historiales », concernant le destin commun, auraient beau se targuer d’incarner la raison humaine, elles ne peuvent contourner cette obligation de jouer « de », et non seulement « sur », la disposition et sa mutabilité, pour entraîner l’adhésion du public concerné, qui participe aux décisions et au suivi.
7On peut poursuivre en ordre chronologique la destinée de ce lien entre action publique et passions collectives, en l’examinant chez les fondateurs des temps modernes. Descartes a inauguré en France, à la suite de Francis Bacon, ce discours des bénéfices de la raison publique, en inscrivant la santé et presque l’immortalité (repousser, sinon vaincre la mort) dans les espérances légitimes d’un emploi méthodique et séculier de la raison, appliquée à la connaissance analytique du « monde » corporel, vu le lien indissociable qui unit l’âme au corps. La santé comme bénéfice escompté a joué le rôle de cette « rassurance » dans l’action publique, au service des sciences appliquées. Son « discours », le Discours de la méthode, en particulier sa sixième partie, parle à l’espérance publique en faisant appel aux éventuels investisseurs, aux « décideurs » économiques, les suscitant du même coup comme tels. La crainte des passions destructrices que la polémique doctrinale autour des Écritures et de leur rôle directeur dans la vie religieuse des peuples a déchaînée et continue de déchaîner, constitue le contrepoint de cette entreprise de modification des dispositions publiques envers la science de la nature.
8La « crainte » du lendemain, ainsi que l’espérance des lendemains, ne peuvent échapper à des actions sous forme de discours prenant à parti ou à témoin l’opinion publique, puisque c’est ce « public », la « puissance publique » comme expression des volontés délibérées du grand nombre, qui décidera, et puisque la seule raison calculante et raisonnante n’a jamais le pas sur la disposition modifiée, ni ne s’y substitue. Le calcul a lieu sur la base des craintes et des espérances, il est un calcul de ce qui est à craindre et à espérer, il lui faut donc agir sur cet élément passionnel, ce qui implique que des raisons puissent déterminer des passions, et s’inscrire dans leur logique. Le Leviathan de Hobbes, ce fondateur de la ratiocination politique moderne, est un calcul, mais un calcul des passions craintives, de leur meilleur usage, de leur conversion à la Raison.
9Si cette action sur la disposition d’autrui dépasse le cadre de l’intoxication collective, et devient celui de l’action publique elle-même, c’est à cause d’une interconnexion du domaine « pathique » et du domaine rationnel. Cette interconnexion a été exposée d’après la pensée d’Aristote, interprétée comme « kairologie » (dixit Gadamer), par Heidegger, dès les années de préparation du traité Etre et temps. Il s’agissait d’envisager l’action publique comme une inscription dans un temps favorable, impliquant une visée d’un avenir, que ce soit crainte ou espérance. Autant dire qu’à quelqu’un qui n’espérerait rien de l’avenir, la crainte ne dirait rien non plus, ce qui tient au caractère fondamental de l’existant temporel : s’impliquer, se sentir concerné. Ce « sentir » est rattaché à un deuxième facteur temporel, constituant l’existence : « l’entendre », la capacité ou possibilité d’être, liée à la conjoncture. Ces deux existentiaux font partie du traitement de la question de la « structure de « l’être-au », l’in-sein, c’est à dire être « au monde ».
10Ce « se sentir » est étudié dans des passages médians du traité, dans la première section. La « peur »(Furcht) constitue précisément l’exemple choisi pour illustrer le phénomène de la « disposition » elle-même (Befindlichkeit, Hexis). Ce passage a son pendant et sa suite dans la deuxième section, qui traite de l’angoisse (Angst) en tenant compte des acquis du premier texte. C’est ce second texte qui se réfère à des sources chrétiennes, à la patristique, non à la pensée antique, pour exposer l’ancienneté de la problématique. C’est en particulier saint Augustin, et le « De diversis quaestionibus octoginta tribus », qui indique le premier, selon Heidegger, l’impact de la crainte sur la conduite : la 33e question s’énonce ainsi : utrum non aliud amandum sit quam metu carere (ajouté d’après une autre version).
11La disposition fait partie, comme on l’a vu, des caractères de la « raison publique », du « on » collectif, du Mitsein et du souci mutuel, Fürsorge. Heidegger veut souligner que le Dasein est « toujours déjà disposé », que son humeur constitue l’être au monde quotidien et baigne chaque expérience ayant trait aux étants intramondains. Avec la disposition, avec chacune d’elles, l’existant est confronté au phénomène de ses propres « possibilités » face au monde qui est « là », qui est son propre là. Si une « manipulabilité » s’attache à cette épreuve, c’est que le « là » de l’existant implique les autres existants, qui interagissent avec de telles « possibilités ».
12Comment la peur serait-elle une possibilité insigne, une disposition fondamentale et exemplaire ? C’est qu’elle nous livre au là même, au temporal, le zeitlich, en ouvrant une perspective sur sa fin comme sur son commencement contingent, les deux étant liés par la finitude. Cette finitude est cela même que la peur cherche à combattre par des artifices extérieurs, des esquives, mais sans y parvenir au moment où elle paraît comme telle. La peur a donc la vertu négative d’une levée momentanée des esquives par échec des esquives, faisant apparaître leur caractère même d’esquive ou de dérobade.
13C’est dire que le moment de la peur a un caractère de vérité, d’épreuve de vérité, mais surtout de parution d’une telle vérité. L’existant repose sur ses propres possibilités, sans que celles-ci lui soient garanties ni qu’elles lui appartiennent en propre. L’épreuve porte sur une relation dont les termes ne sont pas fixes.
14Ainsi de l’examen de « ce qui fait peur » dans la Rhétorique d’Aristote. Un inventaire porte sur le « monde » partagé, le monde commun, celui du souci mutuel, en vue de préciser un « rapport de force » qui n’aura son plein sens de « force » et donc, surtout, de faiblesse relative de l’existant particulier qui examine, que si un conflit se déclare.
15La peur est donc elle-même « circonspection », Umsicht, et de ce fait, inspection, incursion dans le domaine du seulement possible. Anticiper en appréhendant un possible qui ne fait que « menacer » de survenir, c’est la peur comme « disposition », comme attente active, comme initiative, comme préparation. Celui qui fait peur est celui qui sera plus fort que nous s’il se retourne contre nous, et qui aurait, mais aurait seulement, des raisons de le faire, tenant à lui-même autant qu’à nous. Cette incertitude détermine la possibilité comme telle, qui n’est qu’éventualité fâcheuse, risque. Le risque n’est pas « pris » mais d’abord appréhendé comme éventualité la plus menaçante, possibilité à la limite. Le « plus fort que nous » ne va pas nécessairement se retourner contre nous, mais il faut tout de même envisager qu’il le fasse, en fonction d’indices discernables ou de conjectures probables. Il a déjà attaqué, il est irritable, il est rancunier, ombrageux, etc. Ma propre position compte, puisque c’est elle qui peut donner lieu à ce retournement, ayant lui-même un caractère anticipateur. La peur est donc aussi un examen qui appréhende la position propre de l’existant comme un autre, autre que celui que le menaçant menace.
16Cette mise à distance réflexive et anticipatrice constitue l’épreuve de vérité de l’existant, qui s’apparaît à lui-même exposé, vulnérable, « vrai », dès lors que le moment de « souci du monde » et des étants dits « intramondains » cède la place à l’entrée du là du Dasein.
17Une analyse fine de cette mise à distance de soi comme un autre dans le Dasein apeuré, a été antérieurement donnée par Schopenhauer, lorsqu’il examine un aspect de la peur, la pitié. Par la pitié, je participe à la peur qu’un autre n’a peut-être pas pour lui-même. La peur est ressentie « pour un autre », qui ne voit pas le danger. Même dans cet état de peur par procuration, le phénomène de la distance est sensible.
18Toute l’analyse de la peur converge donc vers la mise en évidence des « possibilités » propres, à partir d’un monde découvert dans sa dimension de « concernement », d’épreuve de vérité. Celle de l’entente, Verstehen, comme poros, capacité à acquérir, effort sur soi, issue ou expédient, la complète et l’achève. La peur met sur la piste de l’expédient que je cherche et que je suis, elle rend capable d’affronter, parce qu’elle a eu le rôle d’un révélateur. La peur est bien en ce sens épreuve de vérité, mise à découvert des défaillances de l’existant. Elle a préparé, ouvert la voie.
19Dans tout ce développement, on a relativisé la caractéristique qui a été la seule retenue dans la peur par la tradition des Lumières : la paralysie de l’intelligence, le blocage, ou la perte de contrôle dans la fuite, qui sont la peur certes, mais seulement une fois que le danger s’est matérialisé, tandis que la dimension de possibilité ou menace appréhendée, qui précède ce moment panique, constitue l’unité du Verstehen et de la Befindlichkeit, si bien que toute peur, comme vérité de situation conjoncturelle, garde dans le changement de conjoncture sa portée de vérité. La « science » comme telle ne change pas cela.
20Il est à présent permis d’aborder la question éthique et la question politique posées par la peur comme « conseillère », cette peur que Hans Jonas a mise en balance avec la Raison fauteuse de troubles, notamment écologiques, estimant comme Hobbes que ce que la Raison ne peut atteindre par son seul pouvoir, ou même a compromis, pourra l’être par une peur judicieusement orientée.
21Il y a une éthique du « metu carere » : être sans crainte, avoir oublié la crainte, dans l’amour de Dieu et par lui. La formule abrégée vient du titre d’une quaestio abordée par Augustin dans son traité De diversis quaestionibus octoginta tribus. Le titre complet est : Utrum non aliud amandum sit quam metu carere, soit mot à mot : si ce qui est à aimer n’est pas autre que d’être sans crainte, autrement dit : la crainte nous éloigne de l’amour de Dieu. La question est citée en note dans Être et temps, p. 390, § 40 (la disposibilité fondamentale de l’angoisse : une insigne ouverture du Dasein). Heidegger écrit : « Ce n’est pas un hasard si les phénomènes de l’angoisse et de la peur [...] sont entrés ontiquement et même [...] ontologiquement, dans le champ de vision de la théologie chrétienne. »
22Cette éthique n’a donc pas attendu les problèmes de rationalité technologique pour s’opposer aux appréhensions plus ou moins légitimes et collectives en situation d’incertitude. Cette éthique-là, augustinienne, n’est pas kairologique, ni conjoncturelle, car elle mise sur une appartenance à l’éternel, à l’éternité, qui met de ce fait l’homme aimé de Dieu à part de la communauté, et constitue donc un retrait du monde commun inquiétant. Elle est caritas en un sens, mais sans la caritas (amour du prochain) en un autre. Hanna Arendt, dans son écrit de jeunesse l’Amour chez Augustin, a consacré à cette question et à ce double aspect de la caritas, libido et retrait, des développements topiques pour notre sujet. La caritas comme suffisance de l’amour de Dieu efface la dimension humaine de communauté de destin, historique, solidaire, attachée à réparer ou conjurer les maux qui menacent les hommes. La descendance d’Adam a en tant que communauté de tous les hommes à travers le temps et l’espace, une consistance qui fait relativiser l’éthique béate du metu carere.
23Politiquement, il y a de fait un risque de démagogie à oblitérer la dimension de danger inhérente à l’existence collective plus encore que particulière, et de ce fait à porter atteinte aux ouvertures démocratiques vers la délibération. C’est en somme l’argument d’Ulrich Beck dans son livre classique La société du risque (Die Risikogesellschaft), qui met en évidence les apories d’une société technologique confrontée aux risques multiformes et inédits qu’elle génère elle-même sans cesse.
24Une délibération publique nécessairement soucieuse, voire anxieuse, est l’expédient normal pour faire face au danger, non pour le recouvrir sous un discours trompeur de prétendue sécurité assurée ou atteinte. Le courage de faire face doit savoir à quoi on fait face. Un « discours de vérité » est ici nécessaire, et il n’est jamais « scientifique » (au sens biaisé de « certain »), il demeure fondamentalement conjoncturel et kairologique. Il est alors expertise collective, autant que faire se peut dans un contexte où le danger n’est pas routine, comme le seraient des séismes à répétition dans des zones peuplées de longue date, mais surprise, aléa, énigme (cf. les supposés « prions » de la vache folle). Conjurer le risque même de discussion aventureuse en alléguant les « certitudes scientifiques » ou les « preuves » fait de la science moderne, pourtant essentiellement skepsis, examen risqué, un dogme plus faussement rassurant pour les masses que ne l’avait été son « opium » traditionnel.
Auteur
Professeur à l’université de Lyon III
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