Anthropologie de l’assurance
p. 105-112
Texte intégral
1Prenons l’article « assurance » dans Le Petit Robert. On peut d’abord constater la diversité des sens du mot assurance. L’assurance est un mot polysémique ; c’est un homonyme. On observe ensuite que le mot « assurance » au sens qui nous est familier – contrat et institutions d’assurances – ne vient qu’en dernier. Cette dernière acception est relativement récente. L’assurance a existé bien avant les institutions d’assurances. Essayons de comprendre.
1. La vraie nature de l’assurance
2Assurance signifie d’abord confiance. Confiance en soi-même – « parler avec assurance » –, confiance dans les autres, confiance dans une information. L’assurance est un rapport à soi-même et aux autres qui se traduit par la paix, la tranquillité, la quiétude, la sécurité. Être assuré, c’est avoir confiance. L’assurance, c’est ce qui donne confiance.
3Quelle valeur convient-il de donner au bien « assurance » ? Ce bien qui consiste à pouvoir vivre serein. Est-ce un bien premier ou un bien dérivé ? La réponse ne fait pas de doute : l’assurance, le sentiment de sécurité et de confiance, est un bien premier.
4Concernant la valeur éminente du bien assurance, on dispose de nombreux témoignages à travers l’histoire. Quel est le but que s’assignent les grandes philosophies de l’antiquité ? La tranquillité du sage. Descartes attend de la philosophie qu’elle lui permette de « marcher avec assurance en cette vie ».
5Pourquoi le sentiment de sécurité a-t-il tant d’importance ? Parce que c’est de la présence ou de l’absence de ce sentiment que dépend la valeur des autres biens. Vous pouvez être très riche, mais si la possession de votre fortune s’accompagne de la crainte permanente de sa perte, ce bien va devenir un enfer, d’autant plus grand que la richesse sera grande. C’est le drame de l’avare. Vous pouvez penser avoir trouvé l’homme ou la femme de votre vie, si vous n’avez pas confiance, votre amour risque de devenir un enfer. La confiance, la sécurité, c’est ce qui fait la valeur des autres biens. On dira, pour cette raison, que l’assurance est un souverain bien : un bien condition des autres biens.
6Cela explique pourquoi la demande d’assurance peut être aussi profonde, universelle et constante. L’assurance est le bien qui est recherché par dessus tous les autres parce qu’il les tient, parce que c’est de lui que dépend la valeur de leurs valeurs.
7Résumons-nous : l’assurance est un bien premier, c’est même le bien qui donne la valeur des autres biens. Quand un assureur vend de l’assurance, il ne doit pas oublier que ce qu’il propose à l’assuré va réveiller chez lui tout le halo des valeurs liées au mot « assurance ». D’une certaine manière, l’assureur, pour des raisons linguistiques, promet toujours plus que ce qu’il pourra donner. C’est une des raisons qui peut expliquer les difficultés de l’assurance avec son image : entre la promesse qui est faite et entendue par le client et ce qui lui est vendu, il y a un décalage nécessaire. L’assureur pense vendre une garantie contre le vol, une assurance décès, le client entend qu’il va lui apporter confiance, sécurité, liberté. Contrairement à ce que l’on peut penser, la valeur « assurance » n’est pas une valeur dérivée qui vient s’annexer à un bien premier. C’est plus fondamental, comme on le constate encore aujourd’hui avec le terrorisme : sans assurance, sans confiance, l’activité économique s’arrête. Comment expliquer qu’on ait pu vivre si longtemps sans institutions « d’assurances » ?
2. Les instruments de la confiance
8Quand et comment a pu se faire l’identification entre « assurance » comme valeur et « assurance » comme institutions d’assurance ? L’assurance comme valeur est de toujours. L’assurance comme institution ne date que de quelques siècles.
9C’est sans doute une des caractéristiques des hommes qu’ils sont confrontés à l’incertitude : incertitude du lendemain, incertitude des connaissances. C’est aussi une des caractéristiques des hommes qu’ils n’aiment pas l’incertitude et qu’ils cherchent à la réduire. Sans doute peut-on soutenir que toute civilisation propose une manière de traiter le problème de l’incertitude en offrant des instruments d’assurance au sens large, des techniques de sécurité. Mais toutes les civilisations n’y répondent pas de la même manière. Une des caractéristiques de la civilisation occidentale est d’avoir répondu, assez tardivement, à cette aspiration par le biais des institutions d’assurances.
10Le bien « assurance » selon les sociétés, les époques, n’est pas offert par les mêmes techniques, les mêmes institutions. Les instruments que les hommes ont mobilisé pour gagner ce bien sont divers.
11Énumérons les principales techniques et institutions à travers lesquelles on a pu chercher et on continue de chercher la sécurité :
- une première technique est d’avoir la foi, d’adhérer aux dogmes d’une religion. Les religions sont de grandes pourvoyeuses de sécurité. Face au mal et à l’incertitude, elles nous proposent de les replacer dans le plan mystérieux, impénétrable, incompréhensible pour notre entendement du créateur, sa volonté providentielle. On trouvera la paix en s’en remettant à sa volonté ;
- une seconde technique, qui est un peu l’inverse de la précédente, est la connaissance scientifique. Il ne s'agit pas de croire, mais de comprendre, d’expliquer. Plus on saura, plus on aura la maîtrise des choses et des processus, plus on aura la sécurité. La sécurité serait ainsi fonction du progrès des connaissances ;
- une troisième technique consiste à travailler sur soi-même, à maîtriser ses émotions, à se construire une existence telle qu’elle soit indifférente aux coups du sort. L’instrument est alors la morale (ou la philosophie morale). Cet instrument a été très développé dans l’Antiquité. Il est à nouveau très en vogue aujourd’hui ;
- une quatrième technique se trouve dans le droit et dans les institutions politiques. Hobbes voyait l’État comme « un réducteur d’incertitudes ». Précisément, le droit, la loi sont peut-être contraignants, mais nous acceptons cette contrainte parce qu’elle nous promet la sécurité ;
- une cinquième technique, ce sont les institutions d’assurances.
12Ainsi, si nous examinons les institutions d’assurance en les replaçant dans la longue histoire des instruments à travers lesquels les hommes ont cherché à gagner leur sécurité, on doit constater qu’il faut les ranger parmi ces institutions auxquelles nous donnons la plus grande importance : religion, science, morale, droit. Cela indique le caractère central des institutions d’assurances dans nos sociétés.
13Deux remarques. Les institutions qui procurent la sécurité ne sont pas exclusives les unes des autres ; elles peuvent être en concurrence, mais elles sont compatibles entre elles. Par contre, on peut constater que, à certains moments de l’histoire, certaines occupent une place plus importante que les autres. Ce constat vaut pour les sociétés comme pour les individus. Les scientifiques sont aussi des croyants. Les personnes les mieux assurées (au sens des institutions d’assurances) continuent de consulter leur horoscope et avoir une demande d’État. A notre époque où la religion a beaucoup perdu, beaucoup d’entre nous lui gardent une place, surtout dans les mauvais moments. En principe nous faisons confiance dans la science, pourtant les guides moraux, les manuels de psychologie du bonheur n’ont jamais connu autant de succès.
14Deuxième remarque : on peut constater, dans nos sociétés depuis la fin du Moyen Âge, une montée constante, régulière, insistante des institutions d’assurances. Dans les sociétés occidentales, les institutions d’assurances, privées et sociales, ont pris une place prépondérante dans la production de la confiance. C’est un phénomène récent et remarquable : notre recherche de la confiance, nous l’attendons essentiellement des institutions d’assurance. Nous vivons dans des sociétés « assurancielles ». L’assurance est caractéristique d’une civilisation.
3. Particularité des institutions d’assurance
15Qu’est-ce qui caractérise les institutions d’assurances ? Elles mobilisent des techniques particulières qu’elles ont construites et qu’elles continuent d’organiser : les techniques du « risque ». Elles proposent la sécurité par la gestion des risques.
16La notion de « risque » est elle-même un néologisme de l’assurance. Quelle est l’origine du mot risque ? Plusieurs thèses sont en concurrence : pour certains, il viendrait du mot latin risicum qui signifie « écueil ». Cela va bien avec l’idée d’assurance maritime, que l’on s’entend à situer à l’origine des opérations d’assurance. Cette idée est contestée par d’autres qui soutiennent que l’étymologie du mot risque l’associe plutôt à la « rixe », au combat, à la bataille, la guerre. Ces deux étymologies sont intéressantes : elles pourraient expliquer l’équivoque au sein de laquelle la notion de risque est souvent prise. D’un côté, on assimile risque et danger, ce danger contre lequel on chercherait à se prémunir ; de l’autre, le risque c’est l’enjeu que l’on « risque » dans un jeu, un affrontement, une entreprise. Il y a une ambiguïté dans la notion de risque : le risque est soit quelque chose que l’on évite soit quelque chose que l’on prend. Le danger s’évite, quand le risque se prend. Rigoureusement parlant, il conviendrait de s’en tenir au terme de danger pour désigner l’obstacle que l’on évite, et de réserver celui de risque pour désigner ce que l’on est prêt à jouer pour atteindre un certain objectif.
17Cette distinction entre risque et danger est importante. Par un glissement qui n’est pas sans conséquence, lorsqu’on parle de risque aujourd’hui, on parle beaucoup plus de dangers que de risques. Lorsqu’on parle du « risque » des OGM, il est question d’un danger spécifique que les techniciens introduiraient dans les plantes (et qui ne s’y trouverait pas auparavant). Cela n’en fait pas un risque qui suppose un raisonnement du type : qu’est-ce que je suis prêt à mettre en jeu pour atteindre l’objectif que je cherche alors qu’il y a incertitude ? Pour reprendre le vocabulaire de Pascal, il n’y a de risque qu’en fonction d’une « espérance ». Les fabricants d’OGM proposent différents types d’espérance : préservation de l’environnement par diminution des herbicides, augmentation de la production agricole dans les zones où la population est sous-alimentée. Parler de risque suppose que, au regard de ces bénéfices escomptés, on définisse un enjeu : prendre le risque d’introduire dans certaines plantes des gènes provenant d’autres plantes. Mais la notion d’enjeu ne suffit pas. On parle de risque lorsqu’on peut le mesurer, c’est-à-dire donner une valeur (monétaire) au prix de l’espérance. Ce qui suppose que l’on puisse évaluer le risque. C’est le travail de l’actuaire.
18Le risque décrit ce que l’on est prêt à jouer en fonction d’une espérance donnée. Face à un danger, l’attitude naturelle est de l’éviter. On se détourne, on se retire, on s’abstient. A l’inverse, on prendra un risque parce que sa mesure, comparée à l’espérance, permettra une décision raisonnée. Qu’est-il raisonnable que je joue pour obtenir tel résultat ? Les techniques du risque vont permettre de mesurer les risques qu’il est raisonnable de prendre et les risques qui n’en valent pas la peine. Cela relève de la théorie économique de la décision. Et renvoie à de vieux débats de la théorie morale. La philosophie grecque, par exemple, fait une différence entre le courage et la témérité. Pour être courageux, il faut un enjeu, accepter donc un certain risque. Celui qui ne risque jamais rien est plutôt peureux. Par contre, le téméraire prend des risques de façon excessive, dangereuse pour lui-même et les autres. Il n’a pas une perception exacte de la valeur des choses. La témérité peut être liée à un certain fanatisme du risque (prendre des risques pour le plaisir de prendre des risques) qui est condamnable.
19La civilisation de l’assurance nous invite à envisager l’incertitude comme risque, à passer d’un univers de dangers à un univers de risques, c’est-à-dire de la prise de risques. C’est toute une conversion. Elle encourage à une certaine prise de risques et cela d’autant plus qu’elle offre les moyens de couvrir les risques pris grâce aux institutions d’assurance. Rappelons-nous les débuts de l’assurance maritime : les dangers des routes maritimes sont tels que l’expédition d’un seul navire peut compromettre la fortune de son armateur. Le risque pourtant est pris parce qu’il est partagé. La civilisation de l’assurance est aussi sophistiquée qu’exigeante. L’incertitude n’y est pas niée ; elle est au contraire maintenue en pleine conscience par les risques qu’elle invite à anticiper et dont elle permet la couverture par les institutions d’assurance.
20La civilisation de l’assurance est aujourd’hui contestée. D’un côté parce que certains risques – dits catastrophiques – prennent une valeur telle que les institutions d’assurance n’auraient pas les capacités de les couvrir. La couverture des risques devrait désormais passer par d’autres techniques et d’autres institutions, publiques et financières. Et d’un autre côté, parce que nous avons le sentiment qu’il faudrait prendre en compte une sorte d’au-delà du risque. Les risques assurables cacheraient les vrais risques des activités humaines, le risque qu’elles recèlent des risques non observables. A côté des notions de risque et de danger, il faut désormais introduire une troisième notion qui tend à prendre de plus en plus d’importance dans la gestion de l’aspiration contemporaine à la sécurité : celle de menace. Le danger est identifié. Il n’est pas nécessairement évalué, car alors ce serait un risque. Le risque est la valeur d’un danger. Mais aujourd’hui, nous nous interrogeons sur des événements qu’on ne peut pas évaluer, dont on en sait même pas s’ils existent, qu’on a du mal à identifier, mais qui nous préoccupent, que nous redoutons et qui nous angoissent. Ce sont des menaces. La menace terrorise. C’est en effet le jeu du terroriste que d’exister comme menace, présente dans son absence même, secrète, la plus imprévisible possible, insaisissable. La menace nous replace dans une situation d’incertitude à l’état pur : incertitude de l’événement, incertitude de l’importance de l’événement. Beaucoup de ce qu’on appelle aujourd’hui « risques », dans les domaines sanitaires ou écologiques, relève de menaces qu’on peut seulement imaginer sans pouvoir les mesurer. L’univers de la menace est opposé à celui du risque qui est un univers de la connaissance, de l’évaluation et de la mesure.
21Le vocabulaire de la sécurité tourne désormais autour de ces trois termes : danger, risque, menace. Ou, plus exactement, le terme de risque est devenu particulièrement équivoque, servant de plus en plus à couvrir ses opposés : danger et menace. Qu’est-ce qui distingue le danger de la menace ? Le danger est objectif ; il se touche, se constate. La menace est subjective, elle procède de l’imagination. Pour identifier un danger, il faut faire appel à des savants, des experts ; pour faire apparaître des menaces, il suffit d’imaginer et de croire. Les menaces sont virtuelles. Chacun peut les produire. Elles relèvent de la croyance. C’est une caractéristique du monde contemporain qu’on cherche à le rendre menaçant : par le terrorisme, par la défiance prononcée contre les scientifiques et les experts, par une grande sensibilité aux catastrophes. Des groupes, dont certains ont pignon sur rue, s’emploient à produire ces menaces, à nous « alerter », à nous maintenir dans un état de terreur. La peur est valorisée comme un sentiment positif, plus que le courage.
22Une culture de la menace rechigne à la prise de risques. Précisément, la menace est telle que l’on ne doit pas en courir le risque. Il faut l’anticiper et la prévenir : par précaution. Pour cela on n’a jamais suffisamment d’imagination. Est-ce un hasard si ce début de xxie se voit marqué – aux États-Unis – par l’idée de guerre préventive (contre la menace d’armes de destruction massive) et la constitutionnalisation – en France – du principe de précaution ? C’est la même attitude. Certains pourraient voir dans la culture de la menace un retour du religieux. Ils auraient tort : le croyant a confiance, même si la confiance suppose de sa part un acte de foi. L’homme de précaution s’interdit la confiance par une sorte de théologie de la défiance systématique.
23Peut-être nous appartient-il de faire en sorte que, dans une prochaine édition du Petit Robert, n’apparaisse pas une nouvelle acception du mot « assurance » : précaution.
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La peur
Ce livre est cité par
- (2016) La République à l'épreuve des peurs. DOI: 10.4000/books.pur.47382
- Soler, Marina. (2017) Émotions et travail éducatif. Les Cahiers Dynamiques, N° 71. DOI: 10.3917/lcd.071.0148
La peur
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