Le péché et la peur en Occident
p. 31-42
Texte intégral
1J’ai été conduit à écrire un ouvrage sur Le péché et la peur dans le cadre d’une vaste enquête historique sur les peurs dans l’Occident d’autrefois. Parmi ces peurs pouvais-je oublier une des plus importantes, au moins dans les siècles passés : la peur de soi, je veux dire la peur de soi comme pécheur ? Le jésuite français Bourdaloue écrivait au xviie siècle : « Ce n’est point un paradoxe mais une vérité certaine, que nous n’avons point d’ennemi plus à craindre que nous-mêmes. Comment cela ? [...] Je suis [...] plus redoutable pour moi que pour le reste du monde, puisqu’il ne tient qu’à moi de donner la mort à mon âme, et de l’exclure du royaume de Dieu ». Cette affirmation reflétait l’opinion générale des directeurs de conscience de la défunte chrétienté. Mais permettez-moi dans cette introduction de préciser deux points :
- d’abord, je ne veux et ne peux apporter rien d’autre qu’une contribution d’historien – un historien qui a conscience de ses limites ;
- ensuite, je désire souligner que mes deux livres sur la peur constituent des dossiers, non des réquisitoires.
2Le second en particulier, dont je parle aujourd’hui, éclaire le fonctionnement et la diffusion d’un discours culpabilisateur. Il se situe donc plus sur le plan du constat que sur celui du jugement, même s’il est vrai – ce que je ne cache pas (car il faut dire qui l’on est) – que mon enquête a visé à retrouver le plus authentique message chrétien, victime de dérives historiques qu’il s’agit d’expliquer et non de condamner. J’adhère tout à fait à cette affirmation de la revue Irenikon (1/1979) : « En histoire de l’Église, les faits passés sont là pour nous instruire et pour nous éviter de tomber dans des erreurs semblables. Par contre, nous n’avons aucun droit de juger les personnes et rien ne dit que, à leur place, nous aurions fait mieux qu’elles. » Dans cet esprit, mes deux ouvrages ont cherché à faire ressortir les conditionnements culturels de la peur durant une certaine période et dans un certain espace et c’est sans doute à ce titre surtout qu’ils vous concernent.
3Jamais une civilisation n’a accordé autant de poids à la culpabilité, et de prix au repentir que ne l’a fait le christianisme des xiiie-xviiie siècles. Nous sommes là devant un fait majeur que l’on ne saurait trop éclairer. D’où mon livre qui veut être une histoire culturelle du péché dans la civilisation dont nous sommes les héritiers. Ce qui peut étonner, c’est qu’une telle entreprise historiographique n’ait pas déjà été tentée auparavant, compte tenu de tout ce qu’elle peut nous apprendre sur notre propre passé. Car retrouver, dans un espace et une tranche chronologique donnés, l’histoire du péché, donc de la « mauvaise image de soi », c’est se placer au cœur d’un univers humain. C’est dégager un ensemble de relations et d’attitudes constitutives d’une mentalité collective. C’est retrouver la méditation d’une société sur la liberté humaine, sur la vie et la mort, sur l’échec et le mal, c’est découvrir sa conception des rapports avec Dieu et la représentation qu’elle se faisait de lui. C’est donc, à l’intérieur de certaines limites de temps et d’espace, entreprendre conjointement une histoire de Dieu et une histoire de l’homme. Dieu est-il plutôt bon ou plutôt juste ? Une civilisation entière s’est interrogée inlassablement pendant plusieurs siècles sur cette question.
4Freud et Jung, devenus hostiles l’un à l’autre, étaient cependant d’accord pour souligner la place que toute étude des sociétés devrait accorder au péché. Freud présentait même le sentiment de culpabilité comme le problème capital de la civilisation. Vous comprenez dès lors pourquoi j’ai consacré un gros livre à la culpabilisation dans l’histoire occidentale. Mon ouvrage se présente comme un dossier historique. Nos contemporains en feront ce qu’ils voudront. Mais il est évident que les documents qui y sont présentés ne laissent pas indifférent le lecteur d’aujourd’hui.
5C’est le christianisme qui a créé les termes peccator et peccatrix, absents du latin classique. « Rien n’est plus propre, écrivait Jung, à provoquer conscience et éveil qu’un désaccord avec soi-même ». L’invitation à l’examen de conscience induisit, dans la longue durée, un affinement sans précédent de l’introspection. Elle apporta une progression du sens de la responsabilité individuelle. Elle développa une morale de l’intention. Elle fit comprendre la gravité de certaines omissions. Elle fut génératrice d’une tension créatrice. L’homme chrétien, soumis à une culpabilisation intensive, fut amené à s’approfondir, à mieux connaître son passé personnel, à développer sa mémoire (ne serait que par la pratique de l’examen de conscience et de la « confession générale »), à préciser son identité. La « mauvaise conscience» s’est développée en même temps que l’art du portrait. En outre, elle conduisit, par une nécessaire contrepartie, à élaborer la notion de circonstances atténuantes qui fait maintenant partie de notre outillage mental. D’une certaine façon on peut donc parler d’une felix culpa. A quoi l’on peut ajouter, au plan psychologique, que l’aveu libère, que la confession – à condition qu’elle soit libre et volontaire – brise la solitude, permet l’écoute, procure le partage de la souffrance, et que le pardon redonne joie et liberté à ceux qu’accablait le poids de leur culpabilité.
6Les cliniciens savent bien que la pathologie de la faute n’est pas propre aux croyants. Inversement, et contrairement à certaines généralisations à la mode actuellement, tout sentiment de culpabilité n’est pas morbide. Un sentiment normal de culpabilité m’apparaît comme un appel, non à la suppression, mais à la transformation et à la sublimation des pulsions qui sont en désaccord avec l’idéal du moi. Plus généralement, et en détachant cette observation de Freud du jugement négatif qu’il portait sur la religion, toute civilisation se paie d’exigences morales et de « renoncements culturels ». Mon livre Le péché et la peur et mon propos aujourd’hui ne doivent donc pas être compris comme un refus et un rejet de la culpabilité. En revanche il est impossible à l’historien de la peur – et à l’historien tout court – de ne pas souligner la présence d’un véritable excès de culpabilisation dans l’histoire occidentale. J’entends par « excès de culpabilisation » tout discours qui majore les dimensions du péché par rapport au pardon. C’est cette disproportion – et elle seulement – qui a fourni la matière de ma recherche.
7Le discours religieux sur le péché dans l’Occident chrétien s’est développé, certes, à partir des textes bibliques, mais il a autant et plus fonctionné à partir d'une définition de saint Augustin, lourde d’implications légalistes et juridiques : « Le péché est toute action, parole ou convoitise contre la loi éternelle ». Le pécheur se détourne alors de Dieu » et « se convertit à la créature », le repentir étant la démarche inverse. Saint Thomas d’Aquin approuve et prend à son compte l’énoncé de saint Augustin mais il montre que cette formule inclut aussi les fautes par omission, car « c’est toujours pour amasser de l’argent que l’avare [...] ne paie pas ses dettes ».
8Le péché originel constituait pour saint Augustin et saint Thomas le modèle même du péché, correspondant exactement à leur définition : c’était la désobéissance volontaire d’Adam et Ève au précepte divin. On ne peut pas comprendre l’histoire de la chrétienté d’autrefois si l’on ne redonne pas toute sa place – qui fut énorme – à la doctrine (traditionnelle) du péché originel. Celui-ci était représenté comme une faute de dimension véritablement cosmique commise par deux êtres qui avaient reçu des dons et des privilèges que nous ne pouvons même pas imaginer. En pleine liberté, ils désobéirent à un ordre du Créateur qui les avait comblés de bienfaits. En résultèrent pour eux et leur descendance, la souffrance, la mort, la concupiscence, l’ignorance et la condamnation à l’enfer. Celui-ci aurait dû constituer la destination normale de toute l’humanité n’eût été la rédemption grâce à laquelle les élus échappent aux tourments éternels. Théologie et pastorale découlèrent de cette représentation de la faute première, et notamment l’affirmation par saint Augustin que l’humanité, pécheresse depuis Adam et Ève, constitue une « masse de perdition », les élus étant beaucoup moins nombreux que les damnés :
Il écrivait à Optatus : « ceux dont il prévoyait qu’ils ne correspondraient pas à sa grâce, Dieu les a créés si nombreux que leur multitude est incomparablement plus grande que le nombre des fils de la promesse qu’il a prédestinés à la gloire de son royaume ».
On lit pareillement dans la Cité de Dieu : « Si tous demeuraient dans les peines d’une juste condamnation (l’enfer), en aucun n’apparaîtrait la grâce miséricordieuse, et en retour si tous « étaient transférés des ténèbres à la lumière (le paradis), en aucun n’apparaîtrait la réalité de la vengeance. Celles-ci renferment beaucoup plus d'hommes que celle-là, pour que, de la sorte, soit montré ce qui était dû à tous.
9Jusqu’à cette période assez récente, la doctrine du « petit nombre d’élus » a fait la quasi-unanimité des théologiens catholiques et protestants (y compris saint François de Sales et saint Vincent de Paul). Saint Bonaventure écrivait : « Tous, appartenant à la masse de perdition, devaient êtres damnés. Il y a donc plus de réprouvés que d’élus afin que soit manifesté que le salut vient d’une grâce spéciale tandis que la damnation résulte de la justice ordinaire ». Le jésuite saint Robert Bellarmin (fin xvie-début xviie siècle), reprenant une comparaison de saint Jérôme, affirmait : « Le nombre des réprouvés sera semblable à la multitude des olives qui tombent à terre quand on a secoué l’olivier ; et le petit nombre des élus sera comparable aux quelques olives qui, ayant échappé à la main des secoueurs, sont restées au sommet des branches et seront détachées à part ». Au début du xviiie siècle saint Louis Grignion de Montfort assurait au sujet du petit nombre des élus : « Il est si petit, si petit, que si nous le connaissions, nous nous en pâmerions de douleur. Il est si petit, qu’à peine parmi dix mille y en a-t-il un, comme il a été révélé à plusieurs saints ».
10De cette doctrine, vraiment fondamentale autrefois en Occident, découlait une image de Dieu qui n’est plus la nôtre : un Dieu plus justicier que miséricordieux, et même sadique et « pervers ». Au xviiie siècle, l’auteur d’une encyclopédie pour prédicateurs, dans un modèle de sermons, invoque Dieu « tout occupé à se venger » des damnés, « faisant couler sur eux des sources inépuisables de bitume et de soufre ». Un « converti » du xviie siècle, M. de Queriolet, conseiller au parlement de Bretagne, devenu prêtre, nous est ainsi décrit par un biographe de l’époque : « Il pensoit et repensoit souvent par son esprit, ce qu’il avoit leu et entendu prescher du petit nombre des eleus [...] Il ruminoit sans cesse la rigueur des jugements de Dieu, l’horreur de la mort, la rage des damnez, et les peines inconcevables des âmes qui sont dans les fiâmes du purgatoire. »
11Du Dieu justicier passons au Dieu « pervers ». Un mystique alsacien du xive siècle, Tauler, évoquant les tentations dont Dieu se plaît à voir accablées les âmes d’élite, disait : « l’homme est chassé comme un gibier qu’on veut offrir à l’empereur. Il est chassé, déchiré et mordu par les chiens, et il est ainsi beaucoup plus agréable à l’empereur que si on l’avait pris doucement. Dieu, c’est l’empereur qui veut manger du gibier pris à la chasse ». Un biographe de sainte Jeanne de Chantal, dont l’ouvrage est publié en 1653, écrit que « Dieu la traita comme il traite les grandes âmes d’une trempe toute céleste, dont il récompense les longues souffrances par de nouveaux supplices afin de rendre leur fidélité plus espurée, leurs services plus glorieux et leurs peines plus dignes de couronnes. »
12C’est ce Dieu rigoureux, justicier implacable voire sadique, qui accable son fds bien-aimé, Jésus, lors de la passion. Les sermons du Vendredi saint donnaient occasion autrefois à de nombreuses variations sur ce thème que l’on découvre aussi bien chez le très augustinien Bossuet que chez le jésuite Bourdaloue. Puisque Jésus avait pris sur lui les péchés des hommes – or Dieu le Père avait exigé qu’il les prît – alors il fallait, écrit Bossuet, que Dieu « vînt lui-même contre son fils avec toutes ses foudres : et puisqu’il avait mis en lui nos péchés, il y devait mettre aussi sa juste vengeance ». Bossuet continue en montrant que le Père a tourné vers son fils le visage qu’il présente aux réprouvés et « ce regard terrible qui allume le feu devant soi ». Il a marché contre Jésus « avec tout l’appareil de sa justice ». Bourdaloue sur ce sujet est encore plus accablant que Bossuet :
« (Dieu le père) par une conduite aussi adorable qu’elle est rigoureuse, oubliant (que Jésus) est son fils et l’envisageant comme son ennemi (pardonnez-moi toutes ces expressions), se déclare son persécuteur [...] ;
« Car c’était vous-même, Seigneur, qui justement changé dans un Dieu cruel, faisiez sentir, non plus à votre serviteur Job, mais à votre Fils unique, la pesanteur de votre bras. Depuis longtemps vous attendiez cette victime ; il fallait réparer votre gloire et satisfaire votre justice [...]
« Ce n’est point dans l’enfer que (le Seigneur) se déclare plus authentiquement le Dieu des vengeances, c’est au calvaire [...]
« Tout ce que les damnés souffriront n’est qu’une demi-vengeance pour lui ; ces grincements de dents, ces gémissements et ces pleurs, ces feux qui ne doivent jamais s’éteindre, tout cela n’est rien ou presque en comparaison du sacrifice de Jésus-Christ mourant. »
13Autre point sur lequel je voudrais insister : dans la pensée commune des théologiens d’autrefois Dieu avait créé l’humanité pour qu’Adam et Ève et leurs descendants remplissent les sièges laissés vacants par les anges rebelles. Nos premiers parents avant la chute étaient donc comme des anges et ils ne connaissaient pas la concupiscence, notamment dans le domaine sexuel. Dans l’état de grâce initial, ils auraient procréé sans l’ombre d’une sensualité, « comme la main s’unit à la main », disait saint Augustin.
14Dans un esprit assez semblable, mais avec une formulation différente, saint Grégoire de Nysse assure que Dieu, primitivement, n’avait pas l’intention de créer l’humanité avec deux composantes – homme et femme. Mais, prévoyant par sa prescience le péché originel, il changea de projet et la forma de deux parties à la fois antithétiques et complémentaires, la rapprochant ainsi plus des bêtes que des anges. Cette opinion, plus ou moins partagée par toute l’Église enseignante de jadis, explique le long et insistant éloge de la virginité et de la chasteté par la pastorale classique. L’une et l’autre constituaient une anticipation de la vie céleste où les élus seraient comme des anges. Au début du xviie siècle un évêque humaniste et ami de saint François de Sales enseigne, « plus une chose est exempte de terrestreité ou esloignée de la terre, plus elle est parfaite ». Le prédicateur oratorien Loriot, à l’époque de Louis XIV, se demande dans un sermon de mission « si ce n’est point une témérité présomptueuse de prétendre vivre sur la terre comme les anges vivent dans le ciel ». Sa réponse est catégorique : « La virginité » [...] met ceux qui en font profession au-dessus des hommes et les élève jusqu’à la condition des anges [...] [ils] quittent la terre pour le ciel, [...] [ils] anticipent jusqu’à l’état et à la nature des anges [...] et approchent de Dieu même. »
15Cette « anthropologie angélique », pour reprendre l’expression volontairement contradictoire d’un médiéviste belge, Robert Bultot, avait pour contrepartie la dévaluation systématique de la vie terrestre, vie forcément pécheresse et misérable en cette « vallée de larmes ». En raison de la faute originelle, le mal et le malheur se sont installés ici-bas. Nous sommes conçus dans l’impureté, nous naissons dans les cris et les larmes, nous vivons dans l’inquiétude, la souffrance et le péché, nous mourrons dans l’angoisse et nous pourrirons dans la tombe. Tel est notre lot. On aura reconnu dans l’énoncé de cette noire séquence les thèmes majeurs du contemptus mundi, le « mépris du monde ».
16Historiquement, cette doctrine a été formulée par des moines qui, ayant décidé de quitter le monde (la fuga mundi), s’encouragèrent à ce choix difficile en jetant des anathèmes sur le monde. Or, la pastorale, diffusant à l’usage d’une civilisation entière une morale monastique, donna jusqu’à une période assez récente les ascètes comme exemples aux foules et proposa le modèle d’une sainteté antinaturelle. Le grand prédicateur portugais du xviie siècle, le jésuite Vieira, explique un jour à son auditoire : « Tout ce qui plaît à notre nature, charme nos sens, flatte notre goût, ravit notre cœur, les saints l’ont foulé aux pieds ; au contraire tout ce qui mortifie nos sens et nos affections les plus chères, ils l’ont embrassé généreusement. Et pourquoi ? parce qu’ils voulaient être des saints ». Un célèbre missionnaire de l’intérieur, le franciscain Bridaine, au xviiie siècle, pose la question dans un sermon : « Qu’est-ce qu’un pécheur ? ». Bridaine répond avec Tertullien : « C’est un homme né pour la pénitence et pour la mortification [...] Puis, donc, mes frères que vous êtes pécheurs, il faut que vous pleuriez, que vous gémissiez, que vous soyez dans l’affliction. » « Ou la pénitence, ou l’enfer » : cette menace revenait fréquemment dans la prédication.
17L’importance de la doctrine monastique du contemptus mundi a donc été considérable autrefois. Elle a donné naissance aux textes et à l’iconographie macabres ; elle a diffusé la dévaluation de la vie terrestre, elle explique un certain dolorisme et la suspicion ecclésiastique à l’égard des « divertissements ». L’homme à l’origine était fait pour rire. Mais il a péché et le malheur s’est abattu sur lui et sur le monde. Il n’y a donc plus de raison de rire. En 1520 l’évêque de Meaux, Briçonnet, avertit ses diocésains que « les jours de fêtes (religieuses) sont instituez non pour le contentement, mais pour le salut de l’âme ; non pour rire et s’ébattre, mais pour pleurer. » Au siècle suivant l’académicien Godeau, évêque de Vence, enseigne dans un sermon qu’« un vrai chrétien est dans la joie lorsqu’il se présente quelques afflictions à souffrir, parce que le véritable caractère d’un chrétien est la souffrance ».
18Le jansénisant Nicole affirme dans ses Essais de morale, très lus au xviie siècle : « Jésus n’a jamais ri ». Ne croyons pas que cette formule étonnante soit seulement le fait d’un esprit morose. En réalité elle vient de saint Jean Chrysostome, a été reprise notamment par Rancé et Bossuet et on la retrouve dans la bouche du plus grand prédicateur italien du xviiie siècle, le franciscain Léonard de Port-Maurice.
19Les indications précédentes, longuement développées dans mon livre, font comprendre ce que j’appelle la « sur-culpabilisation » d’autrefois On insistait plus sur le péché que sur le pardon et l’amour. Dans le Kalendrier des bergiers (édition de 1493), ouvrage destiné à un large public, est représenté un arbre des vices. L’auteur identifie les 87 branches entre lesquelles se diversifient les péchés capitaux, les subdivise ensuite en 261 « rameaux », lesquels donnent à leur tour naissance chacun à trois « rinceaux » distincts : soit 783 possibilités de tomber dans l’un des sept péchés capitaux. Dans un classique de la théologie morale d’autrefois, le De Perfectionibus moribusque divinis (1620) du jésuite Lessius, l’index par matières comporte plus de renvois au mot « péché » qu’à n’importe quel autre sujet abordé dans l’ouvrage. En outre les livres XI et XII qui traitent de la « bonté » et de la « miséricorde » de Dieu ne totalisent que 147 pages dans l’édition de 1875 alors que le livre XIII (« De la justice et colère de Dieu ») en couvre 214.
20Pour faire comprendre l’énormité d’un seul péché mortel le dominicain Louis de Grenade, un auteur à succès du xvie siècle, affirmait : « Si toutes les calamités, tous les désastres et tous les maux qui jamais se déchaînèrent sur la terre depuis le jour de la création, et s’y déchaîneront encore jusqu’à la fin des siècles, tous les supplices de l’enfer, étaient mis conjointement dans un bassin de la balance, et un seul péché mortel dans l’autre, la balance serait emportée par celui-ci ». Quant à Lessius, dans l’ouvrage évoqué précédemment, il écrivait en utilisant cette même image de la balance : « Si grande est la malignité du péché mortel que, placée sur le plateau de la balance, elle dépasse toutes les bonnes œuvres de tous les saints, même si celles-ci étaient mille fois plus nombreuses et plus grandes qu’elles ne le sont réellement : considération vraiment intolérable ! »
21Dieu merci ! la doctrine du péché que je viens d’évoquer appartient désormais au passé, même s’il n’y a pas très longtemps qu’elle a été abandonnée en fait sinon en droit. Et d’abord qu’est-ce qu’un péché « mortel » ? Avec sagesse, l’église orthodoxe n’a jamais entériné la distinction augustinienne entre péché véniel et péché mortel, et elle n’a jamais obligé à la confession détaillée des fautes. Il faut, bien sûr, ajouter que la définition du péché qui a commandé la théologie morale (« toute action, parole ou convoitise contre la loi éternelle ») a été formulée à une époque où il n’y avait de psychologie que du conscient et où l’on ignorait l’existence de l’inconscient. La découverte (récente) de celui-ci a bouleversé le discours sur la culpabilité. Celui-ci, d’autre part, n’a intégré que lentement la notion de « circonstances atténuantes ».Cette notion nous est devenue familière. Elle fait partie de notre outillage mental. Mais elle constitue un acquis récent. La formule du philosophe protestant Ricœur, « Nous sommes tous pécheurs mais inégalement coupables » aurait été totalement impensable et inacceptable pour Luther et Calvin qui ont poussé à la limite l’accusation contre l’homme. Étant fils d’Adam, pensaient-ils, nous sommes totalement responsables de sa faute et « pourris » (expression de Calvin) à cause de cette faute. Nous méritons l’enfer avant même de naître. Ce sont notamment les casuistes, trop moqués par Pascal, qui ont fait progresser la notion féconde de « circonstances atténuantes ». La formule « beaucoup d’appelés et peu d’élus » a pesé d’un poids énorme sur la théologie d’autrefois, catholique et protestante. Mais l’exégèse contemporaine démontre qu’on l’a dramatisée. Sa traduction, la meilleure serait : « ce n’est pas parce qu’on est appelé qu’on sera forcément élu ». En outre la formule de Matt. 22,14 était un dicton familier à l’époque de Jésus. On la retrouve dans le4e Livre d’Esdras ; Il ne constituait aucunement une vérité catégorique ni l’annonce de la perdition de la plus grande partie de l’humanité. Enfin, dans la parabole du festin nuptial, il est mal raccordé à la scène antérieure puisque les serviteurs ne renvoient qu’un seul convive. Néanmoins il a fallu attendre la fin du xviiie siècle pour que la doctrine du petit nombre des élus commence à être mise en cause dans l’Église catholique. En revanche Lacordaire fit remarquer dans un sermon prononcé à Notre-Dame de Paris en 1851 : « Le petit nombre des élus n’est pas un dogme de foi, mais une question librement débattue dans l’Église » et il ajouta avec force : « Le Christ a tout réparé, tout béni, tout vaincu et ses mains généreuses tiennent l’univers embrasé ». De nos jours le cardinal Marella, préfaçant en 1967 une présentation de la foi catholique éditée par le secrétariat romain pour les non-croyants, a écrit : « Aucun homme ne peut juger si quelqu’un a encouru un tel malheur (l’enfer). Dieu seul sait quels sont ces hommes, et s’il y en a ».
22L’abandon de ce qui était – je n’hésite pas à l’affirmer sur la base d’un gros dossier historique – une des clés de voûte de la théologie et de la pastorale d’autrefois a entraîné – heureusement – une modification de notre image de Dieu. Le Dieu aux « yeux de lynx » qu’évoquait l’évêque Camus, pourtant humaniste et ami de saint François de Sales – ce Dieu qui a fait horreur aux « Déistes » du xviiie siècle et à Proudhon au xixe siècle – a enfin laissé place au Dieu miséricordieux. Il faut avoir mesuré toute la pesanteur historique du pessimisme augustinien pour saisir l’importance de la belle encyclique de Jean-Paul II, Dieu riche en miséricorde. Le pape y affirmait notamment : « La miséricorde se situe, en un sens, à l’opposé de la justice divine et elle se révèle en bien des cas non seulement plus puissante mais encore plus fondamentale qu’elle [...] L’amour, pour ainsi dire, est la condition de la justice et, en définitive, la justice est au service de la charité. » Je n’hésite pas à dire qu’autrefois on avait le plus souvent enseigné le contraire.
23L’expression « Dieu riche en miséricorde » est de saint Paul (Eph.2,4), et de saint Paul aussi est cette autre formule : « Là où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé » (Rom. 5,20). Telle est la « bonne nouvelle » : un message d’espérance et non de condamnation. Ce dernier mot conduit à réfléchir sur la conception traditionnelle du péché originel qui a marqué presque jusqu’à nos jours l’histoire chrétienne. On a peu remarqué que la dramatisation de la faute première était solidaire de la croyance à un mythe, celui de l’âge d’or : cet âge qu’en termes judéo-chrétiens on a appelé paradis terrestre. Parce qu’on représentait sous les couleurs les plus merveilleuses le jardin d’Eden, parce qu’on se figurait Adam et Ève avant la chute comme des demi-dieux en pleine possession de leur liberté, on concluait que leur faute avait dû être énorme pour que Dieu irrité condamnât désormais l’humanité à la souffrance, à la mort et, en outre, à l’enfer (n’eut été la rédemption qui exempte de ce châtiment un « petit nombre » d’élus). Or, il n’y a pas de trace de cette doctrine dans les Évangiles ; et la Genèse, qui raconte la première faute, ignore totalement cette condamnation globale à l’enfer. En réalité, la doctrine classique du « péché originel » avec ses deux conséquences majeures – 1° la culpabilité héréditaire de toute l’humanité ; 2° l’affirmation que celle-ci constitue une « masse de damnation » – vient essentiellement de saint Augustin. Or, elle a pesé d’un poids formidable sur toute l’histoire occidentale. Elle a marqué chez nous toute l’histoire du péché.
24La découverte, commencée au xviiie siècle, des archives très épaisses de l’humanité ne permettent plus de maintenir la croyance en l’âge d’or. L’homme est âgé d’au moins deux ou trois millions d’années, il a eu du mal à adopter la position debout ; sa liberté ne s’est dégagée que lentement. En réalité le bien et le mal ont, l’un et l’autre, fait boule-de-neige au cours de l’histoire à mesure que l’homme affirmait sa personnalité. Le christianisme se voit donc obligé de raisonner aujourd’hui sur le péché en faisant l’économie d’un état féerique initial et en ne représentant plus la faute originelle comme une désobéissance de portée incalculable qui aurait conduit un Dieu courroucé et vengeur à punir l’humanité. Il faut bien voir qu’il s’agit là d’une remise en cause de l’ensemble du discours théologique traditionnel sur le péché. Or, il y a urgence à trouver sur ce sujet capital les nouvelles formulations qui s’imposent, il y va de la crédibilité du christianisme dans notre civilisation.
25Peut-être faut-il désormais préférer l’expression évangélique « péché du monde » à celle « péché originel », qui est augustinienne. En réalité l’une ne contredit pas l’autre. Mais la première colle mieux à notre expérience d’aujourd’hui, qui révèle aux moins avertis de nos contemporains la gravité des guerres, tortures et injustices qui accablent l’humanité, sans pour autant sous-entendre une culpabilité fantastique des premiers êtres humains.
26Ce nécessaire réajustement doctrinal ne devrait pas nous conduire à rejeter par-dessus bord le sens du péché. Les excès de culpabilisation de la pastorale d’autrefois, (que je souligne dans mon livre), expliquent sans doute le laxisme actuel. Cette réaction devait se produire en réponse à une éthique véritablement traumatisante. Elle donne à beaucoup un sentiment de libération qui est, historiquement, bien compréhensible. Mais les excès du laxisme auront tôt fait de faire s’évanouir cette première impression de détente.
27Certes, ce n’est pas en brandissant à nouveau la menace de l’enfer ou du purgatoire que le christianisme convaincra nos contemporains de la nécessité d’un retour à l’éthique. Il a trop abusé de la pastorale de la peur. Celle-ci a fait faillite. Mais il reste dans le droit-fil du message de son Fondateur en proclamant la nécessité de la « réconciliation » et du « pardon ». Dans un monde déchiré par les haines et blessé par les injustices, est-il utopique de proclamer la nécessité du pardon ? En réalité il n’y a pas d’autre issue pour les nations comme pour les individus. La libération des peuples et des personnes passe par le pardon. Autrefois les prédicateurs proclamaient durement : « le calvaire ou l’enfer ». Aujourd’hui les chrétiens peuvent plus sûrement affirmer : ou les hommes se pardonneront entre eux, ou ils créeront et ils créent déjà parfois l’enfer sur terre. Seul, le pardon pourra faire reculer la peur que les hommes ont les uns des autres.
Auteur
Professeur honoraire au Collège de France
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