Pouvoir et religion1
p. 15-26
Texte intégral
1Le thème du séminaire de cette année : « pouvoir et religion » est un thème qui d’une certaine façon est d’une grande actualité. Une grande actualité, pas uniquement pour le judaïsme bien sûr, mais de façon plus générale pour le monde qui nous entoure. L’on observe, quels que soient les lieux où l’on porte son regard, de plus en plus de violence et de plus en plus de conflits qui sont dus, non pas à des situations politiques, mais plutôt à des conflits d’ordre religieux et notamment à des conflits dans lesquels les religions exercent le pouvoir sur des groupes d’individus et de peuples. Cette notion de « pouvoir et religion » est une question qui est de prime importance pour la compréhension du monde dans lequel nous vivons. Elle est aussi très centrale dans la pensée juive et je dirais même qu’il existe un élément supplémentaire de réflexion sur ce sujet dans la tradition juive, à cause notamment de l’existence de l’État d’Israël depuis 1948, qui est, comme nous le savons tous, un état juif, ce qui signifie en pratique, qu’il y a effectivement un pouvoir juif. Ce pouvoir juif est un concept nouveau dans le judaïsme puisque depuis deux mille ans, suite à la destruction du temple en l’an 70, le peuple juif n’a pas pratiqué le pouvoir. Ce n’est donc qu’avec la création de l’État d’Israël que la pratique du pouvoir a renoué avec la tradition juive. Il y a ainsi, du point de vue juif, une nécessité nouvelle à réfléchir sur la notion de pouvoir dans notre tradition. Qu’est-ce que ce pouvoir et comment est-il pratiqué ? Où ce pouvoir nous mène-t-il ? Ce que je me propose de faire dans le cadre de l'exposé de ce séminaire, c’est de diviser mon intervention en deux parties. D’une part de traiter ce que j’appelle le « pouvoir interne », c’est à dire la façon dont le judaïsme envisage le pouvoir à l’intérieur même du cadre du judaïsme. Puis, dans un second temps, de me tourner vers le « pouvoir externe », en particulier en me posant la question de savoir quel est le pouvoir de l’État d’Israël dans le judaïsme et comment le judaïsme trouve les outils et les moyens de gérer le pouvoir que l’État d’Israël représente.
2Le pouvoir interne : de quoi s’agit-il ?
3Nous pourrions dire, tout d’abord, qu’il s’agit là d’une question théorique qui consiste à se demander comment le judaïsme envisage la pratique du pouvoir. Cette question elle-même peut être divisée en deux sous questions. Tout d’abord la question de l’organisation du pouvoir à l’intérieur même du judaïsme, puis dans un second temps, quel pouvoir le judaïsme a sur ses propres fidèles.
4Commençons tout d’abord par envisager la question de l’organisation du pouvoir dans la tradition juive. Il semble que le premier point important à évoquer est de reconnaître qu’il n’y a pas de structure de pouvoir dans le judaïsme. Pour cela, je prendrai une image simple qui est de mentionner qu’il n’y a pas de « pape juif » donc pas d’autorité hiérarchique. Dans leurs communautés respectives, les rabbins exercent chacun un certain pouvoir moral et spirituel sur les fidèles, mais ils n’ont pas à se référer à l’autorité d’un grand rabbin, voir même d’un grand rabbin mondial qui serait l’équivalent du pape. En tant que rabbin d’une synagogue, je peux me poser la question suivante : qui a le pouvoir sur moi ? La réponse est simple : « personne ». Personne, si ce n’est peut-être le conseil d’administration de la synagogue qui peut m’accepter ou me rejeter en tant que rabbin. Mais il n’y a certainement pas un rabbin au-dessus de moi, ni au-dessus d’aucun autre rabbin qui puisse venir imposer les lois, les réflexions et les engagements que le judaïsme serait à même de prendre.
5Cela étant dit, le fait qu’il n’y ait pas de hiérarchie autoritaire dans le judaïsme implique d’une certaine façon que l’autorité religieuse et spirituelle s’acquiert par le savoir. La connaissance qui, pour le judaïsme, va de pair avec la capacité que l’on a de continuer ses propres études et de continuer à apprendre, est l’une des plus grandes qualités que le judaïsme reconnaît dans la nature humaine. D’ailleurs pour parler d’un sage dans le judaïsme, l’on ne dit jamais qu’il est « sage » mais l’on dit seulement qu’il est un « Talnid Khaham », un sage qui étudie. Et c’est cette notion d’étude perpétuelle qui va donner un certain pouvoir à celui qui est en position de diriger une communauté et un groupe de juifs. Cependant, il ne s’agit pas d’un savoir purement théorique ou technique. En effet, il y a aussi dans la tradition juive le devoir de faire partager ce savoir avec les autres. C’est uniquement lorsque l’on est capable non seulement d’apprendre, d’étudier et d’être un érudit soi-même, mais aussi de partager ce pouvoir avec les autres et d’arriver à convaincre les autres par des arguments logiques et intelligents que l’on peut parler de pouvoir à l’intérieur du judaïsme. Le rabbin qui délient le pouvoir est celui qui a la connaissance et qui sait la faire partager en arrivant à convaincre les autres que son opinion, sur tel ou tel point de la loi juive, est non seulement ancrée dans la tradition mais répond aussi aux problèmes que la société lui pose aujourd’hui. Ainsi, il doit être capable d’entraîner avec lui l’ensemble des fidèles. Et c’est celui-ci qui, dans le judaïsme, a l’autorité.
6Au niveau pratique, une question importante s’impose à notre réflexion : qui autorise le pouvoir et comment ce pouvoir est-il obtenu ? L’on peut se pencher tout d’abord sur les textes de la Halakhah, c’est à dire des textes de la loi juive qui, en particulier, se réfèrent à l’époque talmudique. Ces textes nous enseignent qu’au départ, c’est l’assemblée rabbinique, qui s’appelait le sanhédrin, qui détenait ce pouvoir. Cette assemblée réunissait un certain nombre de sages et de rabbins de l’époque. C’était eux qui prenaient des décisions après argumentation suivie d'un vote à majorité simple. Le principe de l’argumentation, qui en hébreu s’appelle la Makhloket, est à la base de la réflexion juive sur l’autorité, dans le sens où il ne s’agit pas d’un individu qui vient imposer sa loi mais d’un individu qui vient exposer la logique de son argument et qui écoute les contre-arguments de ses co-disciples. Ainsi, ce n'est qu'au terme d'un débat et du vote qui s’ensuit qu'une loi est adoptée ou rejetée. Cela signifie, bien sûr, que le pouvoir de la majorité est en fait plus fort et plus important que le pouvoir du savoir et de l’intelligence pure. Le judaïsme, à ce niveau-là est très proche des démocraties actuelles dans le sens où, effectivement, c’est un vote à la majorité qui l’emporte, même si la majorité, tout en délibérant, peut avoir tort. Et il y a dans le Talmud de nombreux cas dans lesquels la majorité vote contre l’opinion d’un sage qui pourtant a raison. Le judaïsme reconnaît que le pouvoir est lié au vote d’une majorité et non pas à la vérité absolue détenue par l’un des membres de ce sanhedrin. « Pouvoir et vérité » sont donc deux concepts qui sont tout à fait différents dans le judaïsme, comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres traditions. Celui qui a le pouvoir est donc loin d’être nécessairement celui qui détient la vérité.
7Mais peut-on dire que les sages de l’assemblée rabbinique, qui décident du pouvoir après une procédure explicative, une argumentation et un vote, exercent un pouvoir illimité ? Pour répondre à cette question, il convient de se tourner vers le rôle de la communauté juive et de se souvenir que, finalement, ce sont les juifs de la communauté qui ont le pouvoir de respecter ou de transgresser les règles qui sont adoptées par l’assemblée rabbinique. Pour illustrer ce propos, je voudrais me référer à un cas du Talmud, fort connu, sur la situation de l’huile dite cachère. L’histoire se passe à l’époque talmudique, soit probablement entre le iie et le vie siècles de l’ère courante. Un des sages de l’assemblée rabbinique décide qu’à partir de ce jour, seule l’huile produite par des paysans juifs peut être cachère et apte à la consommation. Le problème lié à cette décision est que sous la loi romaine, les juifs n’ont pas accès à la terre et il y a donc très peu de juifs qui sont capables de produire de l’huile cachère. Ainsi, l’offre devient inférieure à la demande et le prix de l’huile cachère augmente de telle sorte que la communauté juive n’a pas assez d’argent pour s’en procurer. Nous nous trouvons donc, dans ce cas, face à une situation où les sages ont voté à la majorité une loi que la communauté est incapable de respecter. Alors le Talmud statue et déclare qu’« on ne peut imposer une loi au public si celui-ci n’est pas à même de la respecter ». Cela signifie non seulement que le public n’est pas à même, physiquement, de respecter la loi mais aussi que c’est donc le public juif, les communautés juives, les membres de ces communautés qui de façon ultime détiennent la clé du pouvoir. Les rabbins peuvent décider entre eux de ce qu’ils veulent mais si les communautés juives n’acceptent pas leurs décisions, ce sont elles qui, en dernière instance, détiennent le pouvoir.
8Cela m’amène au deuxième aspect de cette première partie sur le « pouvoir interne » du judaïsme. Quel pouvoir le judaïsme a-t-il sur ses fidèles ? Il convient à ce niveau de différencier entre la question de la théorie et la question de la pratique.
9Au niveau théorique, si l’on se demande quel pouvoir le judaïsme a sur ses fidèles, on pourrait être tenté de répondre : « beaucoup ». En effet, un certain nombre de concepts dans la loi juive permettent d’envisager l’hypothèse de rabbins imposant un certain nombre de règles ou de restrictions, voir de punitions aux fidèles du judaïsme. Pensons par exemple au cas du « kehkhem », qui est le cas d’excommunication dans lequel une assemblée rabbinique, en théorie, peut excommunier l'un de ses fidèles et donc exercer ici un pouvoir réel sur le peuple juif. L’on sait d'autre part, qu’à l’époque talmudique, le sanhédrin avait l’autorité de décider de la peine de mort pour un individu coupable de meurtre avec préméditation. Nous avons aussi, dans un tout autre domaine, l’exemple d’une assemblée rabbinique qui peut forcer un certain nombre des fidèles à contribuer à ce que l’on appelle la « tzedakka », c’est-à-dire l’effort de charité afin d’ériger une école, une soupe populaire ou bien même un cimetière ou une synagogue. Le texte de la Halakhah envisage un certain nombre de moyens qui permettent de forcer les membres des communautés juives à donner de l’argent de manière à ce que les besoins des nécessiteux soient pris en compte.
10Mais tout cela, bien sûr, reste à un niveau purement théorique car le judaïsme, dans sa réalité historique, n’a jamais eu de pouvoir réel. S’il y a eu un pouvoir, ce pouvoir nous renvoie à l’époque de la royauté dans les récits bibliques, le roi David, le roi Salomon et tous les descendants. Il s’agissait alors de l’époque pré-rabbinique pour lequel le judaïsme était un judaïsme purement biblique avec des lois minimales, telles qu’elles sont exprimées dans la Torah mais certainement très loin du corpus de lois développées dans le Talmud par la suite. Lorsque l’on se réfère à la tradition rabbinique, on envisage cette tradition dans le cadre de la diaspora, c’est-à-dire dans un cadre où les rabbins n’avaient pas le pouvoir, ne possédaient pas d’État et pourtant avaient envisagé la pratique du pouvoir sans jamais véritablement se confronter à une réalité politique quelconque.
11Tournons nous à présent vers l’aspect pratique de cette question du pouvoir que le judaïsme exerce sur ses fidèles. Il me semble qu’il serait sage de reconnaître de prime abord que la tradition juive et les rabbins n’ont en fait aucun pouvoir sur leurs fidèles. Le pouvoir que les rabbins ont est uniquement « consultatif ». Les fidèles viennent voir le rabbin à la synagogue parce qu’ils ont un problème et qu’ils veulent savoir ce que la tradition juive enseigne sur telle ou telle question, mais ils ne viennent pas pour que le rabbin vienne trancher en prenant une décision à leur place. C’est donc un rôle uniquement consultatif que les rabbins jouent aujourd’hui. Éventuellement, l’on pourrait peut-être pousser ce rôle consultatif vers un rôle de conviction. L’on peut penser que si les fidèles viennent prendre un rendez-vous avec un rabbin pour discuter d’un problème ou d’un autre, celui-ci peut faire passer son message s’il a la force des arguments et le pouvoir de conviction nécessaires.
12Je voudrais à ce titre prendre un exemple qui est celui des mariages. Celui-ci est important dans le judaïsme car il est très problématique : en effet, la tradition juive reconnaît que seuls les mariages entre un homme juif et une femme juive peuvent être validés par la tradition juive. C’est à dire que les mariages, dits mixtes, entre un conjoint juif et un non-juif ne sont pas reconnus par la loi juive. Ils ne sont pas interdits dans le sens ou le judaïsme ne peut pas interdire des unions mais ils ne sont pas reconnus et certainement pas célébrés par les rabbins. Sachant qu’aujourd’hui 70 % des unions sont des mariages mixtes, l’on peut se demander quel est le pouvoir de la tradition juive sur les fidèles du judaïsme. Les rabbins de toutes les communautés du monde cherchent à enseigner à leurs fidèles qu’il est important qu’un juif se marie à l’intérieur du peuple juif. Et pourtant, une majorité écrasante de juifs décident de se marier à l’extérieur, ce qui d’une certaine façon montre à quel point les rabbins n’ont aucune autorité sur leurs fidèles. Ce point en particulier m’amène à ouvrir une parenthèse dans cet exposé qui a pour objectif de se pencher, pour quelques instants, sur la question épineuse du judaïsme et de la liberté religieuse. Quelle est la liberté religieuse de chaque individu à l’intérieur de la tradition juive ?
13C’est en observant et en relisant avec attention la première phrase des Dix Commandements que l’on prend conscience de l’importance de la notion de liberté dans la tradition juive. « Je suis l’Éternel ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison d’esclavage », nous enseigne la Torah au chapitre 20 du livre de l’Exode. Une phrase étrange qui, à première vue, ne semble pas cadrer avec l’esprit d’un texte dédié à l’enseignement d’obligations religieuses. Mais une phrase pourtant remarquable qui, comme le soulignent de nombreux commentaires rabbiniques, résume toute l’essence philosophique du judaïsme. En effet, avant tout autre commandement, la Torah nous place face à notre propre liberté, symbolisée ici par l'image de la sortie d’Egypte, image d’un Dieu libérateur. Ainsi, le judaïsme ne conçoit la relation à Dieu et le respect des commandements religieux que dans le cadre de l’acceptation de la liberté qui nous est offerte. Sans liberté, point de commandements. Une liberté qui est donc au cœur même de toute la tradition juive.
14Il semble cependant que ce concept de liberté religieuse nécessite une analyse à deux niveaux distincts. Tout d’abord au niveau interne : comment le judaïsme perçoit la liberté de pensée et d’action de ses fidèles. Ensuite, au niveau externe, c’est-à-dire face aux pluralismes religieux et laïques de nos sociétés, comment se situe la tradition juive et comment accepte-t-elle la liberté de choix religieux offerte à tous.
15Pour ce qui est du niveau interne, la tradition rabbinique, en plaçant la notion de liberté avant même celle de commandement, nous permet de comprendre qu’être juif c’est devoir à tout moment choisir entre le respect et la transgression des lois, coutumes et rites du judaïsme. La notion même d’obligation n’a de sens que si nous pouvons choisir de respecter ou de transgresser ces lois. Ainsi, la définition que le judaïsme a de ses propres fidèles ne peut en aucun cas se référer à la notion de « pratique religieuse ». N’est pas juif celui qui pratique et respecte les lois juives. Par ailleurs, nous savons aussi que le judaïsme ne connaît pas de dogmes. Ainsi, au niveau de la pensée, de l’interprétation et de la croyance, la liberté est absolue. Ce n’est pas la foi qui définit le juif. Mais alors, qui donc est juif ? Selon la Halakhah, le code des lois juives, est juif celui qui est né d’une mère juive. Cette définition du juif par l’acte de la naissance nous plonge ainsi au cœur de ce concept de liberté. La naissance et la filiation par la mère ne procèdent pas d’un choix et encore moins d’une notion de liberté. Il est paradoxal, en effet, que si la liberté est centrale à toute la pensée juive, « l’être juif » échappe à tout choix et à toute liberté. Le juif reniant toute croyance et toute pratique reste tout aussi juif que celui qui se rend à la synagogue chaque chabbat. Cette limite fondamentale à la notion de liberté n’est sans doute que la traduction, en termes religieux, du classique paradoxe philosophique suivant : nous ne sommes pas libres d’être libres.
16La question de la liberté religieuse est plus délicate lorsqu’on l’aborde sous l’angle externe, c’est-à-dire par rapport au pluralisme religieux de nos sociétés. Bien évidemment, la tradition juive reconnaît la validité et la vérité contenues dans les autres religions du monde, à l’exception cependant des religions idolâtres. Ainsi, sur le plan de la théorie, la tolérance religieuse est aussi à la base du judaïsme et n’est en aucun cas en conflit avec la vision globale du monde d’aujourd’hui. Mais le judaïsme demande de ses fidèles des choix de vie spécifiquement juifs, rejetant toute forme de syncrétisme religieux. Si un choix doit être fait entre différentes religions, le choix doit se faire d’une façon presque « jusqu’au-boutiste ». Rien n’est plus étranger au judaïsme que cette tendance des sociétés modernes de voir dans une sorte de « super-marché » des religions l’accomplissement suprême de la liberté. Être libre ne veut pas dire avoir des possibilités de choix infinies sans restriction aucune. Bien au contraire, une liberté totale ne serait qu’une porte ouverte à l’anarchie la plus absolue, anarchie politique ou religieuse. La liberté au sens juif, ce n’est pas le « tout et n’importe quoi, n’importe quand ». Ce refus de toute forme de syncrétisme se ressent de façon particulièrement sensible lorsque le sujet des mariages mixtes est évoqué. La question est fort épineuse et touche à l’une des cordes les plus sensibles du judaïsme d’aujourd’hui. De toute évidence, un juif a le droit de se marier avec une femme non juive et vice versa. Ce droit nous a été accordé depuis la Révolution française. Cependant, une telle union n’est pas « reconnue » par le judaïsme comme constituant un mariage juif. Clairement, notre tradition envisage que les juifs se marient entre eux et évitent de fonder un foyer et une famille de traditions religieuses diverses. Dans une société où les juifs représentent une infime minorité, ce choix n’est pas facile à faire et encore moins à imposer.
17Il en découle cependant que la liberté de choix d’un partenaire pour la vie s’en trouve très fortement restreinte pour ceux qui expriment le désir de maintenir en vie le peuple juif et les traditions du judaïsme. Ici, la liberté est mise en bémol face à l’impératif de la survie du peuple juif, peuple minoritaire et, pour certains, peuple en voie d’extinction démographique. Le destin commun prend, dans ce cas, le pas sur la liberté de l'individu. Pour de nombreux observateurs externes, cette « demande » du judaïsme est non seulement cruelle mais aussi « raciste » et certainement contre l’esprit du temps. Un esprit dans lequel les religions et dénominations se côtoient, un esprit de liberté individuelle, mais un esprit qui souvent ne se concentre que peu sur l’autre facette de la liberté, à savoir la responsabilité. Pour la tradition juive, le monde d’aujourd’hui nous confronte avant tout à cette responsabilité que nous avons dans le devenir de notre propre communauté. Dans un monde de liberté, de choix, de pluralisme religieux, le judaïsme accepte que des individus fassent le choix d’une liberté religieuse tout azimut et renoncent aux exigences de notre tradition, mais demande de ceux qui optent pour ce choix d’en accepter la responsabilité et les conséquences.
18La question du mariage n’est pas la seule problématique à laquelle le judaïsme doit aujourd’hui faire face. De plus en plus fréquemment, nos sociétés s’interrogent puis légifèrent sur des questions d’éthique qui, jusqu’il y a peu, étaient le privilège des religions. Qu’il s’agisse de l'avortement ou de l’euthanasie, il semble certain que nos sociétés se laïcisent. Cette nouvelle forme de liberté, libérée des contraintes et du poids des traditions religieuses, est-elle une menace pour le pouvoir des religions ? Le terme de menace est en lui-même fort intéressant. En effet, cette terminologie suggère une sorte de lutte de pouvoir qui, il me semble, est totalement étrangère au judaïsme et à la pensée juive. Historiquement le judaïsme n’a jamais été dans une position de pouvoir, ni même dans une situation où il pouvait prétendre influencer d’une manière quelconque l’évolution de la société. N’oublions pas que pendant de très longs siècles, les juifs n’étaient ni intégrés ni désirés par les sociétés occidentales de l’Europe. Parler, comme certains le font souvent de société « judéo-chrétienne » est, dans cette optique, une erreur historique importante, qui ne reflète pas la réalité sociologique du judaïsme. L’influence du judaïsme me semble donc bien moindre que ce l’on cherche parfois à faire entendre. Il n’y a donc pas « menace » car il n’y a simplement rien à défendre. Alors, bien sûr, les questions éthiques d’aujourd’hui ne sont pas nouvelles pour une tradition aussi ancienne que la nôtre. Avortement, euthanasie ou autres, le Talmud, il y a bien des siècles, s’était déjà penché sur ces questions. De nombreux textes sont là pour le prouver. Mais le judaïsme perçoit-il ces questions comme le privilège ou la chasse gardée de la sphère religieuse ? Je me permets de citer à ce sujet un texte fort ancien de la Mishnah, premier code des lois juives rédigé au deuxième siècle. « Voici les choses qui n’ont pas de mesures : le coin du champ, les prémices, les actes de charité humaine et l’étude de la Torah ». Là encore, une phraséologie intrigante. En effet, pourquoi utiliser le terme de « chose » pour désigner des concepts éthiques de notre tradition religieuse ? Ne s’agit-il pas plutôt de commandements, de Mitzvoth comme nous le disons en Hébreu ? L’interprétation rabbinique de ce passage est magnifique. Pour les rabbins, c’est volontairement que le concept de « chose » est ici substitué à celui de « commandement », car c’est dans cette substitution que se perçoit tout le succès de la tradition. En effet, cette substitution symbolise l’intégration de valeurs religieuses dans le monde de la laïcité. De « Mitzvoth » nous passons à « choses », du religieux au profane. C’est lorsqu’une telle transformation se réalise que l’on peut parler de succès d’une certaine vocation religieuse. Pour le judaïsme, lorsque le langage religieux devient accessible à la laïcité, lorsque l’éthique religieuse est débattue dans l’arène sociale la plus large qui soit, c’est alors que la vocation universelle et prophéthique du judaïsme se trouve à son apogée. Ainsi, loin de craindre la laïcisation de la société, le judaïsme ne peut que se réjouir de cette nouvelle forme de liberté religieuse qui libère des religions les concepts éthiques qui nous concernent tous.
19Je souhaiterais à présent me tourner sur le second aspect de cet exposé et me poser la question du « pouvoir externe », c’est-à-dire quel est le pouvoir du judaïsme à l’extérieur du cadre défini et restreint des communautés juives ? L’on pourrait tout d’abord avoir une vision « antisémite » de ce pouvoir, qui serait de considérer que les juifs et le pouvoir ne font qu’un. On entend souvent : les juifs ont l’argent, ils contrôlent la banque et les médias. Cela est historiquement faux et sociologiquement très loin de la réalité actuelle. Mais il faut bien reconnaître qu’il est impossible de convaincre ceux qui ne veulent pas être convaincus. Comme on a l’habitude de le dire souvent dans le judaïsme, « les antisémites n’ont pas besoin de raisons pour être antisémites ».
20Le pouvoir externe : de quoi s’agit-il ?
21Il ne s’agit pas d’un pouvoir fictionnel et utopique que les juifs auraient sur les sociétés dans lesquelles ils vivent. La question réelle qui nous préoccupe est de savoir s’il existe un pouvoir moral et un pouvoir historique que le judaïsme a, et que le judaïsme aurait utilisé dans le cadre des sociétés d’accueil dans lesquelles les juifs ont vécu pendant des siècles. Mais tout d’abord, un pouvoir lié à quoi ? Peut-être à l’ancienneté de notre tradition, puisqu’il faut tout de même se souvenir que le judaïsme a été créé non pas avec Abraham mais à partir de la sortie d’Egypte, donc il y a environ 3500 ans. Un pouvoir moral, lié aussi à une histoire de persécution et de souffrance. Ainsi le peuple juif a peut-être assimilé un certain nombre de notions liées à la notion d’étranger et de persécution.
22Cependant, il me semble que cette approche d’un pouvoir moral et historique, bien qu’attrayante, soit en même temps une approche fort dangereuse. Dangereuse tout d’abord parce que l’autorité morale ne se transmet pas. Elle n’est vécue que par ceux qui ont eu, eux-mêmes, l’expérience d’une souffrance particulière et qui en ont tiré un enseignement moral. Mais l’on ne peut pas dire que parce que le peuple juif a souffert dans le passé, et même dans le passé récent, il détient aujourd’hui le privilège d’une autorité morale. L’autorité ne s’acquiert que par les mérites de chacun. Cet enseignement s’applique bien évidemment à la question de la Shoah, de cette souffrance particulière qu’a connue le judaïsme à l’époque de l’Allemagne nazie. Une souffrance qui ne confère aucun pouvoir historique et aucun pouvoir moral aux juifs d’aujourd’hui qui n’ont pas vécu la Shoah. La seule chose que nous puissions dire à ce sujet, c’est que suite à l’enseignement et l’expérience collective de cette souffrance, nous avons peut-être plus d’expérience que les autres, mais certainement pas une autorité morale qui se transmettrait de génération en génération.
23Cela m’amène donc à constater que « judaïsme et pratique du pouvoir » ne peut s’envisager que dans la relation que le judaïsme a vis-à-vis de l’État d’Israël. Il y a, à ce niveau, un axiome à poser avant de continuer cet exposé : Israël est un État juif pas seulement parce que la majorité de sa population est juive, pas seulement parce qu’Israël serait un État théocratique (ce qui n’est pas le cas, la Torah et la Halakhah ne gouvernent pas la politique de l’État d’Israël et selon les lois de la constitution fondamentale de l’État d'Israël, l’État est défini comme laïque), mais parce qu’Israël est un État juif dans son essence, dans sa façon de réfléchir et dans sa façon d’être. C’est un État que nous souhaitons maintenir comme État juif, et donc porteur d’une certaine singularité. Israël est un État avec pouvoir. Bien évidemment, un pouvoir politique mais aussi un pouvoir militaire très fort puisque l’on considère, sans doute avec raison, que l'État d’Israël est un des grands pouvoirs militaires de notre temps. C’est un État qui confronte le judaïsme à la question difficile de la pratique du pouvoir. Ce qui se passe en Israël est tout à fait fascinant pour le judaïsme et la réflexion juive sur la relation entre « religion et pouvoir ». Cela est d’autant plus fascinant que durant les deux mille dernières années de notre existence en tant que peuple, nous n’avons pas eu la pratique du pouvoir. Le judaïsme a vécu en diaspora dans des pays hôtes mais sans aucune pratique du pouvoir. Alors, la question qui se pose aujourd’hui au judaïsme face à l’État d’Israël, c’est de savoir comment le judaïsme va renouer, après deux mille ans d’absence, avec la pratique du pouvoir.
24Cela est une question très délicate parce que nous n’avons pas de traditions qui nous permettent de nous aider à réfléchir sur ce concept. Le judaïsme tel que nous le vivons au niveau religieux aujourd’hui est un judaïsme rabbinique, c’est-à-dire un judaïsme né après la destruction du temple et après l’époque biblique. Un judaïsme de diaspora, donc un judaïsme de réflexion sur deux mille ans de vie en exil et sans pouvoir. Comment gérer de façon juive un État qui détient un pouvoir considérable alors que notre tradition religieuse est fondée sur une situation durant laquelle nous n’avons pas eu le pouvoir ? Face à ce défi, il y a deux choix possibles : le premier c’est le choix du retour en arrière. Pour que le judaïsme d’aujourd’hui renoue avec la pratique du pouvoir, nous n’avons qu’à retourner à ce que l’on pourrait appeler un judaïsme biblique. Retourner à une époque où le judaïsme exerçait la pratique du pouvoir, à l’époque du temple, à l’époque des rois, à l’époque des prophètes. Mais nous ne pouvons pas oublier que cette époque biblique était une époque de guerres. Les récits de violence et de combats sont innombrables dans la Bible. L’image dans certains récits bibliques d’un Dieu radical, tel que celui présenté dans le livre de Josué qui commande aux enfants d’Israël de tuer les Philistins, les Cananéens, les Pharisiens, hommes, femmes et enfants. Ces quelques mises en garde étant acceptées, on pourrait tout de même envisager de retourner à un judaïsme biblique et d’utiliser l’expérience de la pratique du pouvoir à l’époque des rois pour gouverner l’État d’Israël aujourd’hui. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’à l’époque du judaïsme biblique, l’histoire juive se solde par un véritable échec. Il y a la destruction du premier temple et l’exil, ensuite il y a la destruction du second temple et l’exil. Les livres des rois sont remplis d’échecs religieux dans lesquels le peuple juif oublie son Dieu et retourne vers l’idolâtrie. Alors choisir de revenir vers une époque qui se solde par un tel échec, ce serait quand même aberrant pour le judaïsme d’aujourd’hui.
25Il nous reste donc une deuxième option qui est de se demander si l’on peut utiliser les enseignements du judaïsme de la diaspora, et d’essayer d’inventer, à partir de ces enseignements, une façon juive de gérer le pouvoir aujourd’hui. Cette démarche exige de l’audace et de la créativité car elle demande aux penseurs juifs contemporains d’utiliser les enseignements de la diaspora basés sur la non-pratique du pouvoir et de trouver un moyen de les adapter et de les moduler afin de les rendre utiles et acceptables pour l’Étal d’Israël d’aujourd’hui. Je ne prendrai qu'un exemple pour illustrer la difficulté conceptuelle de cette notion. La question de l’éthique juive qui, comme nous le savons, est l'un des objets de gloire du judaïsme. L’éthique juive qui parle de l’amour du prochain, du respect de l’étranger et de la protection des faibles pour ne prendre que trois exemples. Mais l’honnêteté intellectuelle nous demande de reconnaître que pour les rabbins de l’époque de la diaspora, qui ont réfléchi et codifié ces concepts dans le cadre de la loi juive, il était bien évidemment facile et agréable de proclamer haut et fort l’amour du prochain, le respect de l’étranger et la protection du faible car le judaïsme était lui-même étranger et faible dans ces terres d’accueil. La tradition juive n’exerçait le pouvoir sur aucun autre peuple. Alors lorsque l’on est faible soi-même, il est bien sûr facile de parler d’éthique juive. C’est beaucoup plus difficile de parler d'éthique juive lorsque l’on détient pouvoir et responsabilité. Comment maintenir ces enseignements sur l’amour du prochain, le respect de l’étranger et la protection du faible, lorsque l’on se trouve dans une situation où l’on doit gérer des problèmes politiques, tels que ceux qui opposent aujourd'hui les Israéliens et les Palestiniens ? Ce dilemme illustre parfaitement la complexité de la relation du judaïsme au pouvoir aujourd’hui. Alors, il ne s’agit pas bien sûr de renouer avec le pouvoir en laissant de côté l’éthique. Il serait trop facile de dire aujourd’hui que le judaïsme est un judaïsme de pouvoir, mais que ce n’est plus un judaïsme d’éthique. Ainsi, l’État d’Israël ne serait plus, dans son essence, un État juif. Il ne faut pas non plus, et là c’est l’autre danger, renoncer à la pratique du pouvoir pour préserver à tout prix l’éthique pure. Il serait trop facile de déclarer : « Je refuse la pratique du pouvoir afin d’être moral et éthique ». Malheureusement, en tant que juifs, nous connaissons le prix à payer pour une telle attitude.
26Ainsi, c’est donc dans cet équilibre, entre les enseignements de la tradition et de l’éthique juive d’une part et la nécessité de renouer avec la pratique du pouvoir et les compromis qui sont nécessaires à faire d’autre part, que l’on mesure toute la difficulté que représente la pratique du pouvoir pour le judaïsme aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 Exposé donné aux Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles, novembre 2003.
Auteur
Rabbin de la synagogue de Brighton and Hove
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2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010