Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1Dans la revue Le Débat des mois de mars-avril 2004. le sociologue allemand Ulrich Beck écrivait que si la séparation de l’État et de la religion est la seule chose qui a rendu possible en Europe la pratique de religions différentes, la séparation de l'État et de la nation est aussi la seule chose susceptible de garantir les identités nationales dans le siècle qui vient1. Quelle que soit la pertinence historique et prophétique de ces propos, il n’empêche, pour nous en tenir à leur dimension rétrospective, qu’au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la séparation du pouvoir politique et de la religion s’est retrouvée menacée en Occident. Non qu'elle y ait jamais été pleinement réalisée ni même que la relégation libérale de la religion dans la sphère exclusive du privé y ail jamais été vraiment pratiquée. La recommandation 1202 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, recommandation relative à la tolérance religieuse dans une société démocratique, est claire sur ce sujet. Elle stipule en effet que :
La religion n’est pas seulement une affaire de relation enrichissante d'un individu avec lui-même et avec son Dieu. Elle est aussi une affaire de relation avec le monde extérieur et la société.
2Autrement dit, la religion ne relève pas du seul for intérieur. Comme tout élément culturel, elle influence, consciemment ou inconsciemment, l’ensemble des comportements sociaux. D’où le thème du séminaire pluri-religieux organisé par l’École des sciences philosophiques et religieuses des Facultés universitaires Saint-Louis, au cours de l’année académique 2003-2004 : Pouvoir et religion.
3Sous ce thème, il n’est pas seulement question de prendre acte et d’interroger l’incontestable instrumentalisation politique qui est faite de la religion aujourd’hui, jusques et y compris dans la guerre. Sous l’intitulé Pouvoir et religion, il s’agit aussi et même prioritairement d’interroger le pouvoir des religions. Quelle est la spécificité de ce pouvoir et comment se situe-t-il par rapport aux autres formes de pouvoir et de reliance de la société civile et politique ?
4Ces questions, qui se posent et s’imposent pour toutes les religions, sont particulièrement importantes, croyons-nous, aujourd’hui pour les religions du bassin méditerranéen : le judaïsme, le catholicisme, l’islam, l’orthodoxie et pour le(s) protestantisme(s) majoritairement répandu(s) entre autres dans les pays anglo-saxons, ainsi que pour les spiritualités se réclamant de la laïcité.
5Pour la conception du pouvoir des spiritualités et des religions qui viennent d’être évoquées et pour leurs rapports avec les autres formes de pouvoir civil et politique, nous avons choisi de privilégier un point de vue interne et critique. Nous pensons, en effet, que le souci de la pluralité culturelle et, en l’occurrence, religieuse passe par une première exigence et bienséance intellectuelles : donner la parole à ceux qui ont longuement questionné et approfondi les appartenances dont ils sont faits et à l’intelligence ouverte desquelles ils s’emploient.
6Dans cette optique, nous avons eu le privilège de bénéficier, pour le premier séminaire plurireligieux repris dans cet ouvrage, de la collaboration du rabbin de la Brighton and Hove New Synagogue (UK), David Meyer, directeur rabbinique de l’International Jewish Center et membre du comité du Centre européen juif d’information ; du Père Christian Duquoc, professeur émérite de la faculté de théologie de Lyon et de l’université de Genève, membre du comité de rédaction de la revue Concilium et directeur pendant de nombreuses années de la revue Lumière et vie ; de Monsieur Mohamed Charfi, professeur à l’université de Tunis, ancien ministre de l’Éducation et des sciences et ex-président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme ; du Père Jean Gueit, directeur de l’Institut de l’Europe centrale et orientale à l’université d’Aix-Marseille III et responsable de la paroisse orthodoxe saint Hermogène à Marseille ; de Madame Anne Marie Reijnen, professeur à la faculté universitaire de théologie protestante de Bruxelles, vice-présidente de l’Association Paul Tillich d’expression française et de nombreuses commissions internationales ; de Monsieur Georges Liénard, membre de La pensée et les hommes, secrétaire général de la Fédération humaniste européenne, administrateur du Conseil central laïque et directeur des commissions éthiques et des affaires européennes de ce Conseil.
7Si cette coopération permet de prendre conscience, dans la première partie de ce recueil, de la diversité et de la complexité des réponses qui peuvent être apportées aux questions du pouvoir des religions et de leurs rapports avec les autres formes de pouvoir civil et politique, elle a également donné naissance au thème du second séminaire plurireligieux publié dans ce volume : Les religions face à leurs fondamentalismes et intégrismes.
8Tout le monde connaît les propos célèbres d’Alexis de Tocqueville sur les services mutuels que peuvent se rendre le pouvoir politique et la religion. Le plus démocratique et le plus remarquable d’entre eux, à en croire le second livre de De la démocratie en Amérique, est de multiplier les foyers d’institution du social et par là même d’empêcher la revendication de leur monopole tant par l’un que par l’autre. Encore faut-il, à cet effet, que par - delà leurs prétentions respectives, le pouvoir politique et la religion renoncent à convoiter les oripeaux de l’autre : le monopole de la vérité pour le pouvoir et du pouvoir pour la religion.
9Dans ce recueil apparaîtront la pertinence et l’actualité de ces propos, ainsi que les différentes difficultés pour les confessions qui s’y expriment d’en suivre les recommandations jusqu’au bout. Si, comme on le découvrira dans les pages qui suivent, on peut prêter une ruse structurelle aux religions, leur permettant à la fois de reconnaître les limites du pouvoir humain et de les dépasser, voire de les dénier via l’appropriation rituelle, si pas exclusive, d’un pouvoir sans limites, surhumain ou « divin », on peut aussi parler d’une fascination récurrente du pouvoir politique pour l’absolu du bien et de la vérité. Pour citer toujours Alexis de Tocqueville, la version la plus récente de cette fascination est « la foi dans l'opinion commune » qui, en démocratie, finit par devenir « une sorte de religion dont la majorité [est] le prophète2 ». La liberté, à commencer par la liberté de croire et de penser dont se revendiquent les religions et spiritualités humanistes ici envisagées, ne conduisent pas nécessairement à l’émancipation dont elles sont porteuses. Elles peuvent se renier elles-mêmes et choisir de s’abîmer dans la certitude de l’intolérance aveugle.
10D’où le texte non sans ambiguïté de Nathan le Sage que nous nous sommes permis d’évoquer lors de l’ouverture du séminaire plurireligieux de cette année académique 2004-2005 : Les religions face à leurs fondamentalismes et intégrismes. Dans ce texte auquel certaines contributions font allusion, Lessing fait dire à son héros, Nathan, juif habitant Jérusalem et offrant son amitié à un templier :
Nous n’avons ni l’un ni l’autre choisi notre peuple. Sommes-nous notre peuple ? Qu’est-ce que cela veut dire, un peuple ? Le chrétien et le juif sont-ils chrétien et juif avant d’être des hommes ? Ah, si seulement j’avais trouvé un homme de plus, à qui suffise le nom d’homme !3
11Si ce texte a quelque chose d’ambigu, c’est dans la mesure où, tout en pointant le rapport dialectique qui existe entre le particulier et l’universel, il tend en même temps à le minimiser. A la limite, on pourrait même dire qu’il pousserait à accréditer la possibilité d’un point de vue de survol, perdant de vue la tension dont les hommes ne peuvent se défaire : la tension entre leur attachement à la particularité des appartenances qui les façonnent et la passion structurelle de leur dépassement. S’il est permis de parler de l’homme en tant qu’homme, de cet être étrange à qui il appartient de définir son être, il n’en reste pas moins que dans cette tâche, contrairement à ce que d'aucuns prétendent, nul « n’a de vocation particulière à parler pour les autres », quand bien même il prétendrait avoir proclamé « le premier » et « à la face du monde4 » ce qui vaut pour lui. Pour reprendre la très belle expression de P. Ricoeur, l’universel est toujours présumé, inchoatif. Aucun individu, aucun corps, fût-il celui des Églises ou de la République, ne peuvent se l’approprier.
12D’où le « remède » proposé par la plupart des textes de ce recueil aux dérives toujours possibles du pouvoir et de la religion, dérives qui y sont finement analysées. Ce remède est la désappropriation de Dieu et du pouvoir, c’est-à-dire la démaîtrise du sens dont le véritable artisan est l’échange.
13Toutefois, si par delà son ambiguïté, nous nous sommes permis de citer le texte de Nathan le Sage en guise d’introduction au séminaire sur les fonda mentalismes et intégrismes religieux, c’est parce que, en quelques mots, il exprime l’essentiel de l’esprit des Lumières que la plupart des fondamentalismes et intégrismes de tout bord ont en commun de rejeter. Qu’il s’agisse de l’émancipation et de l’autonomisation moderne de la raison, de la laïcisation du pouvoir et de la sécularisation de la société, pour les différentes formes de radicalisme religieux, ces phénomènes sont autant de menaces d’impiété.
14Que les Lumières aient bousculé l’autorité de la religion, comme toute interrogation critique, est incontestable. Un des textes les plus révélateurs à ce sujet est celui de Kant dans sa première Critique :
Notre siècle, écrit l'auteur dans la préface à la Critique de la raison pure, est le vrai siècle de la critique : rien ne doit y échapper. En vain la religion à cause de sa sainteté et la législation à cause de sa majesté prétendent-elles s’y soustraire. A ce comportement, elles ne font qu’exciter contre elles de justes soupçons et perdre tout droit à cette sincère estime que la raison n’accorde qu’à ce qui a pu soutenir son libre et public examen.
15Tout en sachant que la raison a des limites et, comme le dit Pascal, qu’elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à concevoir cela, les prétentions hégémoniques a-critiques des religions et spiritualités sont plus que jamais insoutenables dans nos sociétés. Comment les éviter ? Et, plus particulièrement encore, comment lutter dans les religions révélées – qui ont toutes des prétentions hégémoniques et la prétention de détenir la vérité – contre les postures a-critiques contemporaines de crispation et de repli tantôt sur les textes qui les fondent, tantôt sur certains aspects ou certains moments de leur tradition ?
16S’il est important de repérer ces postures communément désignées aujourd’hui comme étant celles du fondamentalisme et de l’intégrisme, leur existence interpelle avant toute chose les confessions dont elles se réclament. Quelle est leur prétention à la vérité, leur rapport aux textes qui les fondent et à leur tradition ? Mais, si les différentes formes de fondamentalisme et intégrisme interpellent avant tout les confessions au sein desquelles elles se déploient, leur succès plus ou moins important oblige aussi à nous interroger sur notre condition, notre autonomie, notre liberté et notre capacité d’instituer et de vivre dans des sociétés démocratiques.
17Pour ces interpellations et interrogations, nous avons bénéficié, en ce qui concerne le Judaïsme, les religions chrétiennes et la laïcité, du concours des mêmes intervenants que pour le séminaire consacré aux rapports entre pouvoir et religion. Pour l’islam, c’est Monsieur Malek Chebel, écrivain, psychanalyste, anthropologue, grand connaisseur du monde arabe et de l’islam qui a pris la parole.
18Pour lutter contre les convulsions et crispations de la pensée sur certaines interprétations des textes fondateurs ou sur certains moments de la tradition élevés au rang de certitudes intangibles et inébranlables, les outils proposés dans l’ensemble des contributions ici rassemblées sont l’interrogation critique des fondements des traditions religieuses et laïques ainsi que la foi comme « obscure fécondité » (Chr. Duquoc) et comme introduisant une clause de réserve par rapport à la vérité. Si on croit, c’est notamment parce qu’on ne sait pas. On ne sait pas vraiment ; ce qui ne peut que mobiliser la pensée réflexive et favoriser son exercice le plus élevé ; la controverse.
19Le vœu de cet ouvrage est de favoriser son art. C’est de ce qu’il requiert, entendons l’acceptation du dissensus, de la diversité et de la confrontation éclairée, qu’il est né.
Notes de bas de page
1 Comprendre l'Europe telle qu'elle est, p. 73. Cf. aussi Redéfinir le pouvoir à l'âge de la mondialisation : huit thèses, dans Le Débat, mai-août 2003, p. 81.
2 De la Démocratie en Amérique, II, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 18.
3 Traduction de R. Pitrou, Nathan le Sage, Paris, Garnier-Flammarion, 1997, p. 171.
4 Cf. R. Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec la religion, Paris, Fayard, 2005, p. 66 : « La communion française, c'est quoi ? [...]. C'est une foi commune dans les valeurs de Liberté, Egalité, Fraternité. C'est une certaine conviction républicaine que ces valeurs universelles doivent s'appliquer à l'huma nité entière, et que le pays qui les a le premier proclamées à la face du monde a une vocation particulière à parler pour tous les autres ». Contre ce genre de prétention, cf. e.a. J. Habermas, J. Ratzinger, Les fondements prépolitiques de l'Etat démocratique, dans Esprit, juillet 2004, p. 5-28.
Auteur
Facultés universitaires Saint-Louis
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