La mise en œuvre littéraire du Juif Jésus dans les Évangiles, fidélité et amnésie ?
p. 247-256
Texte intégral
1C’était au début de l’année 2003, pour le séminaire des Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles, la demande pour le travail de groupe était libellée ainsi : « Ressources ou pièges pour le questionnement ou l’énonciation de Dieu ». Le cheminement de l’exposé s’appuya sur les différents chapitres de la trilogie formée par les trois livres Un Juif nommé Jésus, Albin Michel 1996 et 2000 pour l’édition de Poche, Le Juif Jésus et le Shabbat, Albin Michel 1997 et Jésus & Virounèka, Romillat 2000. Ces trois livres sont construits en inclusion dont les trois centres sont respectivement : « Le Juif Jésus depuis Nazareth », « Si je t’oublie Jérusalem » et « Virounèka », ce dernier nom est placé au centre des quinze mots formant la bénédiction des prêtres dans la liturgie et la prière juives1. Les exemples, multiples et dilatés, voire mimés, pour une entrée en souplesse dans les textes évangéliques, permirent une proximité des participants au séminaire envers un judaïsme souvent ignoré par eux et donc une meilleure compréhension de l’identité juive de Jésus. Cependant, par l’intérêt qu’ils suscitèrent, ils s’éloignèrent de l’itinéraire initialement prévu. La pratique et la mise en pratique opèrent quelquefois et sur certaines personnalités plus rapidement que de laborieux efforts de pensée. Et, d’une certaine façon, le croyant biblique touche là le concept DABAR, parole - acte - chose événement : une parole énonçant et provoquant un acte, un acte devant être expliqué par une parole, une chose conséquence de plusieurs paroles ou manques de paroles, un événement causant une rencontre et un dialogue.
2Dans notre cas, la pratique semblait nécessaire car les chrétiens en général et les catholiques en particulier ont peu souvent appris la culture hébraïque, sémite, juive, pharisienne de Jésus qu’ils disent pourtant « incarné ». Tant que les humains qu’ils sont n’ont pas touché le concret de ce judaïsme et de cette judaïté, leur conceptualisation reste extrêmement difficile et même impossible. En outre, elle deviendrait dangereuse par manque de vitalité et par refus de la présence actuelle et contemporaine des juifs dans chaque génération depuis vingt siècles.
3Deux réponses orientent la recherche. Une réponse positive fondée sur la découverte et l’émerveillement. Ses atouts amènent parfois à une survalorisation de l’accomplissement du judaïsme par Jésus. Elle aura une exigence de discrétion et d’humilité. En face de cette première réponse, découle presque naturellement une deuxième réponse, plus inquiète et vigilante à cause de l’Histoire de l’Église qui ne peut être ignorée par ses propres membres. Cette deuxième attitude paraîtra opposée à la première. Beaucoup plus dure, elle gênera ceux qui ont été habitués par vingt siècles à voir la foi catholique hors de toute contingence historique et l’Église hors de toute possibilité de péché selon la lettre émise depuis le Vatican en 1998. Celle-ci enseigne que « les fils de l’Église » ont péché et sont porteurs de péchés mais pas l’Église qui est « immaculée ».
4En fait, les deux réponses deviennent indispensables ensemble et exigent non seulement un approfondissement intellectuel et des apprentissages d’itinéraires de penser non pratiqués dans de nombreux milieux occidentaux, mais simultanément une disponibilité pour discerner. D’où un besoin de forces et de dynamismes physiques contre des fatigues intellectuelles séculaires. Ne serait-il pas possible en effet de diagnostiquer une paresse grave des grands et des petits — théologiens, exégètes, prédicateurs et aussi simples fidèles à la foi de charbonnier — paresse qui, tout au long des siècles, aurait laissé bouillonner bactéries, virus ou venins pour une vigilance minimale des êtres humains envers l’antijudaïsme ? Mais les êtres croyants ne devraient-ils pas d’abord s’habiller en êtres humains ? Et sur combien d’hémisphères et d’années, des chrétiens ont-ils considéré les juifs comme n’étant pas humains ?
5De là, le premier engagement est de se déprendre d’une éducation qui a conduit hors du chemin du judaïsme selon le terme latin de éducation. Pour ce faire, il convient de connaître la littérature juive, sa lecture particulière et son vécu. L’approche livresque ou scientifique ne suffit pas. Il faut chercher et trouver des moyens pour s’approcher de sa vitalité. Les ébranlements de certaines certitudes se produiront seulement au prix de rencontres et d’écoutes des tenants actuels de la Tradition juive, le mot « Tradition » étant la Transmission positive pour une vie et une éthique quotidienne2. Même si le judaïsme actuel est différent du judaïsme rabbinique et même si celui-ci est différent du judaïsme contemporain de Jésus, le lecteur occidental chrétien qui ne sait rien de ces deux-là — et qui n’en a rien constaté, rien écouté, rien accueilli, ou si peu et si partiellement — ne bénéficie pas de beaucoup d’accès au judaïsme de Jésus. Il reste toujours à côté et en deçà de la réalité de Jésus. Pourtant, notons la contradiction interne et intime des formateurs : ils ne cessent d’insister sur la formation qui ébranle et déstabilise les choses acquises, selon eux, de façon mineure ou démodée, ils ne cessent de louer la nécessaire déstabilisation pour ceux qui décident de « se former » à leurs écoles et simultanément ils refusent pour eux-mêmes et pour leurs propres programmes le moindre ébranlement quant à leur lecture chrétienne du judaïsme, le moindre déséquilibre.
6La littérature juive dépend d’abord de son étude et aussi de sa mise en œuvre lors des « rendez-vous » d’Israël, c'est-à-dire lors des fêtes juives. Dans ces mouvements et dans ces rythmes, elle répète et la Torah qui est dans l’Écrit et la Torah qui est sur la bouche, laquelle est pratiquement inconnue par les chrétiens mais largement usitée par les évangélistes. Alors, la littérature juive ne servira plus comme un tremplin pour une nouveauté, la nouveauté du « Nouveau Testament ». Étant renouvellement continuel, elle étonnera et ouvrira des portes insoupçonnées. Connaître et reconnaître la littérature juive permettra de regarder « la mise en œuvre littéraire du Juif Jésus dans les Évangiles ». De là, certains écueils seront automatiquement éliminés car les lecteurs chrétiens ne pourront plus y entendre les sens erronés qu’ils donnaient à certains mots, certaines attitudes, certains dialogues, certaines compréhensions. En outre, la reconnaissance ne se joue pas uniquement sur le mode de la raison mais sur le mode du respect, de la gratitude et de la non appropriation. Le chrétien a la possibilité de se départir de ses fonctions d’unique propriétaire, du moins pensait-il ainsi jusqu’alors que « tout » lui appartenait selon les martèlements d’une parole de Paul. Il renonce à ses prérogatives de teneur unique de toute compréhension et il devient ainsi un disciple intègre capable d’accepter des interprétations différentes des siennes et aussi valables que les siennes, par exemple pour les paroles de la Torah, des Prophètes, des Psaumes et des Écrits.
7S’il accepte que les juifs aient des interprétations différentes des paroles qui lui semblaient univoques, alors la littérature juive devient « Parole » car il discute et dia-logue avec les sages et les disciples des sages. Alors, les textes évangéliques deviennent lieux de recherches pour retrouver « la fidélité » et rejeter « l’amnésie » selon le titre de cette communication. la parole de Dieu est là où des gens parlent entre eux... et non là où la parole des uns écrasent certains de leurs contemporains.
8La deuxième décision est celle d’une limitation de l’enthousiasme envers un judaïsme de Jésus sur lequel beaucoup s’appuieraient pour enseigner et transmettre l’accomplissement de la Torah par Jésus et son arrivée à terme qui arrêterait et achèverait le judaïsme et transformerait tout en christianisme. Les chrétiens du vingt et unième siècle ne peuvent pas ne pas tirer des leçons de la Shoah perpétrée au siècle précédent. Ils n’ont plus le droit de rester sourds aux appels des juifs vivant aujourd’hui et vivant de la Torah. Ils ont donc à se rendre attentifs à ce que, premièrement, l’accomplissement est personnel, c'est-à-dire attaché à chaque personne et, dans ce sens, universel mais pas de façon absolue et définitive pour tous les juifs de tous les temps tant que la fin du monde n’est pas arrivée. Ils doivent, deuxièmement, apprendre la distinction entre les paroles de la Torah, la Torah de liberté, et les nouveaux promulgateurs de la nouvelle Torah que la littérature évangélique tend à démontrer, entre les Prophètes et les images-miroirs de Prophètes que désirent être les évangélistes, entre les prières des Psalmistes et les appuis sur ces mêmes prières dont certains textes évangéliques sont fervents. Distinguer chaque fois entre les deux entités éloignera de la confusion et de toutes les fusions malsaines ainsi que des certitudes d’être arrivés, faits, parfaits. La perfection apporte un arrêt et, d’une certaine façon, la mort.
9Se succèdent alors de nombreuses attitudes de préventions dans la lecture des Évangiles et de leur Juif Jésus. Certaines modes actuelles ne cessent d’aller chercher les midrashîm pour démontrer le véritable judaïsme de Jésus et canaliser tous les judaïsmes possibles dans celui-ci, les engloutissant en quelque sorte. Dans ces modes ou méthodes, si quelqu’un est juif, son unique accomplissement sera dans le christianisme ; si un chrétien regarde vers le judaïsme, c’est uniquement pour s’émerveiller de toutes ses sources et les regarder couler jusqu’à leur unique but. Voilà que ces attitudes s’éloignent des « ressources » et deviennent des « pièges » et elles interrogent sur l’utilité de connaître de cette façon le judaïsme : s’agit-il de le phagocyter ? Jésus est-il utilisé pour enfin en finir avec les juifs et leur Torah ?
10L’un des moyens pour diminuer l’enthousiasme interprétatif est de s’intéresser à la construction des Évangiles, leur mise en œuvre littéraire. Cette construction est-elle antérieure ou postérieure ? La question est de taille. Car la lecture au premier degré agrémentée d’une première connaissance du judaïsme laisserait entendre que la construction dépeint la situation de Jésus « accomplissant les Écritures » ; ici, la construction serait postérieure. Mais si une construction antérieure est envisagée, les lecteurs entrent dans un deuxième degré de lecture, beaucoup plus dérangeant. Et monte une question qui pourrait s’exprimer ainsi : la littérature est-elle au service d’une idéologie ? Les évangélistes et leurs écoles tiennent-ils à démontrer que Jésus est juif pour démontrer ensuite que Jésus Christ est le Dieu des Juifs ?
11Un autre moyen pour assagir la joie et l’émerveillement devant les « accomplissements » serait de considérer comment les premiers chrétiens pensaient le retour imminent du Christ. Cette certitude ne leur permit pas d’envisager les conséquences de leur libellé de la foi ni la prolifération de la haine que la non soumission des juifs à leur théologie — et à leur pouvoir — engendrerait. Les Églises n’ont que trop tardé pour justement conceptualiser le retour du Christ comme non immédiat. Elles se doivent à une honnêteté par rapport au cosmos, par rapport à tous les humains témoins, de près ou de loin, des relations entre juifs et chrétiens, par rapport en particulier aux chrétiens dont elles ont la charge et même par rapport à Dieu. L’honnêteté consiste alors à mettre en place un apprentissage de lecture non idolâtrée des écrits souvent antérieurs aux textes évangéliques, à savoir certaines lettres de Paul ou certains textes chrétiens. En effet, même si le déroulement chronologique de parution des textes formant ledit « Nouveau Testament » est enseigné dans les facultés ou dans des groupes de formation de toutes sortes, l’agencement des livres dans ce « Nouveau Testament » donne implicitement à beaucoup de chrétiens de penser le contraire, donc de voir les Évangiles comme antérieurs et d’oublier qu’ils sont une construction, jeux et enjeux de théologies, et de regarder les lettres de Paul comme postérieures et donc porteuses d’une vérité supplémentaire, absolue et définitive. Comment non idolâtrer les lettres de Paul ? Comment ne pas les enseigner comme dictats venus directement d’en Haut ? Comment rester humains en face d’elles, humains qui prennent en compte les événements de l’Histoire ? Et comment envisager sainement que les énoncés de Paul ne peuvent aucunement être translatés tels quels dans le christianisme d’aujourd’hui ? Ils l’ont été dans de nombreuses générations précédentes, mais chaque fois pour une dévalorisation du judaïsme contemporain et ses conséquences inhumaines. L’honnêteté serait d’employer du temps et de la recherche à évaluer les dégâts des proclamations sur la non importance des mitswot, commandements, en particulier celle de la circoncision. Un signe d’alliance doit-il être éliminé sous le couvert de sentences lancées par Paul, juif pratiquant, qui, comme tout juif, voyait en la fin du monde imminente la fin des obéissances et des accomplissements des mitswot ? Mais voilà, la fin du monde ne fut pas imminente. En corollaire, les mitswot ne furent aucunement invalidées et une théologie construite sur de tels simplismes frise « le mépris » selon le mot de Jules Isaac au Pape Jean ΧΧΙII. L’honnêteté serait d’employer du temps et du discernement pour enseigner des choses nouvelles et pas des vieilleries simplissimes datant de vingt siècles. Les chrétiens se rendraient ainsi proches des sages de la Torah, des disciples des sages qui sont à eux-mêmes leurs propres sages-femmes. Certains chrétiens accueilleraient cette sagesse pour naître à nouveau.
12Le troisième engagement consiste en une prise de conscience des différences entre communication et incommunication. En effet, de nombreuses Églises et leurs nombreux chefs spirituels rêvent de missions, de communications de la Bonne Nouvelle. Leurs dires et leurs enseignements produisent un bruit qui empêche certaines communications et ouvre les trous béants des incommunications. Petit ou grand, grande ou petite, celui ou celle qui discernera l’incommunication deviendra simultanément capable de la faire cesser en laissant une place à autrui qu’il ou elle rencontre. Une place, un lieu, Le Lieu de Dieu. L’énonciation de Dieu.
13Les juifs existent toujours. Il y a des juifs aujourd’hui face aux chrétiens. Face ? Ils leur déclarent que l’énonciation de Dieu par des chrétiens ne peut se faire sans eux, sans leurs appréciations, sans leurs motions, sans leurs mouvements et dynamismes propres de Vie. Leurs interventions sont une terrible aventure qui se présente « face » aux chrétiens. Leur sérénité heurte certains enthousiasmes chrétiens qui en sont parfois désemparés. Leurs recherches incessantes sont autant de mains tendues. Comment les chrétiens répondront-ils ? Entendront-ils ? Ils avaient jusque là « pris » les juifs et le judaïsme comme des faire-valoir pour leur foi, leur théologie, leur morale, leur spiritualité chrétienne ainsi que pour leur institution exclusive de l’incarnation. Sauront-ils parler, accueillir, discuter, répondre ? Voudront-ils communiquer ? Et pour ce faire, s’arrêter et arrêter certaines choses en eux. Pourront-ils renverser les barrières d’incommunication3 auxquelles ils se sont soumis depuis deux mille ans ? Choisiront-ils la force ou la paresse ? Décideront-ils de toujours préciser les contextes ? — ce qui est presque impossible surtout dans les liturgies. Mais alors, quelles grandes décisions prendront-ils par rapport à la haine contre les pharisiens et contre les juifs que véhiculent les Évangiles ?
14Pour la parution d’une trace sur le travail de groupe effectué en février 2003 à la Faculté Saint-Louis de Bruxelles, les exemples choisis ce jour-là n’ont pas été repris ni la méthode qui les mettait en œuvre4, cela au profit du questionnement qui sous-tend la recherche. Il s’agit d’une grande inquiétude. Questionnement, une non quiétude sur l'exigence de fidélité des chrétiens à la Vie qu’ils ont reçue : exige-t-elle la mort d’un judaïsme que les Églises déclareraient suranné ? Questionnement, une non quiétude devant l’amnésie quasi perpétuelle du rôle du judaïsme et des juifs pour la connaissance et l’approche du Dieu Créateur et Sauveur. Les différences établies unilatéralement par les chrétiens laissent le Créateur pour les juifs et gardent jalousement le Sauveur pour eux-mêmes. Et si ces déclarations n’étaient pas si rigoureuses et si limpides que le monde chrétien l’affirme !!!
15Il faut chercher. Il faut rester en quête.
Notes de bas de page
1 Les trois plans sont respectivement au début de chacun des livres cités mais peuvent être regardés ensemble sur le schéma, p. 255
2 Voir et écouter les appels lancés en 1867 par le Rabbi Élie Benamozegh dans Morale juive et morale chrétienne réédité en 2000 chez In Press, Paris.
3 « Antijudaïsme : les catholiques ont-ils changé », Éditions du Café Noir, 2005.
4 Il ne s’agit pas seulement d’une méthode d’émerveillement mais aussi d’une méthode d’humilité et de reconnaissance des fautes passées dans les interprétations.
Auteur
Exégèse
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010