La fonction du nom du père chez Lacan. Une approche psychanalytique de la nomination
p. 223-233
Texte intégral
Préambule
1Le professeur Raphaël Draï, dans son intervention sur La nomination du divin au risque de l’absolutisme : éclairages talmudiques et éclairages psychanalytiques, a multiplié les références à la théorie psychanalytique, en particulier à la théorie de Freud et à celle de Lacan. Il signifiait très justement que la question de la connaissance du nom de Dieu comporte un « champ gravitationnel », c’est-à-dire une forte charge d’affects d’amour et de haine. Cette question est centrale dans la structure de la psychose paranoïaque que Freud, en 1910, a étudiée à partir des Mémoires d’un névropathe rédigées de la main du malade lui-même, à savoir le Président de la Cour d’appel de Dresde, Daniel-Paul Schreber – document exceptionnel dont Lacan a repris l’analyse dans son séminaire sur les psychoses, en 1955-1956. Le délire de Schreber est en effet basé sur une relation privilégiée, à la fois revendicative, persécutive et ambivalente, avec un dieu dans lequel bien des commentateurs ont reconnu les traits du père, le Docteur Schreber, très célèbre médecin-pédagogue connu en Allemagne pour ses idées extrêmement contraignantes dans l’éducation des enfants.
2L’analyse des Mémoires d’un névropathe révèle, certes à partir de l’expérience propre de la psychose, les liens singuliers — et impressionnants — qui peuvent unir un fils à son père et, à travers ce dernier, à Dieu. L’omnipotence et l’arbitraire d’un père omniscient peuvent produire dans l’âme du fils des effets ravageurs. La construction délirante est comme une tentative pathétique de réparation et de reconstruction d’un amour-propre profondément blessé.
3Sans revenir plus avant sur ce cas qui a permis d’ouvrir bien des voies dans la compréhension psychanalytique des psychoses mais, bien au-delà de celles-ci, dans l’intelligence de la fonction paternelle et de son rôle dans la construction du sujet humain, je vais tenter de prendre en quelque sorte le relais de l’exposé du professeur Draï pour proposer une réflexion sur la complexité de cette fonction paternelle dans la conception psychanalytique, en espérant par ce biais contribuer à l’interrogation commune et transdisciplinaire sur les nominations de Dieu.
4Ce préambule permet de saisir à quel point les concepts de la psychanalyse doivent leur enracinement et leur légitimation à l’expérience clinique, c’est-à-dire à l’écoute, à la lecture littérale, du texte des patients (tel l’écrit de D.P. Schreber) et, plus ordinairement, du mot à mot de leurs dires.
5Si l’on reprend les grands cas dont Freud a publié l’analyse, le plus souvent sur des fragments — que ce soit le cas d’un garçon de 5 ans souffrant de symptômes de conversion hystérique (Dora), du jeune homme souffrant de compulsions obsédantes (surnommé l’Homme aux rats en raison du contenu d’une de ses grandes obsessions), ou du patient russe souffrant d’hypocondrie et d’angoisses diverses et dont Freud recherchera la motivation dans les éléments d’une névrose infantile (surnommé l’Homme aux loups, à partir d’un cauchemar qui sert de base à toute l’analyse), dans chacun de ces cas apparaît la problématique œdipienne arrimée à la figure du père.
6Si Freud a été intensément mobilisé par les relations entre les croyances religieuses et les expériences affectives de l’enfance, posant l’importance de la religion au cœur de l’organisation sociale, on observe chez Lacan un dialogue constant avec la dimension religieuse de l’existence humaine. Ce dialogue s’est éminemment nourri de ses origines catholiques (le frère de Jacques Lacan, moine bénédictin, était un éminent théologien de la spiritualité). Même si Lacan s’est personnellement très tôt éloigné de la foi, tout son enseignement témoigne d’un souci constant de se laisser instruire par l’expérience religieuse, en particulier celle des mystiques, et par les textes de la tradition biblique, talmudique, patristique et scolastique. Il était fort intéressé par tout ce que pouvaient lui apprendre ses élèves croyants, juifs et chrétiens. On irait donc trop vite en besogne en pensant que Freud comme Lacan qui ont fait profession d’athéisme ou d’agnosticisme religieux auraient occulté voire nié la religion. Ici encore, se vérifie le fait que c’est leur intense intérêt pour toutes les strates de l’existence humaine qui constitue le socle clinique de leur conceptualité.
7Sur le fond de ces quelques repères contextuels, je voudrais à présent revenir sur certaines notions fondamentales afin d’assurer, à ce carrefour des disciplines, une approximation de langage commun. A partir d’un rappel de la structure du complexe d’Œdipe, j’aborderai la distinction lacanienne des trois registres constitutifs du sujet, à savoir le réel, l’imaginaire et le symbolique, pour déboucher ensuite sur la manière dont la fonction paternelle vient s’articuler à ces trois registres.
1. Le complexe d’Œdipe comme structure
8Si l’on entend souvent considérer le complexe d’Œdipe d’un point de vue émotionnel ou psychologique, comme une forme de drame que traverse tout enfant humain pris dans les ambivalences affectives de ses attachements à chacun de ses parents, je veux ici m'en tenir à la portée anthropologique générale de ce complexe, c’est-à-dire de ce nouage essentiel qui insère la subjectivité au sein des repères différenciateurs que sont la différence des générations et la différence des sexes. L’appropriation de la prohibition de l’inceste et de l’interdit du meurtre constituent, que ce soit pour Freud (dans son livre Totem et Tabou) ou Lévi-Strauss (dans sa thèse sur « Les structures élémentaires de la parenté »), l’élément minimal qui distingue la culture de la nature. Telle serait la loi fondamentale dont toutes les lois produites par les sociétés seraient en quelque sorte le développement, l’extension, la déclinaison pratiques.
9De ce point de vue universel, le complexe d’Œdipe transcende le vécu individuel. La transmission de la loi s’accompagne pour tout sujet de la transmission, par le biais du vecteur culturel essentiel qu’est le langage, de fantasmes originaires organisateurs du scénario du désir et dont les mythes et les productions signifiantes de la culture témoignent à foison. Ces fantasmes originaires sont en quelque sorte des schémas qui structurent l’imaginaire humain, à travers les innombrables variantes que peut produire la situation triangulaire œdipienne : le fantasme de la scène primitive d’où surgirait le sujet ; le fantasme de séduction qui soumet d’emblée le sujet aux pouvoirs de l’Autre ; le fantasme de castration qui instaure l’angoisse et la culpabilité attachées à toute affirmation du désir ; le fantasme, enfin du retour au sein maternel, donnant sens ambigu à la peur et au refus de mourir...
10Il faut concevoir cette triangulation comme un véritable champ de gravitation où interagissent les désirs conscients et inconscients de la mère, du père, de l’enfant fils ou fille — chacun pris dans sa relation aux autres, elle-même soumise aux effets de la transmission reconnue ou insue de sa généalogie. Un « sujet » dès lors, rigoureusement parlant pour le psychanalyste, est au croisement de ces effets transmis par les représentants, par les signifiants, d’une multitude qui le relie à la nuit des temps. Le sujet est par conséquent à concevoir comme le dépositaire d’un trésor signifiant (plus ou moins bénéfique ou maléfique) dans lequel il puise ses repères identificatoires.
2. Les trois registres de la subjectivité
11A. L’ordre humain, tel que suspendu à la loi fondamentale décrite plus haut, constitue une forme de réseau symbolique, issu d’un pacte initial immémorial qui aurait fait émerger l’humanité comme telle de l’ordre animal. Tel est l’ordre symbolique auquel nous n’avons accès que par le langage. Les symboles ont un réel pouvoir d'institution. Lévi-Strauss a bien montré, en étudiant par exemple les rituels chamaniques de guérison, à quel point ces pratiques, comme tant d’autres dites magiques ou religieuses, appuient leur efficacité sur la constellation dynamique que forment les rapports de forces des désirs et des croyances dans le pouvoir des symboles de référence collectifs. Ainsi les symboles seraient plus réels, plus efficients, que ce qu’ils symbolisent, comme si le signifiant, en réalité, précédait et déterminait le signifié. Au cœur de cet ordre symbolique se trouvent les lois de la parenté, gouvernées par la nécessité de l’échange, du don et du contre-don, nécessité fondatrice du social si bien décrite par Marcel Mauss.
12Lacan, relayant l’anthropologie structurale et les thèses freudiennes de Totem et Tabou, pose que le symbolique est un principe organisateur inconscient des innombrables situations dans lesquelles un sujet peut exister. L’inconscient est davantage un lieu où circulent les signifiants de la transmission, lieu réellement trans-individuel, investissant et lestant en quelque sorte la parole du sujet.
13Le psychanalyste en ce sens, tout entier voué à l’écoute de la parole, est un maître supposé de la fonction symbolique dont tout l’art est de faire entendre au sujet l’inouï de son propre discours porteur des signifiants du désir de tous ces autres dont il est à la fois l’héritier et sur fond desquels il aura à inventer sa propre existence.
14Le symbolique (sous sa forme substantive et au masculin — à distinguer de la symbolique comme recueil des symboles et de leur signification dans un contexte culturel donné) gagne en importance dans l’œuvre de Lacan dès 1945 (et jusque dans les années 70) où il prend en quelque sorte la suprématie sur l’imaginaire, dont je vais parler tout de suite. Le vecteur de l’ordre symbolique est le langage, constitué selon l’enseignement de la linguistique structurale, de chaînes de signifiants.
15B. Au sens technique de la conceptualité lacanienne, l’imaginaire n’est pas d’abord ce que l’usage ordinaire lui confère comme signification, à savoir, ce qui a trait à l’imaginaire, ou la faculté de se représenter des choses fictives en pensée, indépendamment du réel (comme par exemple c’est le cas de l’essai de J.P. Sartre portant ce titre). Pour Lacan, l’imaginaire est relatif à une expérience fondatrice pour tout sujet humain à l’état naissant, l’expérience faite au cours de la première année par l'infans (c’est-à-dire l’être qui ne parle pas encore) de la rencontre de son image reconnue comme telle, dans un miroir. La saisie de cette image se fait dans la jubilation et est saluée par toute une série de mouvements et de jeux de regard allant de l’image propre reflétée à celle de l’adulte qui porte l’enfant. Si jusqu’alors, comme le dit F. Dolto, c’est dans les yeux de ses parents que l’enfant pouvait lire le signe de la valeur de son être, avec l’expérience spéculaire se constitue une première image, support d’une représentation de soi comme Gestalt, comme totalité aimable et désirable.
16L’imaginaire est donc la substance même du moi (ego) qui s’appréhende réflexivement comme alter ego, comme une totalité visualisée et représentable, qui contraste fortement avec l’état d’inachèvement de la coordination sensori-motrice à ce moment de croissance. L’image spéculaire est ainsi une forme anticipée et virtuelle d’une unité qui sera toujours à constituer dans la réalité. Elle est illusoire en ce sens, base de toute compréhension mimétique de l’autre comme semblable à cette forme, de l’autre comme alter ego qui supportera dès lors toutes les projections et identifications ultérieures. En rivalité avec cette image totalisée du miroir et avec l'autrui qui l’incame, le moi n’aura de cesse de s’approprier cette forme idéale, comme une nécessité. Cette nécessité constitue une aliénation primordiale, ambivalente dans ses conséquences, puisqu’elle va propulser le sujet dans une réalité avec lui-même et avec autrui qui le poussera vers un désir de grandir, de s’accomplir, de se conquérir une maîtrise toujours plus grande de son corps, de l’autre et du monde et, du même mouvement, qui sera le motif d’une continuelle déception de vivre sans cesse l’impossibilité d’une réelle maîtrise, d’une perfection achevée, d’une compréhension totale. Par ailleurs, l’expérience spéculaire est contemporaine de ce que Lacan nomme le complexe de l’intrusion, c’est-à-dire l’épreuve de la présence de l’autre comme mise en question non pas tant des possessions du moi que de son être même — cette épreuve de la réalité de l’autre s’opère par l’expérience de la jalousie. Assumer cette épreuve conditionne la possibilité ultérieure de vivre avec autrui, d’accepter la concurrence et les situations de compétition et de rivalité en les sublimant dans les sentiments sociaux (amitié, coopération, esprit d’équipe, fair-play, etc.) qui sont une voie inévitable de l’accès à un monde commun.
17C. La notion de réel est à coup sûr la notion la plus difficile à délimiter rigoureusement dans l’œuvre de Lacan. Elle fonctionne dès le départ, liée dialectiquement aux considérations sur l’imaginaire mais aussi sur la construction pour le sujet, à travers son histoire, de sa propre réalité en même temps que de la réalité sociale. Mais c’est dans la forme substantive qu’elle devient un concept opératoire dès les années 50, étroitement liée à l’enseignement de Kojève sur la dialectique hégélienne de même qu’aux débats épistémologiques de cette époque, contemporaine de la philosophie des sciences (où l’on ne peut ignorer les travaux d’Einstein ou de Mach, ni l’héritage kantien ou hégélien). Le réel en soi échappe à notre saisie, il relève d’une construction (la réalité) qui n’en serait qu’une approximation. Mais à ces considérations sur la science, s’ajoute pour Lacan la fréquentation des littéraires, du mouvement surréaliste et de l’œuvre originale de Georges Bataille. L'intérêt pour l’expérience des limites, pour l’érotisme et pour le sacré, la passion pour les origines de l’homme, des sociétés, de l’art et des religions obligent à reconnaître un réel comme l’impossible à penser, à représenter, à imaginer, à symboliser. Ce réel qui s’impose pourtant, insiste au cœur de l’existence, dans l’irruption de la souffrance, l’énigme de la répétition, de la folie, de la mort, de la vie, de la création artistique.
18Les derniers textes de Freud étaient marqués par cette butée de la pensée sur un réel énigmatique au cœur de la psyché : le fond pulsionnel anonyme des pulsions de vie et de mort, le « ça » (das Es, notion reçue de Nietzsche par Groddeck interposé), l’au-delà de la rationalité utilitariste et de la compréhension psychologique, l’au-delà du principe de plaisir...
19Lacan réassume l’héritage de ces questions béantes en poursuivant sa propre investigation, en particulier sur les psychoses et sur ce qu’il appelle « jouissance » (à distinguer du plaisir) — toujours associée à un insondable mystère — dans la sexualité féminine, dans l’expérience mystique, dans la souffrance et l’angoisse psychotiques. Expériences ineffables et inquiétantes dont le sujet normal se défend par l’opération du refoulement et toute une panoplie de défenses ou d’évitements, tant par sa « raison » que par ses affections.
20C’est à partir de sa clinique des psychoses, remontant à son activité initiale de psychiatre à l’hôpital Sainte Anne à Paris, mais soutenue tout au long de sa pratique et jusqu’à sa lecture de l’œuvre de James Joyce, que Lacan tente de cerner cette notion de réel. Son hypothèse, à propos de la détermination de la psychose, est que pour le sujet psychotique un signifiant primordial (paternel) est rejeté hors de son univers symbolique, est forclos de son espace psychique... ce qui est ainsi rejeté lui revient en quelque sorte du dehors, comme une sorte de perception imposée, dans l’hallucination psychotique. Le délire serait alors une tentative désespérée, infinie, de restaurer du sens quand ce qui arrime le sujet au sens, précisément, manque.
3. Les trois nominations de la paternité
21Ce rapide aperçu des dimensions qui forment ensemble la condition structurale de la subjectivité (le réel, le symbolique, l’imaginaire) et qui en principe sont indéfectiblement solidaires, comme le sont les boucles du nœud borroméen (si un seul anneau est coupé, l’ensemble se dissocie) nous permet de revenir sur la question du père en psychanalyse et sur la complexité de ses nominations. Dès son séminaire sur la Relation d'objet (en 1957), Lacan propose une rigoureuse distinction à tenir entre père réel, père imaginaire et père symbolique afin de permettre aux analystes de s’orienter dans leur clinique.
22A. Le père imaginaire, c’est le père en tant que « IMAGO », c’est-à-dire comme image idéalisée, impressionnante, admirée et redoutée. Cette image intériorisée au cours du complexe d’Œdipe induit dans le sujet l’instance de l’idéal du moi, forme qui attire le garçon vers l’idéal de virilité. Mais au niveau de la culture qui supportait dans le social ces idéaux, Lacan constate le déclin moderne de cette imago paternelle (père humilié, amoindri, aveuglé, absent,...). Or, la fonction du père idéal est de réprimer la sexualité œdipienne et d’indiquer les voies de sa sublimation (choix sexuel, identification, appropriation des interdits de l’inceste et du cannibalisme fusionnel, ouverture à la réalité). La psychanalyse elle-même serait apparue dans un contexte où le modèle patriarcal traditionnel en Occident aurait commencé à se fissurer, à s’affaiblir, en parallèle avec la montée de l’individualisme, de la concentration économique et des crises du pouvoir politique de l’Ancien Régime... Ces considérations sur le déclin de l’image idéalisée du père seraient à confronter à tous les essais sociologiques récents qui attestent d’une mutation des figures de l’autorité et de la loi dans tous les champs d’expérience (économie, politique, religion, éducation, médecine, arts, etc.).
23B. Le père symbolique est figuré par l’ancêtre fondateur, source du droit, de la morale, du lien social, politique ou religieux, avant même le surgissement de la structure familiale. Père primitif, Roi, Prophète, Maître, il serait l’instance postulée du fondement de toute légalité et, partant, de toute socialité. Ce serait comme le présupposé essentiel de toute organisation humaine, insituable, sauf aux origines, et pensable seulement sous les espèce du mythe (comme celui construit par Freud dans Totem et Tabou) ou comme un postulat transcendantal ou logique — condition de la consistance d’un système.
24C. Le père réel — c’est de ce père vraisemblablement qu’il est le plus question dans tous les discours actuels invoquant la carence paternelle au sein de l’espace familial — est la personne qui incarne le père symbolique dans une configuration familiale donnée. Ce qui est structurant pour un enfant c’est que le père réel, l’homme qui est reconnu par la mère comme le pôle de son désir, soit le support de cette fonction symbolique. Or, il est bien difficile à un homme de soutenir avec fermeté et constance cette fonction de l’autorité, du tiers et du médiateur, d’initiateur au bien social, à la loi, d’introducteur à la réalité. L’on comprend dès lors la discordance si souvent perceptible et quasiment de structure, entre le père réel et la fonction de père symbolique. Remarquons qu’une mère (veuve, célibataire) peut assurer elle-même cette fonction de père symbolique, mais on devine que ce soit bien moins aisé sans le support concret d’un partenaire engagé dans cet office, tout imparfait qu’il soit.
25Comment accorder ces différentes dimensions de la fonction paternelle telle que dégagée de ce bref rappel ?
26Le père comme idéal sert d’appui à l’imaginaire narcissique de l’enfant, il est le support du dynamisme fondamental du sujet qui le porte vers une réalisation jamais achevée de soi, selon une projection orientée dans le temps, comme un avenir de potentialités, comme une promesse d’accomplissement humain.
27En pratique, le personnage du père est souvent dédoublé (que l’on pense à son décès prématuré, au divorce, aux situations de plus en plus fréquentes de familles recomposées, aux substitutions de rôle par des aînés, des oncles, des personnes d’adoption...).
28Le père imaginaire, qui se constitue dans la psyché à partir d’identifications multiples à un père réel et à toutes les figures paternelles déposées par l’histoire, la culture, l’imaginaire social, par les modèles éducatifs, religieux, moraux, littéraires, occupe une place prépondérante dans les représentations du sujet. Il donne forme aux projections narcissiques et au surmoi dont l’analyse reconnaît les facettes, les ambiguïtés, les ambivalences (père puissant, admirable, père privateur de jouissance, père interdicteur, père menaçant, etc.).
29Le travail d’une psychanalyse réside pour une grande part dans la mise en évidence des puissances agissantes, au cœur d’une névrose, de cette figure imaginaire du père si souvent invoqué, à l'instar d’un alibi, comme source de toutes les inhibitions, culpabilités, impuissances, déceptions, craintes et angoisses... Il s’avère que ce travail amène nécessairement à dégager de cette figure imaginaire et surmoïque envahissante la réalité du père réel et, généralement, sa finitude, sa « castration », sa vérité d’homme.
30C’est par la médiation du discours maternel qui, comme Lacan le formule, a à faire cas de la parole et de la place du père, que s’opère la fonction dynamique et structurante du complexe d’Œdipe. La référence à cette parole et à cette place manifeste l’intégration de l’ordre symbolique, ou de ce que Lacan appelle la métaphore du nom-du-père. Le père investi de l’attribut phallique est supposé donner à la mère l’objet de son désir, ce qui lui manque, qui est précisément cette place d’objet comblant à laquelle, initialement, l’enfant s’identifie. Quelle que soit la manière, dans la vie, dont s’atteste et se transmet ce signifiant du nom-du-père, on comprend qu’il conditionne l’accès du sujet à la parole, à l’échange, au désir propre. À défaut d’une telle transmission, d’une telle appropriation par le sujet de ce signifiant paternel, socle de son identification fondamentale de sujet désirant, l’enfant demeure sous la dépendance sans limite de l’investissement maternel, sans médiation réelle — et, partant, sans référence à une idée symbolique à laquelle tant la mère que l’enfant ont à se soumettre pour ex-sister comme sujets distincts. La castration symbolique prend ici son sens d’être le nom donné par les psychanalystes à cette assomption subjective d’une limite à la jouissance et à l’immédiateté aveugle du lien fusionnel.
31C’est dans l’expérience psychotique que s’illustre sans doute le plus radicalement le défaut d’ancrage dans cette constellation des liens interhumains viables qu’est l'ordre symbolique.
32La fonction paternelle, pour conclure, s’exerce donc à travers cette triple médiation du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Elle constitue, par conséquent, sur la base de l’inscription dans l’ordre biologique par la génération (génération dont ce n’est pas sans quelques incertitudes et interrogations que nous assistons aux nouvelles modalités des interventions médicales), la conditionnalité subjective proprement humaine.
33Cette conditionnalité radicale fait que l’on ne peut s’étonner que sa conceptualisation, fondée je le rappelle sur la pratique la plus singulière de la relation clinique, puisse ouvrir à un dialogue avec le discours théologique qui, dans notre tradition, porte le signifiant de la paternité de Dieu — ce Dieu qui, selon l’écrit de Jean, « nous a aimés le premier ».
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Repères bibliographiques
FREUD S., Cinq psychanalyses, Paris, P.U.F., 1966.
KAUFMANN P. (dir. de publication), L'apport freudien. Éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, Paris, Bordas, 1993.
10.4324/9781003209140 :LACAN J., Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
LACAN J., Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
ROUDINESCO E. et M. PLON, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997.
Auteur
Philosophie, psychanalyse, psychologie
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010