L'idée du Bien en moi. Penser-à-Dieu d'après Levinas
p. 197-222
Texte intégral
Introduction
1Nous nous proposons de tracer les grandes lignes principales de la pensée de Levinas au sujet de Dieu ou plutôt de son « penser-à-Dieu ». Ce qui est essentiel chez lui, c’est que toute pensée et parole au sujet de Dieu est contextuelle. C’est avec véhémence qu’il met en garde contre une pensée dévote et bon marché qui vise à atteindre Dieu à la va-vite et le plus directement possible. Ce n’est qu’à partir du moment où elle ne supprime pas les stades transitoires intermédiaires, et les « échafaudages » qui mènent à la parole de Dieu, qu’une réflexion philosophique et critique au sujet de Dieu — ce que Levinas veut réaliser à tout prix — a quelque chose de sensé à dire. C’est pourquoi la pensée de Levinas au sujet de Dieu est une étude sur la réalité phénoménologique dans laquelle la parole de Dieu surgit, ou plus exactement peut surgir — même si après coup il s’avère que cette « apparition divine » est en contradiction flagrante avec chaque phénoménalité ou apparition, et qu’elle ne se produit qu’en perçant, de manière critique, et en faisant éclater le phénoménal ou ce qui apparaît. Le but de Levinas est, en d’autres termes, de décrire les circonstances et la conjoncture phénoménologique où Dieu « entre en scène », « où Dieu nous vient à l’idée », ce qui est le titre d’une de ses œuvres dans laquelle il rassemble sa pensée au sujet de Dieu : « De Dieu qui vient à l’idée » (1982). Ainsi essaie-t-il de traduire une expression allemande : « wenn Gott uns einfält », « lorsque Dieu nous vient à l’esprit ».
2Levinas peut prétendre à juste titre que sa quête de Dieu est indépendante du problème de l’existence ou la non-existence de Dieu, indépendante aussi de la décision concernant le sens ou le non sens de cette alternative (TI 281)1. Son « questionnement-à-Dieu » est au sens propre une pensée qui prévaut : elle précède la question des preuves de l’existence de Dieu (AR 146).
3Il veut cependant aller plus loin que cette affirmation formelle. Il pose aussi une question qualitative, à savoir la question d’un discours sensé au sujet de Dieu, ou, si l’on préfère, un discours digne de l’être humain et de Dieu en même temps. N’importe quel contexte ne génère pas un tel discours sensé au sujet de Dieu. Chaque image de Dieu est marquée sur le plan du contenu par l’expérience de base dont elle résulte. C’est pourquoi Levinas s’interroge sur le « point de vue » que les hommes prennent en parlant de Dieu, pour ensuite se demander si cette approche est réellement acceptable, tant en rapport avec Dieu qu’avec l’être humain et sa situation. Bref, il pose la question concernant les possibilités et les conditions d’un discours sensé sur Dieu.
L’idée de l'Infini de Descartes comme point de départ
4Dans son « penser-à-Dieu » philosophique, Levinas part à la recherche d’une idée de Dieu qui ne fait pas de tort à la transcendance de Dieu mais qui, au contraire, la suscite et la confirme. Concrètement, il recherche une pensée qui n’entraîne pas l’intégration assimilante ou la totalisation noétique de l’autre dans le même, une réflexion qui ne réduit pas chaque transcendance à l’immanence, qui ne compromet pas la transcendance en la comprenant, c’est-à-dire en la dénudant de sa nouveauté absolue et en la ramenant ainsi au « déjà vu, déjà connu ». Cela paraît être une exigence impossible.
5Dans l’idée cartésienne de « l’Infini en nous », Levinas trouve une structure formelle qui répond aux exigences fixées. Il s’agit dans un premier temps d’une idée « innée » ou « infusée ». Elle a été déposée en nous, ce qui signifie qu’en tant qu’origine et initiative elle est radicalement antérieure à nous-mêmes. Nous n’avons pas conçu cette idée mais l’avons reçue — ce qui constitue précisément son irréductibilité, hétérogénéité ou transcendance absolue. L’Idée de l’Infini ne vient toutefois pas seulement d’ailleurs, elle s’étend aussi au-delà d’elle-même. Il s’agit d’une pensée très spécifique : différente du savoir qui essaie de tout ramener en adéquation avec soi-même (TI 171).
6« En pensant l’infini — le moi d’emblée pense plus qu’il ne pense » (DEHH 172). Chaque acte de penser a un double corrélât : l’idée et son idéatum, ce dernier étant l’objet ou la réalité visé(e) par l’idée. Et bien, contrairement au « penser du fini », la distance entre l’idée et l’idéatum dans l’idée de l’Infini est de nature fondamentale : non seulement provisoire et factuellement infranchissable, mais essentielle et définitive. Ce qui est exceptionnel à l’idée de l’Infini, c’est que l’idéatum surpasse infiniment l’idée. En effet, elle tend vers ce qu’elle ne peut contenir, l’Infini. L’idée de l’Infini ne renvoie pas à elle-même, mais à l’Infini comme étant ce qui ne peut être contenu dans aucune idée. D’une part, cette idée vise l’Infini comme objet thématique de son orientation intentionnelle. Mais, d’autre part, elle pense précisément l’Infini comme l’insaisissable, l’inadéquat, comme ce qui ne se thématise pas. L’essence de l’idée de l’Infini est que l’Infini est pensé comme l’inconcevable et l’incompréhensible : « le non-contenu par excellence » (DVI 105). Et c’est ainsi qu’elle conserve la disproportion ou la démesure et la distance absolue entre l’idée et l’idéatum. En pensant l’Infini comme infini, elle rend compte de ce dont elle ne peut rendre compte, à savoir l’Infini. « L’idée de l’Infini consiste à saisir l’insaisissable en lui garantissant cependant son statut d’insaisissable » (LC 70). C’est ainsi que l’Infini reste radicalement séparé du moi, bien que le moi sache que l’Infini est présent en lui précisément en le pensant. L’idée de l’Infini est en effet présente dans le moi pensant comme étant précisément ce qui échappe à la pensée : le plus dans le moins. Le « psychisme » contient l’idée de l’Infini comme ayant été créé trop petit pour pouvoir contenir cette idée. C’est dans ce sens que Levinas peut conclure : « L’idée de l’Infini, voilà donc l’expérience au seul sens radical de ce terme : une relation avec l’extérieur, avec l’Autre, sans que cette extériorité se puisse intégrer au Même » (DEHH 172). L’idée cartésienne de l’Infini ouvre la possibilité de penser le radicalement Autre, sans nuire à son altérité ou à son caractère infini (TI 186-187).
Le visage de l’autre : où Dieu vient à l’idée
7Lorsque Levinas pose la question de la déformalisation de cette idée de l’Infini, c’est-à-dire qu’il s’interroge sur le « contexte » concret où « il nous vient à l’idée », sa réponse est la suivante : dans le visage de l’autre qui nous appelle à la responsabilité : « le choc du divin c’est le visage d’autrui » (EFP 93). Sur ce point, nous pouvons distinguer différents aspects.
8Dans un premier temps, il y a l’altérité du visage qui « vient d’ailleurs » et qui n’a aucunement été constitué ni conçu par moi, par quoi l’autre est radicalement séparé de moi et est — dans le sens qualitatif du mot — infiniment éloigné de moi. L’idée que j’ai de l’autre ne vient à l’origine pas de moi, mais de l’autre lui-même, qui précisément par son épiphanie — et nullement en vertu de son initiative ! — suscite cette idée en moi. Cette idée n’est rien d’autre que l’idée de l’Infini, puisque l’autre lui-même, en tant que « l’infiniment séparé », transgresse à tout moment l’idée de lui-même qu’il suscite en moi. « La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage. [...] Le visage d’Autrui détruit à tout moment, et déborde l’image plastique qu’il me laisse, l’idée à ma mesure de son idéatum – l’idée adéquate » (TI 21).
9Et bien, d’après Levinas, c’est précisément cette altérité du visage, compris comme étant ce qui est « dé-mesuré » et « ir-réduc-tible », qui suscite en nous l’idée de Dieu ou du divin comme infini. De prime abord, cela peut paraître étrange, mais pourtant Levinas caractérise le visage de l’autre comme étant le « non-visible », ce qui n’est aucunement accessible pour la vision : « l’autre c’est l’invisible » (TI 6). Par là, Levinas réagit immédiatement contre un grand malentendu, pourtant assez courant. Lorsque nous entendons le mot « visage », nous l’associons spontanément à « figure », c’est-à-dire à la physionomie, l’expression du visage, et dans le prolongement de ceci, au caractère, au statut et à la situation sociale, au passé et au « contexte » qui nous rendent l’autre visible et descriptible. Le visage semble purement et simplement se confondre à ce que l’autre fait « voir » et « représente » par son apparition et son comportement. Par cette « option sur l’autre » à prendre au pied de la lettre, nous croyons pouvoir « définir » l’autre, à quoi nous adaptons nos réactions et façons de faire. Dans toutes sortes de « relations d’aide » (médicales, psychologiques, thérapeutiques), par exemple, nous partons également d’un « diagnostic », d’une « observation » méthodique, technique et professionnelle au sens propre, suite à quoi, sur base de notre connaissance préalable des syndromes et maladies, nous pouvons poser un diagnostic, en vue d’un pronostic et d’un traitement à établir. Ce que Levinas entend toutefois par le visage de l’autre n’est nullement sa figure ou son apparition, mais précisément le fait remarquable que l’autre — non seulement de fait mais aussi en principe — ne coïncide pas avec son apparition, son image, sa photo, sa représentation ou son évocation. C’est pourquoi nous ne pouvons au fond pas parler d’après Levinas d’une « phénoménologie » du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît. Le visage est ce qui, dans la figure de l’autre tournée vers nous, échappe à notre regard. L’autre est « autre », ne pouvant être réduit à son apparition, et c’est là qu’il se révèle précisément comme visage. Bien sûr que l’autre est visible, bien sûr qu’il apparaît et qu’ainsi il génère toutes sortes d’impressions, images et représentations, qui rendent l’autre descriptible. Évidemment que nous pouvons apprendre énormément de ce que l’autre « fait voir ». Mais l’autre est plus que sa photo ; plus exactement, il est non seulement plus en réalité — dans le sens où je peux toujours découvrir plus au sujet de l’autre — mais il ne peut jamais être adéquatement reflété ni contenu dans l’une ou l’autre image. Il est intrinsèquement, et non seulement factuellement ou provisoirement, un « mouvement de recul et de dépassement ». Je ne peux jamais fixer et assimiler l’autre à sa forme plastique (El 90-91). Son apparition s’accomplit paradoxalement comme retrait, littéralement comme « retraite » ou « anachorèse ». Son épiphanie rompt et embrouille aussi toujours cette épiphanie, de sorte que l’autre reste toujours « énigmatique » et s’impose précisément, de ce fait, comme « l’irréductible », « le séparé et le différent », « l’étrange », bref comme « l’autre » (AS 81). Dans ce sens, l’altérité de l’autre « s’infinit » infiniment ! L’autre est insurmontablement « autre » car il échappe à jamais à chaque tentative de représentation et de diagnostic. L’épiphanie du visage rend chaque curiosité dérisoire (TI 46).
10Cette altérité se concrétise à travers le regard et la parole. Les yeux sont la partie la plus nue du visage. Ils percent à travers le masque, ils parlent une langue qui ne peut tromper. C’est ainsi que le regard est la présentation la plus directe et personnelle de l’autre par l’autre même. Le regard révèle à partir de lui-même le noyau dur et substantiel qui rend l’autre réellement irréductiblement autre.
11Le regard est toutefois plus qu’uniquement l’expression personnelle de l’autre. Par son regard, l’autre s’adresse en effet aussi à moi, et cela de façon directe. Le visage est ce qui me regarde, ce qui me regarde droit dans les yeux. Lorsque nous nous regardons, nous nous rencontrons directement. Le regard de l’autre est l’autre lui-même, qui me regarde avec une « sincérité » absolue. Aussi, la rencontre avec le visage qui me regarde est-elle la relation directe par excellence. À l’origine, nous ne nous trouvons pas à côté l’un de l’autre, mais « face-à-face », les yeux dans les yeux.
12L’autre ne se contente pas de me regarder, il me parle également. L’œil ne brille pas, il parle. C’est pourquoi Levinas affirme que le visage est précisément visage parce qu’il me parle, ce qui se concrétise dans la parole réelle (bien que cela ne soit pas l’unique façon de parler, ce qui ressort précisément du regard expressif). Lorsque l’autre me parle, il est directement présent dans ce qu’il me dit. L’autre s’exprime dans sa parole, et dans ce qu’il dit il est directement présent devant moi, sans que toutefois sa distinction radicale ne s’altère. Sa parole conserve, ou plus encore, elle constitue précisément la pureté radicale et la pudeur inviolable de son altérité. Il dispose entièrement et personnellement de sa parole. Cela m’échappe entièrement, de sorte que j’ai à « écouter ». Le fait que l’autre lui-même me parle, me prédispose à être « à l’écoute », c’est-à-dire « obéissant » : je ne suis pas celui qui crée, le créateur, mais celui qui reçoit et donc celui qui est créé, la créature.
13De cette (brève) analyse du regard et de la parole, il apparaît que le visage réalise « l’éclat de l’extériorité ou de la transcendance » (ΤΙ XIII). L’altérité radicale ou l’irréductibilité de l’autre sont aussi qualifiées par Levinas de « sainteté » du visage. Mais alors pas une sainteté de façon sacrale : une sainteté « sans aucun relent de "numineux" » (TI 169). L’autre est si nettement séparé, c’est-à-dire si transcendant, que tout espoir d’une fusion totale est à jamais un vain espoir. La séparation est radicale et définitive, car l’épiphanie et la parole de l’autre ne proviennent pas de mon initiative. C’est là que réside précisément la sainteté non contaminée ou plutôt non contaminable du visage, à comprendre non pas comme une initiative personnelle ou une vertu morale mais comme un statut métaphysique de l’autre « malgré cet autre lui-même ». Le fait que l’extériorité et la sainteté de l’autre ne résultent pas de l’initiative du moi et non plus du choix libre et intentionnel de l’autre est précisément la raison pour laquelle Levinas parle de « l’épiphanie de l’autre, du visage » et non pas simplement de l’autre et du visage.
14En outre, l’altérité du visage évoque aussi l’idée de hauteur et d’élévation. Comme l’autre entraîne un sens qui n’est pas issu de ma subjectivité mais qui « m’arrive » de façon hétéronome, ce qui — une fois de plus — est le fait inébranlable et traumatisant de son altérité, l’autre ne se trouve pas au même niveau que moi : il se trouve non seulement en face de moi (les yeux dans les yeux), mais aussi au-dessus de moi. Il se tourne vers moi comme mon Supérieur à qui je dois obéir. Levinas appelle cela aussi la « courbure de l’espace intersubjectif » (TI 267). Par son épiphanie, en tant qu’altérité et « expression kath’auto », le visage occasionne un dénivellement dans l’être, de sorte que l’on peut parler, au sens propre du mot, de la « transcendance » ou plutôt de la « trans-ascendance » de l’autre. L’autre nous dépasse littéralement. Il va de soi que cette hauteur ne doit pas être comprise de façon géométrique et spatiale, mais de façon qualitative dans le sens de « noblesse » et d’« élévation » qui, d’après Levinas, ne livre cependant son sens profond que lorsque l’altérité du visage est reliée à sa dimension éthique (voir plus loin à ce sujet). L’autre se manifeste dans l’épiphanie de son visage même — donc malgré lui, sans aucune initiative de sa part, mais en vertu de son apparition en soi — comme un « Vous » supérieur, et non comme un « toi » amical et réciproque (Buber).
15Cette « supériorité asymétrique » amène Levinas à parler de la « divinité » du visage (TI 240, 269, 273). Par son expression de soi radicalement séparée, ou révélation, qui précède mon initiative, le visage évoque non seulement l’idée de « création », mais aussi de Dieu comme Celui qui me précède radicalement et qui, en aucune façon, ne trouve ni ne trouvera jamais en moi son origine. Par son caractère « pré-originel » vis-à-vis de moi en tant qu’origine et initiative, l’autre ressemble à Dieu, de telle sorte « qu’Autrui soit plus près de Dieu que Moi » (DEHH 174).
16Toutefois, Levinas va encore plus loin que l’affirmation de cette « ressemblance » ou affinité entre l’autre et Dieu. Ou plutôt, cette ressemblance est le point de départ pour parler de Dieu : « cette courbure de l’espace intersubjectif où s’effectue l'extériorité comme supériorité est, peut-être, la présence même de Dieu » (TI 267). Ou plus directement : « la dimension du divin s’ouvre à partir du visage humain » (TI 50). Il n’y a aucun accès direct à Dieu, comme nous le disions déjà dans l’introduction. Il n’est accessible qu’à partir d'un mode temporel d’altérité ou transcendance. Et bien, ce mode nous est donné de façon éminente et explicite dans l’épiphanie hétéronome de l’autre : « Le visage de l'homme — c’est ce par quoi l’invisible en lui est visible et en commerce avec nous » (DL 187-188).
Le visage comme trace énigmatique de « l’illéité » de Dieu
17Il ne faut pourtant pas voir là une assimilation entre l’autre et Dieu. Au contraire, la ressemblance entre l’autre et Dieu n’est absolument pas une « égalité » : « Autrui n’est pas l’incarnation de Dieu, mais précisément par son visage, où il est désincarné, la manifestation de la hauteur où Dieu se révèle » (TI 51). Dans le visage, l’Infini ne s’exprime pas comme symbole (voilant/dévoilant) mais comme trace : « l’au-delà d’où vient le visage signifie comme trace » (DEHH 198). Le symbole est simultanément révélation et dissimulation. Il rend ce qui est visé présent (révélation), mais en même temps il cache de nouveau aussi cette présence (dissimulation). Si le visage était un renvoi symbolique au Transcendant, celui-ci perdrait sa transcendance, car il tomberait à l’intérieur de l’horizon immanent du symbole, que le moi comprend comme renvoi significatif, et qui, de cette manière, est interprété à l’intérieur de l’horizon temporel ou ontologique. Le renvoi dans le visage au radicalement Autre n’implique donc pas un rapport dialectique réciproque de présence/absence. Le visage ne renvoie qu’au Transcendant comme étant l’Absent « ab-solu » (littéralement « détaché ») (DEHH 197-199).
18Le renvoi du visage à l’Infini est d’une tout autre nature que le dévoilement : c’est une trace qui signifie d’une tout autre manière qu’un symbole (AE 126-127). La trace est une « impression » qu’un être a laissée derrière lui, alors que cet être a déjà disparu. C’est ainsi que le gibier laisse une trace, et c’est cette trace que le chasseur suit pour pouvoir attraper le gibier. Prenons l’exemple du criminel. Lui aussi laisse des traces sur les lieux du crime et celles-ci représentent l’unique possibilité qu’ont le détective ou la police pour poursuivre le criminel, qui n’est plus là. Ce qui est typique ici, c’est que le criminel n’a pas l’intention de laisser des traces et qu’en outre il essaie d’effacer ses traces. Mais ce faisant, il laisse involontairement à nouveau des traces. Autrement dit, la trace donne un signe sans intention délibérée de donner un signe. Ce qui est donc important pour la trace, c’est qu’elle ne rend pas présent celui qui a laissé la trace, mais y renvoie précisément comme étant absent, comme ayant passé (AE 15).
19En appliquant cela au visage — dans son altérité irréductible qui vient « d’ailleurs » — le visage est la trace que l’Autre infini a laissée. Cela signifie que le visage renvoie au Transcendant comme étant Celui qui a absolument disparu ou s’est échappé, qui ne peut donc plus être retrouvé d’aucune façon, contrairement au gibier ou au criminel qu’on arrive encore — avec un peu de chance ou de recherches pointues — à surprendre. De ce point de vue, le visage comme trace renvoie à l’Infini comme Tiers absent, comme « le Il au sein du tu » — et là Levinas prend ses distances par rapport à la désignation que Buber fait de Dieu comme « le Toi éternel » (DEHH 202). Dieu est passé définitivement (cfr. Ex. 33, 18-23). Dieu s’est retiré dans le visage comme dans un « passé immémorial », ou dans ce que Paul Valéry appelle : « un profond jadis, jadis jamais assez » (DEHH 198). C’est pourquoi nous arriverons toujours trop tard : Il nous échappera toujours. Dieu est un Dieu « récalcitrant » : Il s’oppose à toute thématisation, identification ou synchronie à l’intérieur de la simultanéité de ce qui s’accomplit ici et maintenant. Il est au sens propre du mot un Dieu « in-tenable », ce qui Le met dans un « état d’exception », dans le sens où Il apparaît en disparaissant pour toujours (AE 123-124).
20C’est pourquoi Levinas parle aussi de « l’illéité » de Dieu. Dans le visage, nous ne dépistons l’Infini que comme Celui qui est là-bas (« Ille »), à la troisième personne et non à la deuxième personne (HAH 105). Pour illustrer cela, Levinas renvoie à la traduction allemande de la Bible de Rosenzweig et Buber, où le nom imprononçable de Dieu JHWH y est rendu par les majuscules « ER » (« IL »). Levinas met cela en rapport avec la structure caractéristique de certaines anciennes bénédictions juives qui, du pronom appellatif intersubjectif (le « Tu »), passent au parler objectif au sujet de Dieu (le « Il ») (voir aussi Ps. 104 et surtout Ps. 9). Là aussi, il est à nouveau question du « Il au sein du Tu » ou du « Il au plus profond du Tu », mais il ne s’agit là plus du tu avec une lettre minuscule, à savoir l’autre être humain, mais du Tu avec une lettre majuscule, à savoir Dieu. Au sein de sa présence, Il se replie instantanément comme étant Celui qui vient à l’idée dans le visage en s’en retirant déjà immédiatement (AV 150-151).
21Levinas y relie immédiatement l’ambiguïté énigmatique de la trace. Comme trace de l’Infini, le visage est intrinsèquement équivoque : « En somme, nous ne savons toujours pas si, lorsqu’on sonne à la porte, il y a quelqu’un ou non » (Ionesco) (DEHH 203). La trace n’est pas un renvoi, qui rattrape ce à quoi on fait référence, mais une marque qui indique que ce qui est visé se retire « ir-révocablement », cela nous l’avons déjà établi précédemment. L’énigme renvoie à la discrétion du retrait ou repli de Dieu (« récurrence ») (AE 130). Contrairement à l’apparition indiscrète et triomphale du « phénomène », l’énigme est la façon qu’a le radicalement Autre de se retirer et de s’effacer dans un passé qui s’infinit de plus en plus. C’est la façon qu’a l’Infini pour se laisser reconnaître sans renoncer à sa réserve et son « incognito », et donc sans donner un clin d’œil de connivence et de complicité. L’énigme n’est donc pas simplement « à double entente », où les deux significations possèdent les mêmes chances pour être révélées. C’est au contraire la manière de se manifester sans se manifester. L’Infini est au sens propre « ab-solu » : ce qui s’est détaché pour se retirer. Levinas appelle cela « l’anachorèse » de Dieu qui, simultanément, est une forme de kénose ou de dépouillement. Dans le visage d’autrui, l’Infini se présente comme ce qui ne se présente pas. Nous pouvons également parler de l’humilité de Dieu (DEHH 217).
22Du point de vue de Dieu, cette ambiguïté de la trace représente la manière dont la « gloire » ou la transcendance de l’Infini se « glorifie », précisément en se retranchant de plus en plus profondément comme l’invisible et le tout Autre dans le visage (AE 183-184). Ce « Dieu-sans-courage » implique paradoxalement sa bonté. En se retirant, Il exclut toute complaisance en soi. Il est une bonté qui jamais ne séduit, ne force, ne manipule, ne s’impose inéluctablement. Il laisse libre et laisse de l’espace, de telle sorte que la reconnaissance de Dieu doit venir entièrement de l’être humain, ou plutôt peut, mais ne doit pas, venir de lui. Le retrait de Dieu est un au revoir qui, par son propre effacement, révèle et fait remarquer. Il se manifeste bien dans le visage, mais il se retranche aussitôt dans son « ciel » : le visage est au sens propre « l’adieu » de Dieu, et cela dans les deux sens de « à-Dieu » et d’au revoir de Dieu (DVI 249-250).
Conséquences pour le discours sur Dieu
23Vu sous l’angle du moi, l’ambiguïté du visage comme trace de l’Infini implique la possibilité essentielle du doute, de l’athéisme ou de l’incroyance. Le caractère énigmatique de la trace définit chaque doute et négation de Dieu comme « normal » : ceux-ci sont bien fondés (AV 149). C’est pourquoi, d’après Levinas, le scepticisme fait partie intégrante de la « présomption de Dieu » qui naît en nous à travers l’épiphanie du visage : « c’est peut-être Dieu » (AE 215). Car étant passé incognito, nous pouvons aussi bien avoir l’impression qu’il n’y était pas. La question « quelqu’un a-t-il réellement sonné ? » se change en scepticisme : « peut-être que personne n’a sonné ». Il se présente si discrètement et si timidement qu’il ne se fait presque pas remarquer. Et lorsqu’il se fait remarquer, surgit immédiatement la question s’il s’agissait bien de Lui et non pas d’une illusion idéologique ou d’une projection, et de façon absolue s’il y a bien eu quelque chose.
24C’est ainsi que Levinas peut dire que la vérité de « l’apparition » de Dieu n’est pas une vérité triomphale mais une vérité persécutée (EN 71). L’ambiguïté de la transcendance divine dans le visage a comme conséquence directe que le moi oscille entre la foi et l’incroyance. Elle explique également l’hésitation qu’a chaque croyant à prononcer le verbe « croire en Dieu » à la première personne singulière de l’indicatif. Qui ose dire sans prétention exhibitionniste : « Je crois en Dieu » ? Cela n’a rien à voir avec la foi faible et misérable qui aurait survécu à la mort de Dieu, mais découle entièrement du retrait énigmatique de l’Infini même (NP 102-103, 114-115).
25En même temps, cela implique des conséquences pour chaque théologie. Ce qui est important, c’est que Levinas ne manie pas ce terme dans le sens strict du contenu spécifique de la parole de la révélation judéo-chrétienne, mais plus dans le sens littéral général de « penser et parler au sujet de Dieu ». A maintes reprises, Levinas signale qu'il ne veut pas proposer de théologie au sens strict (confessionnel) bien que cela ne signifie pas qu’il ne veut pas parler de Dieu (« la notion de Dieu — Dieu le sait, je n’y suis pas opposé »). Toute son œuvre philosophique peut en effet être lue comme un grand mouvement strictement philosophique de penser-à-Dieu, et cela à partir de la relation éthique au visage qui s’analyse et s’approfondit en pensant.
26Étant donné que le parler au sujet de Dieu est basé, d’après Levinas, sur le caractère énigmatique de la trace dans le visage, chaque parole et pensée au sujet de Dieu est condamnée à être un parcours sinueux : « La voie tortueuse de la recherche de Dieu » (DVI 8). Levinas attire l’attention sur la nécessité de la « théo-logie », qu’il caractérise également comme « le Dit » théologique. La thématisation est inévitable, même indispensable, ne fût-ce que pour exprimer la difficulté et l’échec de la thématisation. Nous devons concevoir et traduire en paroles la transcendance de Dieu qui, en fin de compte, est inexprimable et innommable. Nous ne pouvons que formuler et reformuler notre questionnement, nos soupçons et doutes présents dans nos recherches et suppositions. Ou plutôt, c’est dans l’expression elle-même que se réalise notre « hypothèse » de Dieu, comme l’illustre purement et simplement l’exposé qui précède et qui suit. « Anankè stènai » : finalement nous ne pouvons supporter le fait que Dieu ne peut être thématisé (AE 148, 196).
27C’est ainsi toutefois que notre discours au sujet de Dieu devient involontairement une information objective à l’aide d’un système linguistique. La transcendance de Dieu se voit ainsi introduite et réduite à la mesure du « savoir ». Aussi inévitable et même indispensable que tout langage « théo-logique » puisse être, ce langage détruit et anéantit la situation « religieuse » de la transcendance (dans le visage et la responsabilité qui s’y rattache, voir plus loin). Chaque langage au sujet de Dieu, qui pourtant essaierait de s’exprimer de façon prudente et suggestive, sonne sans cesse faux ou devient mythique : il trahit involontairement la transcendance de Dieu. Il est « beau mais impitoyable ». Chaque théologie, aussi essentielle soit-elle, est toujours abus de langage, même si cela arrive par erreur, « par abus ». Chaque étude de questions théologiques porte violemment atteinte à la divinité dont il est question. Elle reste indiscrète malgré ses intentions pures. Même si elle veut respecter la transcendance de Dieu, elle n'en est pas capable, étant donné que, fatalement, elle est une forme d’identification réductrice de l’Autre au même — à soi-même, à sa propre mesure, à sa propre image et ressemblance. Levinas relie dès lors le discours théologique à « l’idolâtrie de la beauté ». Dans son façonnement plastique, c’est-à-dire dans sa fixation et son étalage indiscret ou « profanation » (au sens propre de « pro-fanation » : faire sortir à l’extérieur ce qui doit être préservé au temple), le chef-d’œuvre se pose comme « image » ou plutôt comme « statue », à la place de la réalité (NP 129). L’aspect non-contemporain de la réalité qui, sans cesse, se renouvelle et change, est imité et fixé par l’art dans « le hic et nunc » (ici et maintenant). Dans ce sens, l’art est purement et simplement de « l’idolâtrie ». L’expérience présupposant la transcendance, ou plutôt la confrontation avec le visage, où l’on se découvre être en face de la transcendance, se fixe en « beauté éternelle ». C’est ainsi que la théologie et l’art saisissent la transcendance et se l’approprient : dans leur tentative d’exprimer l’inexprimable, ils trahissent la transcendance (AE 194-196).
28Cela implique la nécessité d’une objection théologique (« le dédire »). Un langage théologique ne peut jamais être pris à la lettre. Il doit sans cesse être démenti et rétracté. Les questions au sujet de Dieu ne trouvent jamais de répit dans les réponses. Elles ne sont jamais entièrement satisfaites, elles se font encore entendre dans les réponses comme étant ce qui, finalement, est plus important que toute réponse. Autrement dit, le questionnement, la recherche théologique ne se déroule jamais de façon rectiligne. Parfois, elle retourne à son point de départ, afin de se remettre en question ou de « reprendre » autrement, peut-être parce que des réponses provisoires ou du manque de réponses, il s’est avéré que la question avait été mal posée. Cela vaut aussi pour les soi-disant preuves de l’existence de Dieu. Une preuve cohérente et définitive est impossible. Cela signifierait d’ailleurs la négation pure et simple de la transcendance même de Dieu. Même si, en tentant de traduire la transcendance, celle-ci a une valeur relative, elle doit quand même être désavouée, là où précisément elle prétend contenir le Transcendant à l’intérieur des structures logiques du système de la pensée, qui finalement ne se pense que soi-même. L’Infini en perdrait sa « Gloire » et sa « sainteté » (AE 158, 193-194, 215).
29Mais, d’après Levinas, ceci révèle aussitôt la possibilité remarquable qu’offre le discours théologique (inévitablement impur). « Dé-dire » est aussi une façon de « dire ». Les pensées et les images ou métaphores théologiques qui, inéluctablement, dénaturent et occultent représentent Tunique possibilité de précisément réduire au maximum, par de l’autocritique, la propre trahison faite à la Transcendance. En tant que « doute inouï », la parole « contra-dictoire » théologique est, malgré toutes les réponses en apparence figées et « dogmatiques », la tentative de transcender sans cesse le « Dit » théologique (littéralement au temps passé : ce qui a été dit). En tant que méfiance inquiétante et scandaleuse, qui ébranle toute évidence en granit, la « ré-vocation » théologique constitue la pureté et la véracité du discours théologique même. En bref, toute parole théologique est littéralement « à double sens ». La thématisation sur laquelle elle repose a simultanément une fonction ancillaire et un effet occultant, qui par ce même Dit doit être réajusté à son tour, ce qui procure une deuxième fois à ce Dit une fonction d’assistance. Cette ambiguïté fait que l’expression théologique n’est pas maîtrise assurée, mais au contraire souffrance et lutte sans fin. Paradoxalement, la théologie n’est possible qu'en tant que contestation et confirmation de la transcendance, précisément à travers ses propres échecs et luttes. C’est ainsi que l’ambiguïté énigmatique de toute théologie est le régime même de la transcendance de Dieu. En tant qu’échec et critique, elle crée l’espace où la transcendance de Dieu peut apparaître comme étant ce qui échappe à tout langage déterminant et qui donc est incontestablement transcendant (AE 198, 214-215). Dans cet ordre d’idées, Levinas fait remarquer en passant que cela vaut aussi pour la Révélation biblique comme « Dit », c’est-à-dire comme Ecriture et Tradition (commentaire, midrash, énoncé dogmatique, etc.). Les points d’interrogation, les hésitations, les reprises, les glissements et même les contradictions qui, au sein de ce « Dit », alternent avec des propos univoques et purement affirmatifs, constituent le pivot même de la Révélation, qui exprime la transcendance de Dieu précisément par sa propre autocontestation continue, qu’elle accomplit grâce à son propre (déjà) « Dit » (AV 155-157).
L’idée du Bien comme « autrement qu’être »
30La transcendance radicale comme dépouillement de Dieu décrite ci-dessus nous replace face au problème du « déisme ». Bien que Levinas aborde Dieu d’un tout autre point de vue, à savoir non plus à partir de la nature ou du cosmos, mais à partir de l’autre, Dieu reste quand même jusqu’à présent l’Absent par excellence, l’inaccessible à jamais, l’irrévocable au sens propre. Ne reste-t-Il donc pas ainsi le distant et l’indifférent du déisme, qui en aucune façon ne s’implique dans sa création ? Dieu, comme le tout Autre, l’Infini qui s’est pour toujours retiré dans sa transcendance, qu’a-t-Il encore à voir avec le monde et notre histoire humaine ? Dieu n’a-t-Il pas ainsi absolument perdu toute pertinence ?
31En réponse à cette question, Levinas fait immédiatement remarquer que son idée de l’altérité « ab-solue » de Dieu, qui se signifie à nous comme « trace » dans l’altérité du visage de l’autre, ne reflète que la moitié de son point de vue. En effet, la transcendance de Dieu n’est pas formelle ou neutre mais est une transcendance qualifiée, dans le sens ou elle doit être reliée à « l’idée du Bien au-delà de l’essence », ce qui place Levinas nettement dans le droit fil de la recherche platonicienne de l’« epékeina tès ousias » (EE 9).
32Comme il ressort du titre de sa deuxième œuvre maîtresse « Autrement qu’être ou au-delà de l’essence » (1974), Levinas part à la recherche d’un « autrement qu’être » ou un « au-delà de l’essence », comme lieu ou contexte où Dieu peut être abordé de telle sorte que sa transcendance ne soit pas compromise mais au contraire promue. Les deux expressions se situent dans le prolongement l’une de l’autre, même si « au-delà de l’essence » renvoie directement à l’expression platonicienne déjà citée, là où « autrement qu’être » s’oppose plutôt à la philosophie de l’être de Heidegger. Par « être » Levinas n’entend pas le simple fait formel de l’existence, mais l’acte de l’être qui se déploie suivant une dynamique bien déterminée. L’être n’est pas un substantif mais un verbe. Autrement dit, Levinas ne comprend pas l’Essence comme eidos ou « le fait d’être », mais comme l’événement ou le travail de l’être : « l’aventure de l’essence consiste à persister dans l’essence et à dérouler l’immanence » (AE 19). Aussi Levinas qualifie-t-il cette dynamique de conjoncture de l’intérêt : « esse » est « intéressé ». Comme énergie vitale, l’être imprègne et propulse tous les êtres et en constitue également l’unité. L’Essence s’exprime de façon éminente et explicite dans la tentative d’être du moi humain (DVI 78). Dans le moi humain, l’Essence se tourne vers soi, elle devient conscience de soi et bien-être en soi, de telle sorte qu’elle se « dédouble » pour ainsi dire. C’est précisément en tant que tentative d’être, vécue et ressentie intensément, c’est-à-dire en aspirant à et en visant l’épanouissement de son propre être, que le moi est une « excellence ontologique » (pour autant que « ontologique » se rapporte à l’être de l’Essence) ou « une forme excellente », ou plus fort encore le « sacrement » de l’Essence (AE 161).
33C’est pourquoi lorsque Levinas parle de « l’autrement qu’être » ou « l'au-delà de l’Essence », il ne s’agit pas de formules formelles ou neutres. Au contraire, elles doivent être déformalisées et qualifiées dans et par la relation éthique à l’autre. Étant donné qu’il ne conçoit pas le terme « être » de façon purement neutre comme le fait « d’être », mais de façon qualitative comme étant l’événement actif qui se développe et qui donc se fait valoir comme « interesse « (intérêt) pour et par soi-même, « l’autrement qu’être » ne peut donc qu’être compris de façon qualitative comme « autrement qu’être intéressé ». Et bien, d’après Levinas, ce « autrement qu’être » qualifié (non pas un « être autrement » !) se réalise et se révèle en tant que « responsabilité-par-et-pour-l’autre » (AE 233). La « non-présence » énigmatique et ambiguë de l’Infini dans le visage a un revers positif : « l’absolution de l’Ab-solu, l’effacement de Dieu, c’est positivement l’obligation de faire la paix du monde » (AV 156). Suivons maintenant Levinas tant dans son explicitation de cette responsabilité que dans l’interprétation religieuse et théologique qu’il en fait.
L’idée du Bien en moi
34A plusieurs reprises, Levinas fait remarquer que l'altérité du visage est une altérité paradoxale, ou plutôt ambiguë. Elle est non seulement forte mais aussi faible ; non seulement élevée mais aussi petite et humble ; non seulement inviolable mais aussi vulnérable. La dimension éthique de l’épiphanie du visage y est, d’après Levinas, directement liée : « le visage, c’est le fait pour un être de nous affecter, non pas à l’indicatif, mais à l’impératif » (LC 44).
35Afin d’expliciter cela, Levinas caractérise aussi l’autre comme étant « l’étranger ». Étant donné que l’autre ne peut être créé par moi et qu’il vient donc d’ailleurs, il transcend l’horizon de mon propre monde familier. Il est un « étranger » dans le sens biblique du « pauvre, de la veuve et de l’orphelin ». « L’étrangeté qui est liberté, est aussi l'étrangeté-misère » (TI 47). Dans ce même ordre d’idées, Levinas parle dès lors de la nudité du visage : sa pauvreté, le fait qu’il soit exposé aux intempéries, à notre tentative d’être qui « sans regarder à gauche ni à droite » part en avant « comme une force qui va » (Victor Hugo). « La nudité de son visage se prolonge dans la nudité du corps qui a froid et qui a honte de sa nudité. L’existence de l’autre est, dans le monde, une misère » (TI 47). Sa souffrance et sa condition d’être mortel sont l’expression la plus éminente mais en même temps la plus pénible de cette misère.
36D’après Levinas, cette vulnérabilité de l’autre est précisément la base qui fait que la rencontre avec l’autre est un événement éthique. Cette expérience éthique consiste précisément dans ce que l’autre, pour ainsi dire de par sa piètre apparition même, invite quasiment le moi, aspirant au bonheur et au pouvoir, à ramener l’autre à soi, à l’utiliser comme instrument et à le consommer comme nourriture pour son propre épanouissement existentiel. Comme être exposé et menacé, le visage m’incite pour ainsi dire à la violence : le visage est l’invitation à la violence, la tentation du meurtre, dit Levinas de façon lapidaire et sans détours (El 90). Mais — et c’est là que réside précisément le cœur de l’expérience éthique — au moment même où je suis tenté par le visage de le saisir dans sa pauvreté, de le manipuler ou d’en abuser, je ressens et je « sens » que ce qui est possible (ce qui peut), n’est pas permis (ne peut pas). A travers son épiphanie vulnérable et donc non pas à travers sa parole concrète et son comportement effectif, le visage de l’autre est, d’une part, ce que je peux tuer, mais est, d’autre part, en même temps le rejet de cette violence.
37Ce rejet ne se présente cependant pas comme fait actif, mais comme la parole : « tu ne tueras point ». En se tournant vers moi, le visage crie sa misère et sa pauvreté et fait appel à ma liberté pour ne pas violenter son altérité, pour ne pas tuer, pour contenir ma tentative d’être, ce qui implique directement l’exigence positive de faire preuve envers l’autre de commisération et d’hospitalité. Mais précisément de par sa pauvreté et sa faiblesse existentielle, qui se trouve entremêlée à son altérité, l’autre ne peut par la force physique, psychologique ou sociale, me contraindre à la non-violence et à l’assistance. C’est ainsi que l’interdiction « tu ne tueras point », qui émane de l’épiphanie même du visage nu, devient une supplication. L'impératif éthique de ne pas tuer l’autre mais de le défendre dans son altérité et donc d’en être responsable n’est pas une nécessité ontologique ou une inéluctabilité biologique imposée par la nature. L’élévation de son altérité imprenable est en même temps l’humilité d’une demande à peine audiblement balbutiée, une quête de mendiant, bref un appel. Ce n’est que par la supplication que la demande devient éthique : sans contrainte ni « ne-pouvoir-faire-autrement », je suis appelé à ne pas porter atteinte à l’autre mais à le promouvoir dans son altérité. Le visage dénudé de l’autre est, en d’autres mots, l’expérience de la violence comme possibilité réelle, comme fait divers dont les journaux débordent quotidiennement, et au sein même de cette expérience, immédiatement aussi, la conscience que ce qui est possible n’est pas permis. L’invitation au meurtre, qui émane de l’humble visage, est l’exigence d’hospitalité envers l’autre. Mais paradoxalement, cette exigence commence avec l’appel à ne pas faire quelque chose, à savoir à ne pas tuer, à ne pas porter atteinte à, à ne pas exploiter, à ne pas exclure, et ainsi de suite. Levinas caractérise dès lors le premier moment de la rencontre éthique avec l’autre comme le mouvement négatif de la « retenue » (NLT 96), et seulement après comme la dynamique positive de la bonté (voir ci-après). Dans la confrontation au visage dénudé et humble de l’autre je ressens, au centre de ma tentative d’être, l’appel de « retenir » et de « mettre en question » l’allant de mon existence naturelle : « ouille ! que suis-je en train de faire ». Ici, l’éthique ne commence pas comme un mouvement généreux qui jaillit du cœur, mais par un mouvement de « recul » de mon être qui fait un pas en arrière et qui doute de son bon droit.
38Du côté du moi, cette rencontre avec l’autre « qui peut être mortellement atteint » implique une responsabilité qui précède sa liberté : il est mis devant ses responsabilités avec l’accent sur la forme passive « est mis ». Par l’apparition de l’autre, je suis « appelé » à prendre soin de l’autre. Cette responsabilité m’arrive d'ailleurs avant même que je ne puisse la décider. C’est pourquoi Levinas la caractérise aussi d’an-archique et de pré-originelle (AE 12). Elle ne commence pas dans ma liberté, qui s’affirme comme « archè » et comme source de sens et d’action responsable à la première personne, mais à mon insu elle s’est déjà infiltrée en moi (HAH 74-75). Le visage de l’autre m’éveille littéralement à la responsabilité, ou plutôt à la possibilité (et simultanément à l’obligation) de répondre : « éveil du moi par autrui » (NP 12). C’est une responsabilité à partir de la deuxième personne : « par autrui » (AE 64). L’expérience éthique donc comme « dégrisement » (EN 105). Non seulement je suis retenu dans ma tentative d’être, mais aussi blessé et traumatisé, de sorte qu’en moi naît « un autre mouvement », à savoir un mouvement « extraversif » qui me projette hors de moi vers l’autre. Je ne suis plus au nominatif (« je ») mais à l’accusatif (« me/moi ») : « me voici ». Dans le prolongement de ceci, Levinas décrit cette responsabilité hétéronome aussi comme « l'autre dans le même » (AE 32), ou comme maternité éthique, c’est-à-dire comme « avoir-l’autre-dans-sa-peau » (AE 146). Elle débute de façon traumatique comme exposition ultime et blessante au visage (HAH 91). Elle s’accomplit comme assignation et prise d’otage, ou exprimée positivement, comme inspiration, animation et passion par le visage de l’autre (DVI 33). La catégorie centrale qu’utilise Levinas pour indiquer l’hétéronomie de cette responsabilité est substitution (AE 144). Par là, il ne veut pas dire que le moi libre se substitue activement à l’autre, mais souligne plutôt la dimension passive — plus passive que toute passivité intentionnelle — du « fait d’être mis à la place de l’autre », ce qu’il appelle également l’état de créature — la « créaturalité » — du sujet éthique (AE 140).
39Sur le plan du contenu et de façon positive, Levinas décrit cette responsabilité comme la dynamique de la bonté, ou comme « bonté pleine de désir ». Celui qui est affecté par le visage dénudé de l’autre et qui se laisse toucher par cette affection ne peut se limiter à un seul acte responsable. La rencontre avec le visage fait non seulement naître en moi le dégrisement de l’interdit « tu ne tueras point », mais également le désir de me consacrer au bien-être de l’autre avec désintéressement (HAH 46). Nous devons comprendre ce désintéressement plutôt de façon dynamique, comme la croissance du désintéressement — littéralement « dés-intéresse-ment » — qui n’est jamais suffisamment désintéressé. Levinas appelle cela aussi « l’infinition » de la bonté. La responsabilité a non seulement une portée universelle, incluant les « tiers » lointains et futurs, mais elle s’approfondit aussi qualitativement jusqu’à l’infini. On ne peut plus jamais dire : « maintenant j’ai fait mon devoir, maintenant je suis en ordre... » sauf si l’on est hypocrite. D’après Levinas, la plus haute forme de responsabilité consiste à ne pas abandonner l’autre à son sort lorsqu’il souffre et à l’heure de sa mort, même si je suis impuissant face à cet ennemi impitoyable et que je ne peux répondre qu’avec le « me voici », cette proximité qui s’attarde et soigne, qui tient la main de l’autre et qui, par la simple présence, essaie de rendre sa mort supportable — même si on sait que la mort, par sa nature même, reste insupportable (El 128).
40D’après Levinas, c’est précisément par la nudité du visage comme appel éthique à la responsabilité que l’idée d’un Dieu qui se dépouille de sa majesté pour s’associer éthiquement au « miséreux », au pauvre, à la veuve, à l’orphelin et à l’étranger nous vient à l’idée. Dans le visage, déclare Levinas, Dieu a laissé une empreinte qui est absolument positive et sans équivoque et en plus tout à fait irréfutable, à savoir le commandement d’être responsable pour l’autre. La trace que Dieu a laissée derrière Lui est la parole sans mots du visage qui m’interdit de livrer l’autre à son sort — à sa détresse, sa souffrance, sa mort — et qui m’ordonne d’être proche de l’autre, jusque dans son extrême solitude et impuissance. Dans cet ordre d’idées — une fois de plus —, l’autre n’est pas Dieu lui-même, mais dans son visage « j’entends » la Parole de Dieu, son appel à ne pas tuer l’autre mais au contraire à le faire vivre, ou au moins à être présent quand il meurt.
41Et tout comme l’appel éthique ne reste pas extérieur, mais me touche dans ma chair et me meut de l’intérieur, comme nous l’avons vu plus haut, l’idée de Dieu ne reste pas non plus extérieure — via l’altérité radicale du visage — mais est tout à fait intériorisée. A travers la responsabilité qui me touche malgré moi dans mon être intime, je suis touché dans mon « âme » par Dieu comme idée du Bien. Ou plutôt, je suis déjà touché par l’autre que moi-même, avant même que je ne sois touché par l’épiphanie de l’autre. Afin de pouvoir être touché par le sort et la souffrance de l’autre, je dois en effet être touchable. Avant même que je n’endosse la responsabilité pour l’autre, je dois déjà être « responsable » au plus profond de moi-même. Levinas attire l’attention sur la terminaison du mot « responsabilité » : « bilité » renvoie en effet à la possibilité de donner réponse, au fait d’être mis en état de pouvoir effectivement répondre au visage de l’autre. Avant même que je ne me branche sur les heurs et malheurs de l’autre, je suis déjà — malgré moi, donc dans mon être même — branché sur l’autre. Je suis confié à l’autre, en dehors de ma propre initiative, et c’est ainsi que je suis capable — et appelé — de me consacrer au sort de l’autre. Dans la responsabilité hétéronome, je me découvre, autrement dit, déjà marqué par un fait qui me précède radicalement. Pour connaître ma vraie nature, je dois retourner jusqu’avant ou sous « moi-même » — jusqu’à un passé immémorial. Le fait d’être passivement touché par le sort de l’autre constitue l’intrigue même de ma subjectivité : émotion malgré moi, « animation » et « inspiration » dans le sens « d’animé et d’enthousiasmé » par l’autre que moi-même. La responsabilité à travers le visage nu ne reste pas en dehors de moi, mais s’accomplit en moi, ou s’est plutôt déjà accomplie en moi comme « éveil », plus fort encore comme « déjà être éveillé » à la responsabilité, que je dois alors bien sûr assumer et concrétiser en toute liberté. C’est là que d’après Levinas l’idée du Bien en moi se révèle, non pas dans la conscience active du moi comme « intéressement », mais plus profondément que cette conscience, dans mon « âme » où « malgré moi » je suis animé vers l’autre. C’est là que, d’après Levinas, l’idée de Dieu comme idée du Bien en moi se révèle. Je suis marqué dans mon « esprit » par Dieu lui-même, qui me confie au sort de l’autre et m’appelle à une responsabilité inconditionnelle et désintéressée.
42Il ressort de ce qui précède que l’idée de Dieu comme « idée du Bien en moi » ne peut rester une simple idée mais qu’elle s’accomplit également comme l’appel à réaliser ce Bien. Et cela jusqu’à l’infini. Nous découvrons ici une révélation, c’est-à-dire une ouverture malgré moi qui éclate vers ce qui est illimité. Illimité ne renvoie pas à un infini négatif ou mauvais (Hegel), mais à la dynamique positive d’une proximité d'extraversion qui n’est jamais assez proche, c’est-à-dire d’une plénitude qui n’est jamais assez plénitude. Par cette bonté qui « s’infinit », le sujet responsable accomplit lui-même l’idée du Bien. Dans cet ordre d’idées, le sujet éthique participe au « passage » de Dieu dans ce monde (DVI 12-13). En d’autres mots, la responsabilité ne nous met pas seulement sur la trace de l’« illéité » de Dieu ou de sa transcendance injoignable ; elle n’est pas seulement un mouvement « à-Dieu » ; elle livre également une contribution à l’aventure de Dieu lui-même dans ce monde. En accomplissant l’idée du Bien répandue en nous et qui, malgré nous, est à l’œuvre en nous, notre praxis éthique acquiert une dimension de révélation. En répondant oui à l’appel à la responsabilité, le sujet éthique porte témoignage de Dieu Lui-même, à comprendre comme l’idée éthiquement qualifiée du Bien. C’est dans ce sens que Levinas découvre dans le moi fait — créé — responsable, qui prend à cœur cette responsabilité à travers le « me voici », le prophète de la Gloire ou de la majesté de Dieu (DVI 123-127). Et remarquez que cette Gloire se réalise plus qu’une fois, étant donné qu’il s’agit d’un fait dynamique immédiatement relié à l’infinition de la responsabilité (AE 119, 189).
43Pour Levinas, cette idée de Dieu qualifiée éthiquement, qui nous vient à l’idée par l’intermédiaire du visage nu qui nous éveille à la responsabilité-par-et-pour l’autre, permet (et rend indispensable) une redéfinition radicale de la puissance de Dieu. Dieu n’apparaît plus ici comme une puissance d’être surnaturelle et inégalée, qui transcende toutes les puissances terrestres et complète l’imperfection de ma puissance d’être « naturelle », mais comme la « puissance impuissante » de l’appel éthique. Cela introduit un concept paradoxal de puissance, car c’est une puissance qui n’a absolument aucun pouvoir mais qui simultanément m’appelle inéluctablement hors de moi. Dieu n’est donc nullement décrit comme étant le faible, car dans ce cas-là nous resterions coincés dans la même catégorie ontologique de puissance, de pouvoir, de force, quoique dans le sens contraire. Il s’agit ici d’un « autre » et non pas d’un « plus » que la « nature », comprise comme « être » et désir d’être. Dans le visage, Dieu manifeste bel et bien sa puissance, mais alors une puissance non-coercitive, sans défense : « autorité désarmée de "Elohe Zebaoth" » (AS 85). C’est aussi le Dieu qui, en tant que puissance d’être omnipotente s’est tu à Auschwitz, et que Nietzsche avait déjà déclaré mort, mais qui, en même temps, s’exprime comme appel et jugement éthique, de sorte que plus jamais personne ne s’incline devant la puissance d’être violente, raciste et destructrice, mais prenne toujours la défense de, et donne toujours suite à, l’invitation du visage sans défense de l’étranger. Dans l’appel éthique du visage, Dieu me vient à l’esprit non seulement comme étant « l’autrement qu’être », mais simultanément aussi, ou plutôt par là justement, comme l’appel inconditionnel à « l’autrement qu’être ». Cet « autre » Dieu, qui statistiquement, ne peut être prouvé et qui, de l’extérieur, vient vers nous uniquement comme « impératif » d’humanité mais qui, en même temps, nous saisit et nous anime de l’intérieur, est la protestation contre Auschwitz, non pas au nom de sa puissance ontologique mais au nom de son autorité éthique (AS 69, 81).
44Le Dieu désarmé qui n’est pas tout-puissant est en d’autres mots le Dieu « puissant » ou plutôt le Dieu qui fait autorité, qui comme Non-indifférent par excellence, nous appelle sans réserve à la même non-indifférence envers l’autre. Cette non-indifférence implique non seulement le souci du sort de l’autre, jusque dans sa souffrance et à l’heure de sa mort, mais aussi l’indignation au sujet du mal qui est commis envers l’autre. Entendre l’appel de Dieu pour se soucier du sort de l’autre est aussi être touché par le mal qui est commis envers l’autre et ne pas tolérer ce mal. Cette intolérance envers le mal signifie entre autre : mentionner nominativement ce mal et le démasquer ; c’est-à-dire ne pas seulement le voir et le montrer, mais également le juger et le condamner ; davantage encore, s’y opposer et y remédier. Entendre dans le visage la Parole de Dieu « tu ne tueras point » signifie : développer sa sensibilité envers la violence qui frappe l’autre, sous n’importe quelle forme, à tel point que l’on ne puisse plus ne pas la voir et la laisser passer, et donc veiller à l’empêcher ou à la combattre. Cette indignation, condamnation et action contre le mal n’existent donc pas en et pour soi, mais afin que la reconnaissance de l’autre puisse se réaliser. C’est précisément pour ça qu’elles doivent se dérouler sans fureur ni colère aveugle, et qu’elles ne peuvent pas non plus être une fin. La non-indifférence envers le mal doit, en d’autre mots, être au service de la bonté non-indifférente pour l’autre (EN 132).
Conclusion : l’être humain, un être théologique
45Il est clair que de cette façon, pour Levinas, l’idée cartésienne de l’Infini est en rapport avec l'idée platonicienne du « Bien au-delà de l’être », mais alors pas comme une idée « dans les nuages » mais au contraire concrétisée comme la responsabilité terrestre par et pour l’autre. C’est ainsi que je me découvre « habité » par le Bien qui, en tant que le tout Autre que mon intérêt personnel économique totalitaire, m’éveille (crée) au dévouement à l’autre et aux autres et précisément par là à la dévotion et au mouvement vers Dieu (MT 133) : « pour l’autre homme et par là à-Dieu » (DVI 13). La responsabilité hétéronome est ma vraie dévotion, c’est une dévotion qui n’est pas contaminée par l’être. Dans la relation éthique à l’autre, j’entre en relation avec Dieu comme étant l’idée de l’Infini et du Bien en moi. Ou plutôt, dans la mesure où je grandis dans ma responsabilité, je me rapproche de plus en plus de l’Infini. La justice que je rends à l’autre rapproche Dieu d’une manière insurpassable. D’après Levinas, le religieux est inséparable de la praxis éthique. La responsabilité n’est pas le prologue ou le corollaire de la relation religieuse, elle appartient au contraire à son essence même. La question connue de savoir si une éthique est possible sans Dieu (« tout est-il permis si Dieu n’existe pas ») doit être inversée et donner lieu à une contre-question : « la religion est-elle possible sans responsabilité pour l’autre » ? Même si relation à Dieu et éthique ne coïncident pas — un malentendu assez souvent proposé par certains auteurs comme évidence —, il n’y a pour Levinas pas de relation à Dieu — pas « d’être-à-Dieu » — possible sans éthique ou responsabilité, là où précisément cette relation divine s’accomplit dans ce monde. La praxis éthique de la responsabilité pour l’autre n’est pas une annexe de la « vision » de Dieu ; au contraire, elle fait partie de cette « vision » même. La vision de Dieu est toujours aussi un acte éthique, l’option sur Dieu est aussi toujours praxis de la responsabilité (TI 50-51).
46Tout ceci implique aussi, d’après Levinas, une définition « théologique » de l’être humain. Contrairement à la définition occidentale courante de l’être humain comme « animal raisonnable », Levinas, d’une façon strictement philosophique, le décrit théologiquement comme « animé par Dieu », c’est-à-dire comme « autrement qu’être » et donc comme « animé par le Bien, qui vise l’autre en surpassant le moi et son désir d’être ». Cette « sagesse de l’amour » est la « façon » ou la « scène » où Dieu fait son entrée dans notre existence, sans que sa transcendance soit victime de nos pensées et agissements réducteurs, et sans qu’en outre l’être humain doive y laisser sa séparation, son indépendance. « Le psychique est originellement le théologique » (TrI 39). En suivant la pensée occidentale, Levinas a voulu que la pensée strictement philosophique éclate, de sorte que grâce à la philosophie même, un espace se libère pour un « penser-à-Dieu » non-réducteur et respectueux dans et par « l’aller-à-l'autre », qui est « la première prière, la première liturgie » (HS 142).
Œuvres de Levinas auxquelles il est fait référence
AE | Autrement qu'être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974. |
AR | Amour et révélation, dans P. Huot-Pleuroux (sous la direction de), La charité aujourd’hui, Paris, Éditions S.O.S., 1981, p. 133-148. |
AS | Autrement que savoir. Emmanuel Levinas (interventions dans le 'Débat général'), Paris, Osiris, 1998, p. 67-95. |
AV | L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, 1982. |
DEHH | En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967 (2e éd.). |
DL | Difficile liberté. Essais sur le Judaïsme, Paris, Albin Michel, 1976 (2e éd.). |
DVI | De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982. |
EE | De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1947, 1978 (2e éd.). |
EFP | Entretiens Emmanuel Levinas - François Poirié, dans F. Poirie, Emmanuel Levinas. Qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 62-136. |
EI | Éthique et Infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Arthème Fayard, 1982. |
EN | Entre nous. Essais sur le penser-à-l'autre, Paris, Grasset, 1991. |
HAH | Humanisme de l'autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972. |
HS | Hors sujet, Montpellier, Fata Morgana, 1987. |
LC | Liberté et commandement (suivi de « Transcendance et hauteur »), Montpellier, Fata Morgana, 1994. |
MT | Le moi et la totalité, dans Revue de métaphysique et de morale, 59, 1954, no 4, p. 353-373. |
NLT | Nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1996. |
NP | Noms propres. Essais, Montpellier, Fata Morgana, 1976. |
TI | Totalité et Infini. Essai sur l'extériorité, La Haye, Nijhoff, 1961. |
TrI | Transcendance et intelligibilité. Suivi d'un entretien, Genève, Labor et Fides, 1984. |
Notes de bas de page
1 On trouvera, en fin d'article, une liste des ouvrages auxquels renvoient les parenthèses dans le texte.
Auteur
Philosophie
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