La révélation et le droit
p. 181-196
Texte intégral
1Si j'ai bien compris l'objet de ce séminaire, nous avons à nous interroger sur la sémantique des noms divins pour tenter d'éclairer le problème religieux de notre temps. Mon exposé comprendra deux parties : la première traitera d'anthropologie, la seconde parlera de Bible et de théologie.
I
2Que faut-il entendre par la sémantique des noms divins ? Ces dernières années, les logiciens et les linguistes ont beaucoup discuté sur la signification, la fonction des signes. Je n'entrerai pas dans ces discussions, sauf à y revenir plus tard si vous le souhaitez. J'énoncerai simplement la solution qui me paraît la plus pratique. Je dirai que les problèmes de signification sont des problèmes de composition. Par exemple, vous analysez la composition d'un roman pour en comprendre l'esprit, la signification. De même, pour comprendre le sens d'un mot, vous explorez ses valeurs d'usage, ses possibilités d'emploi dans la composition des phrases. Je définirai donc la sémantique comme une théorie compositionnelle du sens. Au lieu de traiter isolément le signe et la pensée ou le signifiant et le signifié, nous considérons que les valeurs phonétiques aussi bien que lexicales se définissent dans la composition des formes d'expression ou des genres littéraires, et par là dans l'organisation de l'expérience. Pour comprendre la valeur sémantique du mot « dieu », nous examinerons la place qu'il occupe dans la composition d'une religion. Cela n'est pas toujours facile. Par exemple, de nombreux historiens pensent que les dieux ont eu d'abord une signification naturaliste dans la vie paysanne avant d'acquérir une signification sociale dans la cité. On dira, par exemple, que le dieu Mars a été un dieu agraire, lié à des rites paysans, avant de devenir un dieu guerrier. C'est possible. Mais on peut dire aussi que la protection des champs, la défense contre les insectes et les pourritures, entrent dans les attributions normales d'un dieu guerrier. Pour choisir entre l'une ou l'autre de ces interprétations, nous sommes obligés de faire des hypothèses sur la composition d'ensemble de la religion romaine archaïque. Il se peut que le rapport du dieu Mars aux rythmes naturels symbolise les rapports qui distinguent ce dieu des autres dieux, de la même manière qu’aujourd'hui, dans une pièce de théâtre, chaque personnage se caractérise par rapport aux autres. Un dieu est une puissance tutélaire ; il n'est pas forcément personnel par nature mais par sa mise en scène dans des récits ou des cérémonies.
3D'une manière générale, nous dirons que le mot « dieu » est un terme d'adresse comparable aux noms de personne que nous utilisons pour nous adresser à quelqu’un. On s'adresse à Dieu en l'invoquant dans la prière ou dans la célébration de ses louanges, la litanie.
4Pour comprendre comment le nom divin entre dans la composition d'une religion, on peut se souvenir qu'un nom propre est un titre de reconnaissance valable en droit. Si je m'appelle « Pierre », j'ai droit à être reconnu par ce nom dans mon existence personnelle. De même, le mot « dieu » est un titre à être reconnu dans les valeurs singulières qui s'attachent à ce nom. Ce n'est pas un terme général qui pourrait s'appliquer indifféremment à Vishnu, à Allah ou à la Trinité chrétienne. Si pourtant ces trois êtres singuliers reçoivent en général le qualificatif de « dieux », c'est en tant qu'ils sont l'objet d'un culte, et que l'existence d'un culte justifie une généralisation comparative. Tous les dieux deviennent en général comparables en tant qu'ils sont objet d'un culte. Mais le culte ne se suffit pas à lui-même. Il ne s'adresse pas nécessairement à un dieu, il peut s'adresser à un saint ou un ancêtre, un héros. Pour savoir à qui s'adresse le culte, nous devons savoir ce qui le justifie, quelle est sa raison d'être. Et en effet, les principaux sanctuaires se justifient par des mythes étiologiques, c'est-à-dire des récits expliquant l'origine du culte en racontant comment une certaine puissance divine s'est manifestée, s'est révélée en ce lieu. Peu importe la forme que prend cette révélation. Ce peut être un miracle, un oracle, un enseignement prophétique, etc... Dans tous les cas, la révélation a une fonction singulière et normative. Elle est singulière en tant que c'est tel dieu précisément qui se fait connaître. Et elle est normative en tant qu'elle se révèle comme l’origine fondatrice d'une règle de culte, lex orandi et credendi. Toute communauté religieuse définit sa solidarité par référence à l'autorité de son origine, c'est-à-dire par référence à la sainteté ou singularité exceptionnelle d'une révélation, d'une théophanie.
5Tous les dieux auxquels on rend un culte sont des dieux révélés, c'est-à-dire des dieux qui se sont fait connaître par des signes de reconnaissance. Autrement, il ne serait pas possible d'identifier un dieu, de savoir qui il est en le distinguant de tout ce qui n'est pas lui. Les signes de reconnaissance ont deux caractéristiques :
- ils sont des marques distinctives, ils sont singularisants ;
- ils sont normatifs ou institutionnels en ce sens qu'ils sont l'origine d'une tradition pieuse dans laquelle ils introduisent une règle de culte.
6L'autorité de la révélation, c’est-à-dire l'autorité de l’origine fondatrice, est une structure anthropologique extrêmement puissante. Nous savons en effet que les enfants prennent conscience d'eux-mêmes par référence à leur origine, c'est-à-dire à leurs parents, à leur nom, puis aussi à leur langue maternelle, à leur patrie. Le mot « origine » veut dire à la fois l'origine de la vie, la naissance, et l'origine d’une tradition, d'un héritage culturel qui se transmet. Ce qui se transmet d'une génération à l'autre, c'est la nature humaine tout entière, mais elle se transmet au risque d'une fécondité féminine aléatoire, c'est-à-dire au risque d'une causalité mystérieuse, une causalité surnaturelle que l'on imagine sous la forme d'une puissance secrètement intentionnelle. La causalité surnaturelle a toujours été une puissance intentionnelle qui tout ensemble se cache et se révèle sous les aléas de la fortune, du hasard, du destin. L'anthropomorphisme de la causalité n'a pas toujours été bien compris par les historiens des religions. Supposons, par exemple, que je marche dans la brousse du Sahel en compagnie d'un interprète africain. Il arrive par hasard que le boubou, la robe de mon compagnon, s’accroche à un buisson épineux. Mon compagnon se baisse pour décrocher sa robe, ce qui veut dire qu'il comprend aussi bien que moi la causalité naturelle ; il sait qu'en règle générale des épines peuvent accrocher un boubou. Et pourtant, au moment où il se baisse, il prononce une formule conjuratoire pour se concilier le génie invisible qui habite peut-être ce buisson. La croyance à une causalité surnaturelle, à une puissance invisible, répond à une question précise : pourquoi cet accrochage accidentel du boubou arrive-t-il à moi, ici et maintenant, dans une circonstance singulière ? Aucune loi générale de la nature ne saurait expliquer cette singularité du hasard dans ma vie. De la même manière, si je me casse la jambe ou si je suis malade, aucune loi naturelle de causalité ne saurait expliquer pourquoi cet accident m'arrive à moi précisément dans une circonstance singulière. Assurément, une puissance surnaturelle, une intention secrète est présente dans ce mélange d'événement improbable et de pathos significatif qui arrive dans ma vie d'une façon singulière. Autrement dit, l'anthropomorphisme de la causalité surnaturelle a la même structure que le nom divin : elle exprime une singularité événementielle qui a un sens normatif en tant qu'elle impose une règle de conduite en cet instant de ma vie. La puissance providentielle qui se cache et se révèle sous les événements improbables ou hasardeux du destin est une puissance impérative, une puissance qui commande un certain type de conduite. C'est pourquoi toute puissance religieuse est à la fois singulière et normative, elle est un mélange d'événements improbables et de sens pathétique me concernant, moi, ici et maintenant.
7Ce mélange affectif est tout à fait caractéristique de ce qu'on appelle « la coutume » dans les sociétés sans État. La Coutume n'a pas du tout la même structure que ce que nous appelons la règle de droit dans nos sociétés étatiques. D'abord, la Coutume tient son autorité des ancêtres et non d'un pouvoir législatif autonome qui serait habilité à faire ou à défaire les lois. La Coutume tient son autorité de son origine ancestrale. Ensuite, la Coutume ne comporte pas la distinction entre un droit civil imposant des règles de comportement et un droit constitutionnel définissant à quelles conditions des règles seront valides. Par contre, l'essentiel de la Coutume est de conférer à chacun un statut, une place singulière socialement reconnue, de telle sorte qu'en conséquence la morale consiste tout entière à agir conformément à son statut, que ce soit le statut d'un roi ou d'une femme, d’un homme libre ou d'un esclave. Chacun a son statut et doit agir en conséquence. La Coutume implique une morale statutaire qu'il ne faut pas confondre avec les obligations légales que l'État de droit impose dans nos sociétés. Cette notion de morale statutaire est importante, car elle nous fait comprendre pourquoi le sacré est le fait institutionnel lui-même. Le sacré est l'ensemble des normes institutionnelles qui confèrent à chacun son statut, sa place dans la vie ou, comme disaient les Sumériens, « son destin ». Pour faire bien comprendre cette notion d'une norme inviolable ou sacrée, je vais faire une petite digression sur ce qu'on appelle « le totémisme ». Cl. Lévi-Strauss disait que le totémisme est une affaire de classification. Cela ne résout rien. On peut dire de n'importe quel mot qu'il a une fonction de classification. En réalité, ce sont les ethnologues qui ont emprunté le mot « totem » à quelques exemples particuliers et ont ensuite généralisé l'usage de ce mot. Or, c'est précisément le mot « totem » qui embrouille tout. Si j'en crois mon expérience africaine, je n'ai trouvé aucun mot de ce genre. Par contre, j'ai entendu très souvent des Africains qui désignaient l'animal emblématique de leur clan, en disant « mon interdit » ou « mon parent ». Certains m'ont même demandé : « quel est ton interdit ? ». L'interdit sacré n'est pas autre chose que le « tabou ». D'où vient que l'animal tabou soit l'emblème du clan ?
8C'est que l'interdit sacré inviolable a un double caractère. Il est à la fois interdiction de l'inceste et interdiction du parricide. L'interdiction de l'inceste est une interdiction de mariage entre parents consanguins. L'interdiction du parricide est l'interdiction de tuer un parent consanguin, quel que soit ce parent (père, mère, frère, sœur, oncle ou tante). Il ne faut pas confondre « parricide » et « patricide ». Relisez les tragédies grecques, par exemple Iphigénie à Aulis ; vous verrez qu'Iphigénie faillit devenir parricide en tuant son frère. On ne comprend rien à toutes ces histoires si l'on ne voit pas que l'interdiction de l'inceste et l'interdiction du parricide ont exactement la même extension ; ils s'appliquent aux parents consanguins ou supposés tels. Les individus qui sont supposés avoir les mêmes ancêtres, donc des parents consanguins, ne peuvent ni s'épouser entre eux ni se tuer entre eux. L'unité du clan repose sur la loi du sang. Les parents consanguins ne peuvent donner ni la vie ni la mort ; ils ne peuvent donner la vie puisqu'ils ne peuvent se marier entre eux ; et ils ne peuvent donner la mort puisqu'ils n'ont pas le droit de s'entre-tuer. Le double interdit de l'inceste et du parricide définit la loi du sang, il fait la différence entre le parent et l'étranger. Seul l'étranger peut devenir un allié, si on l'épouse, ou un ennemi pouvant être tué à la guerre. On n'a le droit de tuer que ceux qu'on a le droit d'épouser. Seul l'étranger est l'être qui n'a pas de statut, il est donc un ennemi possible, à moins qu'il ne devienne un allié. L'animal emblématique du clan, celui que l'on appelle « mon interdit » ou « mon parent », l'animal emblématique sert à marquer la différence entre le parent et l'étranger. Mon interdit, c'est mon statut social inviolable. Le tabou sacré, c'est d'abord le mien, celui qui me donne sur la terre un statut visible, un droit à être reconnu.
9Je dois ajouter que ce système de l'interdit sacré est extrêmement pratique dans la vie de tous les jours. J'ai demandé à un berger Peul comment il faisait pour voyager dans le brousse en se déplaçant d'un pays à l'autre avec ses troupeaux. Dans cette brousse où il n'y a pas de police, n'importe qui peut vous tuer. Le berger Peul m'a répondu qu'il ne craignait rien car, en passant d'un village à l'autre, il changeait de nom. Il connaissait les clans avec lesquels son père, son oncle ou lui-même avaient fait un cadeau d'alliance. Moyennant quoi il était autorisé à prendre le nom du clan. Il me disait : « je change de nom, et personne ne peut me tuer ». Une autre fois, dans le désert de Mauritanie, j'ai rencontré un esclave fugitif. Or un esclave, à partir du moment où il n'est plus sous la protection de son maître, n'a plus de statut, il n’a pas d’ancêtre, il n'a plus de nom clanique et n'importe qui peut le tuer. J'étais alors avec un camarade ethnologue. Nous avons passé presqu'une heure à nous approcher très lentement pour lui faire comprendre que nous ne voulions pas le tuer. Le jour où l’on m’avait demandé : « Quel est ton interdit ? », j’avais répondu que je n’en savais rien. Mes interlocuteurs ont dit que cela était dangereux. Et le lendemain, ils ont fait une cérémonie villageoise pour me donner un nom. J'ai reçu le statut très honorable d'un oncle aîné. Depuis lors, j'ai compris que cette affaire de tabou totémique était extrêmement raisonnable, beaucoup plus pratique et plus efficace qu'un lointain commissariat de police.
10Nous pouvons conclure de cet exemple que la Coutume est un droit sacré. Le sacré donne une autorité inviolable au fait institutionnel dans le cadre d'une sociabilité limitée. La sociabilité humaine est une sociabilité limitée. L'humanité n'a jamais existé que divisée en de multiples sociétés étrangères les unes aux autres. Pour qu'une société existe, il faut qu'elle ne soit pas trop grande, sinon elle n'est plus gérable ; la sociabilité est limitée à la fois par l'attachement à nos proches, nos parents, nos compatriotes, et aussi par les moyens techniques ou les ressources dont on dispose pour survivre. Nous touchons ici un fait capital : les dieux et les ancêtres garantissent une forme de solidarité communautaire. Et, de ce fait, l'histoire des religions est l'histoire des limites de la sociabilité humaine.
II
11Jusqu'ici, j'ai parlé des bases anthropologiques de la religion de manière générale. Si maintenant nous considérons la Bible, nous voyons que l'idée de révélation devient extrêmement complexe. La révélation ne se présente plus comme un simple mythe étiologique mais comme l'histoire de la religion d'Israël en tant qu'elle est la source commune du judaïsme et du christianisme. Le fait nouveau, c'est que la révélation se présente comme l'évolution spirituelle d’un peuple ; elle est toujours une forme sacrée de solidarité limitée mais porteuse d'un itinéraire collectif au cours duquel le dieu national se transforme de plus en plus clairement en juge universel.
12Dans le Cantique de Débora, qui est un des plus vieux textes de la Bible, Yahvé est un dieu guerrier qui combat avec son peuple. Chez les prophètes des XIIIe et XIIe siècles, Yahvé est un dieu de justice qui châtie les péchés de son peuple en faisant une violente critique du ritualisme populaire. Parallèlement, les scribes introduisent l'idéal prophétique dans la codification des lois rituelles, ce qui donnera le Deutéronome en 622. Au XIe siècle, durant l’exil à Babylone, sous l’influence d'Ézéchiel, l'idéal prophétique de justice se combine davantage avec la codification des pratiques rituelles dans la loi sacerdotale, la Tora. Durant toute la durée des royaumes de Juda et d'Israël, la religion reste une religion de prospérité nationale ; elle ne deviendra une religion de salut qu'avec la croyance à la résurrection ou à l'immortalité bienheureuse qui s'introduit au second siècle avant Jésus-Christ, croyance qui ne sera jamais acceptée par les grands prêtres, les sadducéens. En somme, toute la période prophétique apparaît comme un long débat entre l'universalisme de la justice et le particularisme des rites traditionnels, débat qui aboutira à un ritualisme moral caractéristique de la Tora. La civilisation d'Israël a ceci de particulier qu'elle n'a légué aucune science ; elle a concentré tous ses efforts sur les deux composantes de la religion, à savoir la morale et le rite, la justice et la cérémonie.
13Le Dieu unique restera un dieu national, toujours nommé Dieu d'Israël, Dieu d'Abraham, mais ce Dieu national se révélera de plus en plus dans la promesse d'une eschatologie universelle qui sera le jugement dernier, l'avènement du règne de Yahvé. Le Dieu unique n'est universel qu'en espérance. Ce qui est proprement universel, c’est l'eschatologie. À l'époque de Jésus, cette eschatologie universelle est devenue le thème central des Apocalypses. Toute la littérature des Apocalypses est une littérature de cauchemar où l'espérance du peuple élu se mêle à l'attente de catastrophes, de guerres et de massacres des peuples rebelles. La littérature d'Israël n'a construit qu'un seul mythe, le mythe des apocalypses, la révélation de la fin des temps.
14On notera que les langues anciennes n'ont pas de mot pour traduire exactement ce que nous appelons aujourd'hui « religion » dans une perspective sociologique. En hébreu, lorsque le Second Isaïe veut suggérer l'idée de ce que nous appellerions « la vraie religion », il dit le « Mishpath », le Commandement divin. Et aujourd'hui encore, pour désigner la religion, l'hébreu emploie le mot « Dath » qui signifie aussi bien la religion que le droit. Il ne s'agit pas d'un droit constitutionnel, impliquant l'institution d'un législateur autonome, il s'agit de concevoir la religion comme un ritualisme moral sur le modèle de la Tora. Le ritualisme moral crée une forme de solidarité limitée, mais extrêmement forte puisqu'elle touche aux bases mêmes de notre vie affective, celles qui nous inscrivent dans une famille, une patrie, une origine vitale et spirituelle.
15Si nous considérons l'époque récente, nous voyons s'exprimer dans l'Islam la force extraordinaire du ritualisme moral. Ce que l'on nomme aujourd'hui « l'islamisme » est une crise de l'Islam comparable à la crise qu'a traversée la conscience européenne entre le XVIe et le XVIIIe siècles, c'est-à-dire entre les guerres de religion et la révolution française ou américaine. En apparence, la crise de l'Islam et la crise du christianisme ont des effets inverses puisque l'islamisme confond la religion et le politique, alors que la crise européenne du XVIIIe siècle aboutit à séparer l'Église et l'État. Pourtant, ces apparences diverses ont une même source : le problème de la laïcité.
16Qu'est-ce que la laïcité ? La laïcité est la séparation entre le Droit commun et la religion. La laïcité est un principe moral de justice qui impose à l'élaboration du droit une exigence d'impartialité ou d'équité à l'égard de toutes les confessions religieuses. Il ne s'agit pas seulement de la distinction habituelle entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, il s'agit d'un principe moral qui s'impose au droit commun. Ce principe énonce que tout homme a la même dignité, quelles que soient ses origines ethniques ou confessionnelles. La référence à l'origine n'est plus sacralisée, mais relativisée par la critique historique.
17L'autonomie morale du droit va de pair avec le devoir de transparence critique dans l'histoire d'un peuple. La laïcisation du droit et la critique historique se sont développées ensemble dans le christianisme au cours d'une lente évolution. Ses premiers balbutiements apparaissent dans la scolastique nominaliste des XIVe et XVe siècles, lorsque Guillaume d'Okham discute des rapports entre la Papauté et l'Empire, et que Gabriel Biel s'interroge sur « les critères des vérités catholiques ». Au XVIe siècle, les humanistes développent la critique littéraire, suivis au XVIIe siècle par les débuts de la critique historique. Il a donc fallu plusieurs siècles à l'Europe pour que la laïcisation du droit et la transparence critique de l'histoire s'introduisent dans les mœurs. Par contre, l'Islam a disposé seulement de quelques années pour faire face au double problème, juridique et historique, de la laïcité. Pour s'en rendre compte, il suffit de comparer les premiers théoriciens de l'islamisme, tels que Qotb et Mawdoudi, au livre récent de Bencheikh, le soufi de Marseille, qui sous le titre « Marianne et le Prophète » accepte la laïcité en exposant une sorte de protestantisme musulman, c'est-à-dire de théologie dans laquelle les coutumes archaïques sont nettement distinguées des obligations religieuses.
18Le principe de laïcité, c'est-à-dire de séparation entre les particularismes religieux et le droit commun, pose un problème plus clair que ne l'était au XVIIe siècle la question de l'existence de Dieu. Au XVIIe siècle, on discutait comme au Moyen Âge sur les rapports entre la foi et la raison, conformément aux habitudes de l'argumentation scolastique. Aujourd'hui, nous ne dirions plus simplement « la raison », car le critère du jugement est l’union de la raison et de l'expérience, étant admis que l'une ne va pas sans l'autre. La raison seule ne résout aucun problème d'existence. Elle n’est qu'un pouvoir d'analyse et de synthèse qui a pour fonction d’organiser l’expérience et d’aboutir, par cette voie, à formuler des jugements d’existence. Il appartient aux sciences particulières d’étudier les divers genres d’êtres alors que la philosophie est une recherche d’unité, de cohérence. Par exemple, le livre de Georges Lochak sur « la géométrisation de la physique » est un ouvrage de philosophie écrit par un physicien. Il appartient au physicien de parler des choses observables, mais lorsqu'il parle de la science physique, il fait de la philosophie. Or, pour réfléchir sur la cohérence interne de la physique, Lochak est obligé d'en faire l'histoire. L'histoire est la science critique des témoignages, c'est-à-dire des documents qui sont les signes de l'esprit. La physique raisonne sur des phénomènes naturels alors que l'histoire raisonne sur des signes. La physique et l'histoire sont les sciences positives les plus universelles, car elles ne peuvent exister l'une sans l'autre ; on imagine mal un physicien ignorant totalement l'histoire de sa discipline. L'histoire est en outre la médiatrice entre la science et la philosophie, puisqu'en méditant sur les signes ou témoignages de l'esprit, nous amenons la pensée à réfléchir sur elle-même ; la confrontation de soi à soi est nécessaire à la fonction universelle de la connaissance mais aussi de la morale.
19Quel est le fondement de la morale ? Si nous ne voulons pas séparer la raison et la sensibilité, nous dirons que le fondement de la morale est la perception d'autrui. C’est en effet la perception d'autrui qui introduit en nous l’approbation ou la désapprobation, elle nous fait découvrir nos sentiments de louange ou de blâme, à l'égard desquels la raison a un rôle correctif qui ne crée pas les valeurs morales mais les discerne, les discute, les harmonise en faisant l'éducation de nos sentiments. La perception d'autrui n'est pas seulement le point de départ de la morale, elle en est aussi le point d'arrivée qui met à l'épreuve les vertus fondamentales de bienveillance et de justice dans les rapports quotidiens entre les personnes. Si la perception d'autrui accompagne toute la vie morale, il importe que la foi se comprenne elle-même comme une foi dans la charité. Affirmer l'existence de Dieu, c'est s'engager dans une tradition particulière, mais de telle sorte cependant qu'elle avive l'interrogation sur le sens de notre existence. « Qu'est-ce que j'aime quand j'aime mon Dieu ? » demandait Saint Augustin. Demander si Dieu existe est un faux problème, théoriquement insoluble. Ce qui fait problème, c’est le sens de l'absolu, la rectitude intérieure, la rigoureuse acceptation d'un milieu commun à tous, l'univers à la fois physique et moral, y compris son mystère.
20Nous pouvons maintenant revenir à notre question de départ concernant la nomination de Dieu.
21Sous le titre : « De nominibus Dei », Saint Thomas traite de la proposition théologique dans le but de montrer que les attributs divins tels que la sagesse, la puissance, la bonté se distinguent pour nous alors qu'ils sont identiques en Dieu. La diversité des attributs est une diversité des modes de signification par lesquels nous tentons imparfaitement de nous représenter l'unité indivisible de la substance divine exprimée par le sujet « Dieu » (I a q. XIII, A. 12). La participation de toutes les créatures à leur cause première permet de remonter du multiple à l'un, de la diversité des attributs au sujet de la proposition. Cette analyse de la proposition théologique comme remontée du multiple à l'un s'inspire du mouvement néoplatonicien de « l'épistrophè » qui a été transmis à Saint Thomas par les théologiens arabes, comme on le voit d'une manière encore plus claire dans Summa contra Gentiles qui décrit longuement cette remontée de l'âme vers Dieu.
22L'argumentation de Saint Thomas sur les nom divins a toutefois un inconvénient. Elle ne permet pas de distinguer l'hénothéisme grec et le monothéisme biblique dont avait parlé Saint Thomas au début de la Somme théologique à propos de la Sacra Doctrina. L'Un de Platon n'a pas la même fonction que l'Unique de la Bible. L'hénothéisme grec est une composition qui s'élabore à partir du Cosmos pour remonter à l'unité mystique qui en est la source première, alors que le monothéisme biblique s'appuie sur la révélation donnée dans l'histoire sainte pour concevoir la fonction normative de l'Unité divine imposant une règle de culte exclusive de tout autre. Il n'y a qu'un seul Dieu, et c'est le nôtre, comme l'explique la loi de Moïse. Il ne faut pas confondre l'unité mystique et l'unité révélée, bien que les deux thèmes s'entremêlent dans la théologie chrétienne. Pour nous rendre compte de cette différence, nous pouvons comparer avec la Bible le texte d'un helléniste païen comme la lettre à Marcella écrite par le philosophe Porphyre. Au premier abord, la lettre à Marcella parle de Dieu comme pourrait en parler un théologien monothéiste. Porphyre insiste longuement sur l'unité divine, sauf que, par moments, il évoque les dieux du polythéisme non pas pour les exclure mais, au contraire, pour les inclure dans un même sentiment de piété. L’unité mystique des Grecs exerce dans sa simplicité ineffable une fonction inclusive, une fonction de participation incluant les dieux et les hommes dans l'harmonie du Cosmos. Au contraire, dans le monothéisme biblique, l'unicité divine a une fonction normative ou institutionnelle qui impose une règle de culte exclusive de tout autre. Le Dieu révélé est un Dieu institutionnel qui se révèle dans l'histoire en instituant l'élection d'un Peuple saint, mis à part de tous les autres. Alors que dans l’hénothéisme grec, l'unité divine a une fonction inclusive, qui rassemble les dieux et les hommes, le monothéisme biblique a une fonction exclusive, une fonction institutionnelle qui exclut le culte des autres dieux, comme il exclut les peuples étrangers qui n'ont pas été élus dans une histoire singulière. Dans toute la Bible, le monothéisme s'est toujours défini par exclusion, du moins jusqu'à l’attente du jugement dernier. Dans l'Islam, le Coran exclut toute association d'une créature quelconque au culte dû à Dieu seul. C'est aussi ce qu'affirme le Deutéronome : « Écoute Israël, ton Dieu est un Yahvé unique ».
23Il est vrai que dans l'histoire de la théologie chrétienne s'entremêlent les deux thèmes, hellénistique et biblique : la fonction inclusive de l'unité mystique ineffable et la fonction exclusive de la loi révélée imposant sa norme d'unicité, de singularité historique. Pourtant, si les deux thèmes s'entremêlent, ils n'en demeurent pas moins distincts. Le mysticisme, c'est-à-dire le sens intuitif du mystère, est une composante de toutes les religions. Il y a pourtant une certaine tension entre la mystique individuelle et la révélation institutionnelle. Dans l'Islam, le soufisme s’est développé en marge de la Sunna ; il a été souvent tenu en suspicion. De leur côté, certains théologiens juifs ont reproché à la Kabbale de conduire à l’athéisme. Dans le christianisme, l'expression littéraire du mysticisme s'est développée surtout à la fin de certains cycles historiques, comme le néoplatonisme à la fin de la période hellénistique ou comme les mystiques espagnols et flamands à la fin du Moyen Âge. C'est au XVIIe siècle qu'on a vu dans la mystique une espèce d'expérience alors que, dans l'antiquité chrétienne, les mots « mystère » et « mystique » évoquaient plutôt une espèce de signification. On disait « significatio mystica », « sensus mysticus », « ratio mystica » pour qualifier une signification qui va au-delà des apparences ou des images. Saint Jean de la Croix décrit la voie de la contemplation comme une voie conduisant à « la simple sagesse », au repos de l’âme dans le « Tout » ou, comme dit Maître Eckart, au recueillement dans l'unité. Et Henri Brémond, dans son Histoire littéraire du sentiment religieux, assimile le sens mystique à ce qu'il nomme « la poésie pure », l'intraduisible sincérité. On constate dans toutes les religions monothéistes une certaine tension entre les normes institutionnelles de la révélation et le sens du mystère conduisant des itinéraires individuels. Cette tension laisse supposer que le sentiment religieux n'a pas fini d'évoluer ; la laïcité du Droit introduira de profonds changements.
24Pour conclure, je dirai qu'il faut replacer la théologie dans le cadre général de l'histoire des religions. Celui qui ne connaît qu'une seule religion prend le risque de n'en comprendre aucune, dans la mesure précisément où c'est par comparaison de l'une à l'autre que les religions deviennent accessibles à l’analyse. Il en est de l'histoire de la religion comme de l'histoire de l'art ; en nous rendant attentifs à tous les peuples, elles élargissent l'horizon de la sociabilité humaine.
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Note, en réponse à une question posée
25Vous me demandez : « Quelle est la fin qui dynamise votre exploration des différentes disciplines » ?
26Votre question fait allusion au fait que, dans les Entretiens de Courances1, ma méditation philosophique s'appuie en effet sur « différentes disciplines ». Je voudrais d'abord préciser ce point. Si nous laissons de côté les divisions administratives entre les spécialités académiques, nous pouvons considérer qu'il y a deux sortes de sciences : les sciences naturelles (physique et biologie) et les sciences que l'on peut qualifier d'historiques ou d'anthropologiques en ce sens qu'elles ne reposent pas seulement sur l'observation de phénomènes naturels, mais sur des signes, des témoignages, des documents de toutes sortes dans lesquels s'attestent les caractères propres à notre humanité. L'esprit est une activité qui se reconnaît elle-même dans les signes ou les œuvres qu'elle produit. L'étude des documents historiques est donc un instrument de réflexion sur les manifestations de l'esprit humain. À cet égard, il n'y a pas de différence fondamentale entre la recherche historique dans les archives et l'enquête anthropologique sur le terrain. La technique est différente mais le but est le même. Bien entendu, l'expérience de terrain est irremplaçable, parce qu'en apprenant à vivre dans différentes sociétés, on découvre peu à peu ce qu'est l'unité humaine. Les « différentes disciplines » auxquelles vous faites allusion sont simplement des méthodes auxiliaires de la recherche historique ou anthropologique (p. ex. l'étude des langues). Il est vrai que l'apprentissage de ces méthodes auxiliaires est un très long travail auquel j'ai consacré de nombreuses années. On peut alors se demander : pourquoi ce long détour alors que ma préoccupation essentielle est philosophique ? Parce que la spéculation pure des philosophes n'avance pas. Il faut rejoindre l'être humain là où il est. C'est à cela que servent les archives et le terrain. Là par exemple se découvre ce que les hommes appellent un dieu, et qui est très différent de ce qu'imaginent les philosophes, et surtout les romantiques. De même, s’il est vrai que la physique nous renseigne sur la nature des choses, l'histoire de la physique nous montre le fonctionnement de l'intelligence, de telle sorte que la nature et l'esprit vont toujours ensemble aussi bien que l'âme et le corps en biologie.
27C'est pourquoi mes long détours par les sciences empiriques m'ont appris une chose : c'est que la philosophie se résume tout entière en une seule idée, l'unité du monde et de la communauté humaine. Il n'y a pas de conscience de soi sans l'idée d'univers qui l'oriente de l'intérieur, quel que soit le domaine empirique où elle s'applique. C'est là une vieille idée, aussi vieille que les présocratiques et que Platon. L'unité n'est pas seulement ce que nous cherchons, mais ce qui nous fait chercher. Elle est la fin parce qu'elle est aussi la source. Cela veut dire que je me considère toujours comme une partie de la communauté humaine et que mes buts personnels sont tout à fait secondaires. Lorsqu'il nous faut renoncer à l'anthropomorphisme des dieux révélés, il nous est rendu une fraternité humaine qui est l'unité dans laquelle nous nous mouvons et dans laquelle nous sommes. J'ai appris à vivre dans des sociétés professant des religions différentes, et je n'avais pas à leur proposer une opinion particulière mais seulement à expliciter ce qu'ils portaient en eux et qui est essentiellement développable suivant des chemins qui sont les leurs.
28Le romantisme consiste à chercher au problème de la destinée humaine une solution individuelle, alors que le propre de la solution est justement ce qui nous est commun dans des chemins singuliers.
29Voilà en gros ma réponse. En m'interrogeant sur « la fin », vous pensez peut-être que le présent est dans le temps et s'écoule vers un avenir incertain. Mais cette image est trompeuse, elle est l'image de nos soucis anecdotiques. En réalité, le temps est dans le présent, car c'est dans le présent que le temps passe. Après quoi, il ne passe plus, il est « le passé ».
Notes de bas de page
1 Voir E. Ortigues, Sur la philosophie et la religion. Les entretiens de Courances, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003.
Auteur
Anthropologie, philosophie
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