La souveraineté de Dieu. Entre absolu et infini
p. 165-179
Texte intégral
En histoire, il vaut mieux continuer que recommencer.
Taine
1Souvent associée à la vertu d’espérance et à la notion de lien, la religion est aujourd’hui devenue source de profonde inquiétude. La passion politique qu’on croyait adoucie avec la mort des idéologies et des Weltschauengen, des visions du monde sans partage, sans réserve et sans alternative, se nourrit désormais de la conviction religieuse, une conviction absolutisée par l’idée de Dieu, elle aussi sans partage, sans réserve et sans alternative, par laquelle celui qui la vit l’extrêmise1. Dieu redevient omnipotent, l’omnipotence confinant au totalitarisme. Et évoquer de nouveau sa souveraineté, c’est raviver l’absolutisme qu’on imaginait aboli avec les régimes à leader infaillible et à parti unique. Aujourd’hui, les « partis de Dieu » assurent sans sourciller les relèves de la pulsion de mort. Dans ces conditions, l’on pourrait affirmer que le nihilisme a de beaux jours devant lui si, précisément, son propre n’était pas de précipiter la fin des temps et d’effacer le mot même de « jour ». Et que dire de la désespérance, celle que fait naître la violence sans cesse recommencée au nom même de Celui qui a enseigné son abolition ? Par la suite, où trouver précisément l’alternative à ce dont cet absolutisme sans absolution prive la condition humaine, et notamment l’idée d’un Dieu qui serait fidèle à ses définitions premières, celles qui l’instituent comme Créateur, ayant donné naissance à l’Univers par un geste de grâce gratuite auquel a répondu, selon le Zohar, le premier Hallelouiah, le premier « Louez Dieu », de la Création ? D’un Dieu qui a créé l’Humain de telle sorte que le regard de celui-ci porte d’une extrémité de la Création jusqu’à l’autre, c’est-à-dire sans nul éborgnement cyclopéen, en conscience plénière, sans ombre portée d’aucun inconscient contraint à un obsessionnel refoulement ? Comment retrouver cette idée de Dieu dans les dogmes assassins, dans les liturgies sacrificielles, dans les « prières » où se rejoignent le désir irrépressible de l’homicide, de l’infanticide, du parricide, et aussi, puisque le propre du fantasme est de se dilater jusqu’à ce qu’il crève en orage de folie, du déicide et du biocide ? Comment la dégager de ce carcan qui l’emprisonne sous prétexte de l’exhausser : le concept de souveraineté2 ? Qui a jamais dit ou écrit que Dieu était « souverain », à l’instar de Néron (Filius divii) ou de Louis XIV (Lieutenant de Dieu tenant lieu de Dieu), sans parler d’autres potentats plus contemporains, chronologiquement, mais non moins psychiquement archaïques ?
2Placé à cet étroit carrefour du destin où la pulsion de mort ordonne à la pulsion de vie de lui laisser libre passage, il importe que chaque citoyen fouille dans sa mémoire — cette mémoire à la tempe qui saigne, ainsi que l’a peinte Magritte — pour y retrouver sinon un autre Dieu, ou un Dieu autre — comme si Dieu était variable et adultérable — en tout cas un Dieu de vie, qui fasse place et droit à une Humanité elle aussi se complaisant dans la donation et non dans la privation de celle-ci.
3Commencer ce travail exige que l’on recherche cette idée aux endroits où elle est susceptible de se trouver. Pour ce qui nous concerne dans les Textes de l’immémoriale Tradition juive, conservée intacte depuis que la transmission en a commencé, ce dont il faut, sans doute, être reconnaissant au peuple porteur d’une telle Tradition, celui qui dispose, si l’on nous passe l’expression, du « disque dur » de la conscience humaine : la Thora3. Qu’y apprenons-nous, attentifs à la déclosion d’une Parole qui est celle-là même par laquelle Dieu s’exprime non pas pour que l’Humanité en soit sidérée mais afin qu’elle la comprenne, la commente et, si nécessaire, qu’elle la discute et dispute ? Qu’avant tout, Dieu est non pas absolu mais infini. Quelle est la différence ?
1. Divinité, absolu et souveraineté psychotique
4Pour en mesurer la portée, et avant toute exégèse, il importe de revenir aux Textes sourciers, pour y déceler les informations qu’ils contiennent à notre intention. Notons d’abord que Dieu, autrement inconnaissable, y apparaît en situation et qu’alors il a des pensées et des mots en rapport avec celle-ci puisqu’il s’agit pour lui non pas de soliloquer, ou même de ventriloquer, mais de s’adresser à l’Humain, à son partenaire dans la Création pour aborder avec lui des sujets d’intérêt commun. Autrement, à quoi bon se révéler ? C’est ainsi que Dieu se révèle à Moïse, non pas dans une vision sidérante, qui l’eût fait tomber à la renverse et l’eût laissé aveugle et sans voix mais, au contraire, de sorte qu’il l’entende d’abord, avant de l’écouter. A cette fin, Dieu ne fera point irruption ou éruption. Il se fera pressentir par un annonciateur qui soit à la mesure de celui qui doit le recevoir : un berger exilé qui ne cesse de penser à son peuple persécuté en Egypte pharaonique, en Mitsraïm trans-désertique. Cet annonciateur apparaîtra au cœur du plus humble des arbustes, dans un buisson — quiconque est libre d’y reconnaître ce que l’on nomme l’âme de l’Humain, ou son esprit — qu’il saura habiter sans le dévaster. La révélation divine fait place à l’homme Moïse — ainsi qu’aimait à le nommer l’homme Freud4. Elle ne le réquisitionne pas. Elle ne le tétanise pas. Et, ayant compris qu’en ces temps de pharaonie absolutiste — puisque le Maître de l’Egypte affirmait qu’il s’était auto-engendré et qu’il avait donné naissance au Nil (Ez ; 24, 8) — Dieu seul pouvait ainsi se laisser discerner es qualités, à cette procédure d’accueil, Moïse saura répondre par des gestes corrélatifs d'hospitalité humaine. S’il défère à la parole de Dieu : d’avoir à s’avancer vers une « terre de sainteté », c’est-à-dire non imbibée de sang, il le fait après s’être couvert le visage, geste de pudeur et d’autolimitation, et après avoir ôté ses sandales de ses pieds : afin que la plante de ceux-ci aient contact direct avec cette portion de terre préservée des violences du meurtre originel et de ses monstrueux enfantements (Ex ; 3, 5 et 6). Dieu se révèle à Moïse comme un infini et non pas comme un absolu. À la différence de l’absolu, l’infini n’est pas incompatible avec la mesure, avec l’eurythmie, avec la patience. Abordé en son essence, Dieu n’est même pas pensable. Un des chants liturgiques d’Israël, le Ygdal, le proclame sans rien en défalquer : « Il est le commencement sans commencement et la fin sans fin ». Il faut être capable d’admettre pareille incommensurabilité pour que la rencontre avec ce même Dieu soit concevable et possible.
5Dieu s’adressera à Moïse depuis l’intimité de ce buisson qui devient alors un « miracle de nature5 » puisque, pour la pensée juive, le miraculeux n’est pas ce qui rabaisse le naturel mais ce qui le transfigure. Ce Dieu à la fois infini et personnel s’est déjà révélé à ses Pères. Mais lorsqu'il l’a fait Moïse n’était pas né. Le Dieu des Pères va maintenant s’engager dans un dialogue avec lui. Dialogue : le mot est devenu banal. Il ne devrait plus l’être. Dialoguer n’est pas bavarder. C’est mettre en relation deux univers jusqu’alors étrangers, au risque de provoquer leur collision. Pour l’éviter, chacun doit décliner son nom, son chem. Chem en hébreu veut dire : là-bas (cham), vers une direction ascendante. Le nom n’est pas une stèle funéraire. Il ouvre un avenir. Il délinéine un projet. Dieu connaît le nom de son interlocuteur. C’est par lui qu’il l’a appelé en redoublant cet appel (Moché Moché), en coulant sa voix dans la voix de son père et celle-ci dans celle des Patriarches. Moïse, lui, ne connaît pas le nom de Dieu. Étonnant... Dieu ne s’est-il pas présenté justement en disant : « JE (Anokhi) suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob » ? Moïse n’en demande pas moins, en faisant transiter sa demande par la question préjudicielle que ne manqueront pas, à son jugement, de lui poser les Bnei Israël : « Qui (mi) est Anokhi ? ». Moïse demande à Dieu le nom du Nom. Et Dieu répond — entendons-le en hébreu — quitte à ne pas comprendre sur le champ : « Ehyeh acher Ehyeh » (Ex ; 3, 14).
6Pourquoi écouter d’abord ce nom, phonématiquement ? Parce qu’il ne suffit pas de lire une langue — en l’occurrence la langue hébraïque de la Thora — pour la comprendre. La preuve ? Voici comment des hébraïsants, juifs ou non, traduisent cette formule nominale : « Je suis celui qui suis »6. Comment l’entendre ? Répétition ? Redondance ? Itération ? Ou encore tautologie suprême ? L’analyse grammaticale reconduit à l’analyse conceptuelle. Pareille « tautologisation », prélude à ce que l’on pourrait nommer le « tautalitarisme divin », ne prive-t-elle pas Moïse de sa réponse puisque le nom du Nom serait en fait : le Même ? Un non-Nom puisque ne se rapportant à rien d’autre qu’à lui-même. Nom de Dieu en soi et pour soi, compact et opaque, auquel nul n’aurait accès. Formule de l’Absolu. Moïse n’aurait plus qu’à se taire. Et de nouveau sévirait l’empire du monologue, usage d’une parole qu’il faudrait d’ailleurs désigner autrement puisque, étymologiquement, mono (seul) et logos (parole sur le monde divers) ne peuvent aller ensemble. Les conséquences juridiques, politiques et psychiques de cette tautologie sont incommensurables.
7À commencer par la théorie du droit. Si dans l’architectonique des normes, la fameuse Ur Norm kelsenienne est l’équivalent du nom de Dieu, épistémologiquement « retraité » et méthodologiquement laïcisé, comment tout autre norme ne serait-elle pas située hiérarchiquement et monologiquement par rapport à elle qui lui conférerait de manière univoque la totalité de son être, minéralisé, et l’intégralité de ses significations, soustraites à tout débat ? Dans ces conditions, le principe même de l’interprétation juridique et celui du contradictoire dans la procédure deviennent inutiles. Et, par conséquent, la démocratie apparaît littéralement inconcevable si celle-ci repose sur la manifestation non pas du croire, exclusif, mais des croyances, arborescentes, et sur l’axiome de la libre délibération, sans aucune restriction dans la faculté d’objecter, sinon celle de la bonne foi et de la bonne gestion du temps judiciaire.
8Au lieu de la démocratie, la théocratie sévira aussi. Théocratie confessionnelle ou théocratie séculière puisque les Führer, Duce et autres Camarade qui se sont érigés en idoles vivantes, en sources du droit et en distributeurs arbitraires de la vie et de la mort, individuellement et collectivement administrée, ont prétendu occuper la place d’un Dieu réputé mort ou lubique pour mieux s’y subroger. La démocratie retrouvée implique alors une autre idée de Dieu. Non seulement pour lever cette présomption parfois délirante mais aussi pour établir ou rétablir l’idée d’un Dieu qui fasse, comme on l’a vu à propos de Moïse, place et droit à la vie et à l’avis d’Autrui, exprimés par une parole sans autre contrainte que celle de la réciprocité, qu’on aura garde de confondre avec le donnant-donnant.
9Des siècles d’extermination nous ont rendus attentifs à l’investissement pulsionnel de nos croyances et à la nécessité, quoi qu’on affirme sur notre affiliation à la Raison et aux Lumières, d’en produire les preuves concordantes et de les soumettre à un examen lui aussi contradictoire. Le concept de Souveraineté ne se contente pas de capter le Nom de Dieu en le dénaturant puisqu’il l’absolutise. L’absolutisant, il le psychotise aussi7. Pour être considérée comme Signifiant, l’idée de Dieu doit s’ouvrir à d’autres Signifiants. Autrement, l’occlusion du Signifiant le désignifie et en favorise toutes les forclusions dans l’esprit humain. Telle n’est pas la logique structurale de l’Alliance, de la Berith. Dieu crée l’Humain, on l’a dit, en corrélation avec lui. Cette corrélation stucturale implique alors que la forme divine de la parole soit bien le dialogue. Walter Benjamin l’a bien perçu : « En Dieu seules les choses ont un nom propre [...] car assurément, dans le verbe créateur Dieu les a appelées par leur nom propre [...]. Tout langage supérieur est traduction du langage inférieur, jusqu’à ce que se développe dans son ultime clarté le verbe de Dieu qui est l’unité de ce mouvement de langage »8. Quine conforte cette approche lorsqu’il met en garde contre ce qu’il nomme « l’embrigadement de la référence. »9 Le Souverain absolu systolise les sens à l’œuvre dans la Création. Il ne les diastolise jamais. Sauf lorsqu’il y est contraint. La concentration politique et la centralisation administrative servent cette aberration. L’Alliance permet que Dieu soit car l’on n’est jamais pour soi seul, ainsi que le récit de la Genèse l’affirme très tôt à propos d’une des propensions natives de l’Humain, lorsqu’il s’enclôt et s’entropise : « Il n’est pas bon (lo tov) que l’être (heyot) de l’Humain (Haadam) soit isolement (lebado) » (Gen ; 2, 18). Dès lors, dans la Tradition juive, Dieu n’est pas une illusion, le contraire du réel. Il en est plutôt l’indice et le garant. Lorsque le Roi fait mander le prophète Jérémie et lui demande si Dieu est présent, Jérémie répond « Yech ». Ce qui ne signifie pas seulement : oui, ou certes, ou tout autre terme approchant. Yech rend compte de la réalité de ce ou de celui dont on parle. Ne pas l’admettre ne relève pas de la différence d’opinion mais engage le dénégateur dans le processus dangereux de la déréalisation au terme de laquelle l’objet ou l’être dénié fera « objection d’existence », au risque de disloquer l’esprit où sévit une telle déréalisation10. Les dix plaies d’Égypte sont susceptibles de s’interpréter sur ce plan. À la demande formulée par Moïse à l’adresse de Pharaon, au nom de Dieu, afin que le maître de l’Égypte laisse sortir « son peuple », Pharaon avait réagi par le déni et le dédain : « Qui est Dieu pour que je laisse partir ce peuple ! ». Lorsque le point d’interjection se substitue au point d’interrogation, la perte du sens de la réalité menace, et avec elle la dislocation psychique, laquelle entraîne la dislocation politique lorsque la Cité et le quasi-Dieu qui la domine ont fusionné. Ces observations conduisent ainsi à une reformulation de notre interrogation première : à propos des dictatures, tyrannies, despotismes, théocraties ou autres totalitarismes : prétendre que leurs maîtres le sont devenus parce qu’ils se sont « divinisés » n’a pas grand sens parce c’est confondre Dieu et l’Absolu, la Souveraineté et l'Hyperiorité, la Présence divine, la Chekhina — qui est toujours de voisinage (chakhen) et la démence à thématique divine qui est toujours de clivage et d’exclusion. Il est d’ailleurs à noter que « l’absolutisme divin » est erratique en ce qu’il ne peut subsister tel quel, forcé de diviniser à son tour ce qu’il engendre fatalement, ce qui lui résiste et lui fait, comme on l’a dit, « objection d’existence ». C’est pourquoi l’Absolutisme théocratique, qu’il soit confessionnel ou laïcisé, est indissociable de cette forme de pensée, ou plutôt de non-pensée, qu’on dénomme manichéisme. Le Un absolutisé, le « tautalitarisme », le : « Je suis le Un qui suis le Un », produit fatalement, psychotiquement, son Double ; non pas le deux, dans l’ordre de la numération ouverte, mais le Un cassé, clivé, fracturé, les deux demi-uns qui ne s’ajointeront jamais plus : hérésie, schismes, sécessions, partitions, que des flots de sang voudront noyer11.
10D’où la nécessité de revenir à la présentation de soi par Dieu à Moïse au buisson que sa Présence mettait en lumière sans l’incendier. L’on aura compris que les problèmes de traduction sont discutés ici en raison de leur incidence psychique et de ce qui s’investit ensuite de celle-ci dans la confection des Lois et dans les agencements institutionnels qui s’autorisent de telles références absolutisées.
2. De Dieu qui ne serait pas fatalement folie
11Quand Dieu se présente à Moïse, ce n’est pas sous la modalité d’un présent compacté, d’une égoïsation absolutisée mais sous la forme d’un futur infinitisé, si l’on peut dire ; non pas : « Je suis celui qui suis » mais bien : « Je serai ce que Je serai ». Au regard d’une histoire que l’envoi de Moïse en mission remet en mouvement, Dieu se révèle comme ouvreur du temps, incitateur à l'Historicité. D’une Historicité qui soit exploratrice sans être aventureuse. C’est pourquoi elle se rapporte, certes, à une généalogie mais celle-ci, à son tour, se défère et se réfère à une Alliance, celle des Patriarches, laquelle se rapporte à la prime Alliance, celle du Créateur et de l’Humain (Haadam) qu’il a créé non pas à son « image » mais en corrélation avec lui, sans que plus jamais l’un puisse se passer de l’autre. C’est pourquoi Dieu qui ouvre l’Histoire ne se tient pas éloigné de l’Homme qui y coopère. Si l’Homme Moïse objecte qu’il est « lourd de bouche », qu’il n’est pas orateur, « Je serai ce que Je serai » le rassure : « Je serai » sera « avec sa bouche » (Ex ; 4, 12). Celle-ci ne se laissera pas imposer silence par la parole sans réplique de Pharaon. Moïse est envoyé auprès de lui pour l’inviter à laisser partir ce peuple que Dieu a nommé : « Mon aîné (bekhori) ». En cas de besoin, Moïse ne doit pas refuser de motiver la demande divine, d’engager un dialogue avec le Souverain égyptien. Une question surgit cependant : pourquoi Dieu ne s’est-il pas directement révélé à Pharaon ? Parce que celui-ci ne disposait pas de la moindre part de soi qui fût disponible à cette fin, une part dont Dieu eût accepté qu’elle fût encore plus restreinte que l’intérieur d’un buisson du désert. Pourtant, si Pharaon, infatué de son pouvoir absolu, ivre de sa souveraineté sans partage, plein de soi, refusait de répondre à la demande du Dieu infini, alors, à n’en pas douter, il ne devra plus se contenter d’assertions à propos de sa grandeur présumée : il devra la confronter à une autre Puissance, celle qui se déploiera devant lui et qui le prendra au mot.
12Pour l’instant, l’enseignement de ce nom du Nom de Dieu enseigne Moïse aussi. La finitude de celui-ci lui est rappelée par l’usage cette fois d’un seul « Je serai » (Ex ; 4, 12). Le « Je serai ce que Je serai » est à l’intention des générations à venir qui ne devront pas douter de leur propre raison d’être. L’infini divin se conçoit et se reçoit dans une vie d’homme mais se déploie dans l’infini de l’Histoire humaine corrélée à ce qu’il ne faut pas hésiter à nommer l’Histoire de Dieu. Lorsque Dieu assure : « Je serai ce que Je serai », il prend date et demande confiance, y compris pour les périodes où il semblerait absent, ou en éclipse, si ce n’est... mort. En attendant, face à Moïse qu’il enseigne, Dieu ne se fait pas mystagogue mais pédagogue. Il le prévient contre la tentation suprême : vouloir « connaître » le Nom de Dieu.
13Cette connaissance possède son propre champ gravitationnel. Qui s'aventure là s’y laisse entraîner au risque de s’y dissoudre, comme dans la profondeur des mers, comme dans l’immensité du ciel, comme dans l’amour ivre ou dans la dissolvance d’autres affects (le Décalogue n’ira-t-il pas jusqu’à faire état d’une « haine de Dieu » ? Ex ; 20, 5). Cependant, Moïse doit savoir lui aussi limiter sa question. Anokhi est le nom de Dieu tel qu’il se révèle à présent. Quel est le nom du Nom ? « Je serai ce que Je serai ». Pour le connaître, il faut devenir, accepter également pour soi de dire au moins le premier : « Je serai ». Lorsque le second « Je serai » adviendra, le sens du premier s’éclairera encore plus vivement.
14Quoi qu’il en soit, maintenant, il ne s’agit plus de questionner mais de se mettre en chemin. Moïse a puisé suffisamment d’eau vive pour le parcours prévu. Mais la présente révélation du nom divin, elle, ne s’arrêtera pas. Elle se poursuivra par deux fois au moins au Sinaï, à l’occasion des deux révélations corrélatives qui s’y sont produites, lorsque le peuple libéré de sa dispersion dissolvante dans les champs de corvée pharaonique se sera assemblé. Ce sera d’abord lors de la première de ces révélations, dans la théophanie des Dix paroles.
15Lorsque Dieu proclame sa Loi, la Thora ; qu’il la présente au peuple des Bnei Israël, en son écoute conjugale, indissociablement masculine et féminine, il se nomme à nouveau comme Anokhi (Ex ; 20, 2). Par là même se relient la révélation sinaïtique et celle du Buisson ardent. Mais au Sinaï, le Anokhi qui ouvre la première des Dix Paroles constitue l’ampliation — en termes juridiques — et l’amplification — en termes de sens — du premier Anokhi. Cette fois la révélation n’est pas intime, personnelle, discrète : elle est publique, officielle, cosmique. Les Bnei Israël en sont les récepteurs (mekabelim) à l’intention de l’Humain dont ils deviennent, en ces instants, les porte-forts afin d’éviter que le Cosmos et que l’Humain qui en est une part, si ce n’est une parcelle, ne retournent au Chaos car l’Univers a épuisé sa créativité et son crédit : il ne lui est plus possible de survivre sans la Loi qui l’institue et l’énergétise, celle par laquelle il reçoit l’influx du Créateur, la hachpaâ. Comment se décline le nouvel Anokhi : « Anokhi, l’Éternel, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte (premier : Je serai) ; de la maison des esclaves (second : Je serai), » de ce fait, et par conséquent : « Tu n’auras pas de dieux autres devant Ma face ». Qu’est-ce à dire ? Dieu se présente cette fois non pas comme théocrate mais comme irréfragable libérateur. Une fois qu’il a infinitisé l’Humain, rendu par lui à ses dimension premières, aucun absolu ne saurait s’instaurer ni se justifier pour l’y faire renoncer. L’Absolu se caractérise par l’oubli ou par l’abrogation de la première des dix Paroles pour ensuite méconnaître la deuxième afin de s’imposer comme divinité autre, idole aliénante puisqu’elle prétendra dicter ce qu’est le sens, le rabattre sur un Ego devenu monstrueux qui se formulera dans des sentences totales, sans nulle articulation interne : « L’Etat c’est moi ; le Parti c’est moi ; l’Humain, c’est moi, et, in fine, Dieu c’est moi »12. Au Sinaï, Dieu insère le « Je serai ce que je serai » dans l’invitation à l’Histoire dont nul ne peut prétendre dire le dernier mot puisque par son infinitude même elle ne peut en avoir.
16Cependant, la guidance divine ne signifie d’aucune manière qu’il mette encore l’Humain en tutelle. Celui-ci doit accepter à nouveau d’occuper toute sa part dans l’Alliance qui l’a instauré comme le corrélat du Créateur, comme créature créatrice. Cette place-là, Dieu, infini, la lui ménage, la préserve contre tout empiétement en lui faisant obligation, une fois la Thora reçue, de l’étudier, autrement dit de la travailler, comme l’Humain, sis au Gan Êden, avait été assigné à la travailler, à en élaborer les substances et les matériaux (Gn ; 2, 15). Ce travail se nomme pirouch : interprétation. D’où l’apprend-on ? De la seconde révélation sinaïtique, celle qui suivit la transgression du Veau d’Or et par laquelle Moïse sut obtenir le pardon de Dieu mais apprit aussi comment ce pardon s’obtient. Car l’Histoire n’est pas une route droite et plane mais une voie que la liberté recouvrée de l’Humain accidente sans cesse, à cause de ce qu’est la liberté : une inévitable imprévisibilité qui doit cependant ne jamais se transformer en salto mortale. Or, le pardon obtenu par Moïse, ce jour-là qui fut le premier Yom Kippour de l’Histoire humaine, constitue à son tour une révélation, la seconde de celles qui se produisirent au Sinaï : celle des treize attributs (middot) de la compassion divine (Ex ; 34, 6). Toutefois, ces treize attributs-là ne sont pas treize hypostases placées hors de portée de l’esprit humain, lequel saurait qu’elles existent sans savoir ce qu’elles sont et qu’elles frustreraient dangereusement. Ces treize attributs se translatent dans les treize modes de l'argumentation inter-humaine, dénommées traditionnellement, dans le corpus talmudique : les treize règles exégétiques de rabbi Ishmaël. Chacune de celles-ci se rapporte homologiquement et structuralement à chacune de celles-là13. Le procès judiciaire n’a d’autre fonction que d’en rétablir l’usage lorsque le dialogue n’est plus possible civilement ; quand la colère, le ressentiment et le mutisme — la parole devenue impossible ou refusée, le silence en forme de poing — préparent, si l’on n’y prenait garde, le passage à l’acte. Or, qu’est-ce qu’apprend la Thora à qui l’étudie — parce qu’il est impossible de la connaître autrement, que l’étude est devenue, à son tour, un des modes de la révélation divine ? Que Dieu est infini précisément parce qu’il ne s’absolutise pas et que cela se déduit de la position qu’il s’assigne dans la Création et dans la Loi, dans la Thora, qui tout à la fois l’étaie et l’invigore. On en prendra pour l’établir et pour conclure trois exemples particulièrement significatifs.
17L’un des noms de Dieu se transcrit sous la forme de ce qu’il est convenu d’appeler le Tétragramme, soit les quatres lettres youd, hei, vav, hei. Ces quatre lettres forment un Nom que l’Humain doit s’interdire de prononcer, la prononciation étant le prélude à la captation. D’où déduit-on également cette injonction ? De ces quatre mêmes lettres : youd désigne ce qui donne prise (d’où yad, la main), hei désigne le souffle, vav la conjonction et hei, ce que l’on pourrait nommer le second souffle, celui de l’âme. C’est pourquoi ces quatre lettres se lisent séparément mais non conjointes dans un nom, ce qui marquerait autrement la prise sur l’Être. Cette prise initiale — qui n’est pas emprise — l’Humain la réserve à Dieu. Lorsqu’il doit lire le Tétragramme, il dé-place cette nomination — à l’instar de Moïse au Buisson ardent qui s’était « dé-placé pour voir » (Ex ; 3, 3) — et le prononce : Adonaï, terme qui signifie Seigneur, si l’on démarque ce nom de celui de Dominateur pour y lire les lettres qui y font signe. Synallagmatiquement, Dieu ne se place pas en priorité dans l’acte de la Création. Les Traducteurs grecs du Livre de la Genèse ne l’ont jamais compris qui s’obstinaient à traduire la formule inaugurale de ce livre, de ce Sepher : « Beréchit bara Elohim » — formule dans laquelle Dieu apparaît sous un autre de ses noms — le Nom effecteur — à la troisième position seulement — par : Au commencement, Dieu créa, traduction dans laquelle il y occupe, à contresens, la première place opérationnelle.
18Cette position de retrait par laquelle Dieu laisse, si l’on peut dire, le passage à la Création, se confirme par la contexture même du nom de Dieu. Il faut en effet s’entendre sur ce que l’on désigne par : priorité. En cinétique, peu importe la position formelle, occupée cursivement par un élément si, par son importance intrinsèque, elle devient incontournable. Or, les plus grands commentaires de la Thora ouvrent à une observation en ce sens capitale.
19Pour en saisir la portée, il faut développer quelque peu la théorie des lettres, des othiot, et des Noms, des Chemot, dans la pensée juive, en tant qu’elle doit accueillir la Présence divine. Chaque lettre est elle-même composée de trois lettres, par exemple ALePh, la première lettre de l’alphabet hébraïque, se compose bien du (A) leph, mais aussi du LaMe D et enfin du PEH. Ce que l’on appelle son « écriture pleine ». Autrement dit, si sa valeur initiale, celle qui se déduit de sa position cursive dans le dit alphabet, est 1, soit le plus petit chiffre possible après le zéro — qui n’en est pas un à proprement parler —, sa valeur numérique réelle, celle qui résulte de sa combinaison avec le LaMeD et le PEH, est de 111. Et ce nombre peut augmenter encore considérablement si l’on combine, cette fois, la valeur numérique des neuf lettres intrinsèques composant le ALePH. Ce commentaire fait observer en ce sens que les lettres qui constituent le Tétragramme sont précisément, et en écriture pleine, celles dont la combinaison donne le plus petit produit possible. Le Nom de Dieu ne sature pas la Création. Il s’y dispose de telle sorte que celle-ci puisse s’expanser dans l’espace que son retrait a ménagé, et se projeter dans un temps que ce même retrait rend concevable. Cette observation prend également tout son sens, à l’égard de son incidence sur la formation de l’identité occidentale, lorsqu’on la rapproche du mythe le plus ancien de celle-ci, celui où apparaissent, entre autres, les concepts de Souveraineté, de Pouvoir et d’État : le mythe des Ouranides que relate, à sa manière, La Théogonie d’Hésiode. Le mythe des Ouranides ne semble-t-il pas prendre le contrepied systématique du récit de la Genèse ? La violence exercée par Chronos contre Ouranos, le Ciel, ne commence-t-elle pas par le refus de ce dernier de libérer Géa, la Terre, de la copulation primordiale ?
20L’auto-limitation du Dieu infini se confirme enfin dans le droit et les institutions hébraïques. Dans la présentation non plus élocutoire de celle-ci, telle qu’elle a été perçue et transcrite au Sinaï en ses dix Paroles, mais structurale, telle qu’elle se révèle en sa translation dans le cœur du psaume 19. Le nom de Dieu comme Tétragramme y apparaît toujours en position seconde au regard des composants de la Thora, par exemple : « La Thora (I) de Dieu (II) est intègre, elle fonde le vivant » (Ps ; 19, 8)14. À partir de cette structuration, nul n’est plus autorisé à occuper cette place originelle dont Dieu lui-même s’est refusé l'auto-dévolution. Si l’on tentait de formaliser cette topologie et cette structuration en termes kelseniens, l’on pourrait en déduire que la Ur Norm, ce n’est pas Dieu, selon l’idée arbitraire que chacun peut s’en faire, mais sa Loi — Parole, telle que le sens s’y entend ; dialogiquement, s’y interprète : discursivement, et s’y décide pour ses applications juridictionnelles : délibérativement. Pour conjoindre Kelsen, Lacan, Quine et Benjamin, l’on dira que le Signifiant divin originel n’est pas embrigadé.
21La logique et la finalité du droit hébraïque (tsedek) se confirme par celle de l’économie chabbatique (tsedaka). Celle-ci prolonge l’action de Dieu dans la Création. Après six phases actives, intervient une phase de pause, réflexive. Sans quoi le champ créationnel risquerait d’être saturé, au risque de ne pouvoir y entendre plus rien, comme ces plages sonores devenues inaudibles à force de vouloir les gaver de sons et de sens. Le Chabbat de Dieu ôte tout fondement au concept d’Omnipotence, celui qui sait si bien s’appuyer sur celui d'Absolu. Les théologies, les politiques, les politiques théologiques et les théologies politiques qui le méconnaissent, l’ignorent ou le méprisent et qui osent se dénommer « acte de foi » (auto da fè) tournent le dos au Sinaï et jettent au cœur du Buisson ardent que la Présence divine ne consumait pas le brandon non éteint qui voudrait le réduire en cendres, avant que ce feu insatiable ne vienne brûler leurs propres livres, ou ce qui passe pour tels.
Notes de bas de page
1 M. Juergenmeyer, Terror in the Mind of God, The Global Rise of Religious Violence, University of California Press, 2001.
2 Figures du Souverain, textes réunis par M.-Cl. Rouyer, Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3. Cf également, Pseudo-Denys l’aeropagite, Les Noms divins, dans Œuvres complètes, Aubier, 1980, p. 67 ; F. A d-Dïn A r-Razi, Traité sur les noms divins, Dervy-Livres, 1986 ; G. Sholem, Le Nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Cerf, 1983 ; Th. de Konnink et G. Planty-Bonjour (sous la direction de), La question de Dieu selon Aristote et Hegel, P.U.F., 1991.
3 R. Draï, Identité juive, identité humaine, Armand Colin, 1995.
4 S. Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard Folio, 1993.
5 Cf. R.Z. Elimelekh, Bnei lssakhar, Jérusalem, 1997.
6 Le contresens est commis dans l’édition anglaise la plus récente du commentateur Sforno (« I am what I am »), ad loc., cf. Sforno, Commentary on the Torah, Mesorah Publications, 1997.
7 Cf. la psychanalyse par Freud du Président Shreber, cf. R. Draï, La communication prophétique, T. II, Le Dieu caché et sa révélation, Fayard, 1992.
8 W. Benjamin, Sur le langage, dans Œuvres I, Gallimard Folio, 2000.
9 W.V.O. Quine, Le mot et la chose, Flammarion Champs, 1999.
10 J. Lacan, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, in Écrits, Le Seuil, 1966, p. 531 ; M. Dayan, Les relations au réel dans la psychose, P.U.F., 1985.
11 G. Richard, L'Histoire inhumaine. Massacres et génocides des origines à nos jours, Armand Colin, 1992.
12 Th. Hobbes, Leviathan, Gallimard-Folio, 2001.
13 I. Horowitz, Chnei Louh'ot Haherith, Jérusalem, 1993.
14 Cf. R. Draï, La communication prophétique, t. I, Le Dieu caché et sa révélation, Fayard, 1991.
Auteur
Droit, psychanalyse
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