L'idée de Dieu : entre saturation et insignifiance, l'espace raisonnable d'un questionnement
p. 15-47
Texte intégral
1Les réflexions qui suivent tiennent leur sens de leur contexte de naissance : une des premières séances d’un long travail collectif. Il fallait tenter à la fois de rassembler et d’ouvrir : nous rassembler dans notre commune situation, ici envisagée comme pacification et sécularisation ; et ouvrir le questionnement à quelques-unes des multiples voies qu’il pourrait entrecroiser. Ainsi, les propos tentés dans ces conditions n’ont que le sens de tâtonnements préliminaires. Avant un concert, et entre ses parties, les instruments cherchent le ton, et tentent de s’accorder les uns aux autres. Ce moment, entre brouhaha, silence et musique, fait immanquablement penser à la rumeur d’une jungle ou d’un zoo : de la même façon, les notations qui suivent ne prétendaient pas donner le ton ; elles n'étaient que des coups d’archet hasardeux, en quête de résonances qui témoigneraient d’un espace où il soit possible de penser ensemble.
1. L’idée de Dieu en contexte sécularisé : une hypothèse
Destins multiples de l’idée de Dieu : apaisement et batailles
2L’idée de Dieu : comment fonctionne-t-elle, que signifie-t-elle pour ceux qui en font usage — de façon affirmative, négative, interrogative, dubitative, ou encore selon les mille et une autres modalités du sens ? Mais pour commencer : cet usage, quel qu’il soit, n’est-il pas en voie de progressive désuétude ? Cette idée fonctionne-t-elle pour nous et entre nous comme enseigne d’un enjeu réel ? Ce qui revient à dire : cette idée a-t-elle vraiment du sens pour nous, tels que nous sommes réellement ?
3On peut en douter. Car questionner l'idée de Dieu, dans le contexte présent de notre bout d’Europe — de notre « vieille » Europe, pour reprendre une formule finalement peut-être ici pertinente1 — n'est-ce pas visiter le champ de formidables batailles intellectuelles, mais de batailles aujourd’hui passées et dépassées ? Ce champ est sans doute parsemé de débris plus ou moins glorieux et bruissant d’une émouvante rumeur — mais n’est-il pas à peu près vide de combattants et désormais livré aux historiens et aux touristes curieux d'exotisme ? Peut-être. Nous connaissons, en regard de notre passé, un remarquable apaisement des ardeurs et des combats qui se sont noués jusque tout récemment autour de l’idée de Dieu2. Or, cette situation de tranquillité engage (paradoxalement) bien des questions. Entre autres : pourquoi cette idée, en tant que telle, a-t-elle pu passionner ainsi ? Comment donc ces batailles ont-elles pu avoir lieu ? Et pourquoi et comment — victoire, désintérêt, déplacement ? — se sont-elles éteintes ? Il resterait aussi à vérifier si elles ne se survivent pas — par exemple dans la rigidité de frontières encore bien gardées3, ou dans la discrétion de certains maquis. Et il faudrait encore se demander si elles ne se préparent pas à renaître, au moins comme guérillas : qu’on pense aux récents débats sur « la référence à Dieu » dans le Préambule du projet de Constitution européenne4. Enfin, last, but not least, il faudrait encore constater que presque partout ailleurs sur la planète, les ardeurs rarement questionnantes autour de l’idée de Dieu connaissent un impressionnant regain d’intensité — des quêtes qui engendrent les « nouveaux mouvements religieux » à la montée en puissance des intégrismes et néo-fondamentalismes.
4Tâcher de comprendre ces destins multiples de la signifiance de l’idée de Dieu : un tel questionnement s’avère donc aujourd’hui décisif pour l'effort d'auto-compréhension que la modernité n'a cessé de poursuivre à propos d'elle-même. Il gagne même en urgence quand cette modernité, d’une part, s’étend à une vitesse prodigieuse à la planète entière, d’autre part, semble engendrer, ici ou là, de nouvelles figures — dont celle de la problématique postmodernité. Mais si le questionnement sur l'idée de Dieu et celui sur la modernité occidentale s'appellent ainsi l'un l'autre, c'est aussi parce que, dès son premier élan, la rupture ou la transformation par quoi la modernité s'est donné sa figure (et même son nom) semble se nouer de façon très singulière autour de son rapport au religieux et au théologique.
A propos de la sécularisation
5En ce sens, il est très généralement considéré comme acquis que la sécularisation constitue au moins l'un des axes décisifs de la modernité. Mais la notion de sécularisation demande quelques précautions. Sa portée est sans doute bien plus descriptive que compréhensive ; elle constitue sans doute moins une réponse qu'un nœud de questions. Marcel Gauchet le notait fortement : « j'ai proposé de parler de "sortie de la religion" pour caractériser le mouvement de la modernité, et cela justement afin d'éviter les termes de laïcisation ou de sécularisation. La sortie de la religion, c'est au plus profond la transmutation de l'ancien élément religieux en autre chose que la religion. Raison pour laquelle je récuse les catégories de laïcisation et de sécularisation. Elles ne rendent pas compte de la teneur ultime du processus. Les deux notions, faut-il observer, sont d'origine ecclésiale. Elles sortent de l'effort de l'institution pour se définir par contraste. Elles désignent ou ce qui n'est pas d'Église, ou ce qui sort de sa juridiction. Il leur reste de cette source une grave limitation de principe : elles ne parviennent à évoquer qu'une simple autonomisation du monde humain par rapport à l'emprise législatrice du religieux. Or, c'est beaucoup plus et autre chose qui se joue : une recomposition d'ensemble du monde humain par réabsorption, refonte et réélaboration de ce qui revêtit, des millénaires durant, le visage de l'altérité religieuse. Je conteste la capacité explicative ou compréhensive des catégories de laïcisation ou de sécularisation, je ne conteste pas leur pertinence descriptive. Elles me semblent passer à côté de ce phénomène qui fait l'originalité de notre monde — mais j'admets qu'elles en dépeignent adéquatement la surface. Elles ont leur emploi à ce niveau ; elles n'épuisent pas le problème, c'est tout »5. En contestant la capacité explicative du concept de sécularisation, il ne s'agit donc aucunement de prétendre minimiser le phénomène qu’on vise ainsi. Car il est vrai que ce qui singularise massivement la modernité la plus proche, c'est la diminution, puis la marginalisation, voire par endroits la quasi-disparition de la présence et du rôle explicites du religieux dans le social, le politique, la culture, la pensée. Ainsi, la sécularisation caractérise bien une culture tout à fait singulière : partout ailleurs (dans le temps et l'espace) que chez nous, le religieux est central et décisif, même si c’est sous des formes et à des degrés divers.
6Précisons alors, toujours dans une perspective descriptive, le sens de cette marginalisation du religieux. Elle a souvent été comprise comme un processus tendant, d’abord, à sa disparition pure et simple ; ce qu'accrédite évidemment le déclin continu des pratiques d'affiliation de type classique aux religions instituées, et la croissance de l’athéisme, de l’agnosticisme ou de l’indifférence religieuse. Par rapport à cette vision encore dominante, il convient de prêter l'oreille aux travaux de la sociologie religieuse. Prenant en compte, outre les phénomènes précités, à la fois la persistance de la référence religieuse et de certaines pratiques religieuses classiques, et surtout le développement de nouvelles formes religieuses (dont les néo-intégrismes ne sont que les plus voyantes), on préférera parler de recomposition, plutôt que d'extinction, du religieux6. Mais cette vue plus exacte des choses ne modifie sans doute pas fondamentalement ce que le phénomène que nous connaissons a de proprement bouleversant : ce n'est plus dans et par le langage religieux ou théologique que les occidentaux modernes débattent, se questionnent et se comprennent quant à l'essentiel, au réellement et concrètement décisif. Plutôt que sa disparition, la sécularisation signifierait surtout, et dans tous les cas de figure, l’insignifiance sociale du religieux. Et j’aimerais formuler ici l’idée que la forme principale de cette insignifiance du religieux, c’est sa réduction à la croyance, au sens d’une pure et simple opinion ; une telle croyance, même socialement majoritaire, ne peut être que privée quant à ses effets réels ; la réduction du religieux à la croyance, c’est donc aussi sa privatisation — et sa marginalisation sociale. Cela signifie aussi que, pour beaucoup d'entre nous, les autres (les non-occidentaux ou non-occidentalisés, mais aussi nos propres ancêtres) sont devenus, sous cet aspect, incompréhensibles. Ce qui persiste — ou renaît — du religieux ne nous apparaît dès lors bien souvent que comme exotique ou anachronique étrangeté : on écarquille alors les yeux devant ce « fanatisme » ou cette « crédulité ». Une telle incompréhension, nous ne le savons que trop bien, risque de nourrir aujourd’hui de nouveaux conflits : non plus entre convictions religieuses, mais entre « religieux » et « sécularisés » — que ces derniers soient d’ailleurs « croyants » ou « incroyants ». Voilà une dernière raison de scruter l’étrange idée de Dieu : faute de nous mettre un tant soit peu au clair avec elle, nous risquons de nouvelles batailles : il y aurait illusion à croire que les guerres de convictions ne sont que derrière nous.
7Mais la compréhension établie de cette singularité « vieille Europe » qu'est la sécularisation tend à la réduire à une transformation des logiques normatives des institutions sociales ; ce ne serait rien d’autre que la fin du théologico-politique. Ainsi, on parlera d’une perte d'emprise du religieux sur le scientifique, le politique, le social, etc. Mais, de cette façon, on rétrécit d'avance l'interprétation du phénomène : on le limite au champ multiforme du pouvoir ; et la sécularisation ne serait, en tous domaines, que le passage du pouvoir, des lois et des normes, d’un fondement théologique à un autre — disons, pour faire vite : anthropologique7. Faut-il souligner que se trahit ici l’une des évidences les mieux partagées quant au sens de l’idée de Dieu ? Ce sens, lorsqu’il est ainsi envisagé prioritairement dans la perspective de l’emprise et du pouvoir (ou, plus précisément, de la domination), est celui du Maître. La sécularisation, dans notre vulgate, ce serait donc l’émancipation vis-à-vis de Dieu, « c’est-à-dire » du dominateur transcendant Or, on peut trouver cette vision réductrice : la marginalisation ou l’effacement du religieux concerne sans doute tout aussi fondamentalement les formes, les horizons et les ressources du sens, de la signifiance, que celles de la norme. Dans cette perspective élargie, le développement de la sécularisation, c'est alors, semble-t-il, la perte de pertinence du registre religieux comme milieu de sens au regard de l’aventure et de l'effort que mènent les humains pour vivre leur vie et leur monde. En termes simples : en un premier regard, la sécularisation, ce serait ici le fait que, pour les individus comme pour les sociétés, le religieux ne fonctionne plus comme une dimension qui ouvre à l’action, aux relations, à la pensée, un horizon ou un espace de sens réellement et concrètement décisif8. Sans doute faut-il apporter une nuance à cette approche du phénomène : dans beaucoup de cas, et de nouveau pour les individus comme pour les sociétés, le religieux ne joue plus ce rôle qu’à la marge. Or, cette situation marginale, au regard de l'histoire où le religieux est toujours centralement déterminant, constitue sans doute une mutation qui touche à l'essence même du religieux en question. Qu’est-ce que ce religieux qui passe du fondement à la marge ? Voilà peut-être une façon heuristiquement féconde d’aborder notre situation.
Une hypothèse : l’apaisement entre insignifiance et discrétion
8C’est dans cette ligne et à partir de ce contexte que l’on proposera ici quelques réflexions exploratoires à propos de l’idée de Dieu. Ces réflexions seront orientées par une hypothèse que je formule d’emblée. L’actuel apaisement, même local, des conflits autour de cette idée va de pair, en vieille Europe, avec une raréfaction, une discrétion ou une « retenue » des nominations de Dieu (affirmatives ou négatives, invocatives, évocatives...) : l’ensemble de ces phénomènes vaut, sans aucun doute, comme un symptôme de la marginalisation de l’idée de Dieu, c’est-à-dire de la sécularisation sociale et culturelle. Mais — voilà l’hypothèse — cette retenue est sans doute équivoque, et cet apaisement ambigu : peut-être notre moment de la sécularisation hésite-t-il entre deux logiques de fond. D’un côté, ce qui primerait serait un travail de deuil par rapport à un imaginaire théologique de saturation ; ce travail engagerait l’idée de Dieu dans la direction de ce que j’appellerais provisoirement la discrétion. De l’autre côté, la logique serait celle d’un pur effacement ou d’une non-pertinence de la question de Dieu elle-même et du travail effectif qu’elle a pu ou pourrait engager — de sorte que les nominations de Dieu, même quand elles subsistent, glisseraient dans une certaine insignifiance. Au total, l’interrogation proposée ici vise donc à situer le questionnement à propos de Dieu entre trois modalités de signifiances de l’idée de Dieu : la saturation, l’insignifiance, la discrétion. Voilà l’hypothèse.
2. Questions de méthode
9On proposera à présent deux principes méthodologiques : le premier vise à maintenir le questionnement dans la conscience de sa situation historique ; la seconde à préciser le jeu de langage qui lui fournirait son point de départ.
L'objet de la question : l'héritage que nous sommes
10On a commencé en caractérisant par l'apaisement la situation dans laquelle se trouve chez nous aujourd’hui l’idée de Dieu. Or, c’est précisément sous le signe de l’apaisement que, dans deux conférences prononcées à Louvain-la-Neuve en 19949, Marcel Gauchet caractérisait l’ensemble de notre présent — celui, faut-il le dire, des sociétés industrielles avancées. Sur fond, globalement, d'une prospérité historiquement inédite, il notait la disparition des projets révolutionnaires en politique, des radicalités critiques dans le champ artistique, de la révolte adolescente des années 70, enfin et surtout, pour son propos, un apaisement des conflits intra-psychiques — dont témoignerait l'évolution des pathologies psychologiques (glissant des névroses aux personnalités « border-line »). Sur tous les plans, nous passerions ainsi de l'affrontement à l'évitement du conflit, par négociation10 ou contournement (voilà déjà deux interprétations suggestives de l'apaisement). À partir de ce constat, et pour en rendre compte, sa réflexion se tourne vers les transformations des structures de la personnalité dans la modernité. Ce qui caractériserait leur dernière forme, postmoderne, et la plus radicalement individualiste, ce serait l'effacement de la structuration ancienne de la personnalité par l'appartenance originaire à une socialité ou à du lien qui précède, fonde et norme l'individu, et à une collectivité qui l'englobe. Pour le dire sommairement, le nouvel individu ne porterait plus en soi-même le social ou l'institution comme une altérité intérieure, avec quoi il aurait donc à s'affronter — que ce soit pour l'intérioriser ou s'en émanciper. Ici résiderait donc la clé de notre apaisement : l'institution étant complètement externalisée et instrumentalisée, l'individu pleinement reconduit à soi-même peut désormais s'y brancher ou s'y connecter à sa guise, hors de toute logique d'affrontement. Cette nouvelle structure de la personnalité, selon Gauchet, impose de réviser radicalement la dogmatique freudienne quant aux formes et au sens des rapports entre les espaces (ics/cs) et les instances (ça, surmoi, moi) du psychisme. Mais elle demande aussi, en prolongement ou en approfondissement de cette révision, de réfléchir au régime qui gouverne désormais, pour un tel sujet, le rapport à l’altérité en général — altérité dont l’inconscient, le social et l'institution, c'est-à-dire la loi, ne sont que des modalités particulières. C'est ici, évidemment, que Gauchet renoue le fil de ses célèbres analyses de la religion en Occident11, de ses mutations, de sa fin et de son avenir : en effet, il distingue de « la religion » — institution sociale de dépendance par rapport à une extériorité — le « religieux », défini comme cette dimension structurante de l'existence qui est son rapport originaire et interne à la dimension de l’altérité.
11Ces analyses de Gauchet peuvent suggérer une certaine allure possible pour le début nos travaux. Car il s'agit ici de demander comment nous pouvons, ici et aujourd'hui, prononcer ou taire le mot « Dieu » : comment, c'est-à-dire : avec quelles significations et sous quelles modalités énonciatives12. Cette façon de poser le problème, où la question du sens précède ou englobe celle de la vérité13, engage plusieurs implications importantes. D'abord, elle assume l’historicité de la réflexion ; « nul ne peut sauter par-dessus son ombre », et on ne saisit pas son objet du dehors d'une culture historiquement et socialement déterminée, qui nous impose ses conditions — ses ressources et ses limites. Ensuite, et du même coup, semble-t-il, ce mode de réflexion subordonne la question de l'existence ou non de Dieu (qui a pu sembler première dans un passé récent) à la question de son identité — de quoi parlons-nous ?14, — c’est-à-dire de son sens pour nous ; et cette question même porte alors solidairement sur la signification de l'énoncé et sur la signifiance de l'énonciation elle-même : que faisons-nous en nommant/taisant Dieu, et pour quelles raisons le faisons-nous ? Or — troisième implication — le sens est contextuel : ces possibilités ou ces raisons de dire/taire Dieu ne dépendent pas simplement de nos décisions ou de nos efforts ; elles nous viennent d'une histoire, elles ont la forme d'un héritage par rapport auquel nous ne sommes pas en situation de survol, puisque ce qu'il nous lègue, c'est nous-mêmes, dans les formes possibles ou incontournables de notre rapport à nous-mêmes et à ce qui est autre que nous.
12En ce sens, il n'y aurait guère de sens à interroger l'idée de Dieu sans reconnaître que cela revient à nous réfléchir nous-mêmes, et comme les héritiers que nous sommes. Car cette idée nous a façonnés, dans la diversité même des figures et des postures que chacun de nous représente.
La polysémie de Dieu
13La seconde consigne méthodologique que l’on proposerait vise, elle aussi, à tenir la réflexion dans la conscience de sa finitude. Car il est question de l'idée de Dieu ; mais de quel genre de langage relève cette idée ? On tiendra ici deux affirmations, qui peuvent engager des pistes de travail. Il s’impose d'abord de prendre en compte la pluralité différenciée des jeux de langage dans lesquels Dieu est nommé ou tu. De façon sommaire, on pourrait en distinguer quatre — dont l'ordre n'a ici aucune importance (sauf comme symptôme de la situation de l’auteur). Il y a le discours — disons : le discours philosophique et ses héritiers scientifiques, qui parlent le langage du concept — un langage lui-même diversifié : métaphysique, philosophie de la religion, sciences des religions. Il y a, d'autre part, le langage proprement religieux, lui aussi pluriel, mais essentiellement symbolique. Il y a encore le langage idéologique, au sens très large des références culturellement mobilisantes ou socialement agissantes — qui emprunte aux précédents, mais sous un mode souvent rhétorique, et qui se réfléchit critiquement dans le discours des sciences sociales. Et j'inclinerais à ajouter un quatrième langage, un peu difficile à cerner, qui serait le langage en première personne (singulière ou collective, réelle ou fictive) : celui des histoires humaines, personnelles. C'est le registre (narratif) des « confessions » et du témoignage, dont relèvent de grands morceaux des Écritures sacrées, mais aussi nombre d'écrits mystiques ou spirituels, de vastes pans de littérature, écrite ou cinématographique — et dont relève aussi beaucoup de ce qu'ont à entendre les analystes. Même si des genres mixtes existent (celui de nos théologies, qui croisent langage religieux et langage conceptuel15 ; le langage poétique, souvent à la fois symbolique et auto-expressif, même si notre histoire les a entremêlés et nourris d'emprunts réciproques, chacun de ces langages a ses structures propres, et renvoie à des registres d'expérience et de sens spécifiques, et sans doute à des formes de vie particulières.
14A ce point, la règle méthodologique engage la chose même. En effet, cette pluralité des jeux de langage suggère de prêter attention à une remarquable polysémie de l'idée de Dieu ; peut-être suggère-t-elle même, plus radicalement, de prendre au sérieux une forme de polythéisme : « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, non des philosophes et des savants... » ; c'est peut-être la conscience plus ou moins obscure de ce polythéisme de fond qui nourrit la question aujourd'hui fréquente qui est, non plus celle de Dieu, tout simplement, mais du Dieu (vraiment) divin. Il y a sans doute ici un champ de bataille très ancien16 — et très actuel.
15Mais, gardant cette polysémie à l'esprit, on peut aussi considérer que l'idée de Dieu fonctionne pour nous effectivement, en tant que nous sommes les héritiers qu’on évoquait, à la fois comme ce qui circule entre ces différents langages, en contrebande, en tentative de synthèse ou en « visitation », et surtout comme le produit bâtard de leurs multiples croisements. Ainsi se présente une dernière forme de langage, qui est celui de la doxa, de l'opinion commune. Cette opinion, vague, peu cohérente, confuse, est aussi riche et puissante ; pour chacun elle forme sans doute le sol premier et constamment nourricier de toute réflexion attentive à elle-même. Certes, il faudra en démêler la texture, remonter les courants divers qui confluent en elle ; mais c'est d'elle que, en ces premiers tâtonnements de nos travaux, on propose de partir.
3. Deux catégories décisives : éminence et altérité
16On proposera ici une première hypothèse, tentant une percée sans autre préparation vers la chose même. Ce qui résonne si puissamment dans l'idée doxique de Dieu, pour nous, ce sont de façon privilégiée deux catégories : celle de l'éminence, celle de l'altérité17.
17Par éminence — hauteur, grandeur, « transcendance » — on entendra provisoirement une densité ontologique, densité ou qualité d'être qui tranche plus ou moins radicalement (il y a de grands dieux et de petits dieux) sur le réel dont nous avons, en nous et dans nos alentours, expérience ordinaire. Pour ouvrir la réflexion, on reviendra un instant sur la formule : « densité ou qualité d'être » : dès ici s'annoncent en effet des ententes différenciées de l'éminence de Dieu. D’abord, et en simplifiant, comme puissance (densité) ou comme sainteté (qualité). Ensuite, on notera qu’il y a des formes paradoxales de l'éminence : comme grandeur de l'abandon de soi (cfr. l'hymne de la Lettre aux Philippiens, 2, 5-11 — le plus vieux texte chrétien connu), ou comme autorité de l'extrême vulnérabilité (cfr. Levinas)18. La catégorie est donc au moins plurivoque ; et ici commence à se fissurer l’évidence que nous avons relevée plus haut, selon laquelle l’idée de Dieu relèverait fondamentalement de la catégorie du pouvoir.
18Par altérité, tout aussi provisoirement, on entendra non seulement une localisation de Dieu dans l'espace du réel (« ailleurs »), mais aussi et de préférence une structuration du champ de l'expérience elle-même. L'idée de Dieu comme « autre » signale ou installe une dualité fondamentale dans cet espace : elle le partage entre ce qui, d'une part, peut se livrer à une forme plénière d'appropriation, d'assimilation ou de maîtrise — de réduction au même, dirait Levinas ; et d'autre part, ce qui se présente ou se signifie à et dans notre expérience comme ce qui en même temps — voilà évidemment un paradoxe crucial — s'y donne comme indisponible ou comme excédent. Comme la catégorie d’éminence, l'idée de Dieu comme autre ouvre des voies multiples. La mieux établie est celle qui entend l’altérité comme extériorité. Mais on peut, à l'inverse (ou symétriquement ?), évoquer ces entreprises qui entendent déconstruire l'altérité-extériorité de Dieu comme un effet d'optique, et engager un procès de réappropriation, éventuellement sans reste (qu'on pense à Feuerbach) de ce qui aurait été indûment « projeté » dans l'altérité. Entre ces deux extrêmes (extériorité et immanence sans différence) se déploie toute une gamme de figures particulières d'articulation du même et de l'autre, d'intériorisation de l'Autre comme altérité immanente (« plus intime à moi que moi-même », selon la formule de St Augustin) — ou, à l'inverse, d’intégration ou de dissolution du même dans l'Autre (Spinoza ?). On peut penser, avec José Reding19, que là se situe un des champs d'exercice les plus riches de la philosophie et de la théologie.
19On terminera cette première approche par quelques brèves remarques supplémentaires à propos de ce couple : éminence et altérité. D'abord, les notations qui précèdent montrent déjà le caractère relativement indéterminé, ouvert, des deux catégories en cause ; il ne suffit donc pas de les invoquer : il faut les articuler — exigence de raison. En second lieu, il semble qu'il y a entre ces deux catégories un lien de solidarité ou d'analogie : des deux côtés, il s'agit d'affirmer un rapport de différence ou d'excédence entre Dieu et ce qui n'est pas lui. Mais à l'inverse — troisième remarque — chacun de ces pôles catégoriaux peut prendre le pas sur l'autre, jusqu'à pratiquement l'effacer : il y a des pensées du divin plus ou moins sans altérité, comme éminence ou excédence plus ou moins strictement immanente au monde, à l'histoire ou à « l'humanité »20 — humanité propre, humanité collective et historique, ou humanité de l'autre ; et il y a des pensées de l'altérité (presque ?) sans éminence — par exemple dans certaines théologies radicales de la kénose ou de la fragilité de Dieu, ou (de façon très différente) dans de nombreuses mythologies. On pourrait dès lors se demander si certains effacements apparents de l'idée de Dieu ne sont pas plutôt à interpréter comme émergence de figures de Dieu où l'on peine à le reconnaître pour cette raison qu'un de ses attributs canoniques lui manque plus ou moins, ou prend une forme surprenante : certaines accusations de crypto-athéisme ou de crypto-théisme peuvent se situer ici. Nous retrouvons donc quelque chose du polythéisme que j'évoquais il y a un instant.
20Enfin, dernière remarque, qui renoue avec l'orientation méthodologique qu’on proposait. S'il est vrai que les catégories d'éminence et d'altérité sont à la fois prégnantes et équivoques dans l'idée doxique de Dieu, il semble aussi que la fonction des différents langages que j'évoquais plus haut, et des héritages qu'ils nous offrent, consiste précisément à travailler ces ambiguïtés, à en explorer les virtualités, à y dessiner des significations plus déterminées, à les tisser les unes avec les autres selon des figures particulières — à engendrer, donc, des théologies. Une théologie, en ce sens, ce serait le travail de langage et de raison exercé sur et dans la nomination de Dieu par la question de Dieu. On pourrait alors se demander si l'apaisement actuel à propos de l'idée de Dieu n'aurait pas, sous certains aspects, le sens d'un renoncement à ce travail et aux décisions qu'il implique. Or, un tel renoncement n'annulerait pas l'idée de Dieu, ni son énergie opérante. Simplement, il la laisserait en quelque sorte retourner à l'état sauvage, et œuvrer de façon plus ou moins inaperçue et incontrôlée : c'est peut-être ce que voulait dire Chesterton, lorsqu'il disait que notre monde est plein d'idées chrétiennes devenues folles. Comme on le sait, la folie, c'est souvent le retour de ce qui a manqué au langage : voilà peut-être de quoi justifier notre entreprise.
4. Destins de l'éminence : entre saturation et deuil
21On voudrait à présent nouer l'un à l'autre le thème de l’apaisement et celui de l'éminence, sous l’hypothèse annoncée selon laquelle la pacification que nous vivons peut, sous un certain aspect, avoir été rendue possible par le deuil d'une interprétation particulière de l'éminence divine. Cette interprétation serait celle qui pousserait l'éminence divine jusqu'à une certaine version de l'idée d'absolu (on emploie ce dernier mot faute de mieux)21. La pacification serait ici le fruit d'un renoncement à l'absolutisation de Dieu — et, par conséquent, le signe d'une libération de la fascination22 par l'idée même de Dieu.
22Qu'est-ce qui caractériserait cette idée d'absolu ? Ce qu'elle viserait comme Dieu, c'est une réalité plénière, à la fois radicalement autosuffisante ou autarcique23 — et dès lors telle qu’elle s'offrirait à l'expérience comme ce qui est capable de la combler ou de la ravir intégralement ; en d'autres termes, comme une réalité à la fois saturée et saturante.
23On fera ici écho à certains enseignements freudiens et post-freudiens — moins ceux qui concernent le Dieu paternel tout-puissant fantasmé par un surmoi exacerbé que, plus radicalement, ceux qui signalent la dénégation du manque qui anime la demande du pré-désir24. De façon directe, on se laisse ici inspirer par un texte de Castoriadis qui interroge « les racines psychiques et sociales de la haine »25 — c'est-à-dire les conditions de la paix. Il y rappelle que « la clôture sur soi-même du noyau psychique originel devient pour la psychè la matrice du sens » (p. 184) ; c'est-à-dire que ne sera vraiment sensé, pour cette psychè, que ce qui jouit de cette plénitude clôturée et sans manque, la maintient ou promet de la reconstituer. Cette saturation « que la psychè recherchera à jamais » (ibid.), elle ne pourra évidemment jamais la trouver, et elle ne cessera de s'en donner des substituts — par exemple (et c'est ce qui intéresse Castoriadis dans cet article) sous le mode d’une clôture du monde des significations sociales, clôture telle que ce monde soit appréhendé comme offrant de façon pleinement fondée (donc, sur un fondement méta-social et méta-historique) la totalité du sens désirable et possible, et repoussant donc dans l'insensé toute contestation de ce monde et toute signification qui lui serait étrangère. Voilà la racine de la haine de l'autre, du non-familier — personne ou groupe témoins de significations « étranges », contestant en tant que telle la plénitude du sens familier ; ce n'est d'ailleurs qu'une forme secondaire d'une haine plus originaire, celle de la psyché pour le monde extérieur comme tel, c'est-à-dire pour l'altérité comme telle, qui ne peut se présenter que comme ce qui interrompt sa bienheureuse clôture sur soi.
24Sans tomber dans un psychologisme naïf, on peut quand même penser que quelque chose de cette fascination par une réalité et un sens pléniers, saturants, semble se manifester dans les diverses formes d'investissement — négatif aussi bien que positif— de Dieu comme absolu. Ainsi, Alphonse De Waelhens montrait la prégnance, chez Jean-Paul Sartre, d'une telle perspective : « elle pose Dieu comme une origine absolue... elle transpose dans l'ordre de la foi la tenace mais inconsciente illusion d'une autre scène primitive, où par sa pseudo-présence et sa pseudo-activité à sa propre origine, le sujet humain se constitue causa sui et se confère ainsi imaginairement et fallacieusement cette immuable et radicale consistance, exclusive de toute contingence, dont le Dieu sartrien nous offre très précisément l'exemple et le spectacle »26. Lorsque nous disons Dieu comme éminent, il est difficile, pour des raisons à la fois historiques et psychiques, de ne pas offrir à notre imaginaire l’occasion d’évoquer — dans la demande ou la répulsion — une telle présence saturante, celle de l'unique et suffisant nécessaire', il est difficile aussi de ne pas, dans le même geste, se trouver affronté à la disqualification, comme au moins inférieur, sinon vain et trompeur, de ce qui n'est pas Dieu ou de Dieu : inconsistance de l’humain, contingence de l'histoire, vanité du monde et de ses œuvres. Il est difficile, enfin et surtout, de ne pas appréhender comme rébellion — perverse ou héroïque — la prétention de quoi que ce soit qui n'est pas Dieu ou de Dieu à se maintenir par soi face à lui, sans lui ou hors de lui : ce ne pourrait alors être que contre lui. Dévoration ou rébellion : voici le vieux schéma d'une bataille classique27.
25On pourrait alors penser que la pacification à partir de laquelle nous parlons aujourd'hui suppose que soit plus ou moins engagé le deuil de cet imaginaire de saturation, que nous ayons — aussi bien dans l'affirmation que dans la négation — « laissé Dieu s'en aller », comme le demandent certains mystiques, que nous soyons capables d'accepter ce que certains appellent son manque à être, sa fragilité, sa distance28. Tous ces termes en sont venus, ces dernières décennies, à se multiplier : signes encourageants, peut-être, d'un deuil en cours de ce côté-là — et qui aurait, peut-être aussi, son correspondant dans un mouvement général de l'athéisme vers l'agnosticisme.
26Mais il faut ajouter une précision à cette évocation. C'est que l'idée de Dieu, telle qu’on vient de l'interpréter sous la catégorie de l'absoluité ou de la saturation, a une signification essentiellement fonctionnelle ; en d'autres termes, le mot « Dieu » est ici bien plus un nom commun qu'un nom propre ; et bien des réalités peuvent assumer cette fonction d'absolu, que beaucoup appellent tout simplement la fonction religieuse ou théologique comme telle. La nature ou le monde, l'histoire ou le progrès, la raison ou la liberté, l'humanité ou la différence — même la différence29, tout cela peut s'investir sur le mode « absolu ». La conscience du caractère structurel de cet investissement est sans doute, pour notre questionnement, un des apports les plus féconds de la pensée heideggérienne, et tout particulièrement du concept d'onto-théologie, dont on dira ici quelques mots30.
27Le propos ici n'est pas d'acquiescer au diagnostic que Heidegger porte sur l'ensemble de la « métaphysique » occidentale, qui serait onto-théologique de part en part ; on se limitera à enrôler ici ce qui se dit dans le concept même d'onto-théologie, sans assumer l’usage proprement violent qu’en font Heidegger et certains de ses épigones31 ; et on y entend alors deux choses. La première est que la pensée occidentale, dans son projet de ressaisissement intégral de l'expérience par reconduction de celle-ci à son principe, est constitutivement tentée, d'abord, de réduire l'espace ou le milieu de l'expérience à celui de la pure et simple présence, sans faille ni béance, une présence pleine (« constante ») qui serait à la fois le milieu et le fond de l'expérience en totalité ; dans la foulée, toutes les métaphysiques (y compris celles qui s'ignorent comme telles, comme de nombreuses formes de positivisme) en viendraient alors à concentrer cette présence, qui est le tissu même du réel, dans une réalité pleinement présente à et en elle-même, une entité, un étant suprême, causa sui, ainsi « sujet » ultime et universel de la présence et du réel (dès lors structuré par la séparation et l'extériorité du fondement et du fondé).
28Cette analyse heideggérienne, malgré ce qu'elle a de violent, a eu une résonance considérable. Pourquoi, sinon parce qu'elle démasque cette quête de plénitude dont nous parlions avec Castoriadis, et parce qu'elle ouvre, par contrecoup, le chemin de ce qu’on a appelé plus haut un travail de deuil — un renoncement à la violence, théorique et pratique, que porte avec elle la demande d'un principe de présence intégrale ? Il est alors très significatif que cette analyse de la constitution onto-théologique de la métaphysique ait résonné de deux façons très différentes dans les milieux philosophiques et théologiques. D'un côté, elle a été entendue comme la démolition de la vieille alliance entre métaphysique et religion, et donc comme une déconstruction (une de plus...) sans reste de l'idée même de Dieu. Mais de l'autre côté, cette même critique a résonné comme l'ouverture sur une autre pensée, et en particulier sur la possibilité d'une autre théologie, libérée de son accouplement à une métaphysique qui n’aurait jamais été qu'un système du monde ; alors semblait possible un cheminement vers un autre Dieu, libéré de son assujettissement à la présence pleine et constante — un Dieu qui aurait pu ressembler davantage au Dieu de l'histoire, de la révélation et de la kénose.
29Quoi qu'il en soit de ces usages — et mésusages — théologiques de la pensée heideggérienne32, il faut relever l'apport qu'elle peut constituer au départ de notre réflexion. C'est que cette idée de Dieu, c'est-à-dire d'une réalité qui serait principe de toute présence, y est bien saisie comme une idée fonctionnelle ; de sorte que toutes les métaphysiques occidentales, avouées ou non — théistes ou athées, matérialistes ou humanistes, historicistes ou naturalistes — sont susceptibles de tomber sous le diagnostic d'ontothéologie. En termes simples, Heidegger nous montrerait ainsi qu’il ne suffit pas de ne pas nommer Dieu, ou d'en parler en le niant, pour échapper à cette logique de la saturation, qu'il appelle onto-théologique et d'autres, tout simplement, religieuses. Et c'est peut-être ce dont témoignent, pour une part, les batailles que j'évoquais en commençant. Ne furent-elles pas toutes menées, et dans tous les camps, au nom de l'Unique Principe, et d'un Unique, religieux ou non, dont l'éminence s'interprète comme une absoluité qui ne tolère à côté d'elle rien qui puisse subsister sans lui rendre hommage, sans rentrer sous sa principauté ?
30On terminera cette réflexion par trois remarques. La première relève de la réserve à l’égard du diagnostic terroriste porté par Heidegger sur la pensée occidentale dans son ensemble. Si on peut lier l'absolutisation de Dieu à la puissance de l'imaginaire33, cela ne signifie pas que la pensée soit nécessairement prisonnière de cette puissance ; on peut, tout au contraire, estimer que le travail qui anime les différents langages évoqués plus haut — philosophique, religieux, idéologico-critique, remémoratif — consiste bien souvent à engager le deuil d'un tel absolu — ne serait-ce que parce qu'il exige d'articuler cet absolu. Ici, le Logos, sous toutes ses formes, peut entrer en lutte avec le fantasme — et c'est peut-être là une bataille décisive34. Peut-être l'imaginaire de l'absolu règne-t-il de préférence là où l'idée de Dieu échappe au travail du langage qui l'articule. Et, en ce sens, on peut considérer que la plupart des archives de ce travail, donc des traditions multiples qui confluent dans notre culture, témoignent d'un tel travail de deuil ; elles peuvent, si nous entrons nous-mêmes dans ce travail, si nous arrachons donc l'idée de Dieu au silence, désobstruer des sources certes oubliées, mais qui irriguent souterrainement notre doxa elle-même. Par exemple, nous pourrions ainsi découvrir que la « retenue » qui caractérise notre présent, et qui semble le différencier si profondément de notre passé, est en réalité soutenue par de très anciennes thématiques : celle des théologies apophatiques, par exemple, ou plus encore la problématique des « noms divins » qui est centrale dans toute la tradition théologico-philosophique, des pré-socratiques jusqu'à Karl Barth, en passant par la patristique et la scolastique. Ce travail d'articulation peut s’appeler en première approche, le travail de la raison, et se présente donc comme ce que nous avons, non pas à commencer, mais à continuer ou renouveler.
31La seconde remarque concerne un autre signe de ce deuil par rapport à une logique de saturation, et touche au régime de la vérité. Car il semble bien y avoir connivence entre cette idée d'un principe « absolu » et celle d'une vérité ultimement pleine et (donc) contraignante, sous toutes les modalités qu'elle peut prendre — de la rationalité démonstrative à l'autorité apodictique de la conscience ou de la démocratie (vox populi, vox dei) ou à la révélation éblouissante. Le mode de réception de cette vérité, corrélativement, ne pourrait être — sauf infirmité ou résistance impie — que celui de la certitude. Ainsi, les batailles autour de l'absolu peuvent-elles prendre l'allure d'une demande ou d'un assaut de preuves·, la résistance à ce régime de la vérité pleine ou saturante risque alors, par contre-dépendance qui reste dans la même logique, de conduire à sa simple inversion, sous les diverses formes (constructivisme, pragmatisme, relativisme, etc.) d'un scepticisme installé, c'est-à-dire également dogmatique35. Par contraste avec ce jeu en miroir, nous assistons, depuis quelque temps36, à la montée en puissance, si on ose dire, d'une vérité discrète, qui se donne dans l'élément d'une problématicité ou d'un soupçon indépassable, et sous les modes du signe, du témoignage, de la trace ; une telle vérité ne perdrait rien de sa « splendeur » à se déployer dans le concert et le conflit des interprétations, la patience de l'interrogation, l'endurance joyeuse de l'incertitude, l'infini des itinéraires, le risque des fois et de la croyance37.
32Une dernière remarque voudrait alors simplement suggérer l'hypothèse que, dans notre présent, l'entrée ou non dans ce travail de deuil de l'absolu trace une ligne de partage, une frontière plus décisive désormais que d'autres fractures. Dans chacune des traditions issues de notre histoire, ce qui semble aujourd'hui décisif est moins le contenu des énoncés que le mode de l'énonciation. Et cette ligne de partage passe peut-être moins essentiellement entre des individus ou des groupes — qui auraient ou non fait ce deuil — qu'à l’intérieur même de chaque individu et de chaque héritage ; le partage décisif est entre ce qui se prête à ce travail de deuil — un travail sans doute interminable — et ce qui y résiste. L’idée ou la consigne d'un deuil de l'absolu n'est donc pas un slogan facile, mais une épreuve à l'issue incertaine ; peut-être, d'ailleurs, le travail du deuil de l'absolu ne peut-il se prétendre sans reste sans se contredire lui-même38. Peut-être est-ce à cette condition d'un deuil actif et vigilant que l'apaisement que nous connaissons peut être autre chose qu'un pacifisme de désertion généralisée (d'ailleurs très vite agressif à l'égard de toute conviction autre que technique), et prendre l'allure d'un —interminable — combat amoureux et pensant.
5. L'altérité : entre extériorité et insignifiance
33On poursuivra cette exploration tâtonnante par quelques remarques sur la question de l'altérité de Dieu ; car cette catégorie semble jouer de façon multiple dans la sécularisation ou la « mort de Dieu ». En effet, la « retenue » à propos de Dieu qui caractérise même l’attitude et le discours des « croyants » dans une culture sécularisée tient sans doute pour une part à une certaine façon d’entendre l’altérité de Dieu. On pourrait, pour préciser cela, se référer à Rudolf Bultmann39, dont le nom évoque un effort de démythisation de la religion (et plus particulièrement du christianisme) — une démythisation qui a pu s’entendre précisément comme une « mort de Dieu ». Or, en quoi consiste cette démythisation ? Pour Bultmann (qui répercute pour l’essentiel la pensée hégélienne), la structure essentielle de la pensée mythique consiste précisément à séparer le réel en deux régions extérieures l’une à l’autre — sacré/profane, divin/humain, surnaturel/naturel, ici-bas/au-delà, temporel/éternel. Et le judéo-christianisme se serait lui-même, pour l’essentiel, interprété dans ce cadre mythique, à rebours de son sens authentique40 et des véritables possibilités qu’il libère, qui sont d’ordre « existentiel » ; car il s’agirait avec lui d’accéder, non à un autre monde (extérieur), mais à une autre existence (propre). Ce qui signifie, en d’autres termes, que « Dieu » n’aurait pas d’autre lieu, en logique chrétienne, que l’existence humaine en procès de transformation (de salut). Cette schématisation (grossière et très incomplète) de la démythisation permet de comprendre pourquoi elle a pu nourrir un courant philosophique et théologique placé à l’enseigne de la « mort de Dieu ». Car, dans cette perspective, on retrouve difficilement ce qui est par contre constitutif du divin dans le schème mythique : à savoir l’extériorité du divin vis-à-vis de l’humain/mondain. Mais comment reconnaître le Dieu autre dans un Dieu ainsi sans extériorité ? Une telle entente de la foi chrétienne peine parfois à se distinguer de l’athéisme41 : elle peine aussi à penser et à dire un rapport réellement décisif à « Dieu » qui ne soit pourtant pas rapport à « ce que tous entendent par là », comme disait Thomas d’Aquin ; à savoir (aujourd’hui) un principe extérieur et déterminant. Ici, on perçoit comment une foi plus ou moins démythisée peut s’intégrer dans une logique de sécularisation — voire l’appeler. Mais on peut aussi comprendre qu’une telle foi peine à faire signe vers l’altérité de Dieu, puisque cette altérité ne se joue pour elle que de l’intérieur du mouvement propre de l’existence, et comme ce mouvement même.
34Il s’agit donc, avec la démythisation, d'un phénomène et d'une situation ambigus, et même équivoques. D'un côté, on pourrait dire que le sens théologique de la sécularisation, c'est d'arracher la vie divine, la vie en Dieu, à des versions imaginaires à la fois de son éminence et de son altérité. De son éminence, puisque la platitude de la « vie ordinaire »42, et non les espaces sacrés, serait le lieu même de l'expérience de Dieu ; de son altérité puisque, au lieu de se jouer dans l'extériorité d'un ailleurs, cette vie se jouerait dans et comme notre histoire humaine. Mais notre histoire donne à penser que les choses sont encore plus ambiguës.
35Car le profane, lorsqu'il est appréhendé et vécu comme tel, continue à s'articuler ou au moins à s'adosser plus ou moins explicitement à son autre — disons, vite : au religieux. Or, ce qui s'est révélé progressivement (en passant par un moment d'opposition) au fil de la sécularisation, n'est-ce pas, de façon croissante, l'absolutisation, c'est-à-dire la fermeture sur elles-mêmes, dans une sorte de complétude immanente, des pratiques gestionnaires de l'expérience, des choses et des êtres dans leur disponibilité ? La gestion est une pratique d'arrangement, de combinaison, où le sens est la fonctionnalité. Certes, il faut un principe de référence à cette fonctionnalité ; on peut se demander si ce principe n'est pas celui de la vie besogneuse, et même plus précisément des corps besogneux : besoins et besognes. La sécularisation s'accomplirait alors dans la société économique et thérapeutique — y compris dans certaines de ses exigences éthiques de justice et de sollicitude43. Est pour nous collectivement pertinent et fait légitimement sens ce qui, de près ou de loin, participe de la fonctionnalité besogneuse. Mais aucune culture n'est simplement homogène, ni cohérente. Ainsi, en contrepoint de ce qu’on vient de dire s'affirme un autre principe de référence, à savoir l'individualité expressive d'elle-même (que Gauchet analyse dans les pages que l’on citait en commençant). L'articulation entre ces deux principes, il est à peine nécessaire de le souligner, est complexe44. Mais on devine facilement l'hypothèse, banale, à laquelle conduit cette perspective. L'impertinence ou l'insignifiance publique du religieux et de la question de Dieu, en même temps que leur persistance, ne tiennent-elles pas, pour une part majeure, à la puissance de cette double logique de bouclage ou de complétude à nouveau saturée et saturante : d'une part, celle des corps besogneux, qui projette comme espace d'expérience le système clos des besoins, des moyens et des satisfactions — ce que Kant appelait le conditionné ou le fini ; d'autre part, celle des individualités expressives, rivées à l'épreuve permanente d'elles-mêmes et à la demande de reconnaissance de leur identité propre ? N'est-ce pas cela qui nous occupe et nous enclôt de part en part, personnellement et collectivement, dans l’ardeur et l'épuisement ? Et n'est-ce pas par rapport à cela que le religieux formel fonctionne à présent comme protestation, compensation, vestige ou nostalgie d'une altérité à la fois désirée comme ressource d’ouverture et vécue comme effectivement impertinente, insignifiante — parce que cette référence à l’altérité semble difficilement effectuable ?
6. Intériorité et événement
36C'est donc le critère de l'effectivité ou, mieux, de l’effectuation qui serait ici décisif de la signifiance. L'idée de Dieu a été, ailleurs et autrefois, tout autre chose qu'une simple croyance : une idée signifiante, capable d'effectivité opérante. Le meilleur témoignage en est fourni par les conflits religieux : il y a conflit parce qu'il y a enjeu, et même accord sur l'enjeu. Ce sont de tels conflits qui habitent le fond de notre mémoire : affrontement de Moïse et des prophètes à Pharaon et aux Baals, de Jésus aux institutions d'Israël, du jeune Christianisme à l'Empire romain, affrontements intérieurs à la chrétienté — Byzance, Rome, Wittenberg... Et aussi l'affrontement de Socrate à la religion de la cité, des piétés indiennes et africaines aux missionnaires européens, d'Abélard à Saint Bernard, de Giordano Bruno et de Galilée à l'Inquisition, des démocraties laïques aux prétentions théocratiques. Et ces affrontements sont encore tout proches de nous : résistances au « paganisme » nazi, querelle de l'humanisme athée, hantise du « salut » dont témoigne la littérature du XXe siècle ; enfin, actuelles, mais géographiquement lointaines, il y a les insurrections de ce qu’il faut bien appeler le « Dieu des pauvres ». Alors se repose notre toute première question : peut-on discerner aujourd'hui en vieille Europe des analogues pacifiés de ces affrontements, pour témoigner d'une signifiance effective de l'idée de Dieu, et donc d'une pertinence publique de la question de Dieu ? Ce n'est pas une question rhétorique : c'est peut-être la question décisive, face à l'apparente alternative entre une éminence dévorante et une altérité exténuée. Voilà en tous cas une façon d'interroger notre situation et de préciser ce que pourrait signifier le projet de revisiter « la question de Dieu » : dans la situation qui est la nôtre, c'est demander si, comment et de quoi la référence à Dieu peut pour nous être effectivement signifiante.
37On évoquera ici une des voies de réponse que suggère cette question — une voie à vrai dire paradoxale, puisqu’elle consiste à porter attention au souci d'intériorité qui travaille puissamment dans nos cultures, sous des formes évidemment multiples — qui nourrissent entre autres les rayons « ésotérisme et spiritualité » des librairies. L’intériorité évoque de prime abord le retour sur soi, et au moins le risque d'une complaisance plus ou moins narcissique de soi ; de plus, la quête des profondeurs se perd souvent aussi dans la fascination par un mystérieux plus ou moins objectivé — des anges aux OVNI. Mais ce souci peut aussi, dans notre situation, amorcer ou maintenir une brèche dans la logique clôturante du besoin et de l'expression. Car l'existence besogneuse et expressive est au fond prise tout entière dans l'extériorité, c'est-à-dire dans la double factualité établie des besoins/satisfactions et de l'identité à soi-même. Par rapport à cela, l'idée d'intériorité peut faire signe vers un principe de réouverture, vers quelque chose comme une infinité ou une altérité « intérieure » qui serait, par rapport à cette double fixation, une ressource de transcendance et de déclôture, c'est-à-dire un principe ou une puissance de cheminement45. On pourrait formuler cela en évoquant l'idée grecque du « souci de l'âme »46, ou l'idée chrétienne du salut — tellement présente dans la littérature du XXe siècle. Là où il passe du fantasme à l'acte, c'est-à-dire dans l'une ou l'autre forme de présence méditative — de la poésie à la prière — le souci d'intériorité semble explorer moins un espace qu'une forme d'expérience marquée d'une nouvelle densité et d'une nouvelle dramatique. Ici, l'altérité cesse d'être prise dans l'alternative en miroir de l'extériorité ou de la réduction au même ; car, au-delà du désir narcissique d'une saisie de soi, l'expérience de l'intériorité semble bien souvent se développer comme un accès à soi qui est en même temps abandon de soi, ou comme réceptivité à l'égard d'une sollicitation radicalement originaire ou originante. L’image privilégiée pour dire cette structure d'expérience semble bien être celle de la source qui (r)avive de l'intérieur une dynamique d'existence au point de la donner à elle-même, dans une autre capacité de regard et de geste — dans une autre poétique.
38Pour passer de l'image au concept, je formulerais l'hypothèse suivante. Ce qui s'ouvre dans la méditation, c'est peut-être la dimension de l'événement. À la faveur de l'attention qui surmonte la capture par la simple et plate factualité, l'expérience se découvre en quelque sorte portée, précédée et emportée par un événement : non pas l'occurrence d'un fait, mais une profondeur de possibilisation sous-jacente aux occurrences, qui arrache les faits (et d'abord le fait de l'individualité rivée à soi) à eux-mêmes. Cette dimension de l'événementialité se propose de façon privilégiée dans trois registres relativement disparates47 : l'événement du monde et de son déploiement (qui est le champ privilégié par la tradition philosophique classique, mais aussi par l'art) ; l'événement de l'altérité, avec ce qu'elle comporte d’interpellation et de convocation — on pense évidemment à Levinas — mais aussi de grâce dans la surprise de l’amour ; enfin, dans le sillage des précédents, l'événement de la responsabilité ou de la capacité de soi, qui transmue le désir en ouverture et fait de l'existence une destinée. Peut-être devrait-on ajouter une quatrième dimension d'événementialité, qui traverse chacune des trois précédentes, et qui serait celle du sens : car aussi bien le monde que la rencontre d'autrui ou l'aventure de soi se donnent dans l'élément du sens, du Logos (cette événementialité du Logos est évidemment elle aussi au cœur de la réflexion philosophique — et de la poésie moderne). Dans tous les cas, l'attention qui s'ouvre à cette dimension de sens qu'est l'événement est portée, au-delà des faits, vers l'espace d’une énigmatique ressource donatrice ; énigmatique, parce qu'en même temps que l'événement donne l'expérience à elle-même, et se signale lui-même dans ou comme cette donation, il ne passe pas lui-même dans ce qu'il suscite, il ne se constitue pas lui-même comme un fait ou un objet d'expérience, il se maintient dans la réserve et la discrétion d'un fond, d'un « sourcement » silencieux.
39Il semble important de noter que la découverte de telles sources semble intrinsèquement liée à un travail de l’existence sur elle-même. Il pourrait être très significatif de repérer quel type de circonstances peut conduire sur ce chemin ; sans doute le contraste entre la positivité de l'expérience et son caractère tragique, débouchant sur l'exigence d'un engagement actif pour sauver l'existence du dérisoire, est-il souvent décisif. Quoi qu'il en soit, c'est donc de l'intérieur d'une certaine transformation de soi que se laisse chercher ou pressentir cette profondeur sous-jacente à l'expérience. Si et dans la mesure où ce qu'on vient d'évoquer comme « source » ou « événement » est nommé comme Dieu, cela ne signifie pas que le chemin vers ce qui est ainsi nommé a le sens d'une découverte d’objet. Il a plutôt le sens d'une conversion48, où l'effectivité de « Dieu » ou, plus exactement, du divin, ne se donne à pressentir que dans, et peut-être comme, cette transformation par laquelle l’existence se rend disponible à ce qui se maintient à la limite49 de son champ d’expérience, et dans cette disponibilité se met en tâche de faire advenir cela même qui la sollicite en silence.
40Mais ce silence donne à penser et à parler. Entre le pressentiment méditatif de ce qu’on a appelé ici une événementialité originante et sa figuration/nomination prend place le travail interprétatif et critique de la raison ; à l'intérieur de ce travail se propose l'interprétation des témoignages, des signes et des symboles qui sollicitent la réflexion : c'est ici que trouverait à s’insérer la catégorie de révélation50.
7. Dieu hors de lui ? Le dogme trinitaire
41Dans le registre de ce qu'on a appelé l'intériorité, l'éminence du divin se donne ainsi à penser comme infinité51 plus que comme saturation captivante, et son altérité autrement que comme extériorité. Mais cette orientation semble se heurter à deux catégories déterminantes pour l'idée de Dieu telle qu'elle résonne dans notre doxa commune, et non encore directement évoquées. Ces catégories sont celle d'objectivité et d'identité, et sont liées de près à l'interprétation de l'altérité comme extériorité.
42Ces catégories d'objectivité et d'identité, qui effacent dans notre opinion première le divin au profit de Dieu, sont sans doute en partie un des héritages de la tradition biblique ; celle-ci en effet ne se réfère pas à un « divin » qui serait la profondeur plus ou moins immanente de notre milieu d'expérience comme tel — mais bel et bien à un Dieu « personnel » ; c'est ce caractère personnel du Dieu judéo-chrétien et islamique qui semble à première vue appeler les catégories d'identité et d'objectivité. Identité — cela signifierait une réalité qui se pose et se possède en se rassemblant en elle-même, dans l'indépendance par rapport à ce qui n'est pas elle ; objectivité, parce qu'une telle réalité, précisément, subsisterait de par elle-même, sans être constituée par le rapport que son autre entretient avec elle. Mais ce couple catégorial joue peut-être un rôle important dans la non-pertinence contemporaine de l'idée de Dieu. Car, d'une part, il semble bien y avoir un hiatus profond entre l'idée d'un Dieu ainsi identifié à lui-même et la logique de l'intériorité qu'on évoquait plus haut ; ce hiatus est peut-être l'appui des formes actuellement émergentes de ce que Gauchet appelle le religieux sans religion — et sans Dieu. D'autre part, c'est peut-être parce qu'il est ainsi évoqué selon une extériorité corrélative de son identité à lui-même que la référence à un tel Dieu ne peut guère être signifiante dans l'effectivité, au sens où elle engagerait un travail véritable de l'expérience envers elle-même. Tout au plus cette référence peut-elle, dans la « croyance » (ou l'espoir) théorique, situer cette expérience par rapport à ce qui — sauf à s'annexer fantasmatiquement cette expérience selon la logique de la saturation — lui reste bel et bien extérieur.
43À ce point, je prendrai le risque de faire appel, de façon simplement évocative, à un « dogme » qui est sans doute un des moins explicitement présents dans notre culture vive, et qui me semble pourtant présenter l'intérêt de contester cette double catégorisation de l'idée de Dieu selon l'identité et l'objectivité. Ce dogme est celui de la Trinité, dont on sait que Hegel a fait le schème central de toute sa pensée52.
44Une remarque initiale : le concept de Trinité semble à première vue relever de l'imagination spéculative la moins sobre — et en tous cas de l’exploration la plus caractérisée de l'objectivité d'un Dieu visé dans l'extériorité de son « en soi » par rapport à notre expérience. Il faut alors rappeler que, comme tous les dogmes chrétiens, celui-ci, s’il émerge d’une complexe aventure culturelle et théorique, ne vaut que comme tentative d'explicitation de ce que donne à penser un événement d'expérience humaine — celle des disciples de Jésus de Nazareth. En d'autres termes, ce qui tente de se dire dans l'idée d’un Dieu trinitaire est ce qui a été perçu comme opérant dans l'effectivité de cette (double) expérience humaine, et même comme cette expérience. À titre d'ébauche, et conscient du caractère extraordinairement grossier de ce qui va suivre, on soulignera alors deux enjeux essentiels de cette idée.
45Le premier enjeu porte sur l'idée d'un « Dieu individu », c'est-à-dire doué d'identité. Contre cela, l'idée de Trinité ne conduit pas à celle d'une pluralité d'individus divins, qui resterait dans la même logique ; elle émigre hors de cette logique, en tentant de penser le divin comme un pur jeu relationnel, dont les « positions » ou « moments » ne trouvent à se constituer que dans l'aban-don de tout être-fixé-en-soi au profit d'un radical être-à-et-par-l'autre, et en se recevant radicalement de cet abandon même. On insistera sur le fait que cette « condition divine »53 concerne chacune des trois « personnes » (et donc, en particulier, la personne « paternelle ». Celle-ci n’advient ici à ce qu’elle est — « origine », « principe », « donation », etc.54 — que de son aban-don d'elle-même à ce qu’elle « engendre » ainsi, et par la grâce qu’elle reçoit d’un accueil qui la constitue pour ce qu’elle est). Ce qui se trouve déconstruit ici, c’est la catégorie et surtout la logique de l’identité à soi, et celle, corrélative, de l’extériorité réciproque de telles identités. Ce qui se trouve ainsi signifié comme divin, c’est proprement non un individu, mais une vie — soit le jeu d’une autre logique : celle de l’avènement à soi dans et par la radicale réciprocité de l’échange, de l’abandon et de la réception de soi55. Selon l’idée trinitaire, « Dieu » est à penser, en la réalité qu’il « est », comme l’événement infini de ce jeu paradoxal du « qui abandonne sa vie la trouvera »56. Au moins est-il permis de penser que cet aspect du dogme trinitaire peut libérer l’imagination d’une entente de Dieu selon la catégorie réifiante de l’identité.
46Mais un second enjeu s'annonce de l'intérieur même du premier ; il concerne cette fois l’objectivité de Dieu, qui semble conditionner la référence à son altérité et à sa « réalité ». À vrai dire, dans l'ordre de l'énonciation du dogme trinitaire, ce second enjeu est moins second que corrélatif du précédent, voire premier ; car il porte sur le mode d'accès à l'énoncé du dogme. Si en effet il peut y avoir sens à parler de Dieu comme de l’événement originaire de partage de soi hors de soi, ce n'est que dans la mesure où on peut alléguer une expérience quelconque de ce partage. C’est une telle expérience qu'allèguent les disciples de Jésus sous les idées, par exemple, d'adoption, de don de l'Esprit ou de grâce — c’est-à-dire de participation à la vie divine elle-même. Sous un premier aspect, il s'agit là simplement de la cohérence dans l'interprétation de Dieu comme advenant à soi dans la communication de soi hors de soi : cette logique se contredirait en restant, si l'on peut dire, intra-divine57. Mais, sous un second aspect, plus décisif, ce qui se dit là est que le lieu où le Dieu trinitaire advient à lui-même n'est pas en extériorité par rapport à ceux à qui il se communique ; ce lieu est aussi la participation humaine à son être — c'est-à-dire notre entrée dans le jeu et la logique du décentrement, dans l’événement de dépassement de la logique de l'identité propre fixée en elle-même. Autrement dit, la référence à la réalité d'un Dieu pensé dans cette perspective n'est pas la désignation d'une objectivité reposant en elle-même ; elle est l'expression reconnaissante d'une façon qui s'offre à nous de mener l'expérience du propre et de l'altérité.
47Cette sommaire évocation du dogme trinitaire suggère deux voies à explorer pour une réflexion sur la pertinence possible de la question de Dieu. D'abord, elle peut entrer en consonance avec ce qu'on a évoqué plus haut comme ouverture à la dimension d'événementialité et de ressourcement, à la fois intérieur et altérant, pour l'expérience. Ensuite, et surtout, elle suggère que la référence à un tel jeu divin, à un Dieu qui est cette vie, peut s'effectuer comme déclôture structurelle des identités58 de tous ordres — y compris celles des convictions, et donc comme maintien et relance du jeu de l’échange et de l'invention infinie du lien qui sont l'histoire, le social59 et l'existence mêmes. A rebours de ce qui oriente l'imaginaire de saturation, l'idée de « hors de Dieu » et d'extériorité qui s'esquisse ici peut stimuler l'aventure et l'ouverture infinies sur son autre60 d'une humanité — historique, sociale, personnelle — qui renonce à boucler sur elle-même, et qui place son espérance dans le jeu infini des altérations plutôt que dans la violence des identifications mortifères de soi-même, de l'expérience et du réel à leurs figures déterminées — à leurs idoles61.
Notes de bas de page
1 On fait ici référence à la distinction opérée en 2003 par Donald Rumsfeld, Secrétaire d'Etat américain à la défense, entre la « vieille Europe », répugnant à s’engager dans la « croisade » en Irak, et une autre Europe — plus prompte (ou docile) à prendre les armes. Cette « vieille » Europe, en l’espèce, comprenait l’Allemagne, la Belgique, la France et le Luxembourg. Il vaut la peine de le rappeler.
2 Outre les débats intellectuels, par exemple sur « le drame de l’athéisme moderne » ou sur « l’aliénation religieuse », on peut penser, non seulement aux guerres de religion, aux querelles autour de l’école ou aux persécutions dans les empires de type soviétique, mais aussi à certains aspects du conflit entre le néopaganisme nazi et certains courants du christianisme.
3 Comme exemple récent, on citera la toute récente et désolante réorganisation du paysage universitaire belge selon, finalement, le vieux clivage chrétiens/laïcs.
4 Sur ce point, on se reportera entre autres, aux actes d’un colloque organisé par le groupe Avicenne, auquel ont contribué plusieurs des auteurs du présent volume : La revue nouvelle, Bruxelles, janvier-février 2003.
5 M. Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité. Paris, Gallimard, 1998, p. 17-18.
6 Cfr. en particulier les travaux de D. Hervieux-Leger, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993 ; pour une bonne synthèse : ID., Croire en modernité : aspects du fait religieux contemporain en Europe, dans F. Lenoir et Y. Masquelier (sous la direction de), Encyclopédie des religions, t. II, Paris, Bayard, 1997, p. 20592078 ; F. Champion, Religieux flottant, éclectisme et syncrétisme, dans J. Delumeau (sous la direction de), Le fait religieux, Fayard, 1993, p. 742-772.
7 J’ai tâché de réfléchir au sens de cette idée de « fondement » religieux dans le contexte du Préambule à la Constitution européenne : cfr. G. de Stexhe, Quelles références à quelles valeurs pour l’Europe politique ?, dans La revue nouvelle, Bruxelles, janvier-février 2003.
8 Pour cette façon de situer l’idée de Dieu sur le plan du « sens », cfr. le texte prudent et précis de J. Greisch, L’âge herméneutique de la raison, Paris 1985, 3° partie, ch. 3 : Le Dieu du sens.
9 M. Gauchet, Essai de psychologie contemporaine, Le débat, 1997. Faut-il ajouter qu'en dix ans, le paysage a quelque peu changé, et que la guerre prétend s'y refaire sa place ?
10 Cfr. le succès, d'un côté, de l'éthique de la discussion (Habermas, Jean-Marc Ferry pour ne citer qu'eux), de l'autre, du « consensus par recoupement » (Rawls). Sur ce sujet : Droit négocié, droit imposé, (coll.), Publications des FUSL, Bruxelles, 1996.
11 M. Gauchet, Le désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985 ; La religion dans la démocratie, op. cit.
12 Cfr. Le religieux en Occident : pensée des déplacements (coll.), Bruxelles, Publications des FUSL, 1995.
13 Cfr. J. Greisch, L’âge herméneutique de la raison, op. cit.
14 C'est ce qui justifie le titre un peu étonnant du passionnant volume : Qu'est-ce que Dieu ? (Hommage à D. Coppieters), coll., Bruxelles, Publications des FUSL, 1984.
15 Cfr. l'œuvre de J. Ladriere, en particulier, L'articulation du sens, Paris, Cerf, 1984.
16 Par exemple, peut-être pourrait-on remonter, de cette distinction devenue classique entre le Dieu philosophique et le(s) Dieu(x) religieux, à des pluralités internes à la fois à la religion (par ex. : Dieu de l'histoire, Dieu de la création ; cfr. P. Ricoeur et A. Lacoque, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1997, ch. I et II) et à la philosophie (par ex., peut-être la question du double objet de la métaphysique d'Aristote : l'Etant suprême et l’Être en tant qu’Être).
17 Cela rejoint quelque chose de la pensée de Rudolf Otto, qu'Heidegger appréciait grandement. On se rappellera qu’il caractérisait le « Sacré » (Das Heilige) ou le numineux comme mysterium tremendum et fascinans (R. Otto, Das Heilige ; 1917 ; tr. fr. : Le sacré, Paris, Payot, 1950) ; or, l'altérité consonne avec le « mysterium » ; l'éminence, avec le « tremendum et facinans ».
18 Entre autres : E. Levinas, De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, 1982.
19 J. Reding, Le dogme catholique comme variations sur l’altérité, dans ce volume.
20 Pour une version récente et populaire de cette perspective : L. Ferry, L'homme-Dieu ou le sens de la vie, Paris, Grasset, 1996.
21 Pour une analyse positive du concept d'absolu, voir C. Bruaire, article Absolu, dans Encyclopaedia Universalis, Paris, 1969 ; du même, Le droit de Dieu, Paris, 1974.
22 C'est mon collègue P.-P. Van Gehuchten qui m'a suggéré cette idée à la suite de notre première séance. Il m'a ainsi rappelé un très beau texte de B. Ribes, aux premières pages de Cherchant qui adorer, Cerf, Paris, 1978.
23 Une seule référence : il semble bien que cette catégorie d'autarcie (plénitude autosuffisante) soit une évidence de base dans la théologie aristotélicienne ; par exemple, Politique, I, 2 : celui qui peut se passer des autres, c’est « soit moins, soit plus qu’un humain : soit une bête sauvage, soit un dieu... ».
24 Le Dieu surmoiïque est peut-être celui de la « névrose chrétienne » classique ; mais il s'alimente lui-même à une logique plus originaire, et qui peut nourrir bien d'autres figures théologiques.
25 C. Castoriadis, Les racines psychiques et sociales de la haine, dans Figures du pensable (Les carrefours du labyrinthe, VI), Seuil, 1999, p. 183-196.
26 A. De Waelhens, L'homme, c’est une illusion d'optique. Essai sur la théologie et l'anthropologie de Le diable et le bon Dieu de Jean-Paul Sartre, dans Le nom de Dieu (colloque Castelli), Aubier, Paris, 1969. A cette logique de saturation débouchant sur une rivalité mimétique entre Dieu et l'homme, De Waelhens opposait alors « l'interpellation de foi, s’il nous est permis d'en parler [...qui] se situe presqu'à l'exact opposé [... et] prend la forme d'une parole qui peut se dire originaire, mais non origine. Cette dimension n'est pas celle de la cause absolue, mais celle de la Paternité » (ibidem). Dans le même sens, cfr. A. Vergote, L'interprétation du langage religieux, Paris, Seuil, 1973.
27 C'est ce schéma que dénonce la riposte de Merleau-Ponty à Maritain et au P. de Lubac, aux beaux temps de la « querelle de l'humanisme athée » : cfr. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie et autres essais, Gallimard 1960.
28 Le thème de la distance de Dieu est au centre du puissant livre de J.-L. Marion, L'idole et la distance (Paris, Grasset, 1974), inspiré à la fois par Heidegger — Cfr. son ouvrage suivant, Dieu sans l'Être — et par H.-U. von Balthasar et A. von Speyr. Il interprète à présent cette distance comme le retrait qui s'impose à l'auteur d’un don pour que celui-ci soit véritablement don, sans faire du bénéficiaire l’obligé d'une reconnaissance. Cette pensée de la donation me semble une des formes philosophico-théologiques les plus abouties de la critique de l'onto-théologie et de la méditation sur « l'absence de Dieu ». Cfr. Phénoménologie de la donation, PUF, 1994 ; pour un survol de la position, cfr. ses articles Théologique, dans Encyclopédie philosophique universelle, t. I : L'univers philosophique, Paris, PUF, 1989, et De la « mort de Dieu » aux « noms divins » : l'itinéraire théologique de la métaphysique, dans D. Bourg (sous la direction de), L'Être et Dieu, Cerf, 1986.
29 Sur ce point, voir l'itinéraire de Derrida, et l'aveu que même la pensée de la différence reste métaphysique, c'est-à-dire onto-théologique.
30 En particulier : M. Heidegger, Introduction (1949) à Qu'est-ce que la métaphysique, dans Questions I, Gallimard, Paris, 1968 ; Identité et différence (1957), ibidem.
31 Cfr. la mise au point de P. Ricoeur, dans La métaphore vive, Seuil, Paris, 1975, p. 395 et sv.
32 La littérature est immense. Trois références seulement : Heidegger et la question de Dieu (coll.), Paris, 1980 ; B. Sichere, Seul un Dieu peut encore nous sauver, Paris, 2002 ; G. Vattimo, Après la chrétienté. Pour un christianisme non religieux, Paris, 2004.
33 Cet imaginaire est proche de ce que Kant (à qui Heidegger reprend le mot d'ontothéologie) appelait l'illusion transcendantale.
34 Un bon exemple de cette lutte est le livre de Job, tel que l'interprète le P. Leveque, dans Job et son Dieu, Gabalda, 1970 ; ID., Le sens de la souffrance chez Job, dans Revue théologique de Louvain, 1975 - IV.
35 Cfr. O. Mongin, Face au scepticisme, Paris, La Découverte, 1994.
36 Sur la scène catholique, les années Jean-Paul II sont marquées par d'incessantes batailles contre cette émergence, et donc en faveur d'une forme « forte » de la vérité : déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi sur la vérité (197S), encycliques Splendor veritatis (la vérité en morale) et Raison et foi, etc. Signe, sans doute, que l’enjeu décisif est moins l'énoncé que le régime de l'énonciation.
37 En guise d'annotation au passage, on rappellera cette phrase-clé de Kant : « J'ai donc dû limiter le savoir (Wissen) pour faire place à la foi (Glauben) » — chez Kant, foi de la raison et en la raison, faut-il le dire (Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition) ; sur ce thème kantien, cfr. E. Weil, Problèmes kantiens, Paris, Vrin, 1961. Sur le concept de croyance, si important dans la philosophie anglo-saxonne (Belief), cfr. le remarquable article de P. Ricoeur, Croyance, dans Encyclopaedia Universalis, Paris 1969, et par exemple l'œuvre de Newman (Grammar of Assent, Oxford, 1870).
38 Un deuil radical de l'absolu est-il concevable sans se retourner en absolutisation du fini, en sa « totalisation » fermée (en termes lévinassiens) ?
39 Le seul de ses collègues de Fribourg avec lequel Heidegger entretenait une véritable complicité intellectuelle.
40 On notera que, de toute évidence, l’idée bultmanienne d’une logique chrétienne démythisante est le schème de fond de la célèbre thèse de M. Gauchet, pour qui le christianisme est « la religion de la fin de la religion », parce qu’il déconstruit (via la logique de l’incarnation de Dieu dans et comme une vie humaine) le rapport d’extériorité (entre le supérieur et l’inférieur) censé situer réciproquement le divin et l’humain. Cfr. Le désenchantement du monde, Paris, 1985.
41 Il me semble que c’est cette difficulté qui fait le fond de la célèbre « querelle de l’athéisme » au temps de l’idéalisme allemand, comme de la querelle au sujet de la « méthode d’immanence » de Blondel et, plus largement, de la crise moderniste qui a tant marqué le catholicisme de la première moitié du xxe siècle. Un peu plus tard, cette difficulté a marqué l’opposition de la foi à la religion à l’intérieur du christianisme.
42 Cfr. Ch. Taylor, Les sources du moi, Paris, 1998.
43 Comment dénier à cette issue de la sécularisation le droit de se réclamer du christianisme, puisque ce dernier se réfère à un prophète thérapeute et actualise sa mémoire ou intègre son corps dans le partage du pain et du vin ?
44 La juxtaposition de ces deux logiques correspond à ce que K.-O. Appel nommait « la division du travail » de la culture moderne, entre une sphère publique réglée par la rationalité opératoire et une sphère privée investie par la logique de l’authenticité subjective : cfr. L’éthique à l’âge de la science (1973) ; tr. fr., Lille, 1980.
45 Exemple d’une telle expérience de l'intériorité, en contexte contemporain, est l'itinéraire d'Etti Hillesum, Het verstoorde leven, La Haye, 1981 ; tr.fr. : Une vie bouleversée, Paris, 1985-1995.
46 Après Pierre Hadot, Jan Patocka a souligné cet aspect de l'héritage grec ; cfr. par exemple Platon et l'Europe, Verdier, 1985. Une autre variation sur ce thème : P. Nemo, Job ou l'excès du mal, Grasset 1978 ; réédition avec une préface de Levinas.
47 Je retiens ici de la pensée de Jean Nabert l'idée qu'il y a une pluralité irréductible de « foyers de la réflexion ».
48 Nombre de témoignages suggèrent que cette conversion a le sens d’un désarmement. On est de nouveau dans les parages de l'apaisement.
49 Cette approche du « divin » comme limite de l'expérience se réfère à Wittgenstein ; cfr. J. Greisch, Le Dieu du sens, dans L'âge herméneutique de la raison, op. cit. Pour le reste, ces réflexions sur l'intériorité comme ouverture à la dimension de l'événement est inspirée, entre autres, par Heidegger (la pensée de l’Ereignis), par Marion (cfr. note 28) et, surtout, par Jean Ladrière. De ce dernier, voir en particulier : Manifestation et révélation, dans Qu'est-ce que Dieu ?, op. cit., et Les apories de l'ontologie, dans J. Marx (sous la direction de), Problèmes d'histoire du christianisme, 1986, no 16 (Athéisme et agnosticisme), éd. ULB.
50 Cfr. J. Nabert, Le désir de Dieu, Aubier-Montaigne, 1966, et le remarquable texte de P. Ricoeur, Herméneutique de l'idée de révélation, dans La révélation (coll.), éd. des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1977.
51 Je renvoie évidemment aux élaborations des idées d'infini et de transcendance par Levinas ; cfr. entre autres De Dieu qui vient à l’idée, op. cit., et son article La révélation dans la tradition juive, dans La révélation (coll.), op. cit.
52 Dans une littérature énorme, voir F. Guibal, Dieu selon Hegel. Essai sur la problématique de la « Phénoménologie de l'Esprit », Aubier-Montaigne, 1975 ; J. Splett, Die Trinitätslehre G.W.F. Hegels, Freiburg-München, 1965 ; C. Bruaire, Logique et religion chrétienne, Paris, Seuil, 1964. Cfr. par ailleurs les contributions rassemblées dans le collectif : Monothéisme et Trinité, éd. des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1991. Sur un mode plus ramassé, P.-J. Labarriere, Dieu hors de Dieu, dans Qu'est-ce que Dieu ? (coll.), op. cit.
53 Épître aux Philippiens, 2, 6 ; le terme grec est morphè.
54 Sur le sens de la paternité divine, cfr. l'extraordinaire article de P. Ricoeur, La paternité : du fantasme au symbole, dans Le conflit des interprétations, Seuil, Paris, 1969.
55 L'enracinement de cette idée dans l'interprétation de la vie de Jésus est manifeste dans le célèbre hymne de la Lettre aux Philippiens : ce qui manifeste l'être-Seigneur du Christ Jésus est son abandon de soi ; et — radicalisation de l'interprétation — il ne « tient » — ne reçoit — son être-Seigneur que de l'abandonner ainsi.
56 Évangile de Marc, 8, 35 ; Matthieu 16, 25 ; Luc 9, 24.
57 C'est la vieille idée du « bonum est diffusivum sui », en une formule étonnante, Irénée de Lyon disait : « pourquoi Dieu a-t-il créé l'homme ? Pour qu'un tel rédempteur (le Fils) ne reste pas sans emploi » (Contre les hérésies, trad. A. Rousseau, Cerf 1984) : engendrement du Fils, création et salut se rassemblent ainsi dans l'unique mouvement de la communication de soi qu'est Dieu.
58 « L'identité n'est pas ce qui importe » : cette formule de Derek Parfit (Reasons and persons, Oxford, 1986) pourrait ainsi désigner le point de consonance du bouddhisme et du christianisme, de la compassion et de la charité. Voir cependant la mise au point de Ricoeur sur la différence entre identité-mêmeté et ipséité responsable, dans Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990, p. 163-165 et ailleurs ; cela renvoie à la question capitale du sens d'une identité intérieure à son propre abandon — c'est-à-dire, pour le dogme trinitaire, à la notion épineuse de « personne » ou d'hypostase.
59 Cfr. Ch. Theobald, La foi trinitaire des chrétiens et l'énigme du lien social, dans Monothéisme et trinité (coll.), op. cit.
60 En ce sens, cfr. l'articulation par P. Ricoeur du philosophique et du théologique sous le signe de la relance de la justice par la charité : Liebe und Gerechtigkeit - Amour et justice ; Théonomie et autonomie, dans Archivio di filosofta, 1997 ; Le destinataire de la religion : l'homme capable, dans Archivio di filosofia, 1998.
61 Sur ce thème de l'idole, cfr. la remarquable communication de B. Van Meenen, Sans l'homme, pourquoi Dieu ? au colloque « Et si Dieu n'existait pas... ? », Louvain-la-Neuve, novembre 1999.
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Variations sur Dieu
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