Une lecture esperpentique des Paravents de Jean Genet
p. 133-167
Texte intégral
1Etrange pièce que ces Paravents de Jean Genet, dont l’histoire de la composition et de la réception semble vouloir épouser, du dehors, la « monstruosité »1 du dedans. Vue de l’intérieur, l’œuvre se décline en seize tableaux, où défilent pas moins de cent dix personnages ; le décor, de paravent brûlé en paravent troué, atteint sa complexité maximale dans le tableau final, où se juxtaposent sept lieux scéniques disposés en trois étages, d’où les morts, assis sur la marche suprême, devisent allègrement à propos des vivants qu’ils tiennent en point de mire. Vu du dehors, le texte semble aussi difficile à nommer qu’à mettre en scène : on connaît au moins quatre titres précédant celui, définitif, des Paravents – Saïd, Les mères, La mère, Ça bouge encore – à cette pièce qui fut d’abord montée à l’étranger2 avant d’être créée à Paris, au Théâtre de l’Odéon. Sans compter les remous de son parcours éditorial : la première édition, promise à L’Arbalète, puis à Gallimard, parut chez l’éditeur prévu initialement. De même, la deuxième édition, destinée à Gallimard, vil finalement le jour à L’Arbalète. Ce n’est qu’à partir de la troisième édition des Œuvres complètes que Gallimard prit possession du texte.
2La réception des Paravents ne fut pas moins mouvementée que l’histoire de sa composition. Cette pièce sur la guerre connut, comme Hernani, sa « bataille »3. Œuvre truculente s’il en est, caractérisée par la violence verbale et visuelle, elle déchaîna les passions. Les détracteurs de Genet affrontèrent ses partisans, par journaux interposés, les uns s’insurgeant contre ce qu’on a pu appeler « un outrage aux bonnes mœurs »4 et « une insulte intolérable à la France et à son armée »5, les autres accusant les premiers de « banditisme culturel »6 ou de « racisme intellectuel »7 au nom des libertés d’opinion et d’expression. Les planches mêmes se transformèrent en champ de bataille : la scène fut prise d’assaut par des commandos de manifestants et bombardée de fruits pourris, boulons, sièges arrachés et autres pétards incendiaires, qui nécessitèrent l’intervention de la police et des pompiers. Les comédiens et les techniciens furent physiquement agressés et l’Odéon dut se retrancher derrière un rideau de fer pour se protéger du vandalisme. Le scandale fut porté jusque devant l’Assemblée Nationale, où André Malraux, alors ministre responsable, dut défendre la pièce et les subventions dont l’Odéon avait bénéficié8.
3Ce qui mit le feu aux poudres fut, incontestablement, dans le chef des opposants, le souvenir très présent de la guerre d’Algérie, ravivé de manière intolérable par la mise en scène d’un affrontement cruel entre Français et Arabes. Le spectacle de certaines scènes, très peu révérencieuses, comme celle où des soldats rendent un ultime hommage à leur chef d’armes en lui faisant, à leur manière, respirer une dernière fois l’air du pays, transforma la pièce, aux dires d’un Gabriel Marcel pourtant très mesuré, en « insulte délibérée à nos morts, à tous nos morts, […] aux soldats et aux officiers français […] qui ont combattu noblement pour une cause qu’ils croyaient juste »9. Quant à dire si Jean Genet poursuivit délibérément le projet de donner une version théâtrale à cet épisode douloureux de l’histoire, voilà qui est moins facile à déterminer, tant les allégations de l’auteur furent à cet égard contradictoires. En 1964, Genet confie, dans un entretien avec Madeleine Gobeil, que si Les paravents ne sont pas joués en France, « c’est que les Français y découvriraient ce qui ne s’y trouve pas mais qu’ils croiraient y trouver : le problème de la guerre d’Algérie »10. En 1962 déjà, dans une lettre à Roger Blin, Genet affirmait que « le vrai sujet ne peut pas être la guerre d’Algérie »11 Et l’auteur de réitérer avec force dans le commentaire incorporé au texte des Paravents : « ni les soldats, ni le Lieutenant, ni le Général n’apparaissent dans cette pièce afin de faire revivre un instant de la capitulation de la France en Algérie »12. Il écrira néanmoins, dans un texte de 1970, que « [sa] dernière pièce, Les paravents, ne fut qu’une longue méditation sur la guerre d’Algérie »13.
4Toutefois, la véritable intention de Jean Genet ne change rien à l’affaire puisque le contexte de la pièce ne suffit pas à en expliquer la réception. Le déplacement géographique du spectacle et des sensibilités n’apaise pas des passions qui convergent curieusement par-delà les frontières et les océans. C’est ce que démontre une étude14 menée vingt ans après les faits, auprès de spectateurs d’Ottawa et de Montréal, pour qui la guerre d’Algérie ne revêt que peu de signification. Le contexte sociopolitique des deux spectacles d’Outre-Atlantique est rigoureusement incomparable à celui de la France traumatisée par les événements d’Algérie et, pourtant, force est de constater combien les réactions canadiennes de 1987 sont similaires à celles, françaises, de 1966. Comme en France, les spectateurs qui récusent le spectacle fustigent le langage de la pièce et en appellent à la morale. Les enthousiastes de part et d’autre apprécient le jeu des comédiens, les costumes et la mise en scène. Solange Levesque souligne par ailleurs un paradoxe, déjà observable dans la presse française de 1966 : les détracteurs les plus véhéments sont aussi ceux qui utilisent le plus volontiers la langue ordurière qui les a écœurés. Après avoir modifié, avec Solange Levesque, les données géographiques, on peut aussi bien faire varier le paramètre du temps et observer le comportement de spectateurs français pour qui la guerre d’Algérie, quoique restant un événement marquant de l’histoire nationale récente, ne constitue plus une donnée majeure de la réalité quotidienne. Ainsi, la première représentation des Paravents, à Marseille en 1991, au Théâtre de la Criée : dans un contexte pourtant différent, les protagonistes sont les mêmes qu’en 1966, le déroulement des événements également ; des anciens combattants distribuent des tracts devant les portes du théâtre, pénètrent dans le hall et bloquent les entrées. Comme en 1966, les CRS doivent intervenir pour que le spectacle puisse avoir lieu. Comme en 1966, le chroniqueur constate que « parmi les “anti-Paravents” nombreux étaient ceux qui avouaient ne pas avoir lu le texte »15.
5La sensibilité propre au public français, au lendemain de la guerre d’Algérie, joue certes un rôle primordial dans le scandale de l’Odéon mais ne suffit visiblement pas à circonscrire ce qui, dans la pièce, échauffe les esprits, qu’ils soient d’ici ou de là-bas, d’hier ou d’aujourd’hui. Il semble qu’un effet particulier, transcendant les coordonnées spatio-temporelles des spectacles, émane de la pièce et touche le spectateur par-dessous sa cuirasse. Dans sa récente édition des Paravents, Michel Corvin résume ainsi la réception de la pièce : « Pour la plupart des critiques, ou bien la pièce parle de l’Algérie, de la France et de son armée, et elle le fait de façon ignoble qui mérite l’opprobre et le rejet ; ou bien Genet y fait semblant de s’intéresser à l’Algérie et à sa révolution, mais son seul vrai souci – et sa vraie réussite – est de délivrer un vaste poème ésotérique et carnavalesque »16. Pour Michel Corvin, ce qui touche le spectateur, c’est l’inversion carnavalesque, le passage du noble – la guerre – à l’ignoble le langage caustique de la dérision. C’est parce que Genet se rit de la guerre que la pièce est moralement inacceptable ou artistiquement réussie. Au soubassement des jugements, critique, éthique ou esthétique, on retrouve à chaque fois le « comique » de la distorsion. D’où la question qui se pose : de quel « comique », de quel « rire » s’agit-il ? Quelle est cette inversion à l’œuvre dans la pièce ? Les outils conceptuels qui sont les miens me conduisent à penser que la distorsion corrosive des Paravents relève de l’esthétique du grotesque mais que celle-ci ne fomente ni l’ignoble – la dérision de la guerre, qu’elle soit d’Algérie ou d’ailleurs – ni une pure inversion des valeurs qui déboucherait sur la « célébration du Mal »17.
L’esperpento ou le grotesque selon Valle-Inclán
6Romancier et dramaturge espagnol, né en 1866 et disparu en 1936, don Ramόn del Valle-Inclán est l’inventeur autoproclamé de l’esperpento. En castillan courant, ce mot sert à qualifier une chose laide ou ridicule. Dans le vocabulaire de Valle-Inclán toutefois, le terme acquiert la dimension de catégorie esthétique. Une catégorie dont il est malaisé de fournir une définition précise et unifiée, tant don Ramón s’est appliqué à proposer des descriptions théoriques, qui à force de circonscrire la notion en deviennent contradictoires18. Au-delà de leurs divergences, elles offrent cependant une série d’éléments qui s’avèrent particulièrement éclairants lorsqu’on les confronte à l’esthétique des Paravents. Sans entrer dans le détail de la discussion critique à laquelle il convient, à mon sens, de soumettre l’esperpento19, sous peine de commettre des contresens dans l’interprétation des écrits dramaturgiques de Valle-Inclán, je me contenterai ici d’épingler différentes définitions et de souligner les éléments saillants de chacune d’entre elles20.
7La plus connue des descriptions fournies par le dramaturge espagnol apparaît à la scène XII de Luces de bohemia [1920]21. Le protagoniste de la pièce, Max Estrella, poète de son état, et son acolyte don Latino, passablement éméchés, cherchent à fixer en des termes esthétiques – roman ? tragédie ? – le drame qu’ils sont en train de vivre. Ils optent pour « esperpento », sorte de tragédie qui, sans en être une, exprime le sentiment tragique de la vie tout en mettant en scène des personnages grotesques, dans une déformation des héros, de l’esthétique et des normes classiques. Le résultat ainsi obtenu est absurde. En 1921, dans une autre de ses pièces, Los cuernos de don Friolera, Valle-Inclán réédite le procédé d’exposer ses conceptions artistiques par le truchement de ses personnages. Le prologue s’ouvre sur la conversation entre un frère lai franciscain, dénommé don Manolito el Pintor, et un clerc hérétique, dont le prénom évoque à lui seul une vie et une philosophie : don Estrafalario22. Ce dernier défend une esthétique nouvelle, qui suppose un « dépassement de la souffrance et du rire » et s’apparente « aux conversations des morts qui se racontent des histoires sur les vivants »23. De quoi s’agit-il ? Devant le scepticisme de don Manolito, aux goûts plus classiques, don Estrafalario précise : alors que, dans l’univers tragique de Shakespeare, écrivain et protagoniste sont du même limon, favorisant de la sorte l’identification du spectateur avec les personnages, la perspective des morts consiste à regarder d’en haut des vivants comme le ferait un montreur de marionnettes avec ses créatures de bois. Shakespeare produit une œuvre d’art avec les battements du cœur, le sien, celui des personnages et des spectateurs, tandis que le montreur de marionnettes n’a d’autre but que celui de (se) divertir. La même année, au cours d’une entrevue avec le journaliste cubain Manuel Horta, Valle-Inclán revient sur ce mélange inédit de tragique et de comique et évoque un genre nouveau, estrafalario, du nom du clerc hérétique de Los cuernos de don Friolera. Cette fois encore, la tragédie sert d’horizon théorique mais pour mieux s’en dégager : dans l’antiquité, explique l’auteur espagnol, on va au tragique par le tragique ; dans le genre dramatique dont il est l’inventeur, il s’agit toujours d’aller vers le tragique mais d’emprunter, pour ce faire, les voies du comique. Et Valle-Inclán d’ajouter : « Dans la vie, il existe bien des gens qui portent la tragédie en eux-mêmes mais sont incapables d’une attitude élevée, ce qui les rend, paradoxalement, grotesques »24. Plus explicite encore, une déclaration de 1928 dans laquelle Valle-Inclán théorise trois perspectives esthétiques, trois regards artistiques sur le monde : à genoux (d’en bas), en face (face à face), d’en haut. Dans la première configuration, typique des récits épiques, les personnages – des héros, au sens antique du terme : mi-hommes, mi-dieux – appartiennent à une condition supérieure à celle des humains et forcent l’admiration. La perspective de face, qui est celle de la tragédie shakespearienne, contemple des personnages qui participent de la même nature humaine que l’auteur et les spectateurs, dont ils constituent en quelque sorte les frères dédoublés. Il existe enfin une troisième perspective, esperpentique. à partir de laquelle l’auteur et le spectateur, supérieurs aux créatures de l’imagination, les observent d’en haut comme s’il s’agissait de pantins. A chaque point de vue correspondra, chez le spectateur, une attitude réceptive particulière. Alors que la perspective d’en bas s’accompagne d’admiration et que celle de face provoque l’identification, l’esperpento pour sa part suppose « une pointe d’ironie »25. Une autre entrevue de Valle-Inclán, datant de 1921, appose l’étiquette de « tragicomique » à l’esperpento, qu’elle définit comme un théâtre pour marionnettes dont l’objectif avoué « consiste à chercher le côté comique dans le tragique »26.
8Si l’on rassemble à présent les éléments épars, on obtient le profil esthétique qui suit. L’esperpento est une forme du grotesque, qui appartient à la catégorie du tragi-comique. On pourrait le définir comme une « tragédie décalée ». En effet, il vise le tragique mais ne l’atteint que par la voie du comique. En outre, il se caractérise par un point de vue décentré ou « perspective d’en haut » : à l’attitude élevée des protagonistes classiques se substitue l’altitude ; l’élévation se déplace de l’intrigue, de l’histoire et de ses personnages, au point de vue. Cette perspective inédite est comparable à celle adoptée par des morts qui se raconteraient des histoires sur les vivants.
9Ainsi énoncés, les traits distinctifs de l’esperpento frappent par la parfaite correspondance qu’ils entretiennent avec l’organisation des Paravents de Jean Genet. Ainsi, dès le début, le premier tableau présente Saïd et sa mère en route pour célébrer les noces du premier avec la femme la plus laide du monde. Le futur époux veut être triste tandis que sa mère cherche le côté comique de la situation :
« SAÏD : Blaguez pas, aujourd’hui je veux rester triste. Je me ferais du mal exprès pour rester triste. […]
LA MERE, souriant : Assieds-toi.
SAÏD : Non. Les pierres sont trop douces à mon cul. Je veux que tout
me donne le cafard.
LA MERE, souriant toujours : Tu veux rester triste ? Je trouve ta situation comique. Toi, Saïd, mon fils unique, tu épouses la plus laide femme du pays d’à côté et de tous les pays d’alentour, ta mère est obligée de faire dix kilomètres à pied pour venir fêter tes noces… […] de porter à la famille une valise pleine de cadeaux…
Elle donne en riant un […] coup de pied [à] la valise [qui] tombe.
SAÏD, triste : Vous allez tout casser, si vous continuez.
LA MERE, riant : Ça ne t’amuserait pas d’ouvrir devant son nez une valise pleine de miettes de porcelaine, de cristal, de dentelles, de miettes de glaces, de saucisson… […]
SAÏD : Son dépit la rendra plus moche.
LA MERE, toujours riant : Si tu pleures à force de rire, à travers tes larmes son visage sera remis en place »27.
10La première scène de la pièce s’ouvre sur l’attitude différente adoptée par Saïd et par sa mère face à un événement malheureux. Saïd prend la réalité au sérieux tandis que sa mère s’obstine à en rire, dans un entêtement que souligne la réitération des didascalies : souriant, souriant toujours, riant, toujours riant… La dérision s’accroît pour trouver son point d’orgue dans la foi que le rire peut transformer le réel : à force de rire, les larmes de joie modifient la perspective du malheur – « son visage sera remis en place ». Mais la mère ne dispose pas seulement du rire pour agir sur le réel et le transformer à sa guise. C’est ce dont témoigne l’épisode (raconté) de l’huissier venu saisir la maigre cabane où vivaient la Mère et son mari :
« LA MERE : La deuxième fois que je les ai mis [des souliers à hauts talons], c’est quand j’ai dû recevoir l’huissier qui voulait saisir la cabane. (Elle rit.) Cabane en planches sèches mais pourries, pourries mais sonores, sonores qu’on voyait passer nos bruits, rien qu’eux, nos bruits au travers, ceux de ton père et les miens, nos bruits répercutés par un talus, nous y vivions, dormions, dans ce tambour, comme au grand jour, qui laissait passer notre vie à travers des planches pourries […] Et l’huissier voulait saisir la cabane, mais moi… sur la pointe des doigts de pied et soutenue par les talons j’avais une grande fierté et même de l’orgueil. Ma tête touchait la tôle ondulée. Je l’ai mis à la porte, le doigt tendu, l’huissier »28.
11A l’évocation de ce souvenir, la Mère rit. Mais ce qui contribue ici à altérer le cours des événements, c’est la vigueur communiquée par les souliers à talons : de la pointe des doigts de pied au doigt tendu de la main, ils transforment le rapport des forces en présence. La Mère s’élève, physiquement et moralement, contre l’autorité, éconduit l’importun et chasse le danger qui la guette de perdre son logement, pour précaire qu’il soit. Le deuxième épisode où interviennent les souliers confirme cette hypothèse :
« LA MERE : La première [fois qu’elle a mis les souliers], c’est le jour de l’enterrement de ton père. Tout d’un coup j’étais montée si haut que je me suis vue sur une tour regardant mon chagrin resté sur terre, où on enfonçait ton père »29.
12La force des souliers munis de hauts talons consiste bien à élever le personnage au-dessus des circonstances, et des émotions que ces circonstances provoquent – le chagrin face à la mort, la peur de perdre son logement –, comme s’il regardait les événements de la cime d’une tour, de haut. Reste une troisième expérience, où souliers et rire agissent de concert et conjuguent leurs pouvoirs. C’est la scène qui fait précisément l’objet du premier tableau. En route vers le lieu de la noce, la Mère a chaussé, pour l’occasion, ses fameux souliers. Saïd l’invite à danser, perchée sur ses talons. La Mère lâche la valise ; Saïd éclate de rire et tous deux se battent pour la récupérer. Dans la précipitation, la valise se renverse, s’ouvre et révèle son contenu inexistant tandis que « Saïd et la Mère tombent assis par terre en riant aux éclats »30. Une fois de plus, les souliers auront permis de s’élever et de s’arracher à des émotions et à des événements négatifs tandis que le rire modifie la perspective ; ensemble, ils dérident Saïd qui avait résolu d’être sombre et l’amènent à rire de ce qui l’attristait : un mauvais mariage, symbolisé par une valise vide de tout contenu.
13Les traits structurants de la première scène continuent de charpenter la pièce jusqu’à la fin. Le texte se clôt en effet avec une assemblée de morts, perchés sur des estrades comme la Mère sur les talons de ses chaussures, qui observent et commentent du haut de leur promontoire les histoires des vivants… dont ils rient. Ces personnages contemplent la réalité avec un humour qui prolonge celui affiché par la Mère dans le premier tableau. Le texte s’y attarde avec insistance, comme dans cette scène où Kadidja, quittant le monde des vivants, troue un paravent et passe de l’autre côté du réel :
« Tous les Arabes [sur l’estrade des morts] éclatent d’un rire très doux. Enfin, la personne qui cherchait à passer crève le papier du paravent : c’est Kadidja.
KADIDJA, elle semble très à son aise et éclate du même rire très doux. Puis, elle cesse de rire et essuie ses yeux : Eh bien !
Elle rit encore.
SI SLIMANE, riant doucement : Eh oui !
KADIDJA, riant encore : Par exemple !
SI SLIMANE, approuvant : C’est ça !
KADIDJA, regardant autour d’elle : Et on fait tant d’histoires !
SI SLIMANE : Et pourquoi pas ? Il faut bien s’amuser »31.
14La scène est répétée telle quelle à l’arrivée de la Mère, qui abandonne la vie et aborde le monde d’après par le même chemin, en perforant un paravent. Ce dont rient les morts, c’est de la mort elle-même, des querelles personnelles – des « histoires » entre les vivants – et des conflits collectifs, comme cette guerre qui fait mourir les vivants… et mourir de rire les morts :
« LA MERE, riant : On a le temps. Causons un peu. Qu’est-ce que tu penses qu’ils vont faire, en bas ?
KADIDJA, riant : Rien, les malheureux. On leur a trop demandé. S’enfoncer dans la dégueulasserie, ça mène où ?
LA MERE, riant, et avec elle Kadidja : Nulle part, je le sais bien, mais c’est pour ça ! (Elle rit aux éclats et c’est dans des éclats de rire qu’elle dira ceci :) C’est les vérités… ah !…ah ! ah ! ah !… qu’on ne peut pas démontrer ah ! ah ! (Le rire paraît inextinguible.) C’est les vérités qui sont fausses !… ah ! ah ! ah ! Hi ! Hi ! Hi ! ah ! ah !… (Elle est coupée en deux à force de rire), c’est les vérités qu’on ne peut pas mener jusqu’à leurs extrémités… hi ! hi ! hi ! hi ! Oh ! Oh ! Ah ! Ah ! Hi ! Hi ! Hi !… sans les voir mourir et sans se voir mourir de rire qu’on doit exalter, c’est celles-là, jusqu’à mourir ! ah ! ah ! ah ! hi ! hi ! hi ! hi ! Ho ! Ho ! »32
15D’un bout à l’autre de la pièce, le rire et l’élévation par rapport aux contingences – malheureuses – qui affectent les vivants dominent. La dernière scène des Paravents ne dément pas cette constante, au contraire. L’ultime tableau est présidé par la Mère, et l’apparat du « très beau fauteuil doré, tapissé de velours rouge »33, sur lequel elle trône, augmente encore la solennité de sa position. C’est que, depuis le premier tableau, la Mère a acquis une prestance qui dépasse largement son existence propre : « Je suis le Rire, dit-elle, mais pas n’importe lequel : celui qui apparaît quand tout va mal »34. La Mère est aussi la dernière à quitter la scène, avant que le rideau ne tombe, traînant son fauteuil derrière elle. Aussi, de même que Les paravents commencent avec l’entrée en scène de la Mère et se ferment avec son départ, le texte est encadré de deux rires, le rire qu’elle professe dès le lever de rideau et celui qu’elle incarne ensuite, lesquels consistent à s’élever au-dessus de ce qui blesse pour modifier la perspective et tourner le malheur en dérision.
16On retrouve donc, dans la construction des Paravents, les principaux éléments clés de l’esperpento. Des souliers aux estrades, la perspective en surplomb amène le spectateur à considérer l’amour, la famille, les conflits, jusqu’à la guerre, ces « histoires de vivants », avec les yeux des morts, depuis l’autre rive… ou depuis l’autre côté du paravent. Le rire domine la pièce et accompagne le changement de perspective puisqu’il est, à travers le personnage de la Mère, le dernier à quitter les planches. Le comique et le point de vue, caractéristiques de cette version espagnole du grotesque qu’est l’esperpento, constituent bel et bien des rouages fondamentaux dans la mécanique de la pièce. Manque toutefois un ingrédient central puisque l’esthétique de Valle-Inclán ne relève pas du comique mais du tragicomique ; l’auteur ne cultive la dérision et la hauteur que parce qu’elles sont respectivement la voie qui mène au tragique et la position adéquate pour le contempler. Pour que Les paravents puissent entrer dans la catégorie des esperpentos, encore faut-il analyser ce qui, dans cette pièce, relève éventuellement du tragique.
Le tragique esperpentique
17L’esperpento n’a pas échappé aux discussions traditionnelles sur le tragique. Il ne suffit pas en effet que Valle-Inclán affirme que l’esperpento est tragique pour qu’il le soit. En outre, la cohabitation avec le comique, qui n’est pas un trait exclusif de l’esthétique théâtrale valleinclanienne, a toujours soulevé de nombreuses interrogations. Ainsi, en France, le « nouveau théâtre » de Beckett ou d’Ionesco a suscité moult réflexions sur la possibilité pour le tragique de revenir sur le devant de la scène contemporaine et, singulièrement, de s’arrimer à cette forme qui. traditionnellement, se conçoit à l’opposé de la gravité : le comique. En Italie, Pirandello se pose des questions similaires et, après un examen circonstancié35, se rend, surpris, à la même évidence que Valle-Inclán ou Ionesco et invite son lecteur à comprendre que « même la tragédie, lorsque le rire a pu dépasser le tragique à travers le tragique lui-même, découvrant tout le ridicule du sérieux, et par conséquent tout ce que le ridicule peut avoir de sérieux, peut devenir une farce ». Mais pas n’importe quel type de farce, sinon « une farce [qui] inclue dans la représentation même de la tragédie la parodie et la caricature de cette dernière, non pas comme des éléments superposés mais comme un corps projetterait son ombre, ombres grotesques de tout geste tragique »36. Ionesco, parsemant comme Valle-Inclán les répliques de ses personnages de considérations relevant de la théorie littéraire, fait ainsi dire à l’une des créatures de Victimes du devoir que « le tragique se fait comique, le comique est tragique »37. Contrairement aux assertions de ces dramaturges, et d’autres, qui insistent sur une relation de « partenariat » entre le tragique et le comique allant au-delà d’une simple juxtaposition, certains critiques ont affirmé que la charge caustique du comique ne pouvait s’abstenir d’éroder le tragique jusqu’à l’atténuer, le désamorcer, voire complètement l’annuler. C’est, avec des nuances variant d’un auteur à l’autre, la position de Martin Esslin38, Patrice Pavis39, François Regnault40, Claude Puzin41, Michel Corvin42 par exemple. En Espagne également, des discussions analogues autour de l’esperpento conduisent des auteurs tels que Ramón Sender43, Dru Dougherty44, Rodolfo Cardona et Anthony Zahareas45 à récuser le pouvoir du tragique au profit de la puissance de frappe du comique. Le débat reste ouvert puisqu’on trouve bien entendu des critiques prêts à soutenir l’opinion inverse, soit que le tragique compose avec le comique comme le suggère Emmanuel Jacquart46 soit qu’il engendre, dans sa cohabitation avec le comique, un « regard croisé » ainsi que le soutient Leonard Pronko47. En Espagne aussi, la teneur tragique de l’esperpento a ses partisans, comme Alfonso Sastre48 ou Jean-Paul Borel49, par exemple. Reste que. pour déterminer le sort du tragique lorsqu’il entre en contact avec le comique, mieux vaut disposer d’une solide définition de l’objet dont on étudie l’évolution sous peine de perdre sa trace dans l’alchimie de ses métamorphoses. Or, en ce qui concerne le concept théorique du tragique, force est de constater que les critiques ou bien préfèrent conclure à son extinction à l’époque moderne et contemporaine ou bien avouent se perdre dans les méandres des multiples définitions concurrentes.
18Il existe toutefois une définition qui permet de rendre compte de la charge tragique contenue dans l’esperpento et du pouvoir de distorsion que celui-ci comporte. Pour la présenter très brièvement50, cette définition repose sur la convergence avérée entre les différentes hypothèses théoriques proposées par les philosophes depuis Schelling pour circonscrire cette notion. Schelling est le premier à refuser de définir le tragique par la tragédie et à vouloir asseoir le genre littéraire hérité de l’antiquité sur un principe qui le fonde – le tragique. Ce qui revient à abandonner la perspective inductive – en fonction d’un corpus de tragédies, établissons les règles communes qui président à leur écriture dont on pose qu’elle sera tragique – pour une perspective déductive – il conviendra désormais de mesurer les pièces dramatiques à l’étalon du tragique afin de déterminer lesquelles d’entre elles constituent d’authentiques tragédies. Pour le dire en d’autres termes, toutes les pièces écrites « dans les règles » ne seront pas tragiques et ne pourront pas légitimement prétendre appartenir au canon institué dans l’antiquité. L’idée est séduisante car elle libère notamment les dramaturges du carcan des règles prétendument aristotéliciennes51 et de l’obligation, contraire à la naturelle évolution des genres, d’imiter les anciens puisque l’écrivain, pour atteindre le tragique, ne doit plus s’astreindre à respecter une forme, la tragédie. Le littéraire voit dans cette perspective nouvelle la possibilité de prendre en compte l’effet produit par l’action dramatique sur le lecteur ou le spectateur – la tragédie, en tant que texte respectueux des règles, est-elle réussie ou non ? touche-t-elle le public ? – et de renouer paradoxalement avec le point de vue privilégié en son temps par Aristote52. Mais ce changement de perspective, pour attrayant qu’il soit, n’en conduit pas moins à ouvrir la boîte de Pandore. Car si définition a priori du tragique il y a, de quoi se nourrit-elle ? sur quoi repose-t-elle ? Les philosophes depuis Schelling, de quelque école de pensée qu’ils soient53, ont théorisé le tragique comme un trait constitutif du monde qui, à ce titre, s’intègre le plus souvent dans une réflexion plus large, de type ontologique. Cette façon d’envisager la question du tragique a probablement contribué à la levée de boucliers des littéraires, pour qui une telle démarche déductive n’apparaissait pas moins subjective que l’ancienne manière, inductive, de procéder : certes, le corpus, caractéristique de toute réflexion inductive, obéit à des critères de rassemblement implicites, que l’analyse, pour minutieuse qu’elle soit, a toutes les chances d’expliciter et de couler dans le béton de la théorie. Mais en quoi la vision du monde d’un philosophe serait-elle, en définitive, moins « subjective » que les critères d’un littéraire élaborant son corpus ? On peut penser que la pointe extrême de cette « subjectivation » de la matière tragique, issue de l’antéposition par Schelling de l’idée par rapport à la l’orme, a été atteinte dans la deuxième moitié du XXe siècle, qui a assisté à une multiplication exponentielle des propositions de définition du tragique. Toutefois, les philosophes du XXe siècle, sensibles au problème54, se mirent en quête d’une « voie médiane » entre l’induction et la déduction, qui eût évité les écueils aussi bien de l’une que de l’autre. L’une des solutions préconisées fut d’organiser un va-et-vient entre les démarches inductive et déductive, où l’induction était chargée à la fois de produire des indices susceptibles de nourrir la déduction et en même temps de la canaliser. Appliquant cette idée à ma propre réflexion, j’ai tenté de croiser l’histoire de la philosophie du tragique et le corpus des tragédies reconnues unanimement comme telles et ai abouti à une définition non pas conceptuelle mais fonctionnelle du tragique55. Ma proposition théorique n’épingle ni traits caractéristiques ni motifs littéraires obligés mais se présente comme une matrice de fonctionnement. Laquelle peut s’énoncer en termes littéraux de contradiction : dans le tragique, quelque chose tente de s’affirmer et, par ce même mouvement d’auto-affirmation, en vient à s’annuler. Il ne s’agit pas d’une opposition entre deux pôles distincts mais bien d’un mouvement interne d’identification à une altérité diamétralement opposée. Cette identification, toutefois, n’est tragique que si l’altérité à laquelle s’identifie ce qui cherche à s’affirmer est volontairement rejetée et ne s’impose qu’à l’insu de cette volonté et comme par surprise. Une telle matrice, générale et abstraite, prend corps dans la tragédie en s’emparant des catégories dramaturgiques qui, sous l’emprise de la contradiction, voient leur valeur traditionnelle inversée : langage désarticulé, évidement du sens, atemporalité, perte de l’identité dans l’altérité occupent la place du langage sensé, du rythme temporel et de l’identité des personnages tandis que l’espace abandonne sa substantialité pour devenir une pure métaphore ou, si l’on préfère, pour fournir à même la matérialité du lieu un double spatial du drame. L’intérêt de cette matrice fonctionnelle dans le cas qui nous occupe, outre sa malléabilité pour l’analyse littéraire et la résolution du problème épistémologique de la définition du tragique qu’elle suppose56, est qu’elle rend effectivement compte du pouvoir de distorsion à l’œuvre dans l’esperpento. Celui-ci collectionne en effet des personnages en quête d’identité, perdus dans une temporalité qui tourne en rond et trahis soit par le langage soit par la rationalité habituelle du monde57. D’où l’idée, pour approfondir l’analyse esperpentique des Paravents et déterminer la parenté qu’entretient – ou non – la pièce de Genet avec l’esthétique du grotesque selon Valle-Inclán, de confronter la pièce à la matrice de fonctionnement contradictoire constitutive du tragique esperpentique.
19Afin de me frayer un chemin dans la démultiplication des personnages, des lieux scéniques et des intrigues, j’ai résolu d’organiser l’analyse en fonction des strates ou niveaux de sens que Genet dévoile peu à peu. La pièce commence en effet avec une banale histoire de mauvais mariage, mais acquiert en cours de route une complexité qui n’a d’égale que celle de la mise en scène préconisée par l’auteur, comme si l’espace théâtral, dans son progressif déploiement, fournissait la métaphore – et la clef – de l’action théâtrale représentée. A partir du treizième tableau, la scène s’empare des trois dimensions de l’espace – au sens géométrique du terme – en diversifiant la surface et en étageant les niveaux scéniques. Dans le treizième tableau comme dans les suivants, Genet superpose trois plans au moyen de deux estrades. Chaque étage correspond dans un premier temps à un espace scénique, représenté par un ou plusieurs paravents selon les cas. La complexité atteint son point culminant dans le dernier tableau puisque non seulement la scène se dispose selon trois étages mais, de surcroît, chaque étage se subdivise en lieux scéniques distincts. Du haut vers le bas, des morts aux vivants, la complexité va en augmentant : un seul lieu scénique, le promontoire des morts pour l’étage supérieur ; deux lieux scéniques (la prison et la maison de l’Epicier) pour l’étage intermédiaire ; quatre lieux scéniques (le bordel, la place du village, le « coin des Européens » et l’intérieur d’une maison) pour l’étage inférieur. Les deux niveaux réservés aux vivants se caractérisent à chaque fois, comme on le voit, par une juxtaposition de lieux collectifs avec des lieux privés. L’intrigue de la pièce respecte un agencement semblable : elle démarre avec l’histoire personnelle de Saïd et de Leïla mais s’ouvre rapidement à l’histoire collective par le conflit, larvé d’abord, déclaré ensuite, entre Arabes et Européens, pour déboucher finalement sur un monde en dehors du monde, un espace au-delà de l’espace, l’univers des morts, où se côtoient indifféremment morts arabes et morts européens. Ainsi taillé, le décor suggère déjà une parenté étroite, métaphorique, avec la construction de l’intrigue. Par ailleurs, la nudité de l’espace qui se limite, selon la prescription de Genet, à « une série de paravents sur lesquels les objets ou les paysages seront peints »58, renforcée par la présence de « au moins un objet réel […] destiné à confronter sa propre réalité avec les objets dessinés »59, favorise davantage encore la métaphorisation du lieu scénique en le dépossédant, comme c’est le cas dans le tragique, de tout contenu propre, matériel et physique. C’est dans ce cadre que je me propose d’examiner, pan d’intrigue par pan d’intrigue, si et éventuellement comment le tragique participe de la construction des Paravents. Cet examen passe par l’étude des catégories dramaturgiques du langage, du personnage, de l’espace et du temps puisque, selon la définition établie au départ des philosophes, c’est à travers ces catégories que le tragique prend corps et se transforme en tragédie.
Saïd et Leïla
20Le début de la pièce se concentre sur l’histoire personnelle de Leïla et de Saïd. Celui-ci, faute de moyens, a dû se résoudre à épouser la femme la plus laide, et par conséquent la moins chère, du monde. Cette laideur défigure Leïla au sens propre du terme puisqu’elle porte constamment une cagoule noire qui dissimule soigneusement ses traits : elle n’a pas de visage et se montre incapable de faire bonne figure. Ce qui n’a de cesse de désespérer Saïd. La Mère, on l’a dit, exhorte son fils à en rire, jusqu’aux larmes, jusqu’à ce que les larmes, troublant la vue, remettent le visage de Leïla en place. Cependant Saïd, au lieu de suivre les instructions de sa mère, laisse le privilège du rire à d’autres… qui le défigurent : les ouvriers agricoles se moquent de lui, les mauvaises blagues dégénèrent en rixe et « comme chaque soir [s]on œil est mauve »60. Il reproche de plus à sa femme « au lieu de [l]e consoler [de] fai[re] exprès de [s]’enlaidir par les larmes »61. Or les larmes de Leïla prouvent, si besoin en était, la sagacité de la Mère et l’efficacité du stratagème dont elle use pour corriger les défauts de la réalité. En effet, Saïd est, à en croire le texte, à peu de chose près aussi laid que son épouse. C’est du moins ce que prétend Leïla s’adressant à sa belle-mère : « La nuit, vous croyez que j’épouse Saïd qui n’a pas le sou ? Et qui n’est pas beau ? Et qu’aucune femme ne regarde ? Quelle femme s’est déjà retournée sur Saïd ? »62. Les didascalies donnent raison à la jeune femme, réservant à son époux une description très peu flatteuse : « le creux des joues très noir, et autour, des pustules jaunâtres – ou verdâtres »63. Pourtant, dans le cas de Leïla, les larmes produisent l’effet escompté. Lorsque son mari la blâme pour sa laideur, la jeune femme se met à pleurer et s’écrie « Saïd, mon beau Saïd, tais-toi ! »64.
21Comme la cagoule de Leïla et l’inaptitude de Saïd à rire empêchent tout face à face entre les époux, la communication entre eux est rendue très difficile. Leïla ne parvient à parler à son mari, à lui dire son désir, qu’en son absence et par l’intermédiaire d’un pantalon vide. L’unique scène qui ébauche un semblant de tendresse entre les deux protagonistes se déroule dans un lieu qui exprime l’enfermement par excellence, la prison, alors que chacun croupit dans sa cellule et qu’entre eux veille le Gardien. Et tandis que les époux se parlent « avec douceur » – les didascalies y insistent à trois reprises –, le Gardien leur reproche de « toujours gueuler »65, de « murmurer [leurs] chansons »66 et de troubler le silence de la nuit qui, elle aussi, a besoin de repos. Il semble qu’on ne puisse dire son amour qu’en criant et que les cris ou la douceur du chant soient identiques comme le suggère la Voix d’un Condamné à mort pour matricide : il tue sa mère comme on déclare son amour, en offrant des fleurs ; joue avec les boyaux sanguinolents de l’agonisante comme on tire de la musique d’un instrument à cordes car, ainsi que l’explique le Gardien, « il est arrivé […] au point où il doit chanter »67.
22A l’instar de la valise du début, vide des miettes de cadeaux que Saïd n’apportera pas à sa fiancée, les époux se réduisent à un pantalon vide et à une cagoule sans visage. Ils échouent à se regarder68, à se faire face et ils ne parviennent à se rencontrer que lorsque tout les sépare. L’espace, une fois encore, épouse et redouble la contradiction tragique d’une identité inaccessible et d’un langage où les cris de mise à mort se confondent avec les mots d’amour. Mais quoi de plus normal puisqu’il n’est possible de se déclarer à l’autre que lorsque celui-ci s’efface et disparaît ? De même, le temps se vide de toute réalité ainsi qu’en témoigne la pendule imaginaire et détraquée que Saïd donne à sa femme en guise de présent de noces et à laquelle répond, comme en écho, celle, tout aussi imaginaire, que vole Leïla pour plaire à son mari. Symboles peut-être de deux vies offertes l’une à l’autre et qui n’ont rien d’autre en commun que le vide.
L’histoire collective : les Arabes
23De tableau en tableau, de paravent en paravent, l’intrigue s’élargit peu à peu à la collectivité et s’attache à la communauté des Arabes. Toutefois, le spectateur – ou le lecteur – découvre, surpris, que l’histoire collective est en tous points semblable à l’histoire individuelle, l’une partageant avec l’autre les mêmes signes tragiques. Tout comme Leïla se réduit à une cagoule sans figure et que Saïd s’identifie à un pantalon vide, la « femme collective » se définit comme un vêtement paradoxalement sans contenu. La « femme collective », la prostituée, Warda en l’occurrence, s’écrie en effet : « Quand le soleil est tombé je ne pourrais rien faire sans mes parures […] mais juponnée d’or, je suis la Reine des Averses »69. Et d’expliquer : « Mes toilettes ! Dessous, il n’y a plus grand-chose »70. Etrange déclaration, en vérité, pour une femme dont le métier veut qu’on s’intéresse à elle moins pour ses atours que pour son corps. Mais la surprise ne s’arrête pas en si bon chemin puisque l’une, la femme ainsi décrite, sert de miroir à l’autre, l’homme : Brahim, un habitué, « se peigne devant Warda comme s’il se regardait dans une glace »71. L’altérité masculine ne peut pourtant que se perdre à s’identifier au reflet, vide, de la femme. Et c’est bien ce qui se passe, à en croire Malika, l’assistante de Warda : « Ici, c’est le bordel, les hommes se vident »72. Les tenancières et leurs clients ont beau invoquer une inversion des rôles puisque « en France, quand on va au bordel, la putain se déshabille » tandis que, chez eux, « c’est [l’homme] qui se met nu devant nous [Warda et Malika] comme une putain de Toul ou de Nancy »73, la valeur commune du reflet vide ici l’emporte. Les uns peuvent bien figurer à la place des autres puisque tous sont pareils et se réduisent à des contenants vides.
24Le langage subit la même attraction de la part du néant que l’identité des personnages. Le langage, semble-t-il, appartient aux morts et rien qu’à eux : la Bouche qui parle et détient le pouvoir de communiquer sans ambiguïté sa volonté est celle d’un mort rendu à la terre, tandis que les femmes vivantes se disputent en aboyant comme des chiennes ou en meuglant comme des vaches74, parlent aux orties qui répondent75, connaissent les mouches par leur nom76. Les humains s’animalisent et, avec eux le langage, qui va jusqu’à rejoindre le monde minéral et, à travers lui, le néant. Tous les épisodes ne sont pas aussi dramatiques et, bien sûr, les humains, parfois, se parlent encore mais les mots se perdent dans le vide, dans le vide de ce qu’ils voulaient dire et que peu à peu ils ne disent plus, au point qu’on ne sait plus trop comment s’adresser à son semblable et que ce que l’on dit ne veut plus rien dire :
« LE GENDARME [à Leïla] : Petite ordure. Et moi, trop con, qui te disais vous pour être poli, comme on nous le recommande ! Ils en ont de bonnes, là-haut en haut lieu avec leurs vous ! Je voudrais les voir qu’ils vous touchent de près, comme nous les petits.
LA MERE : Des petits ? Vous autres, pour nous, vous n’êtes pas des petits.
LE GENDARME : Heureusement qu’on vous a et que comme ça y a plus petit que nous, mais si on nous oblige à vous dire vous on sera bientôt plus petits que vous.
LA MERE : De temps en temps vous pouvez oublier le vous et nous dire le tu.
LE GENDARME : Surtout que vous aimez mieux ça, hein ? Le tu est plus chaud que le vous et le tu protège mieux que le vous. Quoique si le tu protège, le vous de temps en temps fait du bien, ça je m’en doute. LA MERE : Un peu de vous, un jour sur quatre, et le tu le reste du temps.
LE GENDARME : C’est mon avis. Le tu comme base et du vous goutte à goutte. Pour vous habituer. Nous et vous on y gagne, mais le vous tout à coup, à qui dire le tu ? Entre nous le tu est tu de copain, entre nous et vous le tu qui vient de nous est tu plus mou.
LA MERE : Juste. Le vous pour vous ça vous éloigne de nous. Le tu nous plaît, le s’il vous plaît n’est pas pour nous.
LEÏLA : Le mou non plus… Le tout non plou… Le vu non plus. […] LA MERE, enchaînant : Le fou, c’est vous… le plus c’est mou… c’est tout au plus… […]
LE GENDARME : Le mon c’est plou… c’est plus mon cul… le cul mon coup… »77
25Cette scène ne produit pas son effet maximal à la lecture puisque l’orthographe des mots fait office de roc et maintient en place la terre qui tremble et se met à bouger. A l’oral au contraire, les sonorités participent à la liquéfaction des mots. Tout d’abord, entre le « vous » auquel on se rapporte comme pur élément linguistique et le « vous » renvoyant soit au Gendarme soit aux deux femmes, la nature référentielle du pronom se met à vibrer, et, telle une caisse de résonance, contamine de sa pure vacuité le « vous » désignant Leïla et la Mère ou le représentant de l’ordre et contribue de la sorte à rompre les amarres du sens. L’effet est renforcé par le jeu parallèle avec le « lu », qui, de surcroît, peut également signifier le participe passé du verbe « taire ». Et la manipulation habile de la proximité sonore entre /y/ et /u/ augmente la vibration – la résonance – et prépare le travail sur les allitérations : tu est à tout ce que vu est à vous et ce que plus est à plou comme ce qu’est cul par rapport à coup. Par ailleurs, ce qui sépare tu de vous se borne à un simple rapport de force : « pour nous, vous n’êtes pas des petits ». L’ambiguïté linguistique, loin d’offrir un espace de rencontre à un vous pour qu’il se transforme en tu lorsqu’il s’exprime en je, se réduit à une pure lutte : c’est à celui qui parviendra le premier à échapper au vide linguistique et au vide tout court – comme le gendarme, on est tous le petit de quelqu’un – en le projetant sur l’autre – heureusement qu’il existe toujours un plus petit que soi. La magie de la sonorité, et l’art de Genet, permet de reformuler, à même la matérialité langagière, la contradiction déjà apparue précédemment : l’incapacité à s’adresser à l’autre, qu’il soit tu ou vous, conduit à confondre cul et coup, amour et violence, à tel point qu’il n’est plus possible d’atteindre autrui que dans le crime, en le vidant de lui-même, à tel point qu’il n’est plus possible de lui parler qu’en provoquant son absence.
26C’est ici que prennent tout leur sens les jeux de spatialisation orchestrés avec précision par Genet. En effet, certaines mises en espace de conversation, comme dans le cas qui suit, répercutent l’écho du non-sens de ce qui résonne sans raisonner. Ainsi celte scène inhabituelle où l’on se parle « dos-à-face » :
« Soudain, de la coulisse de gauche, apparaît un gendarme. Il s’approche très lentement, à grands pas précautionneux, et en regardant autour de lui, sans étonnement.
LEÏLA, faisant la révérence en regardant vers la droite, c’est-à-dire dans la direction opposée au Gendarme : C’est moi la femme de Saïd, entrez donc, Monsieur le Gendarme »78.
27Le contraste entre la révérence pleine de déférence de Leïla et l’impolitesse manifeste qui consiste à s’adresser à quelqu’un en lui tournant le dos est saisissant. Humour pur ? Peut-être. Mais force est de constater que Leïla et le Gendarme sont incapables de se parler en se regardant, tout comme Saïd et sa femme se sont révélés inaptes au face à face, impuissants à communiquer et à croiser leurs regards. C’est peut-être que pour dire vous, il faut pouvoir être vu et que, pour atteindre la chaleur du tu, il faut pouvoir se taire… A partir du moment où tout se confond avec le tu, non pas la deuxième personne du singulier comme dans l’amour mais avec ce qui se tait comme dans la mort, où chercher encore la faculté d’endiguer le vide et de créer un silence plein, rempli de sens ? Une fois de plus, l’espace redouble l’impasse, ici du langage, et métaphorise l’annihilation du sens, l’impossibilité où se trouvent les personnages de le partager, de le communiquer.
28La temporalité collective est marquée du même sceau que le langage ou l’identité. En effet, les mères arabes considèrent la tâche reproductrice que la nature leur a confiée de bien singulière manière. L’une d’entre elles, Chiga, élève des enfants pour que les mouches se nourrissent au coin de leurs yeux :
« CHIGA, en riant : Chez moi des mouches, des cancrelats et des araignées ! Mais surtout des mouches. Pour elles, il y aura toujours un peu de boustifaille au coin des yeux des gosses – j’élève des gosses pour ça – et sous leur nez. Les gosses, une taloche de temps en temps, vers dix heures du matin, une torgnole à quatre heures du soir ! Ça chiale, ça renifle, et nos mouches se régalent.
Avec sa langue, elle semble avec délices ramasser la morve qui lui coulerait du nez, »79.
29Etrange vision de l’enfantement qui tient davantage de l’élevage et semble n’avoir d’autre but que celui de garantir l’approvisionnement en nourriture des animaux. Et pas de n’importe lesquels, puisqu’à en croire Kadidja, autre mère du bataillon, « elles font partie, les mouches, du deuil »80. Et que penser alors de la revendication de la Mère par excellence, celle que le texte ne connaît que sous ce nom, la génitrice de Saïd, qui se veut « une mère comme les autres » ? Comme ses semblables, si elle met son utérus en avant, c’est pour réclamer une place à l’enterrement de Si Slimane et le droit d’y officier comme pleureuse : « Et le mien n’est pas le ventre d’une femme comme les autres ? une mère comme les autres ? »81 Le lien d’ascendant à descendant ne se porte pas mieux que la relation, supposée, d’égal à égal entre homme et femme : en lieu et place de l’amour, on frappe – « une taloche de temps en temps, vers dix heures du matin, une torgnole à quatre heures du soir » – et, ce faisant, on nourrit la mort. La postérité collective est à l’image du langage et de l’identité : vide. La nouvelle génération se confond, à peine mise au monde, avec la corruption qui travaille les cadavres rendus à la terre.
30Comme on le voit, l’histoire collective des Arabes n’est pas différente de celle de Saïd et de Leïla. Comme eux, les individus se réduisent à des vêlements sans contenus, confondent l’amour et la mort, le cul et les coups, le fruit de l’amour et le fruit que l’on à donne à manger aux animaux qui se repaissent de la mort. A tous les niveaux de l’intrigue, on assiste à la même implosion du langage, de l’identité et de la temporalité, signe de la présence du tragique. L’espace déjà annonçait la parfaite symétrie transversale allant de l’homme singulier à la collectivité, symétrie dont le centre, sorte de point aveugle, résiderait dans la contradiction tragique : au quatrième tableau, les didascalies précisent que « les deux hommes [Saïd et Habib] imitent avec la bouche le bruit du vent, et grelottent ». Et Habib de préciser une réplique plus loin que « le pays a la chair de poule »82.
Les Européens
31Reste un pan de l’intrigue, un groupe ethnique à analyser, celui des Européens. Etant donné le thème de la pièce, la guerre, on pourrait penser que ces derniers figureront à l’exact opposé des Arabes. Or le tragique s’amuse à croiser les différences et à montrer qu’en dépit de ces dernières les uns et les autres sont rigoureusement pareils. Les habits, d’une importance capitale dans cette pièce, en fournissent une excellente illustration. D’après les prescriptions de Genet, les Arabes sont vêtus à l’européenne et les Européens ont adopté la façon colorée qu’ont les Arabes de s’habiller83. D’un groupe à l’autre, les signes de reconnaissance sont donc inversés ; pourtant l’inversion conduit, au-delà de la différence résiduelle – les habits restent distincts selon le groupe –, à l’identification. C’est ce que montre l’épisode suivant. Sir Harold, riche propriétaire terrien, surveille ses ouvriers agricoles, au nombre desquels se trouve Saïd, par l’intermédiaire d’un « merveilleux gant de pécari »84 :
« HABIB : Vous partez déjà, Sir Harold ?
VOIX DE SIR HAROLD, de la coulisse : Pas tout à fait. Mon gant vous gardera.
Un merveilleux gant de pécari arrive, jeté de la coulisse. Il reste comme suspendu dans l’air, au milieu de la scène.
HABIB, un doigt sur sa bouche, puis montrant le gant : Chut !…
SAÏD, effrayé : Seigneur ! Qu’est-ce qu’il y a dedans ? Son poing ?
HABIB : De la paille. Bien bourrée pour faire comme s’il y avait son poing… (Un temps.) Faire que ça paraisse plus dangereux… (Un temps.) Faire que ça soit plus vrai… »85
32L’autorité de Sir Harold réside dans un gant, rembourré « pour faire plus vrai ». Le rembourrage toutefois se révèle parfaitement inutile puisqu’il n’abuse à aucun moment les employés de l’Anglais, mis à part peut-être Saïd dont on sait déjà qu’il a bien du mal à prendre ses distances par rapport aux apparences. A cette exception près, l’intelligence des ouvriers agricoles prive le gant de son pouvoir et amène Sir Harold, par voie de conséquence, à placer son autorité de patron dans un vêtement… qui s’avère vide de tout contenu. Dès lors, ce gant, quoique rembourré, appartient à la même collection que la valise du début, le pantalon de Saïd, la cagoule de Leïla ou les jupes de Warda. Autre exemple ayant trait à l’habillement : Monsieur Blankensee, ami de Sir Harold, affectionne lui aussi la technique du rembourrage aux fins d’augmenter sa prestance. Il introduit deux coussinets dans son pantalon afin de créer artificiellement un volume dont la nature ne l’a point pourvu :
« MONSIEUR BLANKENSEE : (Il souffle un peu, et en souriant, il défait de quelques crans la ceinture de son pantalon, et il explique.)
C’est mon coussinet…
SIR HAROLD, intéressé : Ah, ah. vous portez le coussinet. Sur le derrière aussi, sans doute.
MONSIEUR BLANKENSEE : Pour l’équilibre. Un homme de mon âge qui n’a ni ventre ni cul n’a guère de prestige. Alors il faut bien truquer un peu… […] Il s’agit […] d’une sorte de caleçon rembourré devant-derrière, qui vous donne de la prestance »86.
33Encore une fois, le pantalon rembourré de Monsieur Blankensee n’est pas sans rappeler le pantalon vide de Saïd, les coussinets en moins. Mais le spectateur – ou le lecteur – apprend par la bouche de Madame Blankensee que le stratagème ne trompe personne87. Les coussinets, comme la paille dans le gant, sont ainsi vidés de toute signification et plus rien ne différencie le pantalon de Saïd de celui de Blankensee. Le jeu de l’inversion apparaît dès lors dans tout son machiavélisme : les Européens et les Arabes sont différents mais cette différence, si elle est de taille à nourrir le différend qui les oppose, ne les oppose pas assez pour qu’on puisse les distinguer les uns des autres.
34Il en va de même du langage. Ces propriétaires de la terre que sont les Européens prétendent être aussi « les maîtres du langage »88. Cependant, la communication ne peut se prévaloir de meilleurs résultats chez eux que chez les Arabes. Sir Harold et Monsieur Blankensee se parlent curieusement dos-à-dos, dans une posture qui, quoique spatialement différente, provoque le même effet que le « dos-à-face » de Leïla et du Gendarme : un court-circuit. De fait, la conception de la conversation qu’ont les « maîtres du langage » est incapable de fonder un véritable échange : Sir Harold et Blankensee se félicitent d’avoir trouvé le ton juste pour parler aux Arabes mais leur interdisent de répondre et redoutent qu’ils ne leur tiennent tête, qu’ils ne leur fassent front89… Pas plus que Saïd et Leïla, pas plus que les Arabes, les Européens ne trouvent la voie d’un véritable face à face générateur de sens et le « dos-à-dos », loin d’être accidentel, condense à la perfection le contresens auquel condammne une « maîtrise du langage » ainsi conçue.
35Enfin, le futur que ces pères se préfigurent ressemble étrangement à la postérité envisagée par les mères arabes pour leur progéniture. Certes, il s’agit d’un avenir de possédants, d’héritiers de riches propriétaires. Rien ne devrait donc, en bonne logique, rapprocher les enfants européens de leurs homologues arabes. Rien si ce n’est l’attitude de leurs parents : lorsque Monsieur Blankensee affirme que, pour sauvegarder le patrimoine de son fils, des plantations de roses, il n’hésiterait pas à sacrifier ce même fils90, il ne réagit pas autrement que Chiga qui élève des enfants pour nourrir les mouches. L’un comme l’autre trouvent normal d’utiliser leur descendance pour le bien d’animaux ou de fleurs, reléguant ainsi la vie humaine, la postérité, au rang de simple outil et accroissant chacun à sa manière, directement ou indirectement, l’empire de la mort.
36Comme pour renforcer l’effet de l’inversion qui croise les différences entre Arabes et Européens pour mieux les annuler, deux scènes de la pièce sont construites en miroir et se répondent comme si elles étaient l’écho l’une de l’autre. Il s’agit, d’une part, au deuxième tableau, de la scène du bordel et, d’autre part, au onzième tableau, des instructions du Lieutenant à ses soldats sur le point de rejoindre le front. Le premier épisode met des Arabes en scène tandis que le second est consacré aux Européens. Voici quelques extraits du deuxième épisode :
« LE LIEUTENANT : Mes gants ! (Un légionnaire sort de la coulisse de gauche et lui tend une paire de gants de peau gris.) Blancs. (Le soldat disparaît une seconde, réapparaît avec une paire de gants blancs, salue et sort. Le Lieutenant mettant ses gants avec beaucoup de soin.) A bloc. Gonflés à bloc. Gonflés et durs, bordel ! Vos lits d’amour, c’est le champ de bataille. A la guerre comme à l’amour !… Pour les combats, parés !… De toutes vos parures, Messieurs. […] Je veux qu’on renvoie à vos familles des bracelets-montres et des médailles tachées de sang caillé et même de foutre. Je veux… Preston !… mon revolver… Je veux vos visières de képi plus luisantes que mes bottes, plus vernies que mes ongles… (Entre Preston, un autre légionnaire, qui tend à l’officier la sacoche contenant le revolver, puis il sort. Le Lieutenant l’accroche à son ceinturon, tout en parlant.)… vos boutons, agrafes, crochets, comme mes éperons : chromés… La guerre l’amour, je veux cousues dans vos doublures des images de gonzesses à poil et des immaculées de Lourdes, autour de vos cous des chaînettes d’or ou de plaqué or… sur vos cheveux, de la brillantine, des rubans dans vos poils du cul […] Preston… mes jumelles. (Même jeu que plus haut. Preston apporte les jumelles dans l’étui. Le lieutenant en passe avec application la courroie autour de son cou, puis il ouvre l’étui, et examine les environs, puis remet les jumelles dans l’étui, et… bref, il joue.) […] N’oubliez pas. Bons guerriers, guerriers braves sans doute, mais d’abord beaux guerriers. Donc : épaules parfaites, rectifiées par artifice si nécessaire. Cous musclés. […] Cuisses épaisses et dures. Ou apparemment. […] Preston !… mes bottes !… (Entre Preston qui s’agenouille devant l’officier et passe un chiffon sur les bottes.)… sous la culotte, mettez des sacs de sable pour vous gonfler les genoux, mais apparaissez comme des dieux ! […] Votre fusil, ciré, astiqué, briqué, suprême joyau sa baïonnette fleuron de la couronne, lys de l’oriflamme […] Et votre œil comme la baïonnette. Et l’amour. Je veux : la guerre est une partouze du tonnerre. […] Faites reluire mes bottes ! Vous êtes le chibre terrible de la France qui rêve qu’elle baise ! Plus éclatantes, mes bottes. Preston ! Je veux la guerre et l’amour au soleil ! Et les tripes au soleil, vu ? [···] Il y aura du sang… le vôtre ou celui des autres.
N’importe. […] Les hommes, je les veux : lyriques, réalistes, amoureux. (Soudain plus calme, presque tendre :) Mais, messieurs, derrière ces collines, c’est des hommes que vous devrez éventrer, pas des rats. Or, les Bicots sont des rats. Le temps d’un éclair, dans le corps à corps, regardez-les bien – s’ils vous en laissent le temps – et découvrez, mais vite, l’humanité qui est en eux ; sinon vous tueriez des rats, et vous n’auriez fait la guerre et l’amour qu’avec des rats »91
37Curieux appel au combat, s’il en est. Mais le plus déconcertant ne réside pas tant dans les propos du Lieutenant que dans le rapport étroit que cette scène entretient avec l’épisode du bordel. Il est frappant de constater, en effet, que le Lieutenant lorsqu’il décrit la tâche du bon soldat est en pleine vestition, exactement comme Warda lorsqu’elle commente son office. La prostituée commande à sa Servante, comme le Lieutenant à son aide de camp, les différentes pièces de sa parure. C’est ce même mot, « parure », qui apparaît dans le discours du Lieutenant comme dans la bouche de Warda. Tous deux ont les mains blanches : le Lieutenant insiste pour que les gants qu’on lui apporte soient blancs tandis que Warda veille avec grande attention sur les gestes de la servante qui lui peint les mains, ainsi que les chevilles, de la même couleur. Par ailleurs, le harnachement des soldats qui s’apprêtent à partir pour le front compte de nombreux détails, étranges dans un contexte militaire, qui acquièrent toutefois du sens lorsqu’on les met en relation avec la scène du bordel. Les soldats ont de la brillantine dans les cheveux comme Warda tient à lisser les siens avec de la gomina ; le Lieutenant a les ongles vernis comme Malika se préparant à recevoir ses clients. Les chaînettes d’or, les bracelets(-montres) et les médailles à renvoyer aux familles rappellent les bijoux dont se parent les deux prostituées. En outre, si les soldats cousent dans leurs doublures des images de femmes, entre autres de « gonzesses », qui rappellent le plaisir de la chair et donc les prostituées du deuxième tableau, Warda a du plomb dans l’ourlet de ses trois jupons, plomb qui évoque les munitions des soldats. Le parallèle se mue peu à peu en inversion. Les soldats ne seront pas de « bons guerriers » s’ils sont « braves » mais, au contraire, s’ils sont « beaux ». Paradoxe auquel répond en écho celui, déjà épinglé plus haut, de la prostituée : chez elle, c’est le corps qui importe peu parce qu’une « putain totale » se doit d’être « travaillée jusqu’au squelette »92. Voilà le soldat tenu de répondre à des exigences de beauté qui siéraient davantage à la prostituée, tandis que cette dernière se voit chargée d’un devoir que l’on verrait plutôt incomber au guerrier : travailler le corps jusqu’au squelette. Les croisements et les échanges entre les uns et les autres ne prennent leur sens qu’à comprendre que « la guerre est une partouze » et que les « lits d’amour, [un] champ de bataille ». Sous les vêtements des uns comme des autres, il n’y a que du vide : « plus grand-chose » dans le cas de Warda, des corps rembourrés de sacs de sable dans le cas des soldats, mais, d’un côté comme de l’autre, le vide s’énonce en termes de haine et de mort.
« WARDA : Mes toilettes ! Dessous, il n’y a plus grand-chose…
MUSTAPHA, s’approchant d’un pas : S’il y avait la mort…
WARDA, l’arrêtant d’un geste : Elle y est. Tranquillement au travail.
[…]
AHMED, se levant d’un bond : La haine des étrangers, elle est là ?
MALIKA, surprise mais fixant Ahmed : Sous ma ceinture ? Le feu qui vous y brûle quand vous entrez, il vient d’elle.
AHMED : Elle est là ? […]
MUSTAPHA, sans cesser de fixer Warda : Dans mon caleçon ? Elle y cogne plus dur que dans le cœur de Brahim. Elle y brûle plus que sous la ceinture de Malika »93.
38De part et d’autre donc de la ligne de front, on confond « cul » et « coup », amour et violence. La haine, aux dires de ces spécialistes que sont les prostituées, nourrit le plaisir de l’amour et l’amour, à en croire la pédagogie guerrière du Lieutenant, fortifie l’ardeur au combat. Toutefois le jeu de l’inversion poursuit sa logique propre et joue un ultime pied de nez aux personnages : l’identification, par croisement, de l’amour et de la guerre, des Arabes et des Européens, entretient peut-être les différends et peut générer des conflits mais il efface aussi les différences en les réduisant à la portion congrue. Voilà qui explique cette phrase étrange du Lieutenant : « Il y aura du sang… le vôtre ou celui des autres. N’importe ». Au jeu de l’inversion, en effet, les dissidences s’annulent et ne reste face à moi qu’un autre, dont j’aimerais qu’il soit « plus petit que moi » mais qui me ressemble tellement que je ne peux plus m’en distinguer. D’où l’ultime prédiction du Lieutenant : dans le dernier corps à corps, celui de l’élimination définitive, se fait jour la reconnaissance de l’autre comme un aller ego : un autre être humain. Comme le matricide ne réussit à prendre conscience de l’amour qu’il porte à sa mère qu’en répétant la scène violente où il pénètre dans son corps par effraction, dans le visage sans nom de l’autre qu’ils tuent, cagoulé dans l’anonymat comme l’était la face invisible de Leïla, et alors que l’absence de la mort déjà prend possession de ses traits, ce sont les linéaments familiers d’un autre soi-même que les soldats s’apprêtent à découvrir.
Les morts
39Telle est précisément la surprise qui attend les morts, une fois qu’ils ont donné leur écot à la boucherie, qu’ils ont fait face à l’ennemi et que, de quelque manière, ils ont participé à son élimination. Après la traversée du dernier paravent, vide de couleurs et de signes, blanc, et franchie la dernière marche, celle d’où l’on peut regarder de loin, depuis l’autre rive, les « histoires » des vivants, les belligérants découvrent l’ultime estrade, qui ne connaît plus la juxtaposition des espaces privés et publics. Assis sur cette dernière marche, les Européens et les Arabes siègent au sein de la même assemblée et partagent le même espace. Il y a plus : les ennemis de la vie se parlent morts sans considération d’origine. Le Sergent vient s’asseoir parmi les femmes arabes – la Mère, Kadidja et Warda – et leur fait le récit de son trépas. Même les différends, personnels et collectifs, sont apaisés. Le Général, le Lieutenant et les soldats, tombés au front, pénètrent sur l’estrade des morts selon le même rituel que la Mère et Kadidja, en riant, et Si Slimane les accueille en souriant avec les mêmes commentaires que ceux qu’il adresse aux « nouveaux morts » de sa patrie – Eh bien/Eh oui/Par exemple/C’est ça/Et on fait tant d’histoires, etc. Pierre et la Mère, la victime et son bourreau, devisent allègrement des circonstances du crime qui les lie et en rient tous deux :
« KADIDJA, souriant : Je suis morte la première.
LA MERE : Ça t’avance à quoi ? Moi, je suis morte d’épuisement.
KADIDJA, riant : Mais avant tu t’es arrangée pour en tuer un.
LA MERE, feignant d’être scandalisée : Moi ?… Pas du tout ! (Elle regarde Pierre.) Celui-là ? Son cou s’est pris dans les courroies…
PIERRE, riant : Tu as tout fait pour me ligoter. Et tu tirais !… tu tirais !…
LA MERE, à Kadidja qui rit aux éclats : J’ai pourtant tout arrangé pour que ce soit par hasard »94.
40L’espace a ici, comme ailleurs dans la pièce, valeur métaphorique. Son désenclavement suggère une autre façon d’envisager le rapport à autrui, une autre façon de communiquer avec lui. On pourrait dès lors s’attendre à ce que l’estrade supérieure de Genet soit un paradis grandeur nature, lieu du pardon et de la fraternité universels, un espace de rédemption où se rachèteraient les erreurs des vivants. Une sorte de lieu de catharsis qui résoudrait l’absurdité tragique dépeinte jusque là. Or tel n’est pas le sens qui émerge de l’analyse. En effet, la temporalité qui régit l’étage d’en haut est étonnamment identique à celle qui règne dans le monde d’en bas ; elle est marquée par la mort, même si celle-ci s’appréhende d’une autre manière : « (Si Slimane :) Oui, ici on meurt toujours plus, mais pas comme là-bas »95. Le langage demeure invariablement dénué de sens. Ommou, à moitié mourante, en témoigne : « dire ou ne pas dire ça ne veut rien dire »96. Et le jeu des reflets, où se perd l’identité des vivants, persiste à se jouer de celle des morts. Le Sergent en fournit la meilleure illustration. Il passe, sans crier gare, d’une virilité affirmée haut et fort peu après son entrée sur l’estrade ultime – « j’ai été brutal dans mes manières, mais, bordel de Dieu, un mâle a ce qu’il faut pour ça… »97 – à une volonté ostensible de se considérer au féminin : « je ne suis pas roublard, […] je suis roublarde »98. Son oncle, ajoute-t-il, est « matelassière »99. Force est donc d’accepter que l’identité masculine des morts continue de se perdre dans le féminin, comme les hommes bien vivants du bordel se vidaient en cherchant leur image dans le corps des prostituées. C’est qu’il n’y a toujours pas de sens, de vérité. On se rappelle la prise de conscience doublée d’éclats de rire de la Mère quelque temps après son arrivée dans « l’au-delà » : « c’est les vérités qui sont fausses […], c’est les vérités qu’on ne peut pas mener jusqu’à leurs extrémités »100 ; et le Sergent, bien que mort depuis trois jours, continue « à ne rien comprendre »101.
41Rien ne sauve donc les morts du tragique des vivants. Loin de s’être libéré de l’impasse d’en bas, le monde d’en haut en reste pétri. Preuve, s’il en était besoin, de la force contradictoire du tragique, les vivants en viennent à s’identifier aux morts dans une dernière superposition des contraires, la plus violente peut-être de toutes celles présentes dans la pièce. La Bouche de Si Slimane mort et enterré n’avait guère laissé d’illusion à ce sujet : « ceux qui vont sur la terre, d’ici peu seront dedans. C’est les mêmes »102. L’identification va plus loin. Morts et vivants se parlent, à plusieurs reprises : la Bouche de Si Slimane et la Mère au huitième tableau, le Sergent trépassé et Malika bien vivante au seizième et dernier tableau, par exemple, montrent qu’il n’y pas de frontières rigides entre le domaine des uns et le territoire des autres. La caractéristisque essentielle de l’estrade des morts, qui la distingue des deux autres, le fait qu’elle ne soit pas divisée en lieux scéniques juxtaposés, acquiert de la sorte un supplément de sens : rien ne sépare les morts ni d’eux-mêmes ni des autres. Certes, une estrade spéciale leur est réservée mais elle est pareille à celle des étages inférieurs et les paravents qui la garnissent également. La différence entre le monde d’ici bas et celui d’en haut ne tient donc pas à la réalité puisque tous, vivants et morts, partagent la même, qui se caractérise par l’inversion tragique. Mais comment expliquer alors le changement ? Où se situe la différence qui marque le passage d’un côté à l’autre du paravent si le monde des morts reste aussi tragique que celui des vivants ? Car changement il y a. Comment expliquer que les morts puissent converser aimablement entre membres des deux camps alors que les vivants ne réussissent qu’à s’entredéchirer ?
42L’esperpento de Valle-Inclán fournit une réponse possible à ces interrogations. Jusqu’à présent. Les paravents ont montré une fidélité exemplaire à l’esthétique du dramaturge espagnol. En effet, à l’instar de Max Estrella et de don Latino, les protagonistes de Genet vivent une « sorte de tragédie qui exprime le sentiment tragique de la vie » en mettant en scène des « personnages grotesques », des héros mais vus comme à travers le prisme d’une lentille déformante103. C’est précisément cet aspect de la pièce qui a déplu à ses détracteurs : la transformation en mascarade d’une guerre conduite noblement par des soldats convaincus de sacrifier leur vie à une juste cause. Par ailleurs, Les paravents entrent parfaitement dans la description fournie par don Estrafalario : ils dépassent bel et bien l’opposition de la souffrance et du rire et s’apparentent aux conversations des morts qui dissertent à propos des vivants. Enfin, le tragique est au cœur des Paravents ainsi qu’en témoigne l’inversion des catégories dramaturgiques, et Genet, comme Valle-Inclán, invite son spectateur – ou son lecteur – à le contempler de haut et avec humour. Il est donc légitime de chercher dans l’esthétique esperpentique une réponse aux interrogations posées par l’interprétation des Paravents. A la question de savoir ce qui, dans la pièce, différencie les morts des vivants, l’esthétique esperpentique de Valle-Inclán suggère que ce n’est pas la réalité – tragique – qui change mais le point de vue à partir duquel on la regarde. Les morts de Genet observent les « histoires des vivants » de haut et en rient. Comme pour la Mère menacée de perdre sa cabane face à l’huissier venu la saisir, l’élévation permet de faire face et annule le rapport de force ainsi que le conflit. Sur l’estrade des morts, le tragique n’a rien perdu de sa vigueur : les mots ne veulent toujours rien dire, la temporalité reste marquée par la mortification et l’identité des personnages demeure incertaine et troublée. Mais les morts cessent de chercher un « plus petit que soi » sur qui projeter le vide des mots, de l’identité et du temps. Ils n’ont plus besoin de projeter le vide, de tuer, pour entrer en contact avec l’autre. Ils recherchent au contraire sa compagnie, comme le Sergent avec les mères arabes, pour rire avec cet autre de tout ce qui tue. On ne peut d’ailleurs perforer le paravent blanc sans « éclater d’un rire très doux », auquel ne manquent jamais de s’associer, quand ils ne l’anticipent pas, les morts arrivés antérieurement.
43L’esperpento offre également une clef pour interpréter l’absence de Saïd sur l’estrade des morts : celui-ci, bien que passé de vie à trépas, ne rejoint pas ses compagnons et disparaît complètement, comme s’il ratait la dernière marche. C’est qu’il ne parvient pas, pas plus mort que vivant, à regarder le tragique « de haut », à « en rire », et à laisser opérer la magie de la tragédie selon Genet : « un rire énorme que brise un sanglot qui renvoie au rire originel, c’est-à-dire à la pensée de la mort »104. Dans cet aller et retour entre le comique et le tragique, où l’un jamais n’éclipse l’autre mais bien au contraire en constitue en quelque sorte la nécessaire condition de possibilité, Saïd ne voit qu’un aller simple… qui, il faut le croire, ne conduit nulle part. L’interprétation esperpentique de la figure de Saïd s’inscrit donc en faux contre la lecture classique de la pièce qui consiste à célébrer le Mal au travers de ce personnage. Dans la perspective de l’esperpento, au contraire, Saïd est un contre-exemple, l’exemple à ne pas suivre, de celui qui échoue à s’élever au-dessus des événements et des émotions, de celui qui reste enfermé dans le différend au point de ne plus pouvoir s’en dégager. Mais « s’enfoncer dans la dégueulasserie, ça mène où ? » demande Kadidja arrivée chez les morts. « Nulle part » répond la Mère. L’aller simple du comique au tragique, que représente Saïd, qui ne prend pas en compte le sérieux du ridicule et le ridicule du sérieux, ne mène effectivement Saïd nulle part. Et, avec lui, c’est aussi la voie esthétique du tragique « pur » qui semble définitivement condamnée par Genet, comme elle le fut par Pirandello, Valle-Inclán ou Ionesco. Saïd, loin de célébrer le Mal. serait alors un porte-parole, malgré lui. des positions esthétiques de Genet et irait rejoindre Max Estrella, don Estrafalario et autres personnages de Victimes du devoir au panthéon des créatures de papier qui relaient, à même le texte, les opinions des auteurs qui leur ont donné la vie.
44Toutefois, l’esperpento n’avalise pas non plus cette autre lecture qui apparente la pièce à une pure mascarade, à un spectacle de Grand-Guignol, dont la dérision serait à la fois la fin et les moyens. Ce serait nier encore, quoique d’une autre manière, le « partenariat » entre le tragique et le comique, que l’on trouve au fondement de l’esperpento, au profit d’un comique qui l’emporterait sur la composante tragique. Or le comique esperpentique, souligne Valle-Inclán, a un but bien précis qui dépasse le pur divertissement ; ce comique mène nécessairement au tragique dont il rend possible la contemplation. Et, dans la pièce de Genet, Saïd mis à part, les morts perchés sur la dernière marche réussissent parfaitement le pari de présider à l’événement le plus tragique qu’il soit probablement donné de regarder, le déchaînement de la violence meurtrière, sans entrer dans le cercle vicieux de cette violence, dans la logique de l’élimination de l’autre, et parviennent, au contraire, à annuler le rapport de force dans un rire qui met tout le monde sur le même pied,… sur la même estrade. Mais ce rire, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ne nie en rien le sérieux des « histoires des vivants » car, le rire ne se mélange au tragique que pour découvrir « tout le ridicule du sérieux » et, Pirandello y insiste, « tout ce que le ridicule peut avoir de sérieux ». C’est précisément ce que les spectateurs d’hier et d’avant-hier ont eu, semble-t-il, beaucoup de mal à percevoir, piqués par la provocation mordante qui consiste à tourner la souffrance suprême en dérision. On peut penser, en effet, que les spectateurs français outrés par la pièce de Genet, et qui la rejetèrent au nom du passé national, y cherchaient ce que Genet savait bien qu’ils ne pourraient en aucun cas y trouver : soit des frères dédoublés, façonnés dans le même limon que ceux qui les regardent et porteurs de la même défaite douloureuse ; soit les héros d’une épopée nationale de triste mémoire qui auraient forcé l’admiration. C’était ignorer que le grotesque qui s’allie au tragique ne pratique ni la perspective de face ni celle d’en bas mais préfère celle d’en haut, qui requiert, de la part des spectateurs, élévation et humour. Non qu’il s’agisse de faire montre de sentiments élevés mais bien au contraire de se hisser, comme la Mère à l’occasion de l’enterrement de son mari, jusqu’à un point culminant d’où il devient possible de regarder son chagrin resté à terre. Dans l’optique esperpentique de Valle-Inclán, comme dans celle de Genet, ni l’humour ni l’élévation n’effacent à aucun moment le tragique puisque leur raison d’être consiste précisément en ce qu’ils permettent sa contemplation. Valle-Inclán préconise d’aller au tragique par le comique plutôt que par le tragique lui-même, tout comme le rire énorme qu’évoque Genet dans le commentaire de sa pièce et que brise un sanglot, loin de se perdre dans le pur agrément, donne forme à la pensée de la mort. Preuve ultime que le tragique ne disparaît pas dans la fresque des Paravents, la perspective décalée des morts ne résout pas ce tragique : la contradiction langagière, identitaire et spatio-temporelle demeure ; seul le point de vue depuis lequel on la considère est modifié.
45Mais quelle est cette « élévation au-delà du chagrin » à laquelle Genet semble inviter ses spectateurs et ses lecteurs ? Si l’esperpento se mêle au comique, c’est, a-t-on dit, dans le seul but de pouvoir contempler le tragique. Quel est donc ce tragique que Genet nous donne à regarder ? Qu’il s’agisse de l’histoire personnelle de Saïd et de Leïla ou de l’histoire collective des Arabes ou des Européens, à chaque fois la contradiction centrale réside dans l’impossibilité viscérale de rencontrer l’autre. À tous les niveaux de la pièce, Genet nous montre comment l’incapacité de faire face dégénère en obligation de faire front pour ne pas avoir l’air de perdre une face que chacun serait bien en peine de définir car elle se confond avec un contenant vide. Les courts-circuits des « dos-à-face » renvoient les protagonistes dos à dos, à une ligne de front dont personne ne peut sortir indemne, ni l’assaillant ni l’assailli. En effet, lorsque les face-à-face manqués se transforment en corps à corps, la violence meurtrière, parce qu’elle efface l’autre – littéralement, en nie la face –, devient le seul et unique moyen de reconnaître à l’autre son humanité : pour pouvoir le supprimer, comme le note judicieusement le Lieutenant, il faut d’abord admettre son existence. Toutefois, cette reconnaissance de l’autre, et de moi à travers le miroir tendu par l’autre, dans l’échange qui s’opère enfin, est aussi vide que l’image offerte par Warda à Brahim qui se peigne devant elle comme devant une glace. Car, pour se reconnaître dans les traits enfin regardés de près du vivant qui se meurt, il faut se réduire soi-même à un mort vivant. La confusion entre l’amour et la violence, qu’elle soit collective ou privée, le besoin d’éliminer l’autre pour enfin le toucher ou se laisser toucher par lui, suppose qu’on ne soit plus soi-même qu’un contenant vide de tout contenu. Ce qui s’échange dans le corps à corps fatal, c’est ce vide insupportable que chacun porte en soi, ce vide dont il ne semble possible de se débarrasser qu’à la condition de rencontrer un plus petit que soi, un plus « pouilleux »105 que soi : « LE MISSIONNAIRE [commentant la retraite imminente] : Comme la mer se retire, eux [les Arabes] ils se retirent de nous [les Européens], emportant avec eux et sur eux, comme des trésors, toutes leurs misères, leurs hontes, leurs croûtes… comme la mer se retire, en nous retirant en nous-mêmes, nous retrouvons notre gloire, notre légende. Ce qui était détritus, ils l’emportent. Ils nous ont passés au peigne fin »106.
46Cette réflexion des Européens, au bord de la débâcle et cherchant une porte de sortie honorable, témoigne du jeu des projections auquel se livrent les adversaires des Paravents : le vide devient projectile, que l’on assène à l’autre pour s’en débarrasser. Quel que soit cet autre : l’homme pour la femme, la femme pour l’homme, l’enfant pour sa mère ou son père, l’Européen pour l’Arabe ou l’Arabe pour l’Européen. L’humanité, qui trouve dans ce point commun un trait d’union peu flatteur, n’en sort guère grandie. Mais Genet propose des talons et un peu d’humour pour contempler le triste spectacle d’une humanité incapable d’affronter, de faire front, au vide tragique qui l’habite. Le chagrin ne diminue ni ne disparaît, toutefois la distance aide à ne pas se laisser happer par la violence et le rire, communicatif, instaure, à sa place, une précieuse connivence. La réalité reste identique – la condition tragiquement limitée de l’être humain – mais au lieu d’aller jusqu’à mourir pour ôter sa cagoule à cet autre soi-même et oser regarder enfin sa face immonde, il n’est plus nécessaire que de… mourir de rire.
Notes de bas de page
1 L’expression est d’Emmanuelle Polie commentant la mise en scène des Paravents par le Théâtre national de la Colline (Paris), du 17 mai au 14 juin 2002 (« Les Paravents de Jean Genet : dans l’ombre des monstres », dans L’avant-scène Théâtre, no 1114, 15 juin 2002, p. 76, col. 1).
2 La pièce fut créée à Berlin, en mai 1961, par le metteur en scène Hans Lietzau. La première mise en scène française, de Roger Blin, date d’avril 1966.
3 Ainsi s’intitula l’exposition présentée, dans le foyer de l’Odéon, en mai 1991, par l’Institut Mémoire de l’Edition contemporaine, ainsi que le dossier publié à cette occasion (La bataille des Paravents, Paris, IEMC, 1991).
4 P. de NUSSAC dans Paris-Presse, France-Soir, 3 mai 1966, citant le « Comité de Liaison des Anciens Combattants ».
5 Ibidem.
6 Tep. Mensuel du théâtre de l’est parisien, juin 1966, p. 1.
7 Ibidem.
8 Voir le compte rendu du débat parlementaire du 26 octobre 1966, à l’Assemblée Nationale, dans La bataille des Paravents, op. cit., pp. 85 à 91. Voir également le Journal Officiel du 27 octobre 1966.
9 G. MARCEL, « Le procès de Jean Genet », dans Les Nouvelles littéraires, 21 avril 1966.
10 Publié dans J. GENET, L’ennemi déclaré, [Paris], Gallimard, 1991.
11 Lettre à Roger Blin publiée dans La bataille des Paravents, op. cit., p. 16.
12 J. GENET, Les paravents, [Paris], Gallimard, 2000, p. 193.
13 J. GENET, « Il me paraît indécent de parler de moi », dans L’ennemi déclaré, op. cit.
14 S. LEVESQUE, « Des rieurs, des tomates et quelques perles. L’accueil critique réservé aux Paravents », dans Cahiers de théâtre Jeu, no 44, 3e trimestre 1987, pp. 61-66.
15 M. TADDEI, « A la criée, Paras contre Paravents », dans Acteurs, no 96-97, nov.-déc. 1991, p. 64. Roger Blin, commentant les événements de 1966, est du même avis : voir son témoignage publié dans La bataille des Paravents, op. cit., p. 38.
16 M. CORVIN, « Préface », dans J. GENET, Les paravents, op. cit., p. XII.
17 Cette expression revient souvent sous la plume des critiques. Marcel Maréchal parle ainsi de « libération des forces du mal » et de « méditation sur le mal » (« Un piège miroir », dans Acteurs, loc. cit., p. 61). Parmi les critiques de l’époque, Pierre Marcabru compare la pièce aux « messes noires » (« Le Claudel de l’innommable », dans Le nouveau Candide, 26 avril 1966) ; « c’est donc le problème du Mal qu’évoquent les Paravents ; même, on pourrait presque dire qu’ils célèbrent le Mal avec son habituel cortège de souffrances et de trahisons, de perversion et de sadisme, d’innocence et de désespoir » écrit Guy Leclerc (« Le dernier “scandale” : les Paravents de Jean Genet », dans L’humanité, 25 avril 1966) ; Gilles Sandier, de son côté, voit dans Les paravents, une « célébration du mal » où l’on « s’enfonce dans l’abjection comme on quête la sainteté » (« Genet un exorciste de génie », dans Arts, 27 avril 1966) ; Guy Dumur, pour sa part, s’attarde sur « la fête barbare » (« Le pire est toujours sûr », dans Le nouvel observateur, 27 avril 1966) tandis que Les Lettres françaises du 28 avril parlent de « sacralisation du Mal » et André Aller souligne que « tout devient sacré pour qui n’a plus d’espoir que dans le mal » (« Au fond d’un abîme creusé par l’amour », dans Témoignage chrétien, 28 avril 1966).
18 Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à M. LAZZARINI-DOSSIN, L’impasse du tragique. Pirandello, Valle-Inclán et le « nouveau théâtre », Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, pp. 192-202.
19 Voir supra.
20 Pour faciliter la compréhension du lecteur, je les aborderai dans un ordre davantage logique que chronologique.
21 Je mentionne la date de la première parution, dans la revue España. La pièce ne fut publiée, sous forme de livre, qu’en 1924. D’une édition à l’autre, la pièce connut de nombreux remaniements.
22 « Estrafalario » signifie « extravagant » en espagnol.
23 R. del VALLE-INCLÁN, Esperpento de los cuernos de don Friolera, dans Martes de Carnaval, Madrid, Espasa-Calpe, 199619 (Austral Literatura, 256), p. 126.
24 Diario de la Marina, 12 septembre 1921, repris dans D. DOUGHERTY, Un Valle-Inclán olvidado : entrevistas y conferencias, Madrid, Fundamentos, 1983, pp. 107-108. Je traduis et je souligne.
25 ABC, 7 décembre 1928. Repris dans D. DOUGHERTY, Un Valle-Inclán olvidado…, op. cit., p. 177.
26 El heraldo de Mexico, 21 septembre 1921. Repris dans D. DOUGHERTY, Un Valle-Inclán olvidado..., op. cit., p. 122.
27 J. GENET, Les paravents, op. cit., pp. 18-19.
28 ID., pp. 21-22.
29 ID, p. 21.
30 ID., p. 23.
31 ID., p. 209.
32 ID., p. 220.
33 ID., p. 240.
34 ID., p. 173.
35 Qui s’étale sur une trentaine d’années et dont j’ai tenté de rendre compte dans M. LAZZARINI-DOSSIN, « La question du tragique dans le théâtre contemporain ou qu’advient-il du tragique lorsqu’il se mélange au comique ? », dans Le tragique et le mal. Dires. Revue d’Études psychanalytiques, no 20. Presses universitaires de Montpellier, décembre 1997, pp. 127-134.
36 L. PIRANDELLO, « Ironia », dans Saggi, poesie, scritti varii, Milano, Mondadori, 19935 (I classici contemporanei), p. 1029. Je traduis par « grotesque » l’adjectif « goffo ». Je pense que le terme se justifie ici dans la mesure où Pirandello, en début de paragraphe, se réfère explicitement aux « grotteschi moderni » et parce que l’article, publié le 27 février 1920 dans L’idea nazionale, suit d’une semaine, jour pour jour, la publication d’un autre article, dans le même journal, intitulé « Immagine del grottesco ».
37 E. IONESCO, Victimes du devoir, dans Théâtre complet, [Paris], Gallimard, 1991 (Pléiade), p. 243.
38 M. ESSLIN, Théâtre de l’absurde, Paris, Buchet/Chastel, 1963, p. 390.
39 P. PAVIS, Dictionnaire du théâtre. Termes et concepts de l’analyse théâtrale, Paris, Editions Sociales, 1980, s.v. « tragi-comédie ».
40 Fr. REGNAULT, « Le tragique contemporain » (transcription de l’émission radiodiffusée le 25 octobre 1994 sur France-Culture), dans Théâtre/public, mai-juin 1995, p. 6
41 Cl. PUZIN, Le tragique, [Paris], Nathan, 1984 (Intertextes - Les formes), p. 7.
42 M. CORVIN, dans J. de JOMARON, Le théâtre en France du moyen âge à nos tours. Paris. Colin, 1992, p. 929.
43 R. J. SENDER, Valle-Inclán y la dificultad de la tragedia, Madrid, Gredos, 1965.
44 D. DOUGHERTY, « De la tragedia al esperpento : el movimiento escénico en el teatro », dans Quimera, cántico, busca y rebusca de Valle-Inclán, Madrid, Ministerio de Cultura, 1989, pp. 161-167.
45 R. CARDONA & A. N. ZAHAREAS, Visión del esperpento, Madrid, Castalia, 1987 (Literatura y sociedad).
46 E. JACQUART, Le théâtre de dérision, Paris, Gallimard, 1974 (Idées), pp. 92-93.
47 L. C. PRONKO, Théâtre d’avant-garde, s.l., Denoël et L.C. Pronko, 1963, p. 248.
48 A. SASTRE, « Tragedia y esperpento », dans Anatomίa del realismo, Barcelona, Seix Barrai, 1965.
49 J.-P. BOREL, Théâtre de l’impossible, Neuchâtel, La Baconnière, 1963.
50 Pour les détails, je me permets de renvoyer une fois encore à M. LAZZARINI-DOSSIN, L’impasse du tragique..., op. cit.
51 Comme on le sait, les règles d’unité, élevées au rang de dogmes par la poétique classique, ne proviennent pas de la Poétique d’Aristote mais de commentaires de la Renaissance interprétés par les théoriciens de l’âge classique comme des traductions.
52 Qui définit la tragédie en fonction de l’effet qu’elle produit : pour lui, la teneur et la pitié.
53 Contrairement à un préjugé bien ancré, la philosophie du tragique ne se limite n à l’idéalisme ni à la pensée allemande. Des auteurs de toutes nationalités et de divers horizons intellectuels ont contribué à son développement. Des noms tels que Kierkegaard, Chestov, Unamuno, Ricœur, Rosset côtoient ceux de Schelling et de Hegel, sans parler des penseurs allemands qui, sans appartenir au courant idéaliste, se sont intéressés au tragique.
54 Comme, par exemple, Max Scheler, Walter Benjamin, Karl Jaspers, Paul Ricœur et Peter Szondi.
55 Il m’est impossible d’entrer ici dans le détail du raisonnement, dont le lecteur pourra trouver un compte rendu dans L’impasse du tragique.
56 Car elle abandonne l’opposition pure et simple entre l’induction et la déduction en essayant de les combiner.
57 Voir les résultats de l’analyse de l’œuvre de Valle-Inclán que j’ai réalisée au départ de cette définition du tragique : M. LAZZARINI-DOSSIN, L’impasse du tragique, op. cit., pp. 185-235.
58 J. GENET, Les paravents, op. cit., p. 10.
59 Ibidem.
60 ID., p. 43.
61 ID., p. 44.
62 ID., p. 41.
63 ID., p. 26.
64 ID., p. 44. Je souligne.
65 ID., p. 127.
66 ID., p. 128.
67 ID., p. 129. L’italique est de l’auteur.
68 Voir, par exemple, pp. 59-60.
69 ID. p. 28.
70 ID., p. 33.
71 ID., p. 29.
72 ID., p. 32.
73 ID., p. 30.
74 Voir la scène des aboiements et des meuglements, pp. 69-70.
75 ID., pp. 65-66.
76 ID., p. 66.
77 ID., pp. 99-100.
78 ID., p. 97.
79 ID., p. 64.
80 ID., p. 63.
81 ID., p. 86.
82 ID., p. 52.
83 On trouve d’abondantes descriptions à ce sujet dans les didascalies qui précèdent chacun des tableaux.
84 ID., p. 51.
85 Ibidem.
86 ID., p. 112.
87 ID., p. 248.
88 ID., p. 114.
89 ID., p. 110.
90 ID., p. 114.
91 ID., pp. 122-126.
92 ID., p. 34.
93 ID., p. 34.
94 ID., p. 213.
95 ID., p. 225.
96 ID., p. 266.
97 ID., p. 228.
98 ID., p. 253.
99 ID., p. 238.
100 ID., p. 220.
101 ID., p. 238.
102 ID., p. 89. Je souligne.
103 C’est la métaphore à laquelle recourt Valle-Inclán pour synthétiser son effort esthétique : le pouvoir déformant d’un miroir concave (scène XII de Luces de bohemia).
104 Commentaire du sixième tableau, dans J. GENET, Les paravents, op. cit., p. 71.
105 ID., p. 250.
106 ID., pp. 250-251.
Auteur
Vrije Universiteit Brussel
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