L’esthétique du grotesque et l’institution imaginaire de la société
p. 81-95
Texte intégral
1La présente étude se donne pour but de traiter le grotesque comme une catégorie particulièrement féconde, par ses enjeux multiples, dans le cadre d’une esthétique philosophique négative. Nous entendons l’esthétique négative au sens d’une philosophie de l’art, et particulièrement de la littérature, qui reconnaît dans l’autonomie de l’œuvre un facteur de résistance à toute réduction conceptuelle de la vérité et qui donc ne manifeste celle-ci que sous les traits de la différence, de l’irrésolu, de l’inaccompli, contre tout modèle dialectique (au sens hégélien et marxiste, entre autres) de la réduction des contraires à une identité achevée. Pour autant, il ne s’agit pas ici d’une esthétique qui récuserait la capacité de l’œuvre à articuler une signifiance pour n’y reconnaître qu’une résorption dans l’inintelligible du sublime, où se brisent toutes les formes, l’œuvre même et le sujet. Il ne s’agit pas d’emboîter le pas à une esthétique post-moderne, telle, entre autres, celle de Lyotard, mais de s’inspirer de l’esthétique d’Adorno et de son ambivalence (entre négation radicale et création utopique) avec le souci de progresser dans la compréhension de la fécondité de l’œuvrer littéraire aujourd’hui, aux regards d’enjeux sociaux qui dessinaient déjà l’horizon de pensée de la première Ecole de Francfort. Le grotesque permet d’articuler concrètement les deux dimensions, en soi étroitement intriquées, de cette esthétique négative : négation de l’identité conceptuelle et dynamisme utopique. Nous intégrons donc cette catégorie historique dans un projet esthétique plus vaste, au risque, peut-être, de quelques raccourcis critiquables. Pour autant, nous nous basons bien sûr sur les analyses classiques des théoriciens reconnus du grotesque, ainsi que, plus près de nous, sur les travaux particulièrement stimulants d’Isabelle Ost et de Stéphanie Vanasten.
2Nouer un lien entre cette esthétique négative et la catégorie de grotesque ne va pas de soi. surtout si l’on pense aux divergences de vues interprétatives et théoriques qui marquent le traitement analytique du grotesque. Nous reviendrons sur ces divergences interprétatives, mais nous posons d’emblée qu’il est nécessaire de remonter de la catégorie esthétique elle-même à sa signification anthropologique. Non pas cependant une signification anthropologique figée, qui impliquerait que l’on traite de la forme littéraire comme traduction d’une expérience humaine toujours déjà constituée. Nous entendons par cette Rückfrage (la question en retour au sens phénoménologique) un effort pour saisir l’œuvre littéraire comme manifestation pratique de l’humanité dans son auto-constitution. Il s’agit donc d’une réflexion philosophique sur l’œuvre littéraire qui s’assimile à une esthétique de la Darstellung – de l’apprésentation : l’œuvre littéraire ne traduit pas, mais fait intrinsèquement partie de l’expérience anthropologique qui se constitue en elle. Ce moment esthétique exige alors une interprétation immanente de l’œuvre, principe interprétatif sur lequel nous reviendrons également plus loin. A ce niveau, nous mobilisons les Grundbegriffe der Poetik d’Emil Staiger1, et tout particulièrement la compréhension que ces concepts fondamentaux proposent du genre dramatique, compréhension qui nous paraît à la fois esthétiquement déterminante et anthropologiquement décisive pour saisir la puissance constituante du littéraire et le rôle que peut y jouer une catégorie telle que le grotesque. La meilleure voie pour le montrer est de mettre à l’épreuve d’une œuvre déterminée cette esthétique de la Darstellung sur le chemin d’une esthétique négative.
3L’œuvre qui nous permettra de donner plus de chair à notre propos est la célèbre nouvelle de Heinrich von Kleist : Michaël Kohlhaas. Cette nouvelle raconte l’extraordinaire aventure d’un marchand de chevaux du XVIe siècle devenu héros sublime et terrible tout à la fois. Résidant en Brandebourg, il veut se rendre en Saxe pour y vendre ses chevaux. Il est néanmoins arrêté à la frontière, à Tronkenburg, par les gens du jeune baron Wenzel von Tronka qui lui réclament indûment un laisser-passer. Il ne pourra poursuivre sa route qu’en laissant en gage deux de ses chevaux. A Dresde, il apprendra que toute cette histoire de laisser-passer n’était qu’un conte bleu. De retour chez le baron aux pratiques malhonnêtes, il s’aperçoit que ses deux bêtes ont été exploitées aux travaux des champs et maltraitées. Il refuse de reprendre ses chevaux dans cet état et décide d’obtenir réparation devant les tribunaux. Toutes les procédures qu’il cherchera à entamer seront cependant étouffées par des proches du baron. Kohlhaas entre alors en dissidence. Accompagné de ses sept valets, il fond sur Tronkenburg qu’il met à feu et à sang. Le baron Wenzel lui échappe cependant et, dédaignant ses deux chevaux, toujours confinés dans une médiocre annexe du château, Kohlhaas se jette à sa poursuite, menaçant de mort quiconque cherchera à protéger l’homme en fuite. Le marchand de chevaux entré en rébellion prendra alors des « arrêts de justice » mettant en garde la société saxonne et l’appelant à lui livrer Wenzel von Tronka. Se trouvant à la tête d’une troupe que viennent grossir des mercenaires de tout bord, en mal d’actions et de pillages, Kohlhaas soumet toute la Saxe à ses actions meurtrières. Insaisissable, fin stratège, il échappe à plusieurs reprises aux forces armées qui sont censées « capturer le dragon qui dévastait le pays »2. Martin Luther entre alors en scène, qui condamne l’action de Kohlhaas. Adepte sincère de la foi luthérienne, Kohlhaas est ébranlé par la lettre que le Docteur lui a publiquement adressée. Il se rend chez lui pour le convaincre du bien-fondé de sa cause. Luther, tout en refusant de lui offrir la sainte communion, lui promet de lui obtenir un saufconduit qui lui permettra d’introduire à nouveau une action contre le baron von Tronka devant les tribunaux de Dresde, sans être inquiété pour les actions guerrières qu’il a menées jusqu’alors, à condition, bien sûr, qu’il y mette un terme. L’intervention de Luther porte ses fruits : Kohlhaas licencie sa troupe et se rend à Dresde. L’Etat de Saxe, cependant, ne respectera pas la parole donnée et, après avoir tendu un piège à Kohlhaas, le jettera en prison avant de le faire condamner à mort par ce tribunal dont il attendait précisément qu’il lui rende justice. Intervient alors l’Electeur de Brandebourg, qui réclame son sujet pour le juger à Berlin. Kohlhaas y sera certes condamné à mort pour ses exactions en Saxe, mais sur le lieu du supplice lui sera aussi lu le nouvel arrêt de justice prononcé à Dresde suite à l’intervention de l’Electeur de Brandebourg : le baron est condamné et ses chevaux, remis en état, sont rendus à Kohlhaas. Celui-ci accepte la sentence et est exécuté. Un épisode mérite encore d’être mentionné : dans les dernières pages de la nouvelle apparaît une étrange figure de tzigane, diseuse de bonne aventure, qui, apprend-on alors, avait remis un jour au marchand de chevaux un billet contenant des prédictions sur l’avenir de l’Electeur de Saxe (et de sa dynastie). La tzigane prévient Kohlhaas que celui-ci veut à toutes forces s’emparer de ce billet. Juste avant de poser sa tête sur le billot, et alors qu’il a aperçu dans la foule l’Electeur de Saxe, Kohlhaas lit le billet, le mâche et l’avale.
4En quoi, tout d’abord, la poétique du dramatique chez Staiger nous permet-elle de mieux comprendre les enjeux de cette nouvelle’ ? L’analyse littéraire des Grundbegriffe der Poetik révèle les figures poétiques comme apprésentation des différentes modalités de l’exister humain, lesquelles sont elles-mêmes rapportées aux trois ek-stases temporelles du passé, du présent et de l’avenir. Ainsi, le dramatique met en scène la tension de l’être-en-avant-de-soi, de l’être-en-projet. La tension du dramatique est au fond celle de l’héroïsme, mais au sens le plus profond : l’œuvre dramatique est centrée sur la parole du héros, le témoignage vécu d’une action qui met en forme un projet. Le héros dramatique est celui qui est toujours au-delà de lui-même, il est « mû par ce qui doit être ; et sa motion est orientée contre ce qui existe »3. Reprenant la distinction classique de l’être et du devoir être, Staiger y reconnaît le cadre d’un mobile anthropologique ultime, celui de l’entre-deux : l’existence est unilatéralement prise dans le mouvement qui va du présent à l’avenir, au risque de rompre l’équilibre temporel. La parole dramatique est dès lors une parole d’élévation : elle est la parole de celui qui, insatisfait du réel, de la présence, ose le mouvement et exhorte à le suivre loin au-delà de ce présent. L’essence de la parole dramatique se confond avec une exhorte, une harangue, qui est censée entraîner avec elle la conscience du lecteur ou du spectateur dans la voie d’un avenir qui ne serait pas répétition du présent – donc dans la voie de la différence temporelle qui structure tout projet existentiel.
5Il nous semble encore utile d’approfondir cette anthropologie dramatique de Staiger par le biais d’une référence à l’anthropologie philosophique du psychiatre et philosophe Ludwig Binswanger – dont les travaux ont d’ailleurs fortement influencé Staiger. L’anthropologie de Binswanger s’élabore au niveau d’une description des directions de sens (Bedeutungsrichtungen). Celles-ci dessinent le rapport de l’homme à son monde dans l’unité sensible de l’espace et du temps. Elles renvoient en fin de compte au binôme horizontalité-verticalité : « La présence humaine […] non seulement projette l’étendue et s’y déplace mais encore projette la hauteur et s’y élève »4. Le psychiatre qu’est Ludwig Binswanger définit l’être-sain (la santé psychique) par la proportion de la verticalité et de l’horizontalité, donc par un équilibre entre la « marche » et l’« ascension », entre l’expérience des entours et la volonté de croître, de prendre de l’altitude etc… En fin de compte, la santé comme unité vécue de l’existence dépend d’une juste proportion entre l’aspiration et la compréhension – ce que Binswanger nommera la proportion anthropologique. Mais Binswanger pointe aussi la disproportion anthropologique, qui, elle, correspond à « un certain désaccord entre s’élever vers le haut et se déplacer sur une étendue »5.
6Un type d’altération nous intéresse plus particulièrement ici, celui de la présomption – Verstiegenheit. La présomption repose sur une valorisation disproportionnée de la direction de sens verticale. Il s’agit de s’élever au-delà des hauteurs que l’étendue (horizontalité) de l’expérience permet en soi d’atteindre. Cet excès dans l’aspiration et par là même dans l’ascension implique un « égarement », c’est-à-dire un blocage de l’existence. La disproportion entre la hauteur à laquelle pousse l’aspiration et l’étendue de l’expérience du réel est telle que le sujet voit son historicisation paralysée. Le maintenant présomptueux est coupé de toute dynamique de l’exister car il ne peut plus reprendre pied sur un sol d’expérience qu’il a progressivement mais inconsidéremment transcendé, ni non plus se projeter vers de nouveaux futurs. Au terme est la chute.
7Revenons à la nouvelle de Kleist. Le personnage de Michaël Kohlhaas est dramatique parce qu’il est présomptueux au sens de Binswanger – et là se trouvent aussi bien les conditions du grotesque kleistien, nous allons y revenir. L’histoire du marchand de chevaux met en scène la plus étroite conjonction entre les motifs de l’élévation et de la chute. Lorsqu’il entre en rébellion, Kohlhaas veut s’élever, non seulement moralement, mais aussi pour acquérir une nouvelle perspective sur le monde, un point d’Archimède qui se confondrait avec celui de la justice qui lui est déniée. L’élévation de Kohlhaas doit aussi s’entendre au sens d’une précipitation vers l’avenir d’une justice restaurée et d’une existence en paix avec elle-même. Kohlhaas sera tout entier en avant de lui-même, tout entier voué à l’élévation et à la précipitation, à la verticalité et au pro-jet. Le sujet kleistien définit son unité dans un agir dont la motion est ce qui doit être ou, dit négativement, dont la motion est dirigée contre ce qui est, à savoir, en l’occurrence, le désordre dans lequel est plongé le monde présent.
8Le souci de rendre justice, et par là de rédimer le monde fautif, est manifeste dans les différents arrêts que Kohlhaas va prendre, s’instituant par là même, en position de surplomb, comme le juge de ce monde. La disproportion apparaît dans le fait que Kohlhaas n’admet même pas être à la fois du monde et au-dessus du monde. C’est unilatéralement qu’il se pose en juge, comme s’il avait déjà atteint ce surplomb qu’exige son action. La verticalité ne se retourne plus sur elle-même. Kohlhaas ne trouve de mesure qu’à l’absolu. Comment ne pas reconnaître ici les traces d’un délire présomptueux ? Ainsi de cet « arrêt de justice » que prendra Kohlhaas : « Dans le mandement qu’il fit distribuer à cette occasion, il s’intitulait “le représentant sur terre de l’archange Michel, porteur du glaive et de la flamme, venu pour châtier, en tous ceux qui prendraient le parti du baron, la perfidie où sombre le monde entier”. Du château de Lützen, qu’il avait enlevé par surprise et dans lequel il s’était installé, il appela le peuple à se joindre à lui pour établir un ordre meilleur des choses d’ici-bas. La signature du mandat trahissait une sorte de démence : “Fait en le siège de notre gouvernement provisoire du monde, au château archangélique de Lützen” »6. Survient alors un épisode dont la narration suspend la tension dramatique en brisant le rythme de la précipitation présomptueuse du héros. Il s’agit de la médiation assurée par Martin Luther, le seul qui soit « à la hauteur » – lui peut se présenter comme détenteur du sens de la parole divine – tout en maintenant le lien avec la communauté. Luther brise l’image dramatique du héros. Ses paroles réintègrent le sujet rebelle dans l’horizontalité de la communauté et le soumet de nouveau à la justice proportionnée en l’arrachant à la justice du devoir-être.
9Mais Kohlhaas verra les conditions de son sauf-conduit bafouées et sera victime d’un déni de justice flagrant dans l’Etat de Saxe. Seule l’intervention de l’Electeur de Brandebourg lui permettra finalement d’avoir un procès équitable qui le réintégrera, fût-ce au prix d’une condamnation à mort, dans l’ordre d’une communauté d’hommes reconnaissant aussi l’injustice qu’il avait subie. Une ambiguïté domine alors le texte de Kleist. On en retire l’impression d’une ambivalence dans la résolution du conflit dramatique : la rébellion présomptueuse ne trouve pas de solution en Saxe où la première condamnation de Kohlhaas signe tout à la fois une chute du héros dans les tréfonds de l’injustice, un effondrement de son monde en réponse à son action présomptueuse, et une incapacité de la communauté à réintégrer l’action dissidente unilatéralement projective ; par contre, en Brandebourg, le héros se trouve réintégré dans une communauté qui lui rend justice dans le même temps qu’il suspend le cours de son action présomptueuse. Cette ambivalence est confirmée par les dernières pages de la nouvelle qui mettent en contraste la consécration de l’action de l’Electeur de Brandebourg et l’irrésolution du conflit entre l’Electeur de Saxe et Kohlhaas. Tel est bien le sens de l’épisode de la tzigane. Celleci permet à Kohlhaas de détenir la clé de l’avenir de l’Electeur de Saxe. Kohlhaas refusera de lui céder le billet et, en l’avalant, symboliquement, il biffe son avenir. L’Electeur de Saxe et avec lui la communauté qu’il représente à ce moment de l’histoire ont réduit l’action de Kohlhaas à un non-sens, lui imposant la chute la plus tragique comme seule réponse à sa présomption. C’est dès lors comme en écho que cette communauté se découvre incapable de donner un sens projectif, dynamique et signifiant à son futur, parce qu’elle n’a pas su réintégrer l’action dramatique dans son cours. Son devenir ne sera plus qu’une collection de faits, digne peut-être d’un chronique compilatoire, mais certainement pas d’une histoire créatrice de sens.
10Ainsi donc, Kleist n’a pas seulement narré dans cette nouvelle le drame de la présomption, mais il en a aussi esquissé l’horizon tragique. Pour Staiger, le tragique est dans l’effondrement d’un monde qui survient lorsque le héros dramatique voit sa motion déboucher sur le vide : le devoir-être n’est à la mesure que de l’absolu et l’action finie qui s’est tout entière vouée à l’instaurer perd dès lors toute assise. En ce sens, on l’aura compris, « le tragique apparaît comme un résultat, sinon obligé, du moins possible à tout moment, du style dramatique »7. Or, telle est bien la perspective qui s’ouvre à l’horizon de l’action de Kohlhaas si on la mesure à l’aune du seul Etat de Saxe : son action a échoué à instaurer un sens nouveau parce qu’il ne pouvait s’agir que d’un sens absolu, sa mort est alors absurde, à la seule mesure de la décadence de la communauté qui n’a su intégrer son action.
11Mais, si la présomption prend le visage du dramatique puis du tragique dans Michaël Kohlhaas, il est bien sûr un autre concept de la science littéraire dont peut se nourrir l’interprétation de cette nouvelle, à savoir le grotesque. Notons d’emblée que les théoriciens de la littérature et les interprètes du grotesque littéraire ont sans doute eu tendance à en réduire l’ambivalence constitutive. En effet, deux conceptions théoriques s’opposent ici très clairement, à savoir celle de Mikhaïl Bakhtine8 et celle de Wolfgang Kayser9. La conception bakhtinienne est dépendante d’une analyse du phénomène carnavalesque au Moyen Âge. Le style grotesque y trouve sa source historique, anthropologique et culturelle ultime. Bakhtine évoque le « réalisme grotesque » loin de constituer une abstraction à l’égard du monde que nous avons en commun, le grotesque s’appuie sur le rire des fêtes populaires et devient l’expression de celle regénération où se confondent les fonctions corporelles les plus élémentaires et la renaissance d’un corps social : « Dans le réalisme grotesque, l’élément spontané matériel et corporel est un principe profondément positif qui d’ailleurs n’est présenté ni sous une forme égoïste, ni le moins du monde à l’écart des autres sphères de la vie. Le principe matériel et corporel est perçu comme universel, propre à l’ensemble du peuple, et c’est en tant que tel qu’il s’oppose à toute coupure des racines matérielles et corporelles du monde, à tout isolement et confinement en soi-même, à tout caractère idéal abstrait, à toutes prétentions à une signification détachée et indépendante de la terre et du corps »10. Aussi, « le trait marquant du réalisme grotesque est le rabaissement, c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps dans leur indissoluble unité »11. Ce qui nous semble tout à fait déterminant dans cette conception du grotesque, c’est bien sûr sa force de régénération, qui implique une négation de forme mais en vue d’une re-formation. Bakhtine note justement que le rabaissement grotesque « est ambivalent, il est à la fois négation et affirmation. On précipite non seulement vers le bas, dans le néant, dans la destruction absolue, mais aussi dans le bas productif, celui-là même où s’effectuent la conception et la nouvelle naissance, d’où tout croît à profusion »12. Cette renaissance depuis le cœur même de la réalité corporelle est alors une ouverture au temps et à ses possibles. Le grotesque articule les exigences du devenir en passant par une libération à l’égard de toutes les formes établies et reconnues, mais désormais altérées, perverties.
12Cette ambivalence que Bakhtine s’efforce de reconnaître au style grotesque est précisément celle qu’auraient méconnu, selon lui, les romantiques (notamment allemands) dans leur reprise poétique et théorique du grotesque. Ainsi accuse-t-il le grotesque des Veilles de Bonaventura d’être tout à fait réducteur : si cette œuvre glorifie la force libératrice du grotesque, par contre, « aucune allusion n’est faite à sa force régénératrice, et c’est la raison pour laquelle il perd son ton joyeux et gai »13. La principale cible des critiques de Bakhtine est le critique et théoricien Wolfgang Kayser qui aurait le tort de déduire sa conception du grotesque à peu près exclusivement des œuvres romantiques. A s’en tenir à la description qu’en donne le « rabelaisien » Bakhtine, la théorie de Kayser ferait du grotesque l’épreuve littéraire d’un monde autre, étrange et pour cette raison menaçant. Pour Bakhtine, il ne fait aucun doute que Kayser manque ainsi totalement la juste compréhension du grotesque : « […] la conception de Kayser ne laisse aucune place au principe matériel et corporel, inépuisable et perpétuellement rénové. Ni le temps, ni les alternances, ni les crises n’y figurent, c’est-à-dire rien de ce qui s’accomplit dans le soleil, la terre, l’homme, la société humaine et qui est la raison d’être du véritable grotesque »14.
13Les lectures de Bakhtine et de Kayser appartiennent à deux mondes théoriques tout à fait différents et a priori inconciliables. De ce point de vue, la différence de corpus joue une rôle déterminant. Mais nous avons aussi affaire à deux méthodes d’analyse littéraire radicalement opposées. Bakhtine assume clairement le caractère historique de son enquête dirigée vers les sources populaires (d’où l’importance, dans cette optique, de la culture carnavalesque). A l’inverse, la méthode d’analyse de Kayser relève, pour l’essentiel, d’une toute autre école de pensée, celle de la lecture immanente inspirée, pour une part non-négligeable, par la phénoménologie, de Husserl à Staiger. Ce type d’analyse critique repousse à la périphérie de l’objet littéraire toutes les questions génétiques : « Si l’œuvre poétique en tant qu’œuvre poétique est l’objet central de la science littéraire, alors nous pouvons et nous devons appréhender la question de sa genèse, des sources, du processus de création, de son effet, de l’influence qu’elle exerce, de sa signification pour les courants, époques etc., et surtout les questions qui mènent au poète et qui s’en soucient, comme des questions d’un cercle élargi, qui est à la périphérie de ce centre de la science littéraire »15. Cette opposition théorique permet de comprendre pourquoi l’abord kayserien du grotesque, malgré son ancrage dans la littérature moderne et romantique en particulier, a pour horizon une expérience anthropologique implicitement anhistorique, là où les analyses de Bakhtine restent marquées par un contexte historique déterminé à tel point que le théoricien russe ne peut plus penser le grotesque après la Renaissance « que sous une forme dégénérée et affaiblie » (Stéphanie Vanasten).
14Pour autant, nous ne pensons pas qu’il faille renoncer à esquisser les conditions d’un rapprochement, à un niveau plus fondamental, entre les théories respectives du grotesque. Le défi mérite d’être relevé. Et c’est justement parce que nous restons méthodologiquement proche de Staiger et Kayser que nous croyons devoir nous référer aux structures anthropologiques que le texte littéraire lui-même (« das dichterische Werk als dichterisches Werk » dit Kayser) met en forme, de manière immanente. Notre thèse est que le grotesque est bien une figure du vécu de la présence humaine et que, dès lors, il serait tout à fait dépourvu de sens d’en rester à une différence de corpus insurmontable. Bakhtine et Kayser ont approché selon des angles différents (conquis au départ d’œuvres littéraires différentes) un même phénomène – le grotesque. Leur enseignement est alors forcément divergent, mais non pas inconciliable. Ainsi, il suffit de relativiser la méthode génétique pour ouvrir sans doute la perspective d’une compréhension plus englobante.
15De même, il convient de faire remonter l’analyse littéraire de Kayser jusqu’à la strate ultime de la structure anthropologique générale que met en forme l’œuvre grotesque. Car l’objection majeure que Bakhtine oppose à Kayser peut tout aussi bien être retournée : l’occultation de la dimension régénérative est à l’horizon de l’étrangeté que met en avant Kayser, comme l’envers de la forme ; mais ne peut-on dire de même que la dimension destructrice, négative, est, chez Bakhtine, intégrée dans le processus de régénération, à tel point qu’elle peut y apparaître à son tour occultée dans sa réelle force subversive, négatrice ? Comment pourrait-on ne pas dénoncer l’excès de l’analyse bakhtinienne lorsqu’elle polémique avec l’insistance de Kayser sur le « terrible » ? Pourtant, tout semble bien indiquer que régénération (réalisme grotesque) et altération (grotesque tragique) doivent se voir réellement reconnu une puissance équivalente. L’ambivalence n’est pas là où l’on croit (à l’intérieur du modèle carnavalesque pour Bakhtine), elle est dans la tension entre deux modes grotesques, qui se distinguent clairement, mais aussi qui se répondent, comme l’envers et l’endroit d’un même phénomène. Sans doute est-ce le mérite des plus grandes œuvres littéraires que de donner à voir cette ambivalence la plus profonde tout en appartenant à un moment de l’histoire de la littérature uniment déterminé. Pour nous, Michaël Kohlhaas est de celle-là.
16Partons de la seule scène de la nouvelle qui appelle naturellement l’adjectif grotesque. Alors que Kohlhaas est revenu depuis quelque temps à Dresde grâce au saufconduit que lui a obtenu Luther, il semble bien que l’on ait pu retrouver ses chevaux, objet premier du litige. Devenues de ridicules haridelles, ils se trouvent aux mains de l’équarisseur qui doit les remettre aux von Tronka. L’un des membres de la famille s’enquiert des bêtes qui se trouvent pour lors, pitoyables, sur la place du château. Les quiproquo vont s’enchaîner entre le petit échantillon de la noblesse saxonne et le grossier équarisseur – jusqu’à provoquer une émeute où la dignité de la noblesse est bafouée, la hiérarchie sociale mise à mal. Cet épisode ne manque pas de connotation scatologique qui rabaisse la situation. En outre, entre le début de la scène, où on lit que « l’équarisseur se mit contre la voiture et lâcha de l’eau » et la débandade de la noblesse présente face à un mouvement de foule joyeusement irrespectueux, Kohlhaas est venu sur place, qui a reconnu les deux haridelles pour ses chevaux et s’en est retourné aussitôt, sans plus y prêter attention. Les rares fois où le rire s’impose, le héros principal, héros présomptueux, semble tout à la fois être à l’origine de ce rire et s’en protéger en restant en retrait – comme en décalage.
17Nous avons ainsi pointé les différents paramètres du grotesque de la nouvelle : la scène de l’équarisseur est centrale au regard de la dimension grotesque de la nouvelle parce qu’elle concentre dans des formes explicites un grotesque larvé mais non moins opérant dans tout l’argumentaire du texte. On pourrait nous objecter que la scène de l’équarisseur n’est pas à proprement parler grotesque dans la mesure où elle sert surtout à ridiculiser les von Tronka. Ne devrait-on pas alors réduire le grotesque au ridicule ? Nous ne le pensons pas. D’abord au regard du contenu même de la scène : les von Tronka ne sont pas seulement ridiculisés, ils sont littéralement emportés par un mouvement de foule qui, se fondant sur un précepte populaire – ce que touche l’équarisseur est impur, souillé – refuse l’obéissance qu’exige la hiérarchie sociale et en vient, dans une violence physique inouïe, à renverser celle-ci, à la ramener à la réalité d’un corps souillé. Ensuite, le ridicule des von Tronka apparaît dans d’autres scènes également – comme bientôt aussi le ridicule de l’Electeur de Saxe – et, à chaque fois, bien au-delà de la simple satire dirigée contre un pouvoir personnellement incarné aux différents niveaux de la hiérarchie sociale, ce ridicule est la conséquence directe de l’immense mouvement de régénération qu’a lancé la présomption de Kohlhaas. Kohlhaas est celui qui provoque la fête grotesque, celui qui, par une action physique extraordinairement brutale, rabaisse la communauté engoncée dans son injustice pour la régénérer sous l’horizon du devoir-être. En ce sens la présomption du héros dramatique est le moteur du grotesque.
18Mais si le grotesque se reçoit déjà ici de la présomption, il faut bien voir que la présomption reçoit aussi son sens, en l’occurrence, de son visage grotesque : la puissance de régénération universelle grotesque convoque ni plus ni moins qu’une capacité à faire l’histoire. L’histoire de la communauté, où temps, sens et altérité se conjoignent, est la perspective ultime de la motion dramatique qui va de l’être au devoir-être. Bakhtine a d’ailleurs insisté, dans son interprétation du corps rabelaisien, sur la dimension historique concrète que met dynamiquement en œuvre le grotesque : « […] dans la conception grotesque du corps est né et a pris forme un nouveau sentiment historique, concret et réaliste, qui n’est pas l’idée abstraite des temps futurs, mais la sensation vivante qu’a chaque être humain de faire partie du peuple immortel, créateur de l’histoire »16. Certes, l’investissement de l’histoire prend, dans Michaël Kohlhaas, une dimension plus immédiatement subjective – le romantisme moderne est le prolongement dramatisé des acquis de la modernité philosophique. Mais nous avons à faire à une subjectivité qui, justement, nous intéresse d’autant plus qu’elle fait de la présomption (de sa motion dramatique pour le devoir-être) le mobile d’un investissement historique qui concerne la communauté universelle. La subjectivité romantique se détache beaucoup plus de la communauté du peuple que le corps rabelaisien. Mais cela ne signifie pas pour autant, et même que du contraire, un désinvestissement de l’histoire. Sur ce point, nous ne pouvons évidemment suivre Bakhtine lorsqu’il affirme : « le grotesque romantique est un grotesque de chambre, une manière de carnaval que l’individu vit dans la solitude, avec la conscience aiguë de son isolement »17. Qu’il y ait un isolement de l’individu présomptueux est hors de doute, mais il s’agit de l’isolement de celui qui exhorte depuis les hauteurs qu’a conquis le dramatique et qui donc est dramatiquement en souci de sa communauté et veut la prendre en charge dans un mouvement téléologiquement universel. Le ridicule de personnages comme les von Tronka est donc bel et bien pris dans le mouvement universel que Kohlhaas s’efforce d’initier. L’altération du corps de l’Etat, la dé-formation générale fait de la Saxe un chaos indescriptible – le corps social se libère, certes dans l’angoisse, de toutes les formes surannées. Le ridicule de quelques personnages n’est alors que l’envers comique du drame de la refondation grotesque, dans un carnaval si l’on veut, mais alors violent et où se dessine déjà la possibilité d’un aboutissement tragique.
19Reste que, comme le montre la scène de l’équarisseur, Kohlhaas lui-même semble occuper en bien des circonstances une position en retrait, que ce soit par rapport au rire, qu’il provoque parfois mais auquel il ne participe pas18, ou par rapport au désordre même qu’il institue, comme dans cette image grandiose où, seul, il contemple la mise-à-sac de Tronkenburg comme un signe des violences à venir19. Cette position en retrait est la forme même d’existence de la subjectivité dramatique. Présomptueux, Kohlhaas ne peut l’être que dans sa singularité, assumée dans l’opposition à la communauté. Mais dans le même temps (et là se situe toute l’ambivalence constitutive de son comportement), l’universalité de la dé-formation qu’il met en œuvre à travers ce que nous considérons comme le grotesque ne peut pas ne pas l’atteindre. La présomption ne se contente pas d’instaurer le chaos – son caractère disproportionné condamne le héros lui-même au difforme, tout comme le dramatique, notait Staiger lui-même, atteint le héros à mesure qu’il exhorte ceux qui sont face à lui. La disproportion du héros présomptueux est déjà déformation et entretient comme telle un rapport privilégié avec le grotesque. Dès lors, ce ne sont pas seulement les conséquences de l’action violente qui sont grotesques (le désordre effroyable dans lequel sombre la communauté), mais bien l’action elle-même : Kohlhaas fait la guerre de manière grotesque – les descriptions des « ruses et des armes dont ce personnage fabuleux usait pour mener une guerre sans précédent »20 ne sont pas sans évoquer d’ailleurs des éléments carnavalesques : « l’obscurité de la nuit, les déguisements, la poix, la paille et le soufre »21. Enfin, comment ne pas voir aussi que Kohlhaas est lui-même victime du désordre grotesque, du difforme qu’il a instauré, lorsque son ancien valet Nagelschmidt, qu’il avait pourtant rejeté, va reprendre la « lutte », avec un mobile cette fois dépourvu de toute noblesse, alors même que Kohlhaas attend à Dresde que son affaire soit enfin jugée comme on le lui a promis. Nagelschmidt caricature l’action dramatique-grotesque de Kohlhaas : « […] pour faire participer la population à ses tours pendables – selon l’habitude prise –, ce triste individu s’intitula lui-même le délégué de Kohlhaas ». Même désordre, même souci de faire se lever la population, même disproportion à vouloir s’arroger soi-même un titre, mais cette fois – caricature et dédramatisation obligent… (il n’y a plus ici d’idéal de devoir-être) – non pas celui de « représentant sur terre de l’archange Michel », mais simplement celui de « délégué de Kohlhaas ». Cette caricature de grotesque provoquera la chute de Kohlhaas en Saxe, comme s’il ne pouvait y échapper lui-même.
20Certes, si le motif de régénération par la destruction et le passage par l’informe évoque certaines positions de Bakhtine, ce qui s’impose d’emblée à la lecture de la nouvelle, c’est bien le « terrible » : l’action de Kohlhaas apparaît avant tout comme criminelle, sanguinaire, d’une violence inouïe – totalement incompréhensible au regard d’un « motif bien dépourvu d’importance »22 comme le lui reprochera Luther. La disproportion de Kohlhaas en fait avant tout un être étrange, autre. En conséquence, si l’on peut bien soutenir que l’agir de Kohlhaas vise à quelque chose comme une régénération par-delà le fer et le feu, elle constitue surtout l’épreuve de la plus haute altérité. Le qualificatif grotesque peut encore valoir de ce point de vue, mais alors au sens, plus étroit, de Kayser, qui jouit évidemment d’une pertinence particulière compte tenu d’une plus grande proximité d’époque et de corpus. Autrement dit, l’œuvre de régénération est ici également une épreuve de la plus haute altérité. A tel point qu’il ne peut être question d’une négation intégrée (comme chez Bakhtine), mais bien d’une tension entre régénération et étrangeté. La motion dramatique de Kohlhaas est si présomptueuse qu’elle peut basculer à tout moment dans la plus radicale étrangeté – où le grotesque devient la découverte nihiliste d’un non-sens concret. Dans ce cas, nous pourrions dire, pour paraphraser Staiger, que le cadre du monde est brisé. Le grotesque se dépasse alors dans le tragique.
21Il ne s’agit pas pour autant de soutenir que le grotesque bakhtinien devient pertinent dans Michaël Kohlhaas sur fond de la résolution du conflit en Brandebourg, alors que le grotesque tel que l’entend Kayser ne serait ultimement valide qu’au regard de l’irrésolution tragique en Saxe. La nouvelle de Kleist a une dynamique propre et ces deux dimensions du grotesque s’y côtoient tout au long, pour cette simple raison qu’ils sont les deux faces d’un même phénomène. L’expérience grotesque est dans cette ambivalence même qui se nourrit du jeu dangereux avec les formes.
22Dans Michaël Kohlhaas, la présomption dramatique du héros est un grotesque de régénération qui se retourne en grotesque d’altération et de destruction ou aussi bien un grotesque d’altération violente qui apparaît déjà en mouvement vers une régénération. Cette tension si riche ne se résout pas mais finira de se manifester comme ambivalence dans les deux « solutions » qui sont proposées : tout à la fois l’emportent la régénération dramatique – la condamnation en Brandebourg – et l’altération tragique – l’irrésolution en Saxe.
23En guise de conclusion, revenons enfin sur l’enjeu esthétique général que nous avions annoncé, celui de la position centrale que la catégorie du grotesque peut occuper dans le développement d’une esthétique négative. L’œuvre littéraire grotesque met en forme et réalise tout à la fois (l’esthétique de la Darstellung) un mode d’être-au-monde en tant qu’imaginaire dynamique infini. La prégnance sociale de la catégorie du grotesque, que Bakhtine a mise en évidence, permet de comprendre que c’est bien quelque chose comme la puissance instituante d’une société à même les créations imaginaires que réalise l’œuvre littéraire grotesque. Cornelius Castoriadis, auteur de L’institution imaginaire de la société, montre bien que l’imaginaire est, pour la société et pour l’individu conjointement, une puissance d’autonomisation qui permet de briser la toute-puissance des formes et lois héritées – l’hétéronomie – pour ouvrir le champ à la puissance instituante infinie. Puissance instituante infinie et sans cesse à reprendre, car bien sûr les formes nouvelles menacent toujours de se figer dans une nouvelle hétéronomie qu’une nouvelle modification imaginaire devra à nouveau venir trans-former. L’œuvre grotesque réalise ce nœud de la négation de l’hétéronomie dans une nouvelle autonomie elle-même projetée dans une réinvention infinie de formations/trans-formations. Or c’est justement ce processus d’autonomisation infinie par lequel s’auto-constitue l’humanité créatrice qui nous fait passer d’une esthétique de la Darstellung à une esthétique négative. Peut-être pourrait-on dire que par principe, aucune œuvre n’est aussi autonome qu’une œuvre grotesque. Et nous entendons ici « autonome » au sens d’Adorno : autonome en ce qu’elle n’est réductible à aucune identité formelle mais actualise son sens dans la négation de toute identité tout en ouvrant un champ de création que ne clôture aucune dialectique rassurante – rassurante dans la mesure où elle prétendrait dépasser le jeu infini de la différence irrésolue.
24Pour autant, le grotesque, nous l’avions annoncé d’emblée, ne saurait être ramené, sans réduction indue de son ambivalence, à une expérience d’effondrement du sens. Dans une étude consacrée à l’esthétique négative, non seulement chez Adorno, mais aussi chez Mallarmé, Valéry et Lyotard, le comparatiste Pierre Zima23 insiste à bon droit sur le fait que ce qui distingue Adorno d’une esthétique postmoderne, c’est qu’au fond, toutes les catégories esthétiques destructrices de formes, par exemple le grotesque, ne peuvent jamais pour lui être abstraites de l’horizon de la catégorie du Beau. Chez Adorno, cette beauté n’est cependant pas une norme classique mais doit être rapportée à son origine kantienne. Chez Kant, en effet, seul un jugement réfléchissant peut viser le beau, c’est-à-dire ce type de jugement qui, à l’inverse du jugement déterminant, ne dispose pas du concept universel qu’il mobilise – en l’occurrence le Beau. Le Beau n’est alors que l’horizon utopique (ce qui n’a pas de lieu déterminé) à la fois toujours absent et toujours présent dans sa visée désirante. Tel est sans doute l’expérience littéraire grotesque dont la radicalité négatrice est l’envers d’un désir incommensurable de formes auquel notre projection anthropologique nous ouvre, telle une utopie qui exige de nous que, à l’infini, nous imaginions notre monde.
Notes de bas de page
1 Cfr E. STAIGER, Les concepts fondamentaux de la poétique, trad. franç. de M. Gennart & R. Célis, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1990.
2 H. VON KLEIST, « Michaël Kohlhaas », trad. franç. de L. Lentin, dans Romantiques allemands, vol. I, éd. M. Alexandre, Paris, Gallimard, 1986, p. 1273. A plusieurs reprises, nous serons amené à modifier cette traduction.
3 E. STAIGER, Les concepts fondamentaux de la poétique, op. cit., p. 110.
4 L. BINSWANGER, « Du sens anthropologique de la présomption », Introduction à l’analyse existentielle, trad. franç. de J. Verdeaux & R. Kuhn, Paris, Editions de Minuit, 1971, p. 237.
5 ID., p. 238.
6 ID., p. 1277.
7 E. STAIGER, Les concepts fondamentaux de la poétique, op. cit., p. 133.
8 Cfr M. BAKHTINE, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. franç. de A. Robel, Paris, Gallimard, 1970.
9 Cfr W. KAYSER, Das Grotesk. Seine Gestaltung in Malerei und Dichtung, Hamburg, 1957.
10 M. BAKHTINE, L’œuvre de François Rabelais, op. cit., p. 28.
11 ID., p. 29.
12 ID., p. 30.
13 ID., p. 47.
14 Ibidem.
15 W. KAYSER, Das sprachliche Kunstwerk. Eine Einführung in die Literaturwissenschaft, Bern/München, Francke Verlag, 1969, p. 17 (notre traduction).
16 M. BAKHTINE, L’œuvre de François Rabelais, op. cit., p. 365.
17 ID., p. 47.
18 Cfr H. VON KLEIST, « Michaël Kohlhaas », op. cit., p. 1268 et p. 1299.
19 Cfr ID., p. 1269.
20 ID., p. 1276.
21 Ibidem.
22 ID., p. 1278.
23 Cfr P. ZIMA. La négation esthétique. Le sujet, le beau et le sublime de Mallarmé et Valéry à Adorno et Lyotard, Paris, L’Harmattan, 2002.
Auteur
Facultés universitaires Saint-Louis
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