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Les religions comme itinéraires. Leçons d’un « détour » par le bouddhisme

p. 63-92


Texte intégral

I

1Dans le cadre d’un cours consacré au bouddhisme, à l’occasion d’une conférence ou parfois dans la simple conversation, une question classique ne manque pas d’être posée : le bouddhisme est-il une religion ? Même lorsqu’elle est proposée par des bouddhistes, la réponse variera en fonction du contexte. Beaucoup de bouddhistes originaires d’Asie se diront convaincus que le bouddhisme est une des grandes religions de l’humanité, voire la meilleure des traditions religieuses ; dans leur esprit, « dharma » et peut-être quelques autres termes d’origine indienne ou en usage dans diverses langues et civilisations asiatiques correspondent à notre terme « religion ». Pour de nombreux bouddhistes ou sympathisants occidentaux, au contraire, le bouddhisme Dieu merci ! ou plutôt : grâces soient rendues au Bouddha ! n’est pas une religion. Il est tout sauf une religion. Il s’agit de faire comprendre qu’il n’y est pas question de « Dieu » et, plus précisément, que le bouddhisme n’a rien à voir avec des religions de type monothéiste, avec ces religions « occidentales » que sont le judaïsme, le christianisme ou l’islam. Une des raisons de se tourner du côté du bouddhisme est précisément, pour ces disciples occidentaux, de chercher tout autre chose que ce que le judaïsme et surtout le christianisme ont pu laisser comme traces dans les expériences personnelles ou du moins dans les mémoires collectives et les images culturelles. On sait en outre ce que l’islam représente de plus en plus, ces dernières années, pour beaucoup de nos contemporains : cela achève de discréditer à leurs yeux ces fameux monothéismes et jusqu’au terme de « religion ».

2Notons au passage que cette question de définition ou de terminologie se poserait à propos d’autres traditions, notamment d’Extrême-Orient : le taoïsme est-il une religion ? le confucianisme peut-il être considéré comme tel ? et ainsi de suite. On retrouverait alors, sinon les mêmes réponses, du moins les mêmes types de réponses qu’à propos du bouddhisme.

3Revenant à celui-ci, je m’attacherai moins à la recherche d’une stricte définition de termes (« religion », par exemple) qu’à la reconnaissance d’un territoire.

Le bouddhisme, une religion ?

4Rappelons d’abord, très rapidement, quelques éléments bien connus. Le bouddhisme, surtout dans sa tradition ancienne, classique, dans ses versions plus sobres et dépouillées, dans son versant monastique en particulier, se caractérise par ce qui, au regard extérieur, peut apparaître comme une série d’« absences » ou de silences. Absence de relations à des dieux ou un Dieu, ainsi que, le plus souvent, à ces autres types d’êtres surnaturels ou surhumains dont la présence caractérise, dit-on, le domaine de la « religion » ; peu importe ici que ces relations se définissent davantage par la foi ou par l’amour, ou encore qu’elles s’expriment par l’invocation ou la demande, la louange ou l’offrande. Absence, ensuite et par conséquent, de révélation divine, de Parole de Dieu. Absence de médiateur(s), d’incarnation(s) divine(s), ainsi que de prophètes ou d’envoyés. On notera en outre une relative absence de mythes et même de rites (au moins dans la tradition du Theravâda ou « Doctrine des Anciens »). Relative absence, également, d’images ou du moins de représentations figurées du Bouddha (ceci ne vaut guère que pour les premiers siècles de l’histoire du bouddhisme).

5Il serait bien sûr plus juste et plus éclairant de rappeler tout aussi rapidement quelques caractéristiques essentielles, quelques enseignements positifs, dont les absences énumérées ci-dessus ne sont en quelque sorte que le creux. Cela peut se faire, pour la commodité, en suivant le schéma des quatre « Nobles Vérités ». Le point de départ est la condition humaine, décrite comme souffrance ou douleur (dukkha) [1]. Sur base d’une analyse des causes ou de la production de cette souffrance [2], on propose alors un chemin, un travail de soi sur soi, une méthode qui permette de réduire progressivement l’emprise des facteurs de la souffrance, jusqu’à en arrêter le mécanisme producteur [3]. Cette cessation ou cette « extinction » (nirvâna) est proclamée comme une possibilité (pour nous), mais aussi comme une réalité (au témoignage de l’« Éveillé » que fut le Bouddha) ; ce but ne peut cependant guère se décrire ni se définir : on s’aventure rarement au-delà de la négation des traits qui caractérisaient la douleur [4], Ces notations rapides, j’espère qu’elles ne sont pas caricaturales, appellent deux observations complémentaires. D’une part, du point de vue de l’historien et pour l’observateur extérieur, il n’est pas toujours facile de distinguer, dans certaines épures contemporaines, ce qui correspond au message et à la pratique bouddhiques dans leur phase originelle (Gautama et les premiers disciples ou les premières générations de disciples) et ce qui relève de la construction, fin 19e-début 20e siècles, d’une version « moderne », élitiste, rationalisée et « protestante »1. D’autre part, du point de vue interne, entre bouddhistes se rattachant à diverses écoles et d’abord aux différents « Véhicules », il n’y a pas accord sur la nature des développements considérables (et déjà amplement documentés par l’historien) tant dans le champ de la dogmatique que dans celui des méthodes, des rituels et des expressions artistiques (iconographie du Bouddha et des Bouddhas, par exemple). Ces développements représentent-ils, sur plus d’un point essentiel, des élaborations quelque peu gratuites, voire des écarts dangereux par rapport à la pureté première du dharma ? ou bien doit-on considérer que ces développements, fidèles à la Voie originelle, à défaut d’être conformes à ses commencements historiques, représentent le plein déploiement de son potentiel, la manifestation achevée de sa vérité profonde ?

6Quoi qu’il en soit, le bouddhisme se propose pour l’essentiel comme une méthode de libération ou de guérison (et largement d’auto-guérison). Son initiateur se présente comme un thérapeute offrant généreusement le traitement qu’il a lui-même découvert, mis au point et utilisé pour sa propre guérison. La longue existence de l’Éveillé, jusqu’à sa disparition à l’âge de 80 ans, est toute consacrée à l’enseignement et à la guidance spirituelle. L’enseignement de ce sage comporte certes des aspects de doctrine, mais toujours en fonction de l’objectif pratique de guérison ou de libération. L’orthodoxie se règle sur l’orthopraxie. C’est ainsi qu’à propos de l’existence et de la nature d’un autre monde ou d’autres mondes, il n’y a rien à dire qui soit utile au processus de guérison. Par ailleurs, à propos de l’être libéré, il y a également peu de choses à dire, du moins directement et positivement, parce que nous ne disposons ni des mots ni des concepts capables de traduire cette expérience.

Le bouddhisme, un humanisme ?

7Parlant essentiellement de la condition humaine souffrante et de la thérapeutique prescrite en vue de la libération, le bouddhisme paraît donc se présenter comme un humanisme. Un humanisme pragmatique, à la fois modeste et confiant dans ses propres ressources : le Bouddha n’est-il pas appelé le Vainqueur ou le Victorieux (Jina) ?

8Un humanisme un peu particulier, cependant. D’une part, le bouddhisme, il est vrai, s’absente de larges parts du territoire habituellement colonisé par les religions : l’au-delà, un autre monde, un Dieu ou des dieux, un Absolu... ; il se montre en outre réservé sur l’origine de l’univers, la création du monde, etc. De telles questions sont réputées soit inaccessibles (et le sage préfère y répondre en observant un « noble silence »), soit oiseuses (et le sage coupe court, les dénonçant comme bavardage, divertissement au sens de Pascal). Le bouddhisme manque ainsi à l’appel sur une bonne part du territoire couvert par ce que nous appellerions « religion » : soit au sens des religiones de la Rome antique ou de leurs cousines grecques, brahmaniques et autres ; soit au sens de la vera religio des monothéismes biblique et coranique2. Il semble donc que nous ne puissions parler que de la condition humaine. Rien ne nous autorise à parler d’autre chose. Et quel intérêt aurions-nous à tenter de le faire ? L’Homme, selon le bouddhisme, serait ainsi placé au centre des choses.

9D’autre part, le sujet humain que nous sommes ou plutôt que nous croyons être et auquel nous nous accrochons avec l’énergie du naufragé n’est qu’un moment fugace dans une longue succession d’existences. Nous sommes pris dans un enchaînement, une concaténation de renaissances, nous les appelons communément réincarnations, dont nous n’apercevons pas le terme (seul le message bouddhique de libération nous permet d’envisager la perspective d’un terme) et dont nous ne pouvons concevoir le commencement (peut-être d’ailleurs un tel commencement, la mise en branle de la roue du devenir, est-il un faux problème).

10Alors donc que le bouddhisme s’absente de bien des domaines coutumiers de la « religion », il ouvre par ailleurs d’immenses territoires qui demeurent inexplorés dans bien d’autres traditions. Au nombre de ses livres les plus populaires dans toute l’Asie, il y a les recueils des centaines de Jâtaka : épisodes et enseignements tirés des vies antérieures du futur Bouddha, épisodes indéfiniment répercutés en outre dans l’imagerie des fresques, des sculptures et aujourd’hui des bandes dessinées. Certes, on voit poindre et grossir dans cette littérature la dévotion à l’égard du « Bienheureux ». Ce qui nous importe ici, cependant, c’est que nous aussi sommes passés et passons encore, en fonction de la maturation des fruits de nos actes, par une diversité de conditions humaines, animales, divines, démoniaques... Y a-t-il encore du sens à parler ici de sujet humain ?

11Allons plus loin. Y a-t-il du sens à parler d’un sujet, alors qu’est inlassablement dénoncée l’illusion du « soi » et que sont inlassablement reprises l’analyse théorique (poussée très loin par les raffinements de l’Abhidharma) et la déconstruction pratique (mise en œuvre dans la méditation) qui conduisent à reconnaître, derrière cette illusion d’un « soi » substantiel, une séquence vide ? Le sujet que nous prétendons être ne serait, en fin de compte, qu’un enchaînement sans commencement et sans terme de composés (« agrégats ») dont les particules élémentaires ne cessent de s’agréger et de se désagréger. N’y aurait-il « ni Dieu ni maître », il n’y a pas davantage de « je » ou de « soi » (en l’absence d’âtman), pas d’autonomie (en l’absence d’un « autos »).

Anthropologie et libération

12Ainsi donc, une lecture « humaniste » risque, tout autant qu’une lecture « religieuse », d’être en porte-à-faux par rapport à l’enseignement du Bouddha. La question qui continue à se poser, cependant, est celle de l’anthropologie, plus précisément d’une anthropologie du salut ou de la délivrance. N’est-il pas possible et ne demeure-t-il pas pertinent de parler d’anthropologie dès lors que les renaissances dans la condition humaine, dans le « précieux corps humain », revêtent, parmi toutes les autres étapes du chemin vers la délivrance, une portée et une signification particulières ? En comparaison avec les animaux, les dieux ou d’autres catégories d’existences, l’être humain, à travers sa double expérience de la souffrance (dukkha) et de la conscience, se trouve en effet orienté de manière plus juste et plus efficace vers l’accès à la délivrance.

13Est-ce à dire qu’il y ait une sorte de correspondance ou de congruence entre le nirvâna et la condition humaine (sans doute vaut-il mieux éviter ici des expressions telles que « nature humaine ») ? La réponse n’est pas aisée. On incline à penser que non, s’il est vrai que le nirvâna est sans contenu ni définition qui puissent faire l’objet d’une comparaison ou d’une corrélation avec telle modalité de renaissance plutôt que telle autre. Envisageons donc les choses de manière un peu différente. Y aurait-il une congruence ou une correspondance privilégiée entre l’Éveil et l’existence dans la condition humaine ? On pourrait être tenté de répondre ici de manière plus positive, mais cela ne reviendrait-il pas à tomber dans le piège d’une interprétation anthropomorphique de l’Éveil ?

14Nous serions dès lors en pleine aporie. Il resterait cependant à se demander si « religion », à supposer que l’on accepte encore de recourir prudemment à ce terme, à défaut de renvoyer à un but ultime (nirvâna, Éveil... : 3e Noble Vérité), conviendrait néanmoins pour désigner les étapes du chemin et les méthodes ou moyens de progression (4e Noble Vérité). Il y aurait, dans ce cas, correspondance ou congruence entre l’anthropologie (au sens de la constitution ou de la condition de l’être humain) et la religion (au sens du chemin et des moyens habiles qui conduisent vers la délivrance). S’il est vrai cependant que cette délivrance se réalise moins par un mouvement d’accomplissement ou de plénitude que par un processus de déconstruction et de désappropriation, on bute, dans le bouddhisme, sur une solution de continuité correspondant à une sorte de « théologie négative » radicale. S’il y a principe originaire, il devrait dès lors être envisagé moins sous l’angle d’une fondation ultime que sous l’horizon d’un inconditionné.

15Du moins une voie resterait-elle ouverte pour penser la corrélation entre anthropologie et « religion ». Dans le cadre du bouddhisme Theravâda, cette corrélation demeurerait très discrète et comme en pointillés. Elle recevrait un certain contenu dans les enseignements du Grand Véhicule, là où il est question, par exemple, de « Nature-de-Bouddha » ou de Sagesse originelle. Elle se déploierait pleinement dans le tantrisme (Vajrayâna), par exemple dans l’école Shingon, au gré de la mise en œuvre du « triple mystère », à savoir la réalisation (samaya) du corps, de la parole et de l’esprit du Bouddha ou Tathâgata à travers la transmutation de l’individu humain dans ses dimensions de corps (mudrâ), de parole (montra) et d’esprit (mandata). Il y aurait là comme un parallèle à une anthropologie fondamentale ou une « puissance obédientielle » telles qu’elles ont été développées par un Karl Rahner3, sans sacrifier pour autant la doctrine de la « vacuité » ni quitter le paradoxe bouddhique d’une anthropologie sans sujet...

Inconvénients et avantages d’un porte-à-faux

16Alors, dans le bouddhisme, religion ou non ? humanisme ou non ? Au jeu du « combat naval », seraient-ce des « coups dans l’eau » ? Pointé dans la direction du bouddhisme, le radar religieux ou le radar humaniste reçoit-il des échos ? Ces explorations rapides suggèrent que les territoires colonisés par les différents ensembles religieux, si l’on conserve ce terme, sont distincts et ne se recouvrent ou ne sont superposables qu’en partie seulement. Certaines régions sont ignorées ou peu s’en faut ; d’autres secteurs sont considérés comme peu pertinents, de valeur inférieure, voire franchement condamnables. Ainsi, aux yeux d’un bouddhiste, les liturgies sacrificielles du brahmanisme n’ont qu’une efficacité limitée, circonscrite (régionale, pourrait-on dire) et de moindre valeur ; elles sont sans pertinence pour le salut ou la libération ; elles peuvent même se révéler négatives, lorsqu’elles contribuent à renforcer les jeux du désir et de l’illusion ; elles sont franchement nocives et facteurs de violence, de par l’exploitation des castes de service et la mise à mort de victimes animales.

17Toute religion, surtout lorsqu’elle entre en contact avec d’autres ensembles religieux, se définit ou se détermine donc aussi par les territoires qu’elle n’occupe pas. Le judaïsme ou l’islam ignore à peu près les divinités des arbres, des sources et des montagnes. De façon souvent radicale, le moine bouddhiste et (peut-être davantage encore) le renonçant hindou suivent une voie de « sortie de la religion ». Socrate, dans la cité athénienne, est-il le plus religieux ou le moins religieux des hommes ? Le juif et le chrétien, dans l’empire romain, sont-ils les plus religieux ou les moins religieux des hommes ? Ou bien encore, dira-t-on simplement que tous ceux-là sont religieux autrement ?

18Là où il y a porte-à-faux (ou encore absence d’écho radar), il est fréquent que l’on s’empresse de disqualifier. Ainsi, regardant du côté du bouddhisme ou du moins de certaines versions de celui-ci, un chrétien ou un musulman ne trouve pas la croyance en l’existence ou en la pertinence d’êtres surnaturels : dieu(x), anges... Il décrétera donc qu’il n’y a pas religion. Regardant de même du côté du bouddhisme, un confucéen ne trouve guère les valeurs et les vertus hiérarchiques qui lui sont chères au plan de la famille, de la société, de l’État ; il ne trouve pas davantage les « rites », notamment à l’égard des « ancêtres ». Ce bouddhisme ne lui paraîtra donc ni pertinent ni socialement utile ; il risque même d’être perçu comme facteur de déstabilisation, en particulier dans sa version monastique.

19Le porte-à-faux (ou l’absence d’écho radar) peut au contraire attirer l’attention sur des valeurs nouvelles, méconnues, parfois secrètement attendues. L’absence, en bouddhisme, d’êtres divins ou surnaturels ou le silence observé à leur propos, l’invitation à une expérience et une réflexion personnelles4, le caractère méthodique et quasi scientifique de la démarche : de tels éléments peuvent rejoindre des attentes et des recherches bien présentes dans l’Occident d’aujourd’hui ; de tels enseignements ou de tels silences peuvent converger avec des spiritualités, des quêtes d’intériorité ou de sagesse non religieuses ou du moins non (mono)théistes. D’autre part, les « blancs » sur la cartographie bouddhique des êtres divins ou surnaturels et même l’absence de tout Absolu approché comme « objet » déstabilisent notre habitude de considérer une religion à partir de ses « objets » : objets de croyance et de culte, de doctrine et de théologie. Nous voilà invités à découvrir le religieux à partir du sujet, de ses expériences d’insatisfaction douloureuse (dukkha) et de la quête de libération qu’elles suscitent. Nous voilà invités à considérer les religions comme des chemins de libération, des méthodes mises au point par « essais et erreurs », plutôt que comme des contenus reçus par révélation divine ou communication prophétique, par exemple.

II

Les religions : des itinéraires

20Poursuivons donc l’exploration de notre thème en abordant les religions comme des itinéraires. Cela peut se faire de plusieurs manières complémentaires. Rappelons, dans un premier temps, que c’est fréquemment ainsi que les traditions parlent d’elles-mêmes : on retrouve un peu partout le thème de la « voie ». « Chemin du milieu », « octuple sentier », le bouddhisme est la reprise ou le développement de l’itinéraire suivi par le futur Bouddha lui-même ; de là, son versant narratif, voire (auto)biographique, même si, d’autre part, on rappelle avec insistance la permanente validité du dharma, indépendamment du fait qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas, en tel monde et en telle période cosmique, présence d’un Bouddha (Tathâgata). Ce thème du chemin se retrouve en outre à propos des « Véhicules » ainsi que des étapes de la « carrière » des Bodhisattvas. Thème central donc, alors même que, selon une autre perspective, il n’y a pas de chemin puisque tout est « ainsi » depuis toujours : avant que je n’aie fait les premiers pas sur le chemin, l’Éveil libérateur ou la Claire Lumière originelle sont déjà présents.

21Il n’est pas nécessaire de rappeler ici en détail l’importance de ce thème du chemin ou de la voie dans le monde de la Bible ou dans celui du Coran, parmi bien d’autres exemples.

22Que les traditions religieuses soient des chemins ou des itinéraires, c’est aussi, dans un deuxième temps, ce que déclarent les sciences des religions, du point de vue qui est le leur. À l’individu, un individu en communauté ou en société, une religion se présente comme un itinéraire, comme un parcours. Elle dit le sens et les étapes de ce parcours qu’est l’existence humaine ; elle propose ou prescrit des méthodes (hodos : chemin) et des ressources : que l’on songe en particulier aux « in-itiations » (ou « mises en route ») et autres « rites de passage » chers aux anthropologues.

23Bien qu’ils soient fréquemment présentés par les religions elles-mêmes comme des réalités idéales et immuables, ces itinéraires propres aux différentes traditions sont eux-mêmes pris dans les cheminements de l’histoire humaine. L’historien et l’anthropologue se montreront donc attentifs aux bifurcations et carrefours, aux convergences et divergences, aux impasses, déviations et dévoiements, aux chemins qui ne mènent nulle part...

24Aux yeux de l’historien, chaque religion considérée dans son ensemble peut apparaître en outre comme une étape d’un cheminement plus long et plus complexe. On a pu parler, dans cette perspective, de religions « primaires » (par exemple le judaïsme et le brahmanisme ?) et de religions « secondaires » (par exemple le christianisme et le bouddhisme ?)5. Il y aurait en quelque sorte des religions-mères et des religions-filles. Des généalogies s’esquissent, parfois séduisantes, plus ou moins satisfaisantes pour l’esprit critique : toute filiation, en effet, est marquée de continuités et de ruptures. À vrai dire, il s’agirait là de reconnaître des positions relatives et non de définir des essences immuables. D’une part, en effet, aucune documentation ne nous permet d’assister à la naissance et pour ainsi dire de nous rendre contemporains du commencement de la religion : quelle que soit notre fascination pour les origines, plus personne aujourd’hui n’espère, comme ce fut le cas au 19e siècle, remonter au commencement de la religion, pas plus qu’à celui de la langue ou de la culture. D’autre part, nous n’assistons pas davantage à la naissance pure et simple d’une religion (ni peut-être à sa disparition complète, sans reste) : le tissu des interactions (en termes bouddhiques : le flux de la production conditionnée) est tel qu’il n’y a pas, au regard des sciences humaines, de religion « pure », chimiquement pure.

25Certes, l’historien observe à ce propos que, confrontées au fait de la pluralité religieuse et surtout à la menace plus insidieuse d’un effacement ou d’une atténuation de leurs frontières, les religions elles-mêmes ont eu le souci de ne pas se laisser définir sans plus par leur situation contingente dans le tissu social et historique. Elles ont souvent cherché à clarifier et à gérer leurs rapports à d’autres traditions : en les situant dans une histoire (histoire de la révélation ou histoire du salut, par exemple), en affirmant des liens généalogiques, ou encore en définissant des hiérarchies, que ce soit au plan de la vérité des enseignements ou de l’efficacité des rituels et des institutions. Parler, du côté du bouddhisme, par exemple, de « Doctrine des Anciens » (Theravâda) ou de mises en branle successives de la roue de la Loi (dharma-cakra), c’est faire intervenir une histoire, c’est déterminer des étapes sur le chemin, c’est se situer par rapport à d’autres voies. Du point de vue bouddhique, encore, les autres religions pourront éventuellement être considérées comme les échelons inférieurs d’une hiérarchie des doctrines ou comme des étapes préliminaires sur la voie6.

26À commencer par la thématique chrétienne de l’Ancien et du Nouveau Testaments, on pourrait multiplier les exemples de l’inventivité déployée par les diverses religions pour répondre à ce souci identitaire.

27Il n’en reste pas moins que, replacée dans la trame de l’histoire, toute religion peut apparaître comme un syncrétisme, ce qui ne manque pas de poser de redoutables problèmes aux croyants et aux théologiens. Il faudrait se demander, en particulier, si les différentes sciences des religions, d’une part, les diverses « théologies », de l’autre, sont susceptibles de partager une même définition ou compréhension de ce terme « syncrétisme » ; il faudrait se demander si leurs méthodes d’analyse et leurs critères sont, en ce domaine, comparables. Du point de vue du croyant ou du théologien en particulier, peut-on définir ce qui, dans le rapport à l’« autre », serait altération sans être nécessairement aliénation ?7

Traverser vers l’autre et revenir à soi

28Entrons à présent dans ce qui pourrait être le troisième temps d’une réflexion sur le thème de l’itinéraire : le temps d’une reprise que, faute d’un terme plus adéquat et moins connoté par une religion particulière, j’appellerai « théologique ». Entendons par là un travail de réflexion, de réélaboration selon la perspective propre de chaque tradition et qui ne peut être entrepris qu’au sein de cette tradition et par ses propres membres. Il s’agit, cette fois encore, d’itinéraires, mais au sens d’un passage, d’une traversée vers l’autre et d’un retour à soi (« Crossing over and coming back »). Cette ouverture est faite de découverte et d’écoute, mais aussi de véritable réceptivité, de capacité de se laisser affecter et modifier par l’autre à partir de ce que l’on intègre de ses apports8.

29Loin d’être un luxe, cette rencontre de l’autre est ressentie par certains comme une nécessité impérieuse, une question de survie, un besoin aussi essentiel que la nourriture qu’implore un mendiant9. Ce mouvement d’aller et retour bat en brèche une assurance, un désir de sécurité individuelle et collective toujours tenté de totaliser et de substantialiser.

30Le bouddhisme ne nous rappelle-t-il pas le caractère non substantiel, le « non-soi » (an-attâ) de tout phénomène, qu’il soit physique, mental, culturel, religieux ? Or, l’autre, y compris l’autre religion ou l’autre religieux, invite à un décentrement par rapport à soi, une désappropriation, une sorte de désidentification. S’il est vrai que la rencontre enrichit de manière souvent surprenante, s’il lui arrive de combler au-delà de ce qui était souhaité, elle est aussi appauvrissement, ascèse, déprise de ce que l’on croyait posséder ou maîtriser. L’autre, dans sa différence et par sa différence, invite à reconnaître un centre « vide », lequel introduit du jeu, permet le mouvement, empêche les identités de se cristalliser, de se rigidifier jusqu’à la paralysie.

31Reconnu dans son impermanence, tout phénomène apparaît dès lors comme transitoire, c’est-à-dire en transit, en passage. Le mouvement d’aller et retour se propose comme une forme d’itinérance, une manière d’être « in via ». Le chrétien, et peut-être le juif ?, pourra comprendre ce passage dans une perspective « pascale ». Sans recourir à ce thème, ni à ce terme, bien évidemment, le bouddhiste également pourrait reconnaître dans ce processus une loi spirituelle de mort et de vie. Ce qui est impermanent risque, il est vrai, d’entraîner souffrance ou douleur (dukkha). Est-ce nécessairement le cas ? S’agit-il d’une loi inéluctable ? Si le flux (samsâra) de l’impermanence est reconnu et accepté dans sa vacuité, en toute désappropriation, il n’y a plus souffrance, mais Éveil.

32Les itinéraires dont le principe vient d’être esquissé, je veux dire : les mouvements de passage à l’autre et de retour à soi, ne sont jamais achevés ; ils ne peuvent, comme le ferait une boucle, se refermer sur eux-mêmes. Chacun des partenaires doit se frayer une voie et en parcourir les étapes. Chacun ne marche à sa propre rencontre, chacun ne s’approche de soi qu’en se portant à la rencontre de l’autre et de l’autre tradition. L’itinéraire n’est jamais achevé parce que, comme tout travail personnel, il est proprement « interminable »10. Il n’est jamais achevé parce que, au-delà des péripéties et des découvertes individuelles, nous nous trouvons entraînés dans le courant des histoires collectives, des sociétés et des cultures. Il n’est jamais achevé parce que les différentes « religions » ne sont pas des « versions » équivalentes, des traductions les unes des autres. Leurs « contenus » ne sont pas interchangeables. Leurs structures ne sont pas superposables. Entre les terrains mêmes où elles s’édifient, il n’y a pas de correspondance adéquate. Les bases à partir desquelles elles s’élèvent et s’élaborent ne se trouvent pas en parfaite symétrie. Nous l’avons noté : entre elles, il y aura toujours, pour une part, porte-à-faux.

33Ces écarts se traduisent notamment dans des jeux variables d’inclusion et d’exclusion. Ainsi, les rapports qui s’établissent entre judaïsme, christianisme et islam diffèrent-ils de ceux que l’on trouve, par exemple, entre confucianisme, taoïsme (ou shintô) et bouddhisme. Dans le tissu de la culture chinoise ou sinisée, éthique, métaphysique, religion ou spiritualité se distribuent autrement que dans le monde occidental, dans la texture complexe, elle aussi, formée par le message biblique, la philosophie grecque, les institutions romaines, etc. De même, pour évoquer une thématique plus précise, parole(s) et silence(s) ne se distribuent pas de manière identique en Orient et en Occident11.

34Entre ces mondes complexes et mouvants, les comparaisons sont donc toujours délicates ; elles ne sont jamais pleinement satisfaisantes ni définitivement acquises. Or, ce sont précisément les écarts et les déséquilibres qui relancent la dynamique du va-et-vient, de la traversée et du retour12. Entre des traditions, entre des religions prises deux à deux, les (non-)correspondances, les (an-)isotopies sont chaque fois différentes et différenciatrices. Dans chaque cas, les proximités et les affinités, mais aussi les distances et la part d’incommensurable représentent pour les partenaires tout ensemble des atouts et des obstacles, des inconvénients et des avantages. Le fait est bien connu : entre frères et sœurs, les incompréhensions et les conflits s’enveniment parfois davantage qu’entre cousins éloignés. Tant la complexité du jeu que la libre initiative des partenaires défient le calcul, la prévision à long terme. La simple estimation des distances sur la carte doctrinale et culturelle ne permet pas de prédire le tour que prendront les interactions à venir. La fécondité des rencontres sera, dans les meilleurs des cas, à la mesure de la distance à franchir, du chemin à parcourir l’un vers l’autre, l’un avec l’autre.

Responsabilité et réciprocité

35« Crossing over and coming back » : ce mouvement serait aujourd’hui la reprise et la poursuite plus consciente et explicite, plus conséquente et rigoureuse, de ce qui jusqu’ici n’a été qu’à peine amorcé. Cette entreprise, qui répondrait à toutes les exigences d’un véritable travail, serait une activité authentiquement théologale et théologique (rappelons que ces termes devraient être remplacés, pour d’autres traditions, dans le cas du bouddhisme en particulier, par des équivalents qui tiendraient compte, à chaque fois, des différences de perspective).

36Ce travail serait distinct de l’entreprise que représente une étude des interactions entre traditions religieuses, menée dans la perspective et selon les règles des sciences humaines (histoire, anthropologie...), ou encore d’une étude « comparative » de deux traditions en histoire des religions13. Il serait également distinct de ce qu’on a pu appeler une phénoménologie de la religion. Il se distinguerait du projet d’une philosophie de la religion, y compris une réflexion philosophique sur le fait de la pluralité des traditions religieuses. Il se distinguerait aussi de ce que d’aucuns ont proposé naguère sous l’intitulé d’une « théologie mondiale » ou « universelle », élaborée à partir de l’ensemble des patrimoines religieux de l’humanité14. Il se distinguerait encore de l’entreprise que représente le vivre ensemble de diverses traditions religieuses (et non religieuses) au sein d’une société, avec les questions que cela soulève : les rapports de ces traditions aux cadres institutionnels de la société, tant en régime de laïcité que dans d’autres contextes ; la gestion de leurs relations mutuelles dans le champ social, en prenant en compte leurs complémentarités et leurs différences, leurs attentes à l’égard de la société, leurs contributions à la vie et la culture de cette société.

37Distincte donc des tâches qui reviennent tant à l’historien des religions qu’au citoyen comme tel, est la responsabilité du croyant et du théologien (au sens large de toute personne qui recherche une meilleure intelligence de sa voie spirituelle). Le mouvement de traversée vers l’autre et de retour à soi est aujourd’hui plus que jamais une dimension nécessaire de la religion15. C’est à la fois le droit et le devoir des membres d’une communauté et plus précisément des « théologiens » dans le cadre de cette communauté. Un droit et un devoir, une liberté et une responsabilité à la mesure des défis présentés par les interactions entre religions, mais aussi un droit et un devoir configurés par la conception que l’on se fait du travail de l’interprétation (ijtihâd, par exemple) dans cette tradition et cette communauté. Un droit et un devoir propres aux membres de chaque communauté, au sens où personne d’autre n’a la responsabilité, ni le droit, ni à vrai dire la faculté (le fait d’être autorisé ou habilité) de l’entreprendre à leur place : avec toute la bonne volonté du monde, avec toute la connaissance et l’intelligence qui peuvent être les siennes, un chrétien, par exemple, ne peut entreprendre ce travail à la place d’un bouddhiste ni comme si il était bouddhiste. L’exercice auquel il se livrerait alors pourrait être une simulation brillante, mais ne serait en définitive qu’une simulation chrétienne de « théologie » bouddhiste. Il ne serait pas l’effort de bouddhistes qui exploiteraient, à partir de leur propre fonds et selon la perspective qui leur est propre, des ressources offertes dans d’autres traditions (y compris le christianisme), tout en rencontrant les défis que ces traditions peuvent représenter pour eux.

38Vous me permettrez d’ajouter deux remarques, afin de préciser et de compléter.

39Tout d’abord, cette insistance sur la tâche propre à chacun ou à chaque tradition n’exclut pas, bien au contraire !, que des impulsions décisives viennent de l’extérieur. Un regard bouddhiste sur le Christ, une lecture bouddhiste de l’Évangile de Jean, une réflexion bouddhiste sur la vie monastique chrétienne ou sur l’art de l’icône... peuvent ouvrir les yeux du chrétien, l’amenant à percevoir et à comprendre autrement que s’il avait été laissé à ses propres ressources. Lui seul, cependant, peut accueillir ces propositions et les faire siennes ou les transformer et les retravailler de telle sorte qu’elles s’intègrent à une vision chrétienne : un regard « extérieur », quelles que soient sa force d’empathie et sa puissance d’éclairage, ne coïncidera jamais avec un regard « intérieur ». Il est clair que, dans l’autre sens, un processus comparable peut être déclenché par un regard chrétien sur le Bouddha, une lecture chrétienne du Soutra du Lotus, une interprétation chrétienne de l’idéal du Bodhisattva ou de la pratique du kôan...

40Seconde observation. Dans la pratique du « passer à l’autre et revenir à soi », la liberté n’a pas d’autres limites que celles, je recours ici une fois encore à un vocabulaire chrétien), de la fidélité (la « règle de la foi » : régula fïdei), d’une part, et de la charité ou, si l’on préfère, de la justice et de la charité, d’autre part.

41Dans les relations culturelles, dans les échanges intellectuels ou artistiques, dans les débats d’idées et les rencontres spirituelles, s’établit un nouveau « commerce » : un échange un peu particulier dans lequel je me trouve dépossédé, non pas en ce sens que je perdrais quelque chose (loin de là !), mais au sens où je suis expulse d’un sentiment de propriétaire exclusif. La figure du Christ n’appartient pas aux seuls chrétiens, ni celle du Bouddha aux seuls bouddhistes. De même encore, celles de Socrate ou de Confucius ne peuvent-elles devenir l’objet d’un monopole. Elargir des droits d’accès trop volontiers perçus comme exclusifs, voilà un exercice salutaire de désappropriation. La réciprocité, en ce domaine comme en d’autres, est souhaitable. L’hospitalité joue à plein lorsqu’elle est offerte et rendue.

42Certes, cette réciprocité n’est pas toujours évidente ; elle n’apparaît pas toujours envisageable dans le court terme. Du moins la justice requiert-elle tout d’abord que chacun, dans l’emprunt, reconnaisse sa dette. Elle exige aussi que je traite ce qui me vient de l’héritage d’autrui avec respect et souci de vérité. Le chrétien, a-t-on pu écrire, est « un animal omnivore »16 ; il serait même « cannibale »17. S’ouvrir avec reconnaissance aux « trésors des Nations » est une chose, s’approprier les « dépouilles des vaincus » en est une autre. La frontière, même chez certains Pères de l’Église, n’est pas toujours clairement tracée18. Le recours autoritaire ou indiscret au patrimoine d’autrui pourra paraître indélicat, voire sacrilège. Au-delà de la justice, la charité pourra suggérer à la liberté de s’imposer des limites ou des délais ; la mémoire aussi a ses rythmes, de même que l’imaginaire19. Au demeurant, quelque chose d’authentique et de bénéfique pourrait-il se construire sur ce qui serait ressenti, à tort ou à raison, comme violence et spoliation ?

Etre chez soi sur la place du marché

43L’insistance sur la reprise « croyante », c’est-à-dire à la première personne et dans une communauté de « foi », distingue clairement le mouvement de « passage et retour » et le travail du comparatiste en histoire des religions. Cette insistance légitime sur la reprise personnelle risque toutefois de faire perdre de vue l’ancrage d’un tel itinéraire dans le déroulement historique de la rencontre et du dialogue interreligieux. La référence à quelques textes d’une autre tradition, le recours à quelques symboles ou monuments classiques ne dispensent pas de rencontres vécues ; ils ne remplacent pas ce que ces rencontres particulières comportent à chaque fois de densité concrète et d’épaisseur historique.

44Que des religions défuntes (celle de l’Égypte antique, par exemple) aient encore quelque chose à nous révéler, qu’elles soient encore capables de donner à penser et même à croire, par le seul biais de témoins textuels ou archéologiques, cela est incontestable. Cette situation limite et cet accès réduit ne sauraient pour autant servir de modèle. Il en résulterait en effet un double appauvrissement : en amont et en aval, pour ainsi dire.

45En amont, tout d’abord. À proprement parler, il n’y a jamais rencontre entre, par exemple, hindouisme et christianisme. Il ne peut y avoir de véritable rencontre qu’entre chrétiens et hindous, même s’il est également vrai qu’il ne saurait y avoir de dialogue authentique avec un hindou (ou avec un chrétien) dont on voudrait ignorer l’enracinement dans la foi et la tradition de l’hindouisme (ou du christianisme). Des textes, y compris les « Livres sacrés » des « grandes religions du monde » débités dans des anthologies maniables, ne devraient pas être isolés du contexte de leurs traditions. Que gagnerait-on à les « satelliser », à les placer sur une orbite lointaine, en les considérant comme parfaitement autonomes par rapport aux communautés qui les portent et qui sont portées par eux ? À les solliciter hors contexte, à les mettre à la question comme des témoins que l’on ferait parler en l’absence de leurs avocats (en l’absence de leur « conseil »), on s’expose à leur faire dire n’importe quoi. On leur fera dire, le plus souvent, ce qu’on avait dans la tête ou le cœur avant même de les lire. Il est donc prudent et probablement plus fécond de les lire ou de les écouter en compagnie de ceux qui en vivent et à travers les lectures qu’ils en font. Et ce qui vaut de la lecture de textes vaut a fortiori pour le recours à des sources moins aisément « satellisables » : rituels, célébrations, pratiques de méditation...

46Le risque d’appauvrissement se retrouve en aval. En effet, le « court-circuit » qui consiste à aller au texte sans passer par les lecteurs, aux rites sans entendre ceux qui les célèbrent, transforme bientôt le mouvement de « passer à l’autre et revenir à soi » en un geste purement privé et de moins en moins fécond. Au lieu de partir de rencontres et d’échanges qui serviront de catalyseur ou de révélateur pour tous les participants et pour leurs communautés, déclenchant ainsi des processus dont le potentiel de transformation et de créativité ne peut se mesurer à l’avance, on s’en tient à un programme certes bien plus aisément maîtrisable, mais dont le fruit prévisible sera en proportion du faible risque accepté. La consultation privée, comme à la dérobée, de documents sélectionnés ne saurait remplacer des échanges et des débats dans lesquels chacun serait pleinement partie prenante, pour le plus grand bénéfice de tous.

***

47Les itinéraires qui viennent d’être esquissés requièrent patience et endurance. Ils ne représentent cependant pas d’inutiles détours, s’il est vrai que les pas que je fais vers l’autre, ou qu’il me donne de faire, me rapprochent de moi-même. Le chemin parcouru transforme chacun des voyageurs. Avec l’autre et grâce à lui20, ce que je suis, je le deviens davantage et je le suis autrement. On ne revient jamais au point de départ : non pas « coming back », mais plutôt « coming home ».

48En outre, s’il évite le « court-circuit », s’il consent à ne pas faire l’économie d’une authentique rencontre, le mouvement de traversée et de retour risque moins de se perdre dans l’azur du rêve ou dans les sables de l’abstraction. Pour reprendre une image de la tradition Chan/Zen, chacun des voyageurs se trouve ramené spontanément « sur la place du marché ». Étant chez soi (at home) sur cette place du marché, traduisons : dans l’espace public, les partenaires s’y retrouvent l’un l’autre et y retrouvent ensemble le tiers, tous les tiers y compris ceux dont les doutes et les convictions n’arborent jamais les signes de quelque religion que ce soit.

Notes de bas de page

1 Il semble que ce soit l’anthropologue srilankais G. Obeyesekere qui ait le premier parlé de « bouddhisme protestant » pour désigner certaines évolutions modernes du bouddhisme dans son pays : « Religious Symbolism and Political Change in Ceylon », Modem Ceylon Studies 1/1, 1970, 43-63. On trouvera d’autres références, pour l’Asie et pour l’Occident, dans M. Baumann, « Culture Contact and Valuation : Early German Buddhists and the Creation of a ‘Buddhism in Protestant Shape’ », Numen 44/3, 1997, 270-295, en particulier notes 48 et 57 à 63.

2 Sur l’histoire du terme et de la notion de « religio/religion », qu’il suffise ici de renvoyer à l’ouvrage classique de M. Despland, La religion en Occident : évolution des idées et du vécu, Paris, Cerf, 1979 (coll. Cogitatio fidei, 101).

3 K. Rahner, L’Homme à l’écoute du Verbe : Fondements d’une philosophie de la religion, Tours, Marne, 1968 (Hörer des Wortes, 1941) ; R. Fisichella, « Puissance obédientielle », in R. Latourelle et R. Fisichella (sous la direction de), Dictionnaire de théologie fondamentale, Paris, Cerf/Montréal, Bellarmin, 1992, 994-996.

4 Comme en témoigne la fréquence du Kâlâma-sutta dans les citations et commentaires destinés au public occidental.

5 T. Sundermeier, « Religion, Religionen », in K. Muller et Th. Sundermeier (sous la direction de), Lexikon missionstheologischer Grundbegriffe, Berlin, Reimer, 1987, 411-423.

6 Signalons deux articles récents qui traitent de ce thème dans le cas du bouddhisme : J. Makransky, « Buddhist Perspectives on Truth in Other Religions : Past and Présent », Theological Studies 64/2, 2003, 334-361 ; R.L.F. Habito, « Japanese Buddhist Perspectives and Comparative Theology : Supreme Ways in Intersection », Theological Studies, op. cit., 362-387. On trouvera en outre des études sur d’autres religions dans cette livraison tout entière consacrée au thème de la « théologie comparative ».

7 Voir par exemple L. Boff, Église, charisme et pouvoir (Paris, Lieu commun, 1985), chap. VII « Pour le syncrétisme : catholicité du catholicisme » (p. 161-191). On y trouvera des définitions de divers types de syncrétisme (addition, adaptation, mélange, concordance, traduction, refonte...) et un plaidoyer pour le « syncrétisme refonte », processus « vital et organique » : « La catholicité, comme synonyme d’universalité, n’est possible et réalisable qu’à la condition de ne pas tourner le dos au syncrétisme, mais d’en faire au contraire le processus générateur du catholicisme lui-même. » (p. 161)

8 Beaucoup ressentent aujourd’hui la nécessité de dépasser, au plan des relations interreligieuses, le modèle isolationniste (qui cherche à ignorer l’autre) et le modèle expansionniste (qui s’emploie à le conquérir). On s’oriente dès lors soit vers un modèle syncrétiste, soit vers un modèle pluraliste. Le premier tend à réduire les religions à des éléments aisément dissociables ; dans le second, l’autre tradition est davantage reconnue dans son unité organique. Alors que le projet syncrétiste opère sur le mode de l’interpénétration, l’option pluraliste voit plutôt l’interreligieux comme « un lieu de rencontre et d’interpellation réciproque ». Je reprends ces catégories à J.-Cl. Basset, Le dialogue interreligieux : histoire et avenir, Paris, Cerf, 1996 (coll. Cogitatio fidei 197), p. 36-39.

9 Voir par exemple le témoignage et les réflexions d’une religieuse chrétienne en contexte hindou : Ishpriya, « Mendier dans le temple d’autrui », in D. Gira et J. Scheuer (sous la direction de), Vivre de plusieurs religions : promesse ou illusion ?, Paris, Ed. de l’Atelier, 2000 (coll. Questions ouvertes), 165-170.

10 Au départ d’un essai dans lequel Freud se demandait si une analyse pouvait jamais être considérée comme terminée, D. S. Lopez, esquissant un parallèle suggestif, s'interroge à son tour : est-il possible d’envisager le terme — individuel et collectif — de la voie bouddhique de libération ? (« Paths Terminable and Interminable », in R.E. Buswell et R.M. Gimello (sous la direction de), Paths to Liberation : the Mârga and Its Transformations in Buddhist Thought, Honolulu, Univ. of Hawaii Press, 1992, 147-192). Considéré au niveau de la succession indéfinie de ses péripéties, notre mouvement de va-et-vient, ou encore de traversée et de retour, semble pareillement interminable. Cela n’interdit pas, dans une perspective de foi chrétienne, d’envisager cet itinéraire comme s’inscrivant dans la « récapitulation » finale de toutes choses dans le Christ.

11 J. Scheuer, « Parole et silence selon les traditions de l’Inde », Lumen Vitae 50/4, 1995, 385-397 ; « Le ‘noble silence’ du bouddhisme : est-il opportun de trancher la question de Dieu ? », in A. Gesche et P. Scolas (sous la direction de), Et si Dieu n'existait pas ?, Paris, Cerf, 2001, 61-83.

12 Ce travail à partir des écarts s'apparente à l’attention qu’un penseur chinois contemporain accorde aux « contrastes » plutôt qu’à la simple comparaison, dans la pratique d’une « philosophie interculturelle » : « I understand ‘contrast’as the rhythmic and dialectical interplay between difference and complementarity, continuity and discontinuity, which leads eventually to the real mutual enrichment of different traditions in philosophy. (...) The wisdom of contrast has its origin in Chinese philosophy ». V. Shen, « Some Thoughts on Intercultural Philosophy and Chinese Philosophy », Journal of Chinese Philosophy, 30/3-4, 2003, 357-372 (p. 358, 359).

13 La perspective et la méthode des « sciences des religions » sont en effet distinctes de celles des « théologies ». Celles-ci seraient davantage « interactives », au sens où le théologien ferait preuve de plus d’initiative et de créativité à l’égard de sa propre tradition. Il va de soi que toute tradition religieuse peut en principe se prêter à l’une et l’autre approche : il n’y a pas davantage de raison de réserver le christianisme au travail du théologien que de cantonner les autres traditions dans le domaine des sciences des religions. Ce rappel de principe n’enlève rien au fait que des habitudes intellectuelles et des héritages institutionnels continuent à entretenir des clivages moins heureux. A ce sujet, voir par exemple les observations de N. Sutton, « Issues Arising from the Distinctions Drawn Between Theology and Religious Studies », Diskus 1/2, 1993, 55-65 (www.uni-marburg.de/religionswissenschaft/journal/diskus).
La question, également soulevée par N. Sutton, de savoir si l’exercice de la théologie requiert l’engagement du théologien dans la tradition qu’il travaille ne pourra probablement être clarifiée que si l’on fait place à la position qu’occupe en propre la philosophie. Dans les conclusions de son étude sur « Théologie et sciences religieuses sur le pluralisme religieux » (Laval théologique et philosophique 58/1, 2002, 9-25), Jean-Marc Aveline souligne que le propre de la théologie est de « penser la foi, de l’intérieur même de cette foi... La théologie habite le mouvement même de cette foi ». Si l’on souhaite par ailleurs que « les sciences des religions évitent l’écueil du positivisme étroit, et la théologie, celui du repliement confessionnel », il y a tout intérêt à ce que s’organise une véritable « conversation triangulaire », dans laquelle la philosophie aurait à jouer « un rôle médiateur » (p. 24). Voir aussi J. Scheuer, « Sciences des religions, théologies, dialogue interreligieux » in J.-M. Sevrin et A. Haquin (sous la direction de), La théologie entre deux siècles : Bilan et perspectives, Louvain- la-Neuve, Faculté de Théologie, 2002, coll. Cahiers de la Revue théologique de Louvain, 34, 91-111.

14 Dans la ligne, par exemple, de W.C. Smith, Towards a World Theology, Philadelphia, Westminster, 1981.

15 J.S. Dunne va jusqu’à écrire : « Le saint de notre temps, à ce qu’il semble, n’est pas une figure comme Gautama ou Jésus ou Mahomet, un homme qui pourrait être le fondateur d’une religion mondiale, mais une figure comme Gandhi, un homme qui traverse, passant de sa propre religion à d’autres, grâce à une compréhension empathique, et qui revient avec de nouvelles perspectives sur la sienne. Traverser et revenir est, semble-t-il, l’aventure spirituelle de notre temps ». (The Way of All the Earth, New York, Macmillan/Londres, Sheldon, 1973).

16 « Since Christian theology is an omnivorous beast (which is another way of saying that it is catholic)... ». L’expression est de P.J. Griffiths, « Nirvana as the Last Thing ? The Iconic End of the Narrative Imagination », Modem Theology, 16/1, 2000, 19-38 (p. 19).

17 Communication orale de Dennis Gira aux Troisièmes Assises Pastorales Européennes (Bruxelles, mai 2003).

18 P.J. Griffiths, op. cit., 30-31 et n. 26, 27.

19 Notons-le : les idées et les théologoumènes sont probablement d’un maniement moins « explosif » que les pratiques et les rites, sans parler des images et des représentations.

20 Selon le beau titre du récent petit livre de G. Comeau, Grâce à l’autre : le pluralisme religieux, une chance pour la foi, Paris, Ed. de l’Atelier, 2004 (coll. Interventions théologiques).

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