L'ambiguïté freudienne du religieux : l'histoire de Moïse ou la progressive levée de cette ambiguïté
p. 41-61
Texte intégral
1Freud se demandant ce qui fait croire le croyant va montrer combien le “religieux” reste du domaine de l'illusion. En effet, Freud ne comprend la foi qu'en termes d'idéalisation de l'objet1 ; l’objet, c'est-à-dire l'autre, est magiquement magnifié et paré de toutes les qualités ; devant cette chimère sortie de son imagination désirante, l'homme ensuite se prosterne...
2Nous n'allons pas reprendre les idées très connues de Freud sur la religion2. Rappelons brièvement que, pour lui, Dieu s'explique par le besoin que l'homme en a, besoin qu'il expérimente dès l’origine de sa vie. Tout petit, il connaît en effet la détresse d'être livré au pouvoir discrétionnaire de sa mère — cette fameuse Hilflosigkeit, littéralement “état dans lequel on ne peut pas s'aider soi-même” qui, pour beaucoup d'entre nous, restera le prototype de la situation contre laquelle il faut, à tout prix, se prémunir.
3Car, de façon banale, cette impossibilité où nous nous trouvons à nous suffire à nous-mêmes nous fait croire à l'omnipotence de notre mère, nous contraignant à trouver une parade de même niveau. Or, que propose la religion, si ce n'est une subtile protection contre tout pouvoir particulier ? Un Autre, dont cette fois la toute-puissance s'étend au monde entier, est là de toute éternité pour exorciser fantasmatiquement le destin ; ce destin qui, dans l'expérience des liens réels de dépendance passive à l'autre, a nécessairement pris le visage du manque et de la limite.
4Cet Autre, Dieu, présenté comme un père qui fait la loi, peut sembler exiger beaucoup de renoncements, mais finalement dans le but d'en dédommager ; pourquoi d'ailleurs exerce-t-il une telle fascination sur tant de gens ? N'est-ce pas parce qu'il permet de renverser la détresse en son contraire ? Est secrètement poursuivie la jouissance de partager Son omnipotence dans un au-delà attendu... En cela, il réalise “les désirs les plus anciens, les plus pressants de l'humanité”3.
5L'idéalisation recouvre les pulsions sans les transformer et ne change rien, hormis les apparences ; ce qu'on voudrait être soi-même et ce qu'on voudrait que soit l'autre est pris pour la réalité. Or, comment ne pas voir qu'un Dieu-Père Tout-Puissant répond à cette nostalgie de parfaite maîtrise dans le “bien” ? Il permet justement de faire l'économie d'une angoisse engendrée par les conflits d'ambivalence : le déchirement qu'il y a pour chacun à découvrir qu'il peut aussi détester celui qu'il aime est ici combattu par une image d'un Dieu dont l’amour sans failles renvoie en miroir une représentation de soi à la hauteur de ses idéaux de perfection.
6Mais cette coïncidence n'est rien de plus qu'un plaquage narcissique ; en premier lieu, le désir à l'égard de l'autre y est court-circuité, faisant alors nécessairement de lui le même que soi. Seul le désir peu à peu reconnu envers l'autre, dans ses aspects aussi bien libidinaux qu'agressifs, en aurait permis la construction de plus en plus “réaliste” en soi. En deuxième lieu, ce plaquage qui ne prend pas en compte ce qui meut chacun vers son plaisir, tenant étouffée, tel un couvercle, l'exigence de satisfaction des désirs profonds et impérieux, clive le moi en deux : à côté et sous le moi qui essaie de se conformer à une image, continue à vivre le “vrai”, celui d'instincts d'autant plus forts et sauvages qu'ils n'ont pas été domestiqués, mais seulement désavoués.
7La religion peut se faire l'instrument de ce plaquage narcissique. Proposant une parole idéale sur l’amour et le service des autres, elle offre ainsi un écran aux désirs sexuels et agressifs du sujet vécus par lui comme coupables ; elle s'inscrit alors dans une stratégie inconsciente de protection contre une souffrance qui peut aller jusqu'à l'intenable, de ressentir en soi des désirs “mauvais”. Cependant, à ces désirs personne ne peut échapper, même et surtout ceux qui les refusent ; qu'ils soient exprimés ou lus d'ailleurs, ces désirs imposeront de toute façon au discours tenu leurs lois propres, et en constitueront le référent fondamental.
8En effet, plus la parole est idéale et pure, plus elle offre de risques d'aliénation ; tout idéal tendu vers une perfection et un absolu-en-soi s'oppose au relationnel, qui est toujours relatif à quelqu'un, imprévisible, donc non maîtrisable avant la rencontre. Le discours idéal pose l'homme et le monde comme un donné, un déjà-là, et l'écoute d'un beau précepte comme par exemple “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” fait aussitôt croire à une adéquation avec ses propres sentiments. L'amour y est dit dans des absolus figés de réciprocité et de totalité. Suspendant le temps, et tenant pour assuré un accord parfait entre des “moi” déjà accomplis, ces absolus cautionnent, sans le vouloir, nos nostalgies fusionnelles.
9Qui suis-je ? Qui est l'autre ? Le problème n'est pas d'emblée celui de l'accord entre moi et l'autre, posés comme des entités allant de soi. Le premier problème est celui de leur progressive différenciation, à partir d'une expérience fondatrice d'entière confusion moi/autre, où les liens ont été éprouvés comme liens de dépendance passive et de besoin, engendrant inévitablement la haine et l'envie. Seule l'élaboration de ces sentiments négatifs à l'égard de l'objet aimé permet peu à peu, dans l'édification de nouveaux liens avec lui, de me construire dans ma différence, et de reconnaître la sienne.
10Une parole qui fait alors de l'amour d'où la haine est bannie un impératif, fait le jeu de l'inconscient lui-même : l'inconscient où prolifère tout ce que nous n'avons pas voulu ou pu reconnaître comme nous appartenant, et qui devient le quartier général de toutes nos actions — quartier général qui va décider en nous, sans nous.
L'“autre”, à l'orée de la vie, une pure illusion
11Pour le bébé, l'“autre”, c'est-à-dire le corps de la mère, ne se distingue pas de son propre corps. Ce qu'il vit avec l'objet comme agréable, c'est lui ; en revanche, ce qui lui apporte inconfort et déplaisir est éjecté au-dehors, et ne se veut pas lui : c'est l'autre ou l'étranger.
12C'est sur cette indistinction originelle moi/autre que se met en place le montage pulsionnel.
13Cette indistinction, autre/soi, haine/amour, constitue le leurre fondateur de toute vie psychique — leurre qui, encore une fois, ne concerne pas l'objet en lui-même, mais la recherche désirante de cet objet, qui se confond avec le plaisir pris avec lui. C'est ce leurre primitif qui fait le lit des multiples avatars pathologiques, dont la psychose est le plus expressif : la fixation à cette indistinction du sujet et de l'objet mène à une mort psychique.
L'ambiguïté du “religieux”
14Le religieux peut, aussi bien sur le plan affectif qu'intellectuel, sceller cette méconnaissance de la différence de l'objet.
15a — Sur le plan affectif : nous l'avons déjà dit, les expériences précoces de fusion ont une forte intensité nostalgique. Entre un enfant et sa mère se vit une parfaite illusion d'omnipotence, dans le déni de toute différence : ce leurre, fondement de toute vie psychique et affective, constitue un magma, duquel peut sortir le pire et le meilleur.
16Or, que vise Freud quand il stigmatise dans le religieux “les désirs les plus anciens, les plus pressants de l'humanité”, si ce n'est ce leurre primitif ? La première conception du Sacré est bien à chercher dans ce vécu affectif universel. Mais le Sacré n'est ni bon ni mauvais en soi. Il peut en effet être la matrice de toutes les croyances magiques, s’il y a fixation à ces intenses désirs archaïques — et, dans ce cas, on pourrait parler de banale pathologie du Sacré — comme il peut devenir chemin de réalité, s'il sert le maintien d'un lien de confiance dans l'objet, appris dans la désillusion et le renoncement aux désirs de complétude et d'omnipotence.
17Cette dernière éventualité suppose un progressif travail de deuil qui reste éminemment difficile, incertain, et parfois même impossible : pour construire, il faut des fondements solides ; or, certaines expériences précoces n'ont pas offert cette base minimale de sécurité, nécessaire à l'acceptation de la perte de maîtrise exercée sur l'autre.
18En revanche, tout homme garde de son enfance le goût plus ou moins actuel du merveilleux, dont le religieux est une des figures les plus puissantes. Spontanément, le discours religieux trouve un écho non pas dans ce qu'il y a de plus évolué dans l'homme, mais au contraire dans ce qu'il y a de plus archaïque, donc de plus dangereux. Prenons cette formule biblique d'un “Dieu tout en tous”. Si elle nous parle tant, c'est qu'elle réveille nos expériences pulsionnelles leurrantes d'adéquation parfaite entre l'autre et nous-mêmes, pervertissant d'emblée le sens “spirituel” de cette formule. N'est-ce pas d'ailleurs sur cette même ambiguïté que s'appuiera le serpent, quand il voudra tenter Eve ? “Vous serez comme des dieux”, insinue-t-il, car il sait qu'Eve y entendra son désir profond d'être comblée entièrement et tout de suite, dans l'ignorance des liens aux autres, et qu'elle y répondra tout naturellement. Le religieux a à voir avec ce naturel brut et originel. La méconnaissance affective de la différence est le premier sens que prend pour nous le “religieux” — sens d'autant plus imparable qu'il s'est inscrit en nous avec la force d'un premier plaisir expérimenté.
19b — Sur le plan intellectuel : le discours religieux peut, en outre, cautionner directement cette quête originelle ; et cette “issue” au désir sera d'autant plus inconsciemment adoptée qu'elle donne de faire l'économie des difficiles remaniements pulsionnels.
20Disons, pour faire bref, que l'objet réel ne peut être rencontré que grâce à un long et douloureux travail de liaison des sentiments négatifs aux sentiments positifs — ce qu'on appelle “remaniements pulsionnels”. Seul le déplaisir éprouvé envers l'objet permet de prendre conscience de son altérité. Mais se laisser aller à éprouver ce déplaisir, c'est ouvrir la porte à la morsure de la haine, à l'envie de détruire, à la colère ravageuse, dont l'expérience première est si massive qu'elle peut faire croire à l'enfant qu'il va y perdre à tout jamais ses expériences de plaisir. Face à cela, seul un capital de bonnes expériences avec un objet mémorisé comme fiable peut faire prendre le risque de l'attaquer... puisqu'alors la confiance en des retrouvailles de cet objet, actuellement mauvais, mais mémorisé aussi comme potentiellement bon, est intériorisée.
21En revanche, plus les expériences avec l'objet auront été insatisfaisantes, plus l'objet aura été imprévisible, moins il sera possible à l'enfant de se laisser aller à ressentir ses désirs de destruction et de rejet. Le refus affectif de la pulsion sera alors un de ses recours privilégiés. Dans un contexte de cette nature, des représentations idéales d'un Dieu, garant absolu du Bien, constitueront une défense existentielle utile. Confortant le narcissisme du sujet, elles permettent de méconnaître toute haine, toute envie, toute rage. Mais dans le mouvement d'ignorance des affects, c'est le contact avec l'autre et soi-même comme vivants qui ne s'établit pas. Aucune rencontre ne peut se faire sans une participation pulsionnelle.
22Ce risque de coupure avec l'autre et soi-même à travers le refus du vécu pulsionnel est le risque par excellence de toute religion ; nous rejoignons bien ici la critique de Freud concernant l'idéalisation. La religion, à l'instar de toute idéologie, peut implicitement servir ce qu'elle condamne explicitement : le fanatisme du refus de l'autre. En cela réside sans doute son aliénation la plus pernicieuse, la plus perverse ; au nom de l'Amour pur et idéal, et évidemment en toute bonne foi, l'autre, l'étranger, est nécessairement tenu à la porte de chez soi.
23Les thèses freudiennes — nous l'avons déjà rappelé — accréditent donc l'idée suivant laquelle le “religieux” reste du domaine de l'illusion. Or, c'est précisément sous l'angle du processus de désillusionnement, inhérent à l'apprentissage d'une rencontre avec l'autre, et donc à toute “foi” en lui, que nous voudrions vous proposer de lire (ou de relire) une des histoires de la Bible, celle de Moïse4. Reprenant quelques moments clefs de ce récit, précisément de cet “exode” — suivant son titre — nous allons nous demander si ce terme d'“exode” ne peut pas être entendu comme chemin de sortie hors du pays de l'omnipotence, — ici l'Égypte — vers une terre où l'autre serait enfin reconnu tel, cette “terre promise” dont le nom est Canaan.
En terre d'Égypte, chacun agit seul
24Résumons le plus brièvement possible ce qui nous est raconté de l'enfance de Moïse en Égypte.
25Pharaon règne sur ce pays. S'inquiétant de la prospérité des Hébreux, il cherche alors à “prendre d'habiles mesures pour l'empêcher de s'accroître” (Ex 1, 10). Devant l'inefficacité de l'astreinte à des corvées, puis de l'ordre donné aux accoucheuses de tuer les garçons, il promulgue alors cette sentence : “Tous les fils qui naîtront aux Hébreux, jetez-les au Fleuve” (Ex 1, 22).
26Cette “loi” de Pharaon n'exprime que l'arbitraire d'un seul qui n'hésite pas à tuer l'autre, quand celui-ci menace d'ébranler sa toute-puissance. Dans ce contexte, les Hébreux (les autres) n'ont, comme unique recours, que le contournement de cette loi (puisque s'y soumettre serait avaliser l'arrêt de mort). On comprend alors comment l'arbitraire d'un pouvoir — et cela est directement transposable à l'arbitraire de toute mère face à son enfant — devient immanquablement un modèle relationnel pour celui qui le subit. La seule loi devient, sur le modèle de celui qui l'impose, celle, justifiée, d'un “chacun pour soi”.
27Que font effectivement tous les protagonistes de ce drame ? La mère de Moïse ? Elle ignore la loi et dissimule l'enfant dans une corbeille au milieu des roseaux. La Princesse ? Le découvrant, elle est “touchée de compassion pour lui” (Ex 2, 6) et enfreint la loi paternelle, “allant jusqu'à le traiter comme un fils”, nous dit le texte, et à l'élever à la cour de Pharaon. Moïse ? Voulant, à l'instar de ses “parents”, faire seul justice, le voilà qui donne la mort.
28“En ce temps-là, Moïse, devenu grand, alla rendre visite à ses frères. Il fut témoin des corvées auxquelles ils étaient astreints et remarqua un Egyptien qui rouait de coups un Hébreu, un de ses frères. Il jeta un coup d'œil autour de lui et, n'ayant vu personne, il tua l'Égyptien et le cacha dans le sable” (Ex 2, 11-12).
29Ce meurtre peut être compris comme la reprise en miroir à la fois du geste secourable de la Princesse à l'égard de quelqu'un qui, démuni, appelle à l'aide, à la fois du geste meurtrier de Pharaon envers l'“étranger”. Ce même acte condense la générosité aimante — et omnipotente — de la Princesse, et la volonté haineuse de détruire — tout aussi omnipotente — de Pharaon. Il traduit une double identification, l'une à son sauveur, l'autre à son agresseur. Or, de cette condensation bien sûr, Moïse n'a aucunement conscience, lui n'a pu y éprouver que sa volonté immédiate de venir en aide à un frère. Avant de commettre cet acte, il ignore combien il demeure “soumis à une ombre, reclus au jardin de son père, dans la chambre de sa mère”5. Ce qu'il a lui-même vécu est, quoi qu’il veuille, devenu modèle relationnel imparable.
30Comment comprendre cette répétition ? N'est-elle pas directement liée à la paradoxalité de la conjoncture ? En effet, si Moïse n'avait pas été sauvé par la Princesse, il serait mort. Mais, sauvé par elle, il est devenu traître envers Pharaon aussi bien qu'envers ses frères de sang. Nous sommes bien là dans la situation-piège de l'inceste. La Princesse, sauvant Moïse contre Pharaon son père, l'a rendu, de ce fait même, complice d'une transgression qui, désormais, les aliène l'un à l'autre. Comment Moïse pourrait-il, dans ce contexte, ne pas ratifier le clivage ainsi opéré entre une mère toute bonne à qui il doit la vie, et un père tout mauvais qui a cherché à le faire mourir ? Et ce clivage est indépassable pour deux raisons, l'une tenant à Moïse, l'autre à Pharaon : ce clivage le protège contre l'angoisse intolérable qu'il y aurait à reconnaître sa culpabilité envers tous : envers la Princesse (il occupe auprès d'elle une place usurpée), envers Pharaon qu'ils ont ensemble trahi, et envers ses frères de sang. Et, d'autre part, la volonté d'omnipotence de Pharaon interdit tout affrontement, donc toute élaboration d'une rivalité structurante.
31Or, ce maintien d'un clivage a empêché toute discrimination entre ses sentiments d'amour et ses sentiments de haine, et donc toute transformation de leur contenu ; c'est bien d'ailleurs cette confusion que nous retrouvons dans ce qu'il agit : voulant consciemment défendre un des siens, il y agit inconsciemment sa haine envers Pharaon et donne la mort. Il ne lui reste alors plus que la dissimulation et la fuite. Le voilà qui ensable le cadavre, autrement dit, qui ensevelit dans l'inconscient cet acte, chargé de ses désirs et de ses sentiments indissociablement incestueux et jaloux, qu'aucun personnage “fiable” ne lui avait permis de différencier et de transformer. Qui donc en Egypte, le précédant dans l'élaboration d'une rivalité œdipienne, lui aurait ouvert la voie d'un accès à l'ambivalence ?
32Pourtant ce meurtre — quoique enseveli dans l'espoir d'un oubli définitif — a plusieurs conséquences tangibles ; en premier lieu, il oblige Moïse à admettre que ses désirs ne sont pas tout-puissants : ils ne peuvent modeler le monde à sa guise ; il y a une “réalité” qui résiste. Et celte “réalité”, c’est aussi les autres et leurs jugements ; un pacte du silence avait été apparemment respecté jusque-là, ce faux pas tout à coup autorise chacun à suspecter ouvertement ce “favori” précédemment intouchable ; de l'extérieur, le lendemain du meurtre, lui revient de la bouche même des Hébreux le reproche qu'en lui-même il ne cessait de redouter et de censurer6... il n'est qu'un profiteur et un usurpateur7 et ils ont de bonnes raisons de s'en méfier : “Qui t'a constitué notre chef et notre juge ? Penses-tu à me tuer comme tu as tué l'Égyptien ?” (Ex 2, 13).
33Son geste a donc fait l'unanimité contre lui. Lui, Moïse. Mais qui est-il après ce meurtre aux effets paradoxaux insoutenables ? S'il l'oblige à découvrir l'ambiguïté de sa situation (est-il hébreu ? égyptien ? justicier ? meurtrier ?), dans le même temps, ce même meurtre l'occulte : le surmoi qu'il a construit avec les matériaux de l'Égypte, cette terre sans foi ni loi, ne peut lui permettre d'intégrer toutes ces données et d'y donner sens. Quelle autre issue trouver désormais que la fuite, à la recherche d'une terre d'accueil ?
En terre de Madiân, une loi partagée par tous médiatise les échanges
34Comme Bitiah, fille de Pharaon, l'avait accueilli nouveau-né, des étrangères, filles du prêtre de Madiân, l'accueillent une nouvelle fois, alors qu'il est maintenant adulte. Mais cette répétition événementielle va se faire dans un espace relationnel totalement à l'opposé de celui de l'Égypte ; là, Bitiah n'avait pu secourir Moïse qu'en transgressant la loi paternelle, puisque Pharaon avait décrété la mort de tous les petits Hébreux, rivaux en puissance. Ici, ces femmes ne prennent pas d'elles-mêmes la décision d'inviter chez elles ce jeune homme, mais s'en réfèrent d'abord à leur père qui, aussitôt, ouvre sa maison et sa table à l'étranger : “Et où est-il ? demanda-t-il à ses filles. Pourquoi avoir laissé là cet homme ? Invitez-le à manger.
35Puis poursuit le texte : “Moïse s'établit auprès de cet homme, qui lui fit épouser Cippora, sa fille
36Ainsi Jethro permet à Moïse de passer d'un système à deux termes (en Égypte où chacun fait sa loi, les alliances ne peuvent être que deux à deux, nécessairement contre un troisième) à un système à trois termes : de lui-même, Jethro lui donne sa fille et Moïse l'accepte pour femme, créant avec elle un enfant : “Celle-ci mit au monde un fils qu'il nomma Gershom car, dit-il, "je suis un immigré en terre étrangère" ”.
37Moïse fonde donc une famille et se voit confier par son beau-père la charge de l'aider à garder ses troupeaux. Il s'insère alors durablement dans la société madianite, dont les traditions et les lois deviennent les formes structurant sa relation aux autres : il accepte et tient sa place de gendre, de mari, de père, de berger.
38La confiance d'un père dont il se montre digne remanie son rapport à la loi, réduisant certains clivages et modifiant nécessairement en lui cette instance qui en est le représentant, son “surmoi”. Désormais, il peut se référer en lui à une “autorité” bienveillante, auprès de qui trouver confirmation d'identité.
39Pourtant, cette identité “confirmée” reste amputée de la part la plus importante de lui-même. Sa vie n'a pas commencé à Madiân, et les racines de son identité plongent ailleurs. Qu'est devenu tout ce qui s'était passé en Égypte ? Qu'a-t-il fait de sa filiation hébraïque ? Qu'a-t-il fait de sa haine envers Pharaon, liée à sa culpabilité inconsciente, qui lui avait fait tuer un Égyptien ? Qu'a-t-il fait de ses frères restés esclaves en Égypte ? Et son désir généreux de leur venir en aide, est-il à jamais enfoui avec le cadavre dans le sable de la terre d'Égypte ?
Moïse retrouve accès aux événements fondateurs de son histoire
40Un nouvel événement va changer les données du problème. Pharaon meurt. Et cela est lourd de conséquences. Les Hébreux restés en Égypte y voient tout à coup une possibilité de secouer le joug de leur esclavage.
41Moïse, pour sa part, se trouve confronté à une évidence nouvelle : même Pharaon, dont le pouvoir lui semblait sans limites, est mortel. Aucun homme n'est donc Dieu. Et cela remet affectivement en question son rapport “filial” à son premier père adoptif ; si celui-ci n'était pas tout-puissant, il n'était alors pas tout-mauvais. Et de combien d'autres faiblesses, cette mort, signe d'ultime impuissance, avait-elle été précédée, sans que peut-être personne ne le remarque, même pas ce fils pourtant élevé dans son palais ? Comment ne ressentirait-il pas tout à coup envers lui des sentiments, jusqu'alors inconnus, de culpabilité ? Sentiments de compassion qui, humanisant le souvenir du visage de Pharaon, vont pousser plus loin la transformation surmoïque déjà commencée en Moïse grâce à ce père bienveillant que fut Jethro... et le rendre apte à réentendre les cris de ses frères.
42Écoutons ce que nous dit alors le récit biblique : Moïse qui paissait les troupeaux voit soudain un buisson qui brûle et ne se consume pas. Intrigué, il s'approche et entend YHWH lui dire : “C'est moi le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob” (...) puis il l'entend se faire l'écho de son désir de justice : “J'ai vu, j'ai vu la misère de mon peuple qui réside en Égypte (...) Je suis résolu à le délivrer de la main des Égyptiens (...) Maintenant va, je t'envoie auprès de Pharaon pour faire sortir d'Égypte mon peuple, les enfants d'Israël. Je serai avec toi” (Ex 3, 7-9).
43Cc qu'il entend là, ce sont bien ses propres désirs de justice, mais repris par quelqu'un d'Autre qui vient aujourd'hui partager ses anciens affects de compassion pour la misère des Hébreux — désirs de justice qui, lui ayant fait faire l'expérience d'un réel que rien n'avait pu modifier, l'avaient mené dans une douloureuse impasse. Or, c'est au lieu de cette impasse que Dieu prend sens à, cc moment-là pour lui, et lui parle Son altérité... comme à-venir désirable à réaliser avec Lui et avec les siens.
Deux aspects sont là indissociables
44Si Dieu s'adresse à Moïse depuis son même désir de justice refoulé qui l'avait conduit à tuer, c’est donc que, non seulement, il ne le condamne pas définitivement, mais qu'il y a en outre discerné ce que ce désir contenait aussi de bon. Il n’y a de possibilité de s'éprouver consciemment “mauvais”, donc ici de repenser son crime coupable, que s'il existe un espace de réparation envers l'autre où il sera possible de se restaurer soi-même. Cette Parole qui, après l'oubli et la répétition, va faire entrer Moïse dans un travail de perlaboration de ses souvenirs, n'est audible que du fait de la progressive transformation de son surmoi : la censure qui avait condamné en bloc tous ses désirs de justice commence à être levée et toutes les questions qui, de près ou de loin, y étaient liées et avaient été entraînées dans l'oubli peuvent se poser de nouveau : qu'est-ce que la justice, si le désir très authentique qu'on en a eu a abouti à donner la mort ? Existe-t-il quelque part une terre d'accueil où il serait possible de se réunifier et de retrouver une légitimité ?
45Mais en retour, ce qu'il entend va authentifier et orienter autrement ce qu'il découvre. Cette Parole ne vient pas condamner le passé et enfoncer Moïse dans l'illusion rétrospective de fatalité, comme lui faisait croire sa culpabilité inconsciente, mais au contraire affirmer que le sens de ce passé peut être changé. Quelqu'un de compatissant vient réparer le miroir brisé de son identité, le rassemble dans ce qui constitue sa lignée, et ce faisant, dans un lieu différent de signification, l'exact écho de ses désirs de justice, lui propose de se réconcilier avec sa propre conscience. Dans ce nouveau lien à un Autre, où il se sent affectivement compris et accepté, il peut relire toute son histoire et la réintégrer dans un projet d'avenir.
46Comme un enfant se regardant dans le visage de sa mère peut, si celle-ci est “suffisamment bonne”, se voir lui-même dans le plaisir qu'elle a à le regarder, Moïse, dans le miroir de cette Parole divine qui compatit, se regarde réunifié et reconnu bon, jusque dans ses désirs de justice pour lesquels il s'était condamné lui-même... Reconnu bon, si toutefois il veut bien les agir de nouveau ; la réparation ne sera pas magique. Freud8 lie renonciation au père comme puissance protectrice infantile et rejet de la croyance en Dieu. Or cette renonciation, c'est ce que demande ici YHWH à Moïse, afin qu'il prenne lui-même en main son destin. Même s'il se sait désormais accompagné par Quelqu'un d'autre, ce destin lui appartient intégralement : “Va ! s'entend-il dire, Je serai avec toi”, Je te donne toute Ma confiance pour que toi-même, maintenant que tu es sorti d'Égypte, tu redonnes vie à l'inaccompli de tes anciens désirs de justice, et c'est de toi que J'ai besoin pour organiser un devenir-ensemble.
47Mais pour cela, il te faut retourner d'où tu étais sorti pour reprendre possession de ce passé, donc retourner affronter Pharaon et les fantômes d'inceste et de meurtre laissés ensablés. C'est dans un travail de mémoire et de deuil conjugués que les événements vécus comme absurdes pourront trouver un sens nouveau et que seront libérées les forces vives nécessaires à l'action.
48Ainsi, dans cette rencontre, il ne s'agit pas pour Moïse de se regarder, tel Narcisse, beau ou bon dans le miroir des eaux divines. C'est un paradoxe qui lui est proposé : si la réconciliation avec lui-même et avec ses frères hébreux lui est offerte dans une relation d'alliance avec un Autre, c'est pour que lui l'invente, que lui l'agisse ! Et c'est seulement si Moïse s'engage dans cette action qu'il pourra vérifier le bien-fondé de cette promesse d'alliance... il n'y a pas de preuve ou de garantie données à la seule saisie intellectuelle. Seule l'action peut faire pont entre le fantasme et le réel, et c'est dans son après-coup que se déploient des sens... Les Hébreux ne s'y tromperont pas qui, lors de la conclusion de l'alliance au Sinaï, répondront : “Nous ferons et nous écouterons (Naase venishemah)” (Ex 24, 7)... D'abord l'acte, ensuite le sens9.
49Moïse pose alors deux questions : “Qui suis-je ? et “Et s'ils demandent quel est ton Nom ?”.
50A mon sens, cette question sur soi-même, inséparable d'une question sur l'autre parce qu'elle contient toutes les expériences relationnelles déjà faites avec les figures parentales, peut expliquer pourquoi Moïse au Buisson Ardent pose deux questions qui, pour moi, n'en sont qu'une : “Qui suis-je”, “Et s'ils demandent quel est Ton Nom ?” et reçoit deux réponses qui, pour moi aussi, n'en sont qu'une : à la fois “je serai avec toi” et ““eheyeh asher eheyeh”.
51L'inaccompli hébreu10 ne peut pas se traduire par un seul présent : Je suis qui Je suis mais doit intégrer le dynamisme d’un événement en train de se produire : “Je suis en train de devenir qui Je suis en étant avec toi’’11.
52C'est donc le lien entre les personnes qui vient dire l'identité à venir de chacun. Cet inaccompli hébreu renverse le temps : le présent ne peut provenir que de l'avenir collectif à mettre au monde. En YHWH, l'unité n'existe qu'en devenant sans cesse et ne peut donc pas être entendue comme autre chose qu'une tâche à accomplir. L'Absolu échappe ainsi à tout essai de mainmise et à toute absolutisation par l'homme.
53Et notons que, dans cet espace, l'unique gage de vérité devient un “signe” à déchiffrer dans l'“après coup” d'un engagement. Il n'y a pas ici de preuve directe, de certitude ou de garantie données à une potentielle saisie intellectuelle. Le signe n'est donné qu'après avoir agi la confiance dans celui qui envoie en mission : “Voici le signe auquel tu reconnaîtras que ta mission vient de moi... Lorsque tu auras mené le peuple hors d'Egypte, vous rendrez, un culte à Dieu sur cette montagne” (Ex 3, 12).
54Ce nouveau paradoxe reprend très exactement le précédent : lorsque toi, Moïse, tu auras donc réussi à libérer le peuple, alors tu sauras que Je suis, et vous me rendrez grâce, car c'est Moi Dieu qui aurai agi à travers toi. Parce que toi, Moïse, tu auras donné foi à ma parole d'envoi et que tu auras agi cette parole, alors tu auras expérimenté le Nom que je t'ai révélé et qui est pour tout homme projet de vie : “Je suis en train de devenir qui Je suis en étant avec toi”. Projet de vie qui fait sens pour tout homme, car par la continuité du lien, il est promesse d'identité, et par la nouveauté permanente de l'agir, il est promesse de différenciation.
55Il me semble que cette représentation paradoxale de Dieu et de l'homme échappe aux critiques telles que les a formulées Freud car elle échappe à la volonté de puissance qui, avec le désir d’emprise, représente une formidable force de destruction, et que Paul Ricoeur dénonce, dans ce que nous appelons “le désir de vérité Voici ce qu'il écrit “Si la chrétienté a cherché aussi obstinément à élaborer des preuves rigoureuses de l'existence de Dieu, n'est-ce pas que nous cherchons en Dieu la garantie suprême sur laquelle fonder notre aspiration à maîtriser le monde ?”12.
56Or, dans cette traduction du Nom de Dieu, qu'il faut bien sûr tenir en tension avec d'autres traductions, par exemple celle qui dit l'aséité et le total mystère d'un Dieu inconnaissable : “Je suis qui Je suis d n'y a précisément ni preuve, ni garantie, mais un risque à prendre, le beau risque de s'engager à la place qui est la sienne, pour réussir ce monde — mais le réussir avec toi, l'Autre, avec vous, les autres, dans la faiblesse d’un amour qui, bien sûr, peut être refusé, trahi... crucifié mais qui, cependant, malgré des motivations toujours impures, qui se clarifient précisément par l'échange avec l'autre, me fera devenir jour après jour un peu mieux, un peu différemment, “qui je suis”.
Notes de bas de page
1 Dans le langage psychanalytique, la personne de l'autre est nommée “objet” pour le sujet que je suis. Mais cet objet m'est à la fois externe : il s'agit alors de la personne réelle ; à la fois interne : l’objet existe en moi par les émotions qu'il me fait vivre et par les représentations que j'en construis progressivement.
2 Cf. Psychopathologie de la vie quotidienne. L'avenir d'une illusion, Totem et Tabou. Malaise dans la civilisation, Moïse et le monothéisme.
3 S. Freud, L'avenir d'une illusion, in Quadrige, no 196, Paris, P.U.F., 1995, p. 30.
4 Cette “lecture” a fait l'objet d'une publication argumentée à laquelle nous renvoyons le lecteur intéressé ; le titre en est Les destins de la culpabilité, Paris, P.U.F., 1993.
5 C. Bobin, Le Très-Bas, in Folio, no 2681, Paris, Gallimard, 1992, p. 106.
6 Cette accusation intérieure à Moïse est l'œuvre de son surmoi archaïque sadique, s'alimentant du clivage non réduit.
7 Ce sentiment d'être démasqué dans l'usurpation d'une place paternelle est selon O. Mannoni (Ça n'empêche pas d'exister, Paris, Seuil, 1982) caractéristique de la honte, qui a à voir avec une brutale cassure dans les identifications.
8 Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci (1910), in Œuvres complètes, t. X, P.U.F., p. 195-196.
9 Dans un tout autre registre, Varela appelle “l'enaction” cette cognition qui s'acquiert dans une action incarnée, dans l'inscription corporelle de l'esprit, 1993, Seuil.
10 En hébreu n'existent que deux temps : l'accompli qui renvoie à une action et ce temps de l'“inaccompli” qui balaie le temps et dont une des meilleures traductions se dit dans : “Il était, il est et il vient”.
11 Nous nous expliquons longuement de cette traduction dans le livre Les destins de la culpabilité, 1993, Paris, P.U.F., coll. Le fait psychanalytique.
12 P. Ricoeur, L'herméneutique biblique, présentation et traduction par F.-X. Amherdt, in La nuit surveillée, Paris, Cerf, 2001, p. 268.
Auteur
Maître de Conférences à l'Université René Descartes Paris V
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