« Horror religiosus » : l’âpre goût de l’absolu et le problème de la tolérance
p. 19-40
Texte intégral
La « paix perpétuelle » des religions : un « doux rêve » de philosophes ?
1Je commencerai par payer mon tribut au « devoir de mémoire » en rappelant que, ce 12 février, où se tient ce colloque, nous commémorons le deux-centième anniversaire de la mort d’Emmanuel Kant. Ce jour même, la République fédérale d’Allemagne ouvre son premier Consulat à Kaliningrad, l’ancienne Konigsberg, ville illustrée par l’enseignement de Kant. J’imagine qu’à cette occasion, les orateurs évoqueront le célèbre texte de Kant : Zum Ewigen Frieden (Vers la paix perpétuelle), publié en 1795, dans lequel il expose son projet d’une « alliance des peuples » réunissant les États du monde entier pour œuvrer à la paix. C’est le premier texte de Kant traduit en français dès 1796, et aussitôt envoyé à l’abbé Siéyès, dans l’espoir illusoire qu’il pourrait inciter les Révolutionnaires français à faire preuve d’un peu plus de modération.
2L’anecdote, également colportée par Leibniz, qui est à l’origine du titre de cet opuscule, est trop célèbre pour qu’on ait besoin de la commenter longuement ici : la formule “Zum Ewigen Frieden” (“A la paix perpétuelle”) était une enseigne satirique ornant une auberge hollandaise jouxtant un cimetière.
3Pourquoi évoquer cet écrit kantien et cette anecdote au début de cette étude ?
4D’abord pour nous rappeler que la religion n’est pas la seule source de violence dans le monde, même si elle l’est encore bien trop souvent. Parfois, même si ce n’est pas toujours, elle fait partie des “dommages collatéraux” de la violence politique, comme nous le montre la situation en Irak ou ailleurs. Dans une interview accordée au journaliste Bob Woodward, le Président George W. Bush a déclaré qu’à la veille de lancer la guerre contre l’Irak, qu’il avait planifiée deux mois après les attentats du 11 septembre 2001, il avait demandé à Dieu de lui donner la force de faire sa volonté et d’être le meilleur messager possible de sa volonté. Ces paroles terrifiantes d’un messager autoproclamé d’un Dieu pervers donnent une nouvelle actualité à la première phrase de l’opuscule de Kant : ““A la paix perpétuelle” : cette légende satirique sur l’enseigne d’un aubergiste hollandais, qui figurait un cimetière, s’adresse-t-elle aux hommes en général, ou plus particulièrement aux chefs d’Etat qui ne se lasseront jamais de la guerre, ou plutôt aux seuls philosophes qui se laissent bercer par ce doux rêve ?”
5Dans cet écrit, qui s'intéresse aux sources de la violence politique, Kant nous invite à distinguer entre “paix” et “paix La grande paix des cimetières, où tout le monde se trouve réuni, mais aussi réduit au plus petit commun dénominateur de quelques ossements desséchés, est l'image inversée de la grande paix messianique et eschatologique qu’évoquent les prophètes de la Bible, le Trito-Isaïe en particulier.
6En faisant un pas de plus qui, aux yeux de certains, constitue un pas de trop, je dirai qu'il convient de distinguer entre une “bonne” et une “mauvaise” violence. Toute violence n'est pas nécessairement meurtrière, fruit du mécanisme victimaire et de la rivalité mimétique, telle que René Girard l’analyse dans La violence du sacré et dans ses autres ouvrages. Toute forme de violence ne conduit pas nécessairement à l’extermination d’autrui. Quand le Christ déclare que le Royaume appartient aux violents et que lui-même est venu jeter le feu sur terre, il n’est ni “cool”, ni “zen il s’inscrit dans la longue lignée de la violence des prophètes qui furent des “sentinelles de l'immanence”, c’est-à-dire des empêcheurs de tourner en rond et des trouble-fête.
7J’ajouterai, dans une optique plus anthropologique et plus philosophique, qu’une certaine “violence de l’interprétation” est constitutive du champ religieux comme tel. La distinction fondatrice du “profane” et du “sacré” n’est pas décelable à même les faits observables ; elle est le produit d’un certain travail d’interprétation, nécessaire pour faire émerger un “sens” des “faits”. Autant il est important de s'interroger sur les effets néfastes du “feu sacré”, auquel Régis Debray a consacré un ouvrage récent, autant il me semble problématique de décréter que l’humanité aurait pu faire l’économie de cette violence de l’interprétation.
8D’après Jacques Derrida, la question : “Qu’est-ce que la religion ?” est l’exemple même d’une question piégée, dans la mesure où elle nous contraint à parler et à penser “latin” sans même que nous nous en apercevions. L’époque de la “mondialisation” et de ses effets pervers qui font aujourd’hui l’objet d’un vaste débat public est aussi celle de la “mondialatinisation” qui contraint toutes les “religions” à intégrer le vocable latin “religio” dans la compréhension qu'elles se font d’elles-mêmes. Pas plus qu’on ne s’arrache à l’onto-théologie par un simple coup de force, on n’échappe à la “mondialatinisation” en s’efforçant de parler une autre langue, dont il n’est pas sûr qu’elle existe déjà. Pour interroger le “phénomène religieux” et ses rapports troubles avec la violence, je continuerai donc à parler latin, ce que je fais en plaçant mes réflexions sous le signe de la formule : “Horror religiosus”, qui ne signifie absolument pas, à mes yeux : “La religion, quelle horreur !”. Il s’agit, en réalité, d’une citation empruntée à Crainte et tremblement de Kierkegaard, et à la magnifique méditation dans laquelle il s’efforce d’accompagner Abraham, le père de la foi, sur le mont Moriah, où l’attend l'épreuve redoutable du sacrifice de son Fils unique Isaac, enfant du rire de Sarah, du sien propre et, peut-être même, du rire de Dieu. “Il ne faut pas compatir à Abraham”, écrit Kierkegaard, car “on l’aborde dans l'attitude de l’horror religiosus, comme le fit Israël, en s’approchant du mont Sinaï”,
9La même citation forme l’exergue de l’ouvrage : Religion and Violence. Philosophical Perspectives from Kant to Derrida que le philosophe néerlandais Hent de Vries a consacré en 2002 au thème “religion et violence”, dans le prolongement direct de son ouvrage : Philosophy and the Tarn to Religion1. Tel que le conçoit de Vries, “le tournant vers la religion” qui se manifeste chez certains philosophes contemporains ne consiste ni en un simple “retour du religieux” dans le champ philosophique et culturel (sans oublier le débat public !), ni en une réactivation du geste de Feuerbach, cherchant à “recycler” des thèmes religieux et théologiques au seul bénéfice de l’anthropologie laquelle, du moins en ce qui concerne la philosophie, traverse elle-même une crise profonde, dont la Lettre sur l’humanisme de Heidegger et Les mots et les choses de Michel Foucault sont des expressions éloquentes.
10A l’instar de Derrida, de Vries cherche à occuper une position paradoxale qui se veut “aussi proche et aussi loin que possible de la tradition appelée “religieuse””2, ce qui l’oblige à analyser et à articuler les relations complexes entre les notions de violence, de philosophie et de témoignage qui sous-tendent l’expression kierkegaardienne “horror religiosus” et sa description d’Abraham, “le chevalier de la foi Ses réflexions s’inscrivent dans le prolongement direct de l’hypothèse d’Adorno et de Horkheimer, d’une “dialectique des Lumières”, à cette différence près que la “religion” occupe maintenant la place de la “mythologie” chez ces deux auteurs. On ne s’étonnera pas qu’un tel questionnement prête une attention particulière au “théologico-politique” et aux auteurs qui s’inscrivent dans le prolongement du Tractatus theologico-politicus de Spinoza : Kant, C. Schmitt. W. Benjamin. C. Lefort, etc.
11Ne pouvant ici engager une analyse serrée de cet ouvrage, j’investirai le même champ d’investigation dans l’optique d’un certain nombre de questions que j’ai croisées au cours de ma tentative récente de jeter les bases d’un “paradigme herméneutique” de la philosophie de la religion3. Cela m’empêche de joindre ma voix à celles, toujours plus nombreuses qui, en présence d’un problème aussi redoutable, lancent la supplique : “Saint Habermas, argumentez pour nous !”. La manière dont j’essaie d’aborder le problème n’est pas sans rapport avec les questions que soulève Daniel Sibony dans son ouvrage Nom de Dieu, dans lequel il s’efforce penser “l’angoisse juive, la souffrance musulmane, l’inquiétude chrétienne devant les épreuves actuelles où s’implique le divin à travers les folies et les peurs des hommes”. Ce qui rend ces épreuves particulièrement douloureuses, c’est que nul ne peut s’y identifier ni s'en désidentifier, pour autant qu'il s’agisse des “épreuves de la cassure même, vivante et douloureuse, de toute identité”4.
L’âpre goût de l’absolu” et ses ombres portées
12Si, comme nous y invite Jacques Scheuer, nous envisageons les religions comme des “itinéraires” et non comme des systèmes idéologiques fermés, ou, à l’opposé, comme des vécus purement subjectifs, états d’âme fugaces qui, comme les roses, ne vivent que “l’espace d’un matin”, incapables de s’inscrire dans la durée d'une vie, ni, a fortiori, dans la temporalité longue des traditions, des cultures et des institutions symboliques, nous ne tournons pas le dos à l’expérience pour autant. Nous renouons au contraire, comme je l’ai montré ailleurs5, avec le sens ancien d’expérience, connotant un itinerarium, un cheminement, un voyage plus ou moins périlleux. La conséquence en est, pour citer une autre formule suggestive du même auteur, qu’il faut accepter d’accompagner les religions dans leurs bons et leurs mauvais jours.
13Une religion, pas plus qu’un individu, n’aime qu’on la regarde de trop près dans ses mauvais jours. Cela est humain et fort compréhensible. Ce n’est pas une raison suffisante pour refuser de montrer le mal qui vous ronge au médecin capable de le soigner, ou d’en parler au psychanalyste qui pourrait vous aider à en comprendre l’origine et la nature. C’est également en ce sens là qu’on peut entendre la parole du Christ : “Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les gens malades”, parole qui a reçu un puissant écho dans la théologie patristique, comme Isabelle Bochet l’a montré sur l’exemple des textes de Saint Augustin.
14“Je est un autre” : je n’appliquerai pas aux religions ce célèbre adage rimbaldien dont on a usé et abusé à une certaine époque, mais j’aborderai plutôt notre problème par le biais d’une réflexion liminaire dont le titre pourrait être : “Moi et mon ombre Il n'y a pas de moi qui ne projette une ombre de lui-même. Il y a deux manières de gérer ce rapport à sa propre ombre. La première, la plus dangereuse, est de se dire : “je ne suis que l’ombre de moi-même”, énoncé qui plane sur certaines vies particulièrement tourmentées ou troublées. Mieux vaut réserver cet énoncé à la figure mythique de Lucifer, l’ange déchu. L’autre, plus courante, est de dire : “Je ne veux rien savoir de mon ombre”, car mon ombre, ce n’est pas moi.
15Dans une de ses nouvelles, Adalbert von Chamisso raconte “l’histoire stupéfiante” de Peter Schlemihl, l’homme qui avait vendu son ombre à un “homme gris Suite à quoi, il finit sa vie en malade anonyme, qui n’est plus identifié que par un numéro de registre, dans un hospice appelé “Schlemihlium Ce récit, auquel je m’étais déjà intéressé dans un autre contexte6, me semble offrir un excellent point de départ pour aborder la question troublante du rapport entre la religion et la violence, question qu’une herméneutique philosophique de la religion ne saurait éluder sous aucun prétexte. Comme Schlemihl, chaque religion historique aimerait se débarrasser de l’ombre de la violence qu’elle a engendrée. Mais toutes les tentatives de ce genre échouent parce que le vrai nom de l’acheteur d’ombres, “l’homme gris”, est “dénégation L'homme sans ombre ne veut rien savoir de l’ombre que projette sa revendication de détenir une vérité absolue.
16La première tâche du philosophe de la religion est de décrire les manifestations de la violence dans le champ religieux et d’analyser les raisons et les causes de ces “ombres portées”7. La seconde tâche, qui en découle directement, est de réfléchir aux moyens d’y mettre fin. C’est ici que surgit le mot magique que tout le monde, du moins dans nos sociétés occidentales, a sur les lèvres, ce qui ne veut pas encore dire que chacun le porterait dans son cœur ou qu'il le mette réellement en pratique : “tolérance”. Une phénoménologie de l’homme capable ne saurait éviter de se demander si le destinataire de la religion est capable de “tolérance” et si oui, sous quelles conditions et pour quelles raisons. Depuis Nathan le Sage de Lessing, cette question est à l’ordre du jour, exigeant de réfléchir aussi bien à la teneur conceptuelle du mot “tolérance” qu’aux conditions de sa mise en pratique.
17Les brillantes formules qu’on trouve dans la brève étude “Religion et tolérance8” de Lévinas nous fournissent à cet égard une excellente entrée en matière. “Est-il sûr”, se demande-t-il, “que l’intolérance religieuse ne reflète que la barbarie des siècles obscurs ? Le lien entre la foi et le glaive ne définit-il pas la vérité religieuse comme telle ? Suffit-il de dire que “les temps modernes se définissent précisément par la fin des guerres de religion” ou faut-il, au contraire, soutenir que “la vérité religieuse la plus douce est déjà croisade”9 ? Pour Lévinas, cela revient à se demander s’il peut exister quelque chose comme “une religion de la tolérance”, c’est-à-dire une religion qui soit, de par sa propre essence, vouée à la tolérance, sans pour autant perdre “l’âpre goût de l’absolu”10. Pour lui, comme pour Hermann Cohen, cette religion c’est le judaïsme parce que, “dans le judaïsme, la certitude de l’emprise de l’absolu sur l’homme — ou religion — ne se mue pas en expansion impérialiste qui dévore tous ceux qui la refusent. Elle brûle vers l’intérieur, comme une infinie responsabilité. Elle est vécue comme élection’’11.
18Cette définition de la foi juive, qui “est tolérance parce que d’emblée elle supporte le poids des autres hommes”12, se retournerait contre elle-même si elle se ramenait à l’énoncé : Hors du judaïsme, pas de tolérance possible ! La thèse de Lévinas nous oblige au contraire à en faire une question qu’on doit adresser à toute religion : sous quelles conditions le “feu sacré” qui brûle en elle peut-il “brûler vers l’intérieur”, au lieu de dévorer ceux qui la refusent dans les flammes des bûchers de l’Inquisition ou de leurs équivalents ?
La “tolérance” comme vertu intellectuelle et morale
19La même question occupe une place importante dans la pensée de Paul Ricœur, depuis qu’il avait rencontré la vertu de la tolérance, en quelque sorte in actu exercito, chez les Quakers du collège de Haverford aux États-Unis où il dispensait ses premiers enseignements outre-Atlantique, avant de succéder en 1967 à Paul Tillich dans la chaire John Nuveen à la Divinity School de Chicago. Dans cette communauté, la tolérance se trouvait élevée au rang d’une véritable conviction religieuse, reposant sur “le crédit fait délibérément à quiconque quant à sa capacité de trouver sa vérité, sa part d’esprit, son étincelle de sens”13.
20Aussitôt qu’on affronte “la difficulté à penser la tolérance, ses raisons, ses obstacles, ses limites”, on est obligé de reconnaître qu’il s’agit d’un “sujet piège”, “trop facile ou trop difficile” selon les cas. La tentation de la facilité consiste à “déplorer l’intolérance, sans se mettre soi-même en question, soi et les différentes allégeances par quoi chacun s’identifie14” Ceux qui s’acharnent à enlever la paille de l’intolérance des yeux d’autrui ont souvent du mal à discerner la poutre de la négation de la différence qui obstrue leur propre regard. Il peut aussi y avoir de la tartuferie laïque derrière la déclaration : “Cachez ce foulard que je ne saurais voir !”
21Dans sa contribution : “Tolérance, intolérance, intolérable”15, parue initialement dans le Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français en 1990, Ricœur rappelle le double danger qu’encourt tout discours sur la tolérance : banalisation d’un thème qui cautionne un scepticisme de bon aloi, d’un côté ; confusion des domaines d’application, de l’autre. C’est en ajoutant le terme “intolérable” (qui n’est pas sans entrer en résonance avec le terme nabertien de “l’injustifiable”) qu’on se dote d’un étalon critique permettant de surmonter l’opposition aussi simple que superficielle de la tolérance et de l’intolérance.
22L'idée même de tolérance se répartit sur plusieurs foyers de sens, constitués par des signifiants aussi incommensurables que vérité”, “liberté”, “justice”, “solidarité” et “bienveillance”, qui relèvent chacun d’instances distinctes : morale, droit, politique, religion, spiritualité. Une autre manière de prendre la mesure de la difficulté est de se rappeler la thèse de Jaspers d’après lequel le désir de tolérance peut basculer facilement dans l’indifférence. Il n’y a pas de meilleur moyen de venir à bout de cette tentation que de ne jamais perdre de vue l’ombre de l’intolérable, ou de “l’injustifiable” au sens de Nabert.
23La manière dont Ricœur développe ses thèses dans sa brève et incisive étude : “L’usure de la tolérance et la résistance de l’intolérable” prolonge la façon dont, dans Soi-même comme un autre, il avait tenté de venir à bout de l’antinomie habermasienne : “argumentation” ou “convention”, en plaidant pour des “convictions bien pesées Avant de se demander comment il peut combattre l’intolérance, le philosophe doit en identifier la cause première : “le pouvoir que chacun a d’imposer aux autres ses croyances, ses convictions, sa manière de conduire sa vie, dès lors qu’il les croit seules valables, seules légitimes”16. Même si la tentation est plus forte chez les détenteurs du pouvoir, nul ne peut se dire à l’abri de la “propension de l’intolérance dans le cœur humain” !
24Pour qu’on puisse parler d’intolérance, deux conditions doivent être réunies : la désapprobation, voire le rejet des croyances et des convictions d’autrui, et le pouvoir d’empêcher autrui de mener sa vie comme il l’entend. Même si l’inquisition et les guerres de religion en Europe constituent, aujourd’hui encore, le paradigme durable de l’intolérance contre lequel se sont développés les discours sur la tolérance, on aurait tort de se limiter à la situation, heureusement révolue, d’une relation d’Église et d'État, où la première offre à l’État Ponction de la vérité, et où le second lui prête en échange la sanction du bras séculier pour châtier les infidèles et les hérétiques.
25Même si, dans certaines régions du monde, cette situation demeure dominante, Ricœur nous invite à changer de regard, en prêtant davantage attention au fait que “la force publique n’opère à titre ultime qu’à travers les passions individuelles qui lui servent de relais en direction des dispositions les plus intimes du cœur humain”17. Au fanatique qui sommeille en chacun de nous, qu’il soit croyant ou incroyant, il propose un exercice d’ascèse du pouvoir en cinq étapes, jouant sur le double registre du pouvoir d’empêcher et de l’approbation et de la désapprobation intellectuelle et affective.
261. Au premier stade, “tolérer” veut dire simplement supporter contre son gré ce qu’on désapprouve. Cette “tolérance” a minima trouve son expression politique, à l’issue des guerres de religion, dans la paix de Westphalie, lançant le célèbre mot d’ordre : Cujus regio, ejus religio, ainsi que dans l’Édit de Nantes. Les limites d’une telle “tolérance” sont patentes : “c’est bien contre leur gré, et sous le signe d’une mutuelle désapprobation, que les deux confessions et leurs membres se supportent sans pouvoir s’empêcher d’exister”18.
272. Une première brèche s’ouvre dans cette cohabitation forcée quand la désapprobation d’une manière de vivre ou d’une croyance laisse place au désir de “comprendre une manière de penser, d’agir et de vivre, finalement une conception du bien autre que la sienne”19. Surtout quand il s’agit du heurt entre conceptions opposées de la vérité, les chevaux de Troie capables de forcer les remparts ne sont pas légion. Il s’agit de quelques individus isolés, comme Érasme, Locke, Spinoza, Leibniz, Lessing, qui frayent la voie aux futures expressions institutionnelles de la tolérance au sein d'un État laïc.
283. Suffit-il de dire à autrui : “Je n’adhère pas à ce que vous dites, mais vous m’êtes personnellement fort sympathique” ? Évidemment non ! D’après Ricœur, on franchit un seuil critique décisif, qui nous entraîne au-delà de la simple sympathie compréhensive, lorsqu’on accepte de dissocier la prétention de vérité et la justice. C’est la justice qui exige que j’accorde à autrui un “droit égal au mien à mener sa vie telle qu’il l’entend”20, même si je désapprouve sa manière de vivre et si je ne reconnais guère la vérité dont il se réclame. C’est alors seulement que le mot de “pluralisme” commence à recevoir un sens, en même temps qu’apparaissent les problèmes qu’il entraîne : “un vrai pluralisme des croyances et des manières de conduire sa vie — finalement : des visions du bien — est très difficile à assumer de façon non sceptique, c’est-à-dire sans la perte de quelque enracinement dans une conviction”21.
294. On peut certes se réjouir du fait que, dans les sociétés démocratiques, cette troisième idée de tolérance soit inscrite dans les libertés fondamentales garanties par la Constitution. L’erreur serait de croire qu’elle cesse, par le fait même, d’être une “vertu” qu’il faut conquérir au prix d’un douloureux renoncement. Ricœur applique aux institutions religieuses l’adage évangélique : “Celui qui a beaucoup, il lui sera demandé davantage”. L’ascèse qu’il leur demande est à la mesure de la “propension naturelle d’une institution du salut à imposer à tous ce qu’elle tient, du fond de sa conviction, comme leur bien suprême Et Ricœur d’ajouter : “Là où il y a du suprême — en religion et en politique —, il y a de la subjugation dans l’air. Pour une communauté religieuse, quelle qu’elle soit, c’est par un permanent travail sur soi, de la part de chacun de ses membres autant que de ses autorités, que peut être posée, de plein gré et de grand cœur, une limite, non de vérité, mais de justice, à l’expression publique de la conviction partagée par la communauté ecclésiale. C’est même par cette ascèse intime de sa conviction que l’homme religieux peut contribuer au progrès de la tolérance sur tous les autres fronts où des convictions sont en compétition”22.
30Est-ce là le dernier mot de la tolérance ? Peut-être n’y a-t-il pas moyen d’aller plus loin au strict plan institutionnel. Mais, aux yeux de Ricœur, certains “sages des religions planétaires” ont su faire un pas de plus, en franchissant le pas vers un quatrième stade de la tolérance, “radicalement anti-sectaire”, Il consiste à accepter de suspendre le jugement d’approbation et de désapprobation, pour admettre l’hypothèse d’après laquelle les raisons de vivre d’autrui peuvent refléter un rapport au bien que la finitude de toute compréhension humaine, et la finitude de ma propre situation historique, m’empêche de discerner. S’agit-il simplement d’accorder à autrui “le bénéfice du doute” ? Nullement ! Il s’agit au contraire de franchir le seuil “critique” qui introduit une scission (krisis) au sein de la présomption de vérité : pour solide et bien réfléchie qu’elle soit, “ma” vérité, celle à laquelle je crois et que je partage avec d’autres au sein d’une communauté croyante et confessante, n’est pas encore la vérité définitive, “eschatologique
31Il y a deux manières possibles de justifier ce “suspens” eschatologique.
32La première, proprement philosophique, a sa source dans la conscience aiguë de l’historicité de toute compréhension.
33La seconde, religieuse, prend au sérieux les indications de certains textes sacrés, d’après lesquels nous n’avons pas encore atteint la patrie définitive de la vérité, dans laquelle l’Esprit de vérité et de charité seul peut nous introduire. Rien ne m’empêche dès lors d’admettre “qu’il y a aussi de la vérité ailleurs que chez moi”23 et d’écouter l’autre comme un possible témoin de vérité. La définition que Ricœur donne du quatrième stade de la tolérance pourrait être rapprochée de la “religion ouverte” au sens de Bergson. On peut alors se demander si les “sages des religions planétaires” ne sont pas aussi les grands mystiques, dont le sens aigu de l’absoluité de l’Absolu les a rendus capables de relativiser les déterminations positives de leur propre communauté d’appartenance.
345. A nouveau, on se demandera si cette idée de tolérance, qu’elle soit étayée par la conscience philosophique de notre finitude ou par l’intuition mystique de l’absoluité de l’Absolu, est le dernier mot en cette matière. Apparemment non, comme le suggère la définition du cinquième stade, qu’on pourrait qualifier de “post-moderne” : “J’approuve toutes les manières de vivre, pourvu qu’elles ne nuisent pas manifestement à des tiers ; bref je laisse être tous les genres de vie parce qu’ils sont des expressions de la pluralité et de la diversité humaines. Vive la différence !”24.
35La vraie question est de savoir si ce “Vive la différence !”, qui résonne aujourd’hui de toutes parts, est le fruit d’une ascèse ou d’une démission. Pour Ricœur, “ce stade, celui que nous avons aujourd’hui atteint, est celui où on approuve tout, parce que tout se vaut, parce que tout est égal”25. Toutes les différences sont également “tolérables” parce qu’aucune d’entre elles ne nous atteint plus au vif de notre existence. Nous pouvons alors dire que nous sommes définitivement guéris de “l’âpre goût de l’absolu” dont parle Lévinas. Mais cette “guérison” n’est-elle pas en même temps une “maladie à la mort” ?
36On pourrait s’attendre à ce que Ricœur nous somme de choisir entre le sommet que représente le quatrième stade et la déchéance que représente le cinquième. Pourtant, ce n’est pas un “ou bien-ou bien” kierkegaardien qu’il nous propose, mais il attire notre attention sur la proximité inquiétante entre deux affirmations : “Il y a aussi de la vérité ailleurs que chez moi “Les différences sont indifférentes”. Dès qu’on prend conscience de cette ressemblance, aussi troublante que celle que Platon décelait entre le philosophe et le sophiste, qui se ressemblent parfois comme chien et loup, on est obligé de se demander sous quelles conditions la reconnaissance de la vérité de l’autre ne vient pas cautionner l’argumentaire de l’indifférence.
37Cela nous incite à méditer à neuf une des déclarations les plus célèbres de Lessing : “Ce qui fait la valeur d'un homme, ce n’est pas la vérité qu’il possède ou qu’il croit posséder, mais la peine sincère qu'il a prise pour la découvrir. Car plutôt que le fait d’être en possession de la vérité, c’est la quête de celle-ci qui augmente ses forces, et c’est en cette recherche que consiste sa perfection toujours croissante. La possession rend tranquille, paresseux et fier. — Si Dieu tenait enfermé dans sa main droite toute la vérité, et dans sa gauche, l’unique impulsion toujours en quête de la vérité, et me disait : “choisis !”— même si cela impliquait pour moi de me tromper pour l’éternité — je me précipiterais humblement vers sa gauche et dirais : “Père donne ! Car la vérité pure est pour toi seul !””.
38On ne peut souhaiter à personne de se tromper pour l’éternité ! Mais, sous peine de se gargariser de mots, les philosophes doivent faire preuve de l’audace, de l’intrépidité et de l’humilité intellectuelle que requiert ce que j'ai appelé, en écho à la formule de Lévinas, l'âpre goût de la vérité. S’agissant de philosophie de la religion, l’autre nom de cette humilité est “tolérance”. De cela aussi, Lessing avait conscience, comme le montre sa pièce de théâtre la plus célèbre : Nathan le sage. Ce “drame de la tolérance”, qui se situe à Jérusalem, met en scène plusieurs représentants des trois religions monothéistes : sur le versant musulman, le sultan Saladin et le derviche Al-Hafi ; sur le versant chrétien, le Patriarche de Jérusalem, le Templier et un frère lai ; sur le versant juif, Nathan le sage26.
39La scène du troisième acte où Nathan est sommé par le Sultan de trancher une fois pour toutes la question de savoir laquelle des trois religions monothéistes est la vraie constitue le sommet philosophique de la pièce. Face à cette sommation, Nathan cherche à déterminer la commune structure rationnelle des croyances en creusant sous la surface des distinctions empiriques qui sautent aux yeux (“jusque dans le vêtement et dans les mets et les boissons”). De cet élément commun, on ne peut parler que dans un langage indirect, comme le montre la célèbre parabole des trois anneaux, qui peut aussi être lue comme la parabole du travail de compréhension que doit accomplir le philosophe de la religion.
40La parabole raconte l'histoire d’un père qui lègue à ses trois fils trois anneaux exactement semblables. Le juge qui doit décider lequel possède le “vrai” anneau d’opaline, doté de vertus magiques, prononce un verdict salomonique. Sera vrai l’anneau dont la vertu consistera à attirer l’amour et, ce faisant, à rendre son porteur agréable à Dieu et aux hommes : “Que chacun de vous s’efforce à l’envi de manifester dans son anneau le pouvoir de la pierre ! Qu'il seconde ce pouvoir par sa douceur, sa tolérance (Verträglichkeit) cordiale, ses bienfaits, et s’en remette à Dieu !”.
41Dans le premier “traité” d’herméneutique produit par la philosophie occidentale, à savoir le Ion de Platon, il est également question d’une pierre aux vertus magiques. De même que la pierre d’Héraclée appelée “Magnétis” a le pouvoir d’attacher plusieurs anneaux d’une chaîne les uns aux autres, de même aussi, nous dit Platon, la parole inspirée du poète communique sa force à l’interprète et, par ricochet, à l’auditeur27. De part et d’autre, dans le Ion et dans le Nathan, une question formulée en termes de savoir du vrai rebondit, pour se transformer en une question d'aimantation, c’est-à-dire d’amour (sans pour autant enlever son tranchant à la question de la vérité !).
42Si la parabole des anneaux représente un sommet de la pièce, elle ne conclut pas l’intrigue. Ce serait trop simple, si la parabole, c’est-à-dire la parole de la sagesse philosophique, qui s’accorde le “temps pour comprendre” avait le pouvoir, à elle seule, de mettre fin au “drame de la tolérance”. Plus loin dans la pièce, elle trouve un équivalent pratique dans la rencontre entre Nathan et le frère lai, qui représente l’évidence propre à la foi religieuse authentiquement vécue dans la sincérité du témoignage. La sincérité du témoin chrétien incite Nathan à lui confier ses propres souffrances intimes et les persécutions dont il fut l’objet. Mais quand le frère lai, un peu trop enthousiaste, salue en Nathan un “chrétien anonyme”, celui-ci lui rappelle que la reconnaissance sincère de leur commune humanité interdit toute récupération religieuse. C’est là le sens de la célèbre réplique : “Tant mieux pour nous ! Car ce qui me fait chrétien, à vos yeux, fait de vous un juif aux miens !”.
43Une herméneutique philosophique de la religion qui ne se montre pas dédaigneuse des enjeux pratiques de son questionnement a tout intérêt à méditer à neuf les mots sur lesquels s’achève le dialogue entre Nathan et le frère lai : “Mais ne nous attendrissons pas davantage l’un sur l’autre. En ce moment, il faut agir !”.
Notes de bas de page
1 H. DE Vries, Religion and Violence. Philosophical Perspectives from Kant to Derrida, Baltimore-Londres, The John Hopkins University Press, 2002 ; ID., Philosophy and the Turn to Religion, Baltimore-Londres, The John Hopkins University Press, 1999.
2 H. DE Vries, Religion and Violence, ibidem, p. XIII.
3 J. Greisch, Le Buisson ardent et les lumières de la raison. L’invention de la philosophie de la religion. Tome III : Vers un paradigme herméneutique, Paris, Ed. du Cerf, 2004. La seconde partie de cet article est une reprise, légèrement modifiée, des pages 900-909 de cet ouvrage.
4 D. Sibony, Nom de Dieu. Par delà les trois monothéismes, Paris, Ed. du Seuil, 2002, p. 7.
5 “Les multiples sens de l'expérience et l’idée de vérité” in Recherches de Science Religieuse, 2003, 91/4, p. 591-601.
6 “Die Sprache und die Gewaltsamkeit der Interpretation” in U. Erzgraber, A. Hirsch (sous la direction de), Sprache und Gewalt, Berlin, Berlin Verlag Arno Spitz, 2001, p. 229-250.
7 Sur cette formule, voir les réflexions de J.-B. Pontalis, Ombres portées. Paris, Gallimard, 2003.
8 E. Levinas, “Religion et tolérance”, in Difficile liberté, Paris, Livre de poche, p. 241-244.
9 Ibid., p. 242.
10 Ibid., p. 243.
11 Ibid., p. 244.
12 Ibid., p. 243.
13 Ricoeur, Critique et Conviction, p. 67.
14 P. Ricoeur, “L’usure de la tolérance et la résistance de l’intolérable”, in Diogène, no 176, 1996, p. 166-176.
15 P. Ricoeur, Lectures 1, Paris, Seuil, p. 294-311.
16 “L’usure de la tolérance et la résistance de l’intolérable”, art. cit., p. 166.
17 Ibid., p. 167.
18 Ibid., p. 168.
19 Ibid.
20 Ibid., p. 169.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Ibid., p. 171.
24 Ibid., p. 167.
25 Ibid., p. 172.
26 Pour une analyse de l’intrigue de la pièce et ses enjeux philosophiques, voir l’excellente introduction d'A. Lagny à l’édition bilingue, Nathan le Sage, trad. Robert Pitrion, Paris, Flammarion, 1997, p. 7-42. Les passages cités sont empruntés à cette traduction.
27 Ion 533d-534a.
Auteur
Professeur à l'institut catholique de Paris
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010