L’autonomie de la volonté suppose-t-elle le détachement et implique-t-elle la déliaison ? Quelques considérations sur la place des émotions dans la vie publique
p. 149-154
Texte intégral
1Que l’on puisse considérer l’expression publique de demandes articulées sur des valeurs particularistes avec crainte, y lire les présages d’une dérive possible de la démocratie, d’une perversion de ses principes universalistes, et voir dans les travaux entrepris par John Rawls ou Jürgen Habermas la tentative de formuler des réponses, plausibles pour certains, insuffisantes ou insatisfaisantes pour d’autres, à ces défis, voici une entrée dans le thème qui nous est proposé. J’aimerais pour ma part m’attarder sur ce constat d’un « surgissement de l’intime dans le civique », rappelé ici par Philippe de Lara, surgissement qui serait caractéristique d’un nouveau régime de valeurs, le nôtre, celui du pluralisme. Je propose de considérer ces manifestations publiques de la sphère privée depuis un autre point de vue, d’y voir non pas l’aiguillon d’une interrogation sur les dégâts du relativisme et l’élucidation de parades virtuelles face aux menaces pesant sur les conditions de possibilité d’une société juste, mais plutôt une opportunité. Une opportunité donc, celle de se pencher sur les coulisses de l’universel et d’interroger les motifs présidant à la distinction des ressources légitimement candidates à la discussion publique.
2Pour illustrer cet optimisme, j’évoquerai trop brièvement un courant de la philosophie contemporaine qui, développant une théorie cognitiviste des émotions, laisse penser que l’expression d’évaluations particularistes dans la sphère publique peut avoir au moins deux avantages. D’une part, elle donnerait accès à des ressources constitutives de la vie sociale qui, lorsqu’elles sont réprimées, sont niées tout en étant cependant bien à l’œuvre, ce qui ne serait pas sans répercussions pathologiques. D’autre part, l’insertion de ces ressources dans la sphère publique aurait un effet en retour sur ces ressources mêmes, les insérant dans des processus de co-détermination explicite qui ont une incidence sur la matière même des évaluations. Explicitons rapidement ces propositions.
3Dans l’un de ses rares textes disponibles en français, Martha Nussbaum1 tente d’identifier les ressorts solides d’une critique philosophique des émotions comme ressources cognitives, et ce dans le but annoncé de formuler une réplique à la hauteur des arguments rencontrés. Parcourant les sources de la philosophie occidentale, Nussbaum note que les émotions n’y sont pas rapportées, comme on pourrait s’y attendre, à l’expression de forces aveugles ou d’énergies irréfléchies. Depuis la Grèce antique, la distinction est clairement posée entre les émotions — la peur, la colère, l’amour, la pitié... — et les impulsions corporelles comme la faim et la soif. Nussbaum rappelle encore que la nature intentionnelle des émotions est reconnue dans cette tradition. Leur nature intentionnelle au sens où les émotions sont orientées vers un objet. Ce point révèle l’intrication qui caractérise l’émotion, intrication entre perception de l’objet et représentation de l’objet. De fait, l’objet de renvoi de l’émotion est perçu conformément à l’émotion éprouvée : « L’amour n’est pas aveugle, au sens propre : il perçoit son objet comme splendide et merveilleux. (...) La haine ne diffère de l’amour en rien tant que le caractère opposé de ses perceptions. » (Nussbaum, 25). Les émotions sont donc des perceptions. Mais dans le même temps elles sont liées à certaines représentations. Ainsi la colère suppose l’idée que l’action volontaire d’un autre m’a été ou m’est nuisible. Si je venais à douter de cette idée il est très probable que la colère s’estompe, que la perception se modifie.
4La question que soulève Nussbaum est alors la suivante : si, dès la Grèce antique, la nature pourrait-on dire cognitive des émotions est reconnue, pourquoi ont-elles subi une telle relégation hors des affaires publiques, hors du domaine des décisions collectives et des jugements prétendant à la validité ? L’hypothèse de Nussbaum est que si les émotions sont bien reconnues comme des sortes de pensées, fruits d’un processus de socialisation, engageant des opérations cognitives complexes, elles ont cependant le défaut majeur de porter sur la dimension de la vie qui résiste à un certain idéal d’autonomie et de maîtrise. Les émotions valorisent en effet des êtres, des entités et des événements qui échappent au contrôle de celui qui les éprouve. Ainsi, la peur implique l’idée que des événements négatifs peuvent surgir dans le futur sans que nous soyons en mesure d’empêcher leur venue. Les émotions nous renverraient directement, non pas à la part animale de l’homme, mais à la contingence et à la vulnérabilité de notre situation. De plus, Nussbaum nous dit que la matière des émotions, leurs objets, ce sont les liens, les liens avec les enfants, les parents, les êtres chers, les concitoyens. Autant de relations valorisées affectivement et échappant néanmoins à un contrôle volontaire.
5On peut rapprocher ce point des arguments développés par Paul Dumouchel dans sa théorie sociale des émotions2. Dumouchel propose de désubstanlialiser les émotions pour y voir des propriétés relationnelles, c’est-à-dire des propriétés ancrées dans des relations généalogiques, « des propriétés qu’un individu ne peut pas posséder et qu’il ne fait aucun sens de prédiquer d’un individu pris en lui-même, hors de tout contexte ». (Dumouchel, 94). Sans identifier les approches de Nussbaum et de Dumouchel, nous pouvons retenir de ce dernier l’idée de situer les émotions au cœur de l’interaction, et d’y voir le médium même de la coordination3 primaire, le milieu d’un mécanisme d’ajustement réciproque et de négociation des préférences, préalable à la poursuite de l’entente ou du conflit, à l’alternative entre coopération et compétition. Pour Dumouchel. « Dire que les émotions sont sociales consiste à les sortir du théâtre intérieur où on les a classiquement tenues prisonnières. Cela signifie que les émotions ne sont pas les motifs, plus ou moins cachés, ou les causes, plus ou moins somatiques, de certaines actions, mais qu’elles sont elles-mêmes des actes, ou le résultat de certains actes, couronnés parfois de succès, parfois non, et demandant certaines compétences. » (Dumouchel, 24-25).
6Ainsi Dumouchel et Nussbaum s’accordent pour situer les émotions au cœur de la vie sociale, pour y voir un ingrédient déterminant de l’articulation des relations interindividuelles. Si un tel enjeu y est véritablement associé, qu’est-ce qui a pu justifier la relégation de l’expression des émotions au seul domaine privé ? Selon Nussbaum, ce qui aurait motivé leur bannissement de la sphère publique, et avec elles celui de certains genres de discours et de certains genres de personnes, trop impliqués dans les liens affectifs, ce serait en définitive l’instabilité et la contingence de pensées qui valorisent des événements, des choses et des personnes extérieurs. Si la matière émotionnelle se situe dans les liens et non dans les individus, si les émotions qualifient des relations et non des états mentaux ou physiques, alors leur gestion échappe à l’individu, leur détermination étant le fruit d’une négociation, d’une interaction. Dumouchel précise : « Les émotions ressemblent plus à des actes de langage qui ont des conditions de satisfaction qu’à des contenus propositionnels qui ont des conditions de vérité. L’émotion ressemble à un acte de langage dont l’achèvement, c’est-à-dire les conditions de satisfaction ne sont pas au pouvoir de celui qui les initie » (Dumouchel, 79). Étrange situation qui veut que, alors que les liens d’interdépendance factuelle se resserrent, la pertinence de l’expression de la dépendance se voit dénigrée. Comme si étaient confondues la contingence, l’aléa, et l’hétéronomie.
7Rudi Visker nous rappelle ici même, en référence à Skinner, que les débats entre républicanisme et libéralisme sont notamment sous-tendus par des conceptions rivales de l’autonomie. Celle-ci requerrait pour le libéralisme classique le fait de garantir l’indépendance de la volonté ; pour les républicains, elle réclamerait en outre de prémunir la volonté des dangers menaçant virtuellement cette indépendance. D’où le recours à la loi, à la fois correctrice des effets indésirables de la nature corrompue de l’humanité, et génératrice de liberté. Cet héritage laisse toutefois penser que l’autonomie est le revers de la dépendance entendue comme servitude. N’identifie-t-on pas là interdépendance et soumission, contingence et irrationalité ? L’autonomie de la volonté suppose-t-elle le détachement ; ou plutôt le déni de l’attachement ? Ne peut-on penser les liens et apprivoiser l’angoisse des menaces qui pèsent sur leurs objets, les craintes liées à leur possible perte ? Ces angoisses sont constitutives de leur valorisation car, éminemment singuliers, les objets perdus de nos attachements le sont à jamais.
8Le second point soulevé par la lecture de Nussbaum concerne en effet le statut des évaluations émotionnelles. Si l’on admet que les émotions constituent des évaluations qui portent sur des objets singuliers, alors il semble que le bannissement des émotions hors de la sphère publique nous prive de ressources précieuses. Car, selon l’hypothèse proposée par Nussbaum, c’est dans la prise en considération d’évaluations affectives que réside la possibilité de se rapporter et de thématiser les liens interindividuels, constitutifs du « social », sans pour autant signifier l’abdication devant l’irruption ou la pression de l’irrationnel. Il ne s’agit pas d’en conclure que l’émotion doit gouverner, et l’on sait ce que la peur peut engendrer comme politique. Il s’agit plutôt de s’autoriser à réfléchir à ce que soulèvent les théories cognitivistes des émotions. En effet, la relégation des émotions à la sphère privée, cette relégation ne repose-t-elle pas sur l’idée que, pour reprendre les termes de Mark Hunyadi, si l’on peut s’accorder sur des définitions portant sur des objets renvoyant à des choses (avec un petit « c »), il est bien plus inconfortable de s’accorder sur des significations portant sur des liens, sur des relations à autrui. Sans doute le concept classique d’autonomie préjuge-t-il de la réponse à cette question, renonçant a priori à considérer les liens, préférant une position de repli minimaliste. Néanmoins, une voie plus ambitieuse est indiquée par les mots de Tocqueville judicieusement évoqués ici par Philippe de Lara, avec l’idée selon laquelle, pour éviter la servitude à laquelle nous conduirait notre attachement passionnel à des valeurs, il conviendrait, d’abord, de reconnaître ces passions, pour ensuite être en mesure de les domestiquer. Cette idée ouvre une piste, même si, sans aucun doute à mon sens, le paradigme du dressage mérite d’être instruit par les lumières de Saint-Exupéry que nous a rappelées Rudi Visker. Si apprivoiser c’est créer des liens, apprivoiser c’est aussi maîtriser ses peurs, surmonter ses frayeurs, et s’engager dans des relations en dépit des menaces de la contingence et de la finitude. Apprivoiser ne mène peut-être pas tant à une fusion passionnelle avec l’autre qu’à une explicitation de la Chose (avec un grand « C ») qui nous terrorise, explicitation qui en elle-même est déjà une ébauche de maîtrise. Apprivoiser c’est encore s’ouvrir à l’émergence de singularités (la rose, unique), sans pour autant y voir le surgissement d’un Autre irréductible, d’une hétéronomie radicale. Bien sûr, le risque demeure. Mais s’en prémunir n’est-ce pas se condamner à vivre seul ?
9Autonome oui, mais seul !
10En guise de conclusion, j’aimerais formuler deux remarques qui sont aussi des interrogations.
- Ne pourrait-on pas considérer ce que de Lara nous invitait à lire comme le surgissement de l’intime dans le civique, non comme une régression, mais comme une réclamation ? Réclamation qui mériterait certainement toute notre considération si quelque chose comme une réconciliation devait pouvoir être envisagé.
- Enfin, au terme de son exposé, Mark Hunyadi se demandait comment accorder nos définitions. Et il répondait, si j’ai bien compris : il s’agit de faire ce que nous faisons déjà ! Cela n’est peut-être pas suffisant. Ne faudrait-il pas aussi se départir de la disqualification de certaines de nos ressources cognitives, disqualification portant notamment sur des registres de discours et sur des genres de personnes ?
Notes de bas de page
1 M. NUSSBAUM, « Les émotions comme jugements de valeur », trad. F. Deschamps-Herzberg et P. Paperman, in P. PAPERMAN et R. OGIEN (sous la direction de), La Couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions, Paris, Editions de l’EHESS, « Raisons pratiques », Vol. 6, 1995, p. 19-32.
2 P. DUMOUCHEL, Émotions. Essai sur le corps et le social, Paris, Synthélabo, « Les empêcheurs de penser en rond », 1995.
3 « Les émotions elles-mêmes ne sont pas des sentiments intimes mais des moyens de coordonner notre action commune » (ibidem, p. 45-46).
Auteur
Chercheur qualifié au FNRS
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