Introduction
p. 7-10
Texte intégral
1Le thème des leçons publiques organisées par l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses l’année académique 2002-3, Le pluralisme des valeurs, n’est pas seulement un thème de philosophie pérenne. En raison du phénomène de la mondialisation, il est aussi d’une actualité particulière.
2Sans nier cette actualité, il importe, en guise d’introduction et aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’en pointer la précarité. Par la même occasion sera justifié l’angle sous lequel le thème choisi sera abordé dans les leçons ici rassemblées, à savoir l’incontournable et féconde tension qui s’y révèle entre le particulier et l’universel.
3Si le pluralisme des valeurs trouve sans contestation son expression la plus éloquente dans le multiculturalisme qui caractérise nos sociétés, un triple danger cependant l’y menace.
4Le premier est sa relégation libérale dans la sphère exclusive de la vie privée. Sujettes à controverses, les valeurs, pour la plupart des penseurs libéraux modernes et contemporains, ne peuvent offrir aux décisions publiques un fondement susceptible d’être reconnu universellement. La légitimité des décisions publiques ne repose pas sur des valeurs. Ce qui fonde leur validité est uniquement leur processus de production.
5Cette déconsidération publique des valeurs a certes historiquement favorisé le retour à la laïcité du pouvoir civil. Elle a aussi renforcé la tolérance à l’égard de leur pluralité, à commencer par celle de l’Etat proclamant haut et fort, dans sa neutralité, leur égalité a priori.
6Mais à se dispenser de toute argumentation et confrontation publiques des valeurs, le risque est grand de les enfermer dans leur particularité, de leur permettre d’occuper ou prétendre occuper la place de l’universel et, par là même, de gommer leur pluralité. En outre, à relativiser purement et simplement les valeurs ou à les considérer a priori comme équivalentes, on risque également, à long terme, de les dévaloriser et de les remplacer par ce qui se veut la mesure publique de toute qualité et appréciation aujourd’hui dans les démocraties de marché : les items de compétence.
7A ces deux menaces libérales qui pèsent sur le pluralisme des valeurs, si ce n’est sur leur existence, s’en ajoute une troisième. Abordée par plusieurs titulaires des leçons publiques et, en particulier, par Hélé Béji dans sa leçon inaugurale, cette troisième menace est celle des dérives identitaires.
8Traditionnellement, le pluralisme des valeurs représente ce qu’on pourrait appeler, pour faire bref, un pluralisme de la diversité. Sous le pluralisme des valeurs se trouve en principe entendue et visée, depuis l’antiquité, la diversité des approches qui peuvent être faites du bien individuel et collectif au sein d’une même société et d’une société à une autre. A cette diversité des valeurs se substitue de plus en plus fréquemment, depuis la seconde moitié du siècle dernier, un pluralisme de l’identité axé non pas sur la diversité mais sur la différence.
9Si le pluralisme traditionnel des valeurs, le pluralisme de la diversité, même relégué dans la sphère de la vie privée, implique la capacité pour chaque individu de se déprendre partiellement de son point de vue, d’en percevoir la particularité et donc, à certains égards, de la dépasser, de délibérer et s’élever à la pratique de la controverse avec lui-même et avec autrui, le pluralisme de l’identité, lui, ne pousse pas tant à relativiser sa différence, qu’elle soit raciale, ethnique, sexuelle ou de genre, qu’à l’absolutiser. Loin de favoriser la pratique de la co-signifiance — dont Aristote disait déjà dans sa Politique qu’elle seule permet de penser le bien commun comme ce qui favorise la coexistence du plus grand nombre de biens humains — le pluralisme de l’identité risque de figer ses défenseurs dans la déclinaison compulsive de leurs particularités et d’étouffer la vie de la pensée. Comme l’écrit Hélé Béji en stigmatisant l’utilisation abusive qui peut être faite des droits culturels : à la limite « être tributaire de sa culture d’origine, lui appartenir (au sens fort de l’appartenance) c’est ne plus s’appartenir, c’est faire de sa culture non plus le fruit de sa conscience mais de son atavisme. L’appartenance <toujours au sens fort du terme> va à l’encontre de l’émancipation. La priorité accordée à l’identité est le signe d’un désintérêt pour la liberté ».
10Pour lutter contre ce désintérêt que favorisent les relativismes et culturalismes contemporains, les textes des leçons publiques réunis dans cet ouvrage nous invitent, avec une pénétration peu commune, à rendre la réflexion axiologique à la dignité du débat public. Dans un même mouvement, ils nous proposent aussi d’arracher ce dernier au procéduralisme derrière lequel il se retranche souvent au nom de la figure fantasmatique de l’un prêtée à l’universel.
11Aussi dangeureuse pour la liberté ou la vie de la pensée que tous les particularismes exacerbés, cette figure de l’universel est particulièrement dénoncée dans les textes de Mark Hunyadi, Jean-Fabien Spitz et Catherine Audard.
12Loin de penser l’universel comme un concept figé, établi une fois pour toutes, renvoyant soit à une réalité dissimulée derrière les particularités, soit à un ensemble de notions transcendantales, si pas de principes substantiels ne pouvant que recueillir l’unanimité dans d’hypothétiques conditions de radicale impartialité, ces textes nous invitent à penser l’universel comme un horizon. Plus exactement encore, ils nous invitent à y voir une tâche qui présuppose fondamentalement que les hommes, quelles que soient leurs différences et particularités, sont capables de communiquer. Nier cette capacité revient à nier ce sur quoi repose l’idéal démocratique : la capacité reflexive de l’être humain, sa capacité de rendre compte de ses pratiques, de les interroger, de s’en distancer et de justifier ses engagements, tant personnels que publics, par des raisons qu’il peut, jusqu’à un certain point, expliquer ou faire comprendre à autrui. Aussi complexes et chargés d’obstacles que puissent être les échanges entre les hommes et leurs pratiques au sein d’une même culture et, a fortiori, entre les cultures, force est de reconnaître qu’eux seuls permettent d’affirmer les particularités et, simultanément, de les dépasser. Toujours présumé, potentiel ou inchoatif, pour reprendre les termes de Paul Ricœur, l’universel est, à l’image de la vie de la pensée, fait d’échanges et, tout d’abord, d’ouverture. On peut certes refuser la vie de la pensée. On peut aussi la murer dans ses indéracinables particularités. Mais lorsque l’horizon de l’universel vient à manquer, c’est très vite la cause de l’humain qui est menacée.
13De cette cause nous entretiennent les textes de Mark Hunyadi, Jean-Fabien Spitz et Catherine Audard. Essentiellement soucieux du « pluralisme de la diversité », ils ne se contentent pas de dénoncer les figures fantasmatiques de l’universel dévalorisant le particulier. Ils dénoncent aussi la méconnaissance qui s’y rattache de la complexité de l’individualité morale, des ressources du pluralisme démocratique et de la moralité sociale. Mais de la cause de l’humain nous entretiennent également dans ce recueil les textes consacrés plus particulièrement au « pluralisme de l’identité ou de la différence », tels ceux de la leçon inaugurale de Hélé Béji et des exposés de Rudi Visker et Philippe de Lara.
14Attentifs aux dangers des dérives identitaires et des passions démocratiques, ces textes nous mettent en garde contre les deux formes d’inhumanité qui nous guettent aujourd’hui : « l’absence de patrie du destin moderne », d’une part, et ce que Hélé Béji désigne à juste titre comme « l’excès de patrie des identités culturelles », d’autre part. La condition de l’homme est d’avoir et des racines et des ailes, des appartenances multiples mais aussi des ressources d’autonomie lui permettant d’innover et de déjouer la nécessité. Comme le rappelle Rudi Visker dans le sillage d’Emmanuel Lévinas, il y a certes une pesanteur des valeurs. Une pesanteur au sens où elles nous choisissent avant que nous ne les choisissions, les changions ou les rejetions. Mais cette pesanteur qui commande un « humanisme de l’autre en l’homme », de ce qu’il y a de toujours déjà là ou de jamais ultimement possédé en lui, ne permet pas de réduire l’homme à ses appartenances, d’assimiler l’humain au culturel et le pluralisme des valeurs au simple pluralisme sociologique. Si avec Philippe de Lara, à la suite de Marcel Gauchet, on peut voir dans les politiques de l’identité ou de la reconnaissance publique déployées dans nos sociétés l’expression de « l’auto-suffisance du social », on peut y voir aussi, notamment avec Rudi Visker, Catherine Audard et les notes de Nathalie Zaccaï-Reijners et Guillaume de Stexhe qui clôturent cet ouvrage, l’avènement des conditions d’une réelle civilité. On pourrait même parler de reconquête de la souveraineté politique des individus. Mais d’une souveraineté qui permettrait aux hommes de se rassembler non point en se ressemblant, comme dans le piège de la passion démocratique de l’égalité dénoncé par Alexis de Tocqueville et rappelé par Philippe de Lara, mais de « se rassembler sans se ressembler », selon la belle formule du pluralisme politique proposée par Hélé Béji.
15Pour accompagner ce pluralisme, la philosophie politique libérale n’a pas seulement à accepter les limites de la raison sur laquelle elle fait fond, ses limites dans sa transcendance par rapport à la particularité de nos attachements, de nos préférences et des valeurs. Elle doit aussi accepter la particularité provisoire de ses propres principes et veiller à ce que leur passion n’hypothèque pas ce qui fait leur grandeur : la tension qu’ils avalisent entre le particulier et l’universel.
Auteur
Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)
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