Faust et l’ésotérisme
p. 247-262
Texte intégral
1L’intitulé de notre colloque « Faust ou les frontières du savoir » entre en résonance toute particulière avec le thème de mon propre exposé sur « Faust et l’ésotérisme » ; thème il va sans dire d’une trop grande amplitude pour une seule conférence, mais dont la stimulante interpellation me permettra je l’espère de renouveler quelques-unes des analyses déjà consacrées à Faust dans le Dictionnaire critique Je l’ésotérisme et à « Faust et l’esprit faustien » dans Philosophie Je l’alchimie1. Car si l’imaginaire collectif tend à faire de Faust l’ésotériste par excellence, tel que l’immortalisa Rembrandt (1652) – entendez le magicien, le sorcier, l’alchimiste – cette inflation repose pourtant sur une double simplification : du personnage complexe de Faust, dont les avatars historiques et littéraires sont ainsi implicitement fondus en un type unique ; et de la notion d’ésotérisme, aussi imprécise et passe-partout que celle d’irrationnel à quoi on l’assimile d’ailleurs souvent2. Auréolé de mystère et frappé du sceau du secret, le savoir « ésotérique » tient pourtant son existence autant de ce qu’il est supposé recéler en propre, que de la limite au-delà de laquelle s’étend et s’exerce son empire. Accepter la réalité d’un tel type de savoir – récusée en bloc par l’esprit moderne – suppose donc également que l’on ait validé le bien-fondé d’une telle délimitation de l’exotérique et de l’ésotérique.
2Or, l’histoire bien connue du pacte de Faust avec le Malin a ceci de frappant pour l’imaginaire qu’elle permet justement une représentation précise de la limite entre ces deux formes de savoir, et qu’elle donne au passage de l’une à l’autre la forme d’une irréversible transgression : « Le despote éternel a donné aux humains une loi énigmatique pour conduire leur destin, mais elle ne se grave en caractères clairs et lisibles que dans le cœur du criminel qui l’a transgressée », rappelle Méphistophélès dans le Faust de Lenau3. C’est là la schématisation extrême, quasi caricaturale, des gradations subtiles ou des éveils abrupts décrits par les traditions spirituelles au titre de l’initiation traditionnelle. Tout dans l’histoire légendaire du Docteur Faust porte donc à faire oublier qu’avant de désigner ce qui borne et entrave la libre avancée, la limite (limes) est un sentier, une voie, un chemin : ce qui d’abord conduit, et à cet égard seulement délimite. Telle est la différence, méconnue des modernes, entre une limite qui soit aussi un seuil, et un vulgaire barrage en forme d’interdit.
3Mais par ailleurs, une délimitation ésotérique stricte voudrait que l’on ne parlât pas de ce qui s’est déroulé au-delà, par-delà cette limite. Aussi un savoir ésotérique, s’il est vraiment tel, ne saurait-il être formulé, enseigné, diffusé dans les mêmes termes qu’un savoir ordinaire et profane. Si « initiés » il y a, ils sont censés parler davantage à partir de lui que de lui, tant leur vision première et grossière s’est trouvée modifiée, purifiée, transposée sur un plan de compréhension à la fois plus subtil et plus vaste. Ce dont parlent les profanes par contre, sous couvert d’ésotérisme, n’est qu’un jargon profus et confus, nourri de fascination pour l’insolite, le fantastique, le merveilleux, ou de fantasmes relatifs aux pouvoirs occultes. Une bonne partie de l’attirance des poètes surréalistes pour « l’ésotérisme » relève, il faut bien le dire, de ce genre-là. Il n’y a donc ésotérisme de la limite que si celle-ci coïncide avec un seuil au-delà duquel commencent un autre monde, une autre vie – une Vita nuova, comme l’ont décrite Dante et Nerval par exemple – et que si le franchissement de cette limite et l’accès à cette vie nouvelle permettent une transformation telle de la conscience qu’elle évolue désormais par-delà les oppositions ou confusions ordinaires entre le clos et l’ouvert, l’éminemment accessible et l’infiniment lointain. Ce qui n’était jusqu’alors que caché, secret, revêt alors pour elle la forme du mystère.
4J’en viens donc sans plus tarder à la question qui s’impose : à quel type de limite Faust s’est-il trouvé confronté, qui ait d’après lui nécessité le recours au pacte et le contrat fatidique que l’on sait ? Mais qu’il y ait eu là de sa part transgression – de l’interdit biblique et de la finitude humaine ordinaire – implique-t-il que Faust ait été en cela le héros de l’ubris moderne, l’explorateur audacieux des confins jusqu’alors ignorés, à qui fait défaut le sens de toute limite ? La question on le voit se dédouble puisque l’identification de la limite et des raisons de son franchissement permet d’expliciter les motifs du recours au pacte, tandis que la « modernité » supposée de cet acte fait de Faust le héros d’un nouvel art de vivre et de penser : « Faust est cet homme de culture spécifiquement moderne », disait par exemple Nietzsche, au demeurant trop convaincu de la supériorité de l’esprit tragique pour s’être vraiment intéressé à cet avatar tardif de l’« homme théorique » socratique, en qui il ne voyait qu’une « dégénérescence de l’homme de connaissance, un malade, rien de plus »4. D’autres par contre n’ont pas manqué de valoriser la dimension héroïque du personnage, et d’y reconnaître la préfiguration du Titanisme moderne. Mais le pouvaient-ils sans transformer le pacte en défi et en pari, sans tirer la transgression faustienne vers la désobéissance prométhéenne ? Ce que fit entre autres E. Bloch dans Le Principe Espérance où Faust apparaît comme « la figure paradigmatique extrême du franchissement des frontières », et l’incarnation de l’esprit d’Utopie5.
5Mais on aura beau réinterpréter le sens et la portée de cet acte selon le caractère prêté au personnage de Faust, le drame faustien est difficilement concevable sans le pacte, et l’on se demande alors comment cet homme « moderne » qu’est censé être Faust a pu tomber dans un piège aussi grossier tendu par le Malin. Celui que son auto-suffisance naissante pousse à se passer de Dieu saurait-il s’en remettre au Diable sans concéder à un inacceptable archaïsme ? Notre formulation initiale « Faust et l’ésotérisme » paraît de ce fait pour l’heure confrontée à une alternative limitative : ou bien Faust est cet ésotériste en effet capable d’évoquer le Diable et de pactiser avec lui, mais il n’est pas en cela un homme moderne ; ou bien la modernité même de Faust en fait le héros d’un tout autre drame – celui de la finitude humaine frustrée dans son désir de tout savoir – mais à ce drame-là l’ésotérisme n’a à première vue guère de part, sinon dans un sens inusité qu’il convient alors de préciser. Car en s’éloignant des savoirs ordinaires dont il a reconnu la vanité et l’inefficacité, Faust n’est pas pour autant devenu réceptif à la vie « magique » de la Nature, ni ne s’est ouvert à la grâce divine. C’est dans une sorte d’entredeux qu’il s’est plutôt installé, où d’illusoires conquêtes lui permettent un temps d’oublier qu’il est d’ores et déjà en Enfer, tiraillé entre un Ciel et une Terre qui tous deux se refusent à lui. L’on en vient donc à supposer que telle puisse être la formule – magique ? maléfique ? – d’un ésotérisme moderne dont Faust serait l’initiateur autant que la victime. Moderne, Faust peut l’être en effet de deux manières : en se détournant des savoirs anciens, dont il récuse la vétusté ; ou en assumant une tension jusqu’alors inédite entre ce qui initie et ce qui instruit. C’est ce défi qu’il nous faut examiner, et à notre tour relever, en nous tournant d’abord, pour mémoire, vers le Faustbuch de 15876.
6A la question : qui est Faust ? la légende répond davantage par un type que par la biographie véridique du Docteur Johannès Faustus (1480-1540), qui se serait également nommé Sabellicus, et aurait pu avoir pour prédécesseurs Simon le Magicien dans le monde antique ou le mage Zito dont les tours enchantaient, dit-on, le roi Venceslas de Bohême7. Le Faust du Faustbuch se dit lui-même « expert en arts nombreux et magie », comme l’étaient d’ailleurs nombre de ses contemporains versés en astrologie, alchimie, chiromancie... et pourquoi pas aussi théologie. Car Faust, « le célèbre magicien et enchanteur », fut aussi docteur en théologie. Toutefois, si le type du Mage est en effet monnaie courante à l’époque, ni G. Postel, ni H. Corneille Agrippa, ni J.B. Porta, ni O. Croll, ni même Paracelse n’ont donné naissance à une légende persistante puis à un mythe8 comparable à celui de Faust. C’est donc le dérapage de la Magie naturelle vers la Magie noire qui scella le destin de Faust, et donna naissance au mythe faustien où s’entremêlent, de façon unique dans l’imaginaire occidental, aspiration à une Sagesse réintégratrice et précipitation vers des lointains inaccessibles au regard et au savoir humains. Là en effet où le Mage « blanc » se préoccupait d’unir « la rosée du Ciel et la lourdeur grasse de la Terre » – selon la belle formulation d’un alchimiste du XVIè siècle9 – le magicien noir tentait le Diable en contrefaisant la Création à seule fin d’accroître son pouvoir. Mais la légende populaire serait-elle devenue mythe si ce conflit somme toute traditionnel entre deux visions du savoir et de la puissance n’avait été surdéterminé par les circonstances ? La légende de Faust survient en effet à une époque où la mentalité « moderne » émergente commence à croiser le fer avec les savoirs traditionnels, et à remettre en cause le bel et fragile équilibre décrit par Pic de la Mirandole au début de son De Homini dignitate (1486) où Dieu s’adresse en ces termes à « cette œuvre à l’image indécise » qu’est l’Homme : « Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai mis au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler autour de toi ce que le monde contient. Je ne t’ai fait ni céleste, ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures, qui sont divines »10.
7Ce qui se joue dans la légende de Faust est donc pour une part l’histoire, intemporelle, de la faillibilité humaine ; pour l’autre, celle d’un carrefour décisif dans l’évolution des idées en Occident. Dans quelle mesure le Faustbuch fait-il déjà état d’une telle faille, dont le mythe de Faust allait au cours des siècles s’emparer ? Faust tiendrait son surnom de Spéculateur de ses qualités de « brillant causeur » et de sa connaissance des Ecritures divines. Le Faustbuch laisse d’ailleurs entendre que le mal pourrait venir de là : de ce décalage entre « une intelligence vive et très assidue » et une piété incertaine qui l’aurait un jour conduit à « mettre pour un temps son âme au clou ». A des fins dissuasives, le Livre insiste lourdement sur la témérité, la superbe et la hautaineté d’âme de Faust. Il s’agit en effet de déraciner dans l’esprit du lecteur toute comparable velléité ! Car le Faustbuch est, ne l’oublions pas, un ouvrage d’édification où les nombreuses citations bibliques sont autant d’exhortations à la vertu chrétienne, autant d’exorcismes aussi contre le pouvoir des magiciens, sans distinction entre Magie noire et naturelle, comme il était d’usage de le préciser à l’époque. Mais c’est surtout de sa « curiosité damnable » que Faust va être la victime : « Le propre du Docteur Faust était d’aimer ce qu’il ne fallait pas aimer. Il y tendait jour et nuit, prit les ailes de l’aigle et voulut sonder les fondements derniers dans le Ciel et sur la Terre, car sa curiosité présomptueuse, son libertinage et sa légèreté le poignaient tellement qu’il entreprit pour un temps de mettre en œuvre et de tenter diverses formules, caractères et conjurations de magie, par quoi le Diable lui pourrait apparaître »11.
8Oublions un instant la longue et riche postérité du mythe pour ne nous intéresser qu’à cette configuration typique. Qu’y découvrons-nous ? La réorchestration chrétienne d’un vieux thème antique : celui du franchissement des limites prescrites par les dieux ou par Dieu, sous l’impulsion d’une curiosité profanatrice. C’était déjà là l’enjeu spirituel de la plupart des écrits gnostiques – de la Pistis Sophia en particulier – et de certaines séquences du Corpus Hermeticum attribué à Hermès Trismégiste où sont décrits à la fois la douleur des âmes, fraîchement incorporées et déjà nostalgiques de l’Empirée12 et les errements de celles d’entre elles que leur incarnation rend incapables de suivre les prescriptions divines : « C’est une œuvre hardie que d’avoir créé l’homme, cet être aux yeux indiscrets et à la langue bavarde, destiné à écouter ce qui ne le concerne point, à l’odorat inquisiteur, et qui mésusera, jusqu’à tous les excès, de la faculté appréhensive du toucher ». Suit la description très précise des méfaits d’ores et déjà imputables à ces créatures dévoyées, car privées de tout sens des limites : « Les hommes arracheront les racines des plantes et ils examineront les qualités des sucs. Ils scruteront les natures des pierres et ils ouvriront par le milieu ceux des vivants qui n’ont point de raison, que dis-je, ils dissèqueront leurs semblables, dans leur désir d’examiner comment ils ont été formés. Ils tendront leurs mains audacieuses jusqu’à la mer et, abattant les forêts qui poussent d’elles-mêmes, ils se transporteront les uns les autres de rivage en rivage jusqu’aux terres qui sont au delà. Ils rechercheront même quelle nature se cache plus au fond des sanctuaires inaccessibles »13.
9Nostalgique d’une Unité à jamais perdue sera aussi Faust ; et tandis que celui de Goethe défriche et assèche avec frénésie des terres jusqu’alors incultes, celui de Lenau cherche en disséquant un cadavre à capter les secrets de la Vie... D’une telle constance thématique que conclure, sinon que ce thème n’a rien de spécifiquement faustien ? à moins, évidemment, de détecter les prémisses du « faustisme » en toute ubris motivée par la curiosité impie. L’existence de ce soubassement archaïque donne incontestablement au personnage de Faust – moderne quant à son apparition historique – une dimension quasi archétypale qui en gomme certes quelques traits spécifiques mais en exalte la carrure « typique ». Une chose est en tout cas certaine, c’est que la tradition hermétique ici rapidement évoquée, et dont Goethe était on le sait imprégné, a de longue date dénoncé un trait spécifiquement humain – l’insatiable curiosité d’esprit – que la modernité va au contraire, comme l’a montré Blumenberg dans La Légitimité des Temps modernes, s’employer à légitimer, à développer et à valoriser14. Si l’attitude de Faust n’inaugure donc pas le possible divorce entre curiosité humaine et piété, en quoi innove-t-elle ?
10Car le Faust du Faustbuch ne tient aucun propos athée, et rien ne dit même qu’il ait cessé de croire en Dieu ! Il cherche par contre éperdument un allié à son désenchantement et à sa curiosité ; un allié qu’il compte bien utiliser et assujettir, et c’est là sa naïveté. Déjà potentiellement « diabolique » puisque séparatrice et profanatrice, cette curiosité-là ne pouvait que susciter l’apparition du Diable en la personne de Méphisto le négateur15. Non content de transgresser les interdits bibliques en pratiquant la magie, Faust s’est livré pieds et poings liés au Diable en prétendant un jour connaître de toutes choses l’Alpha et l’Omega : savoir ce que Dieu seul connaît, et comme il le connaît ! Le Spéculateur prend en cela le pas sur le Théologien, demeuré conscient que son savoir relatif aux choses de ce monde et à Dieu n’égalera jamais celui que Dieu a de lui-même et de sa Création. Cette différence, tout ésotérisme traditionnel lui aussi la préserve, tout en ménageant le passage entre les savoirs profanes et cette antichambre de la Gnose divine à quoi l’homme peut prétendre accéder. Mais en séparant Faust de Dieu, le pacte l’initie-t-il vraiment aux secrets de la Création ? C’est en « monnaie de singe » que paye Méphisto : idylles sans lendemain et déshonorantes, beuveries, voyages dans les airs... autant de bagatelles reprises avec brio par Goethe dans le premier Faust, où s’élargit la faille entre volonté de savoir et faillite d’un tel pouvoir ; où le drame faustien apparaît pour la première fois clairement placé sous le signe d’une impossible alchimie. Et si l’on se souvient qu’Hermès fut à la fois aux yeux des Anciens le Seigneur des limites – entre vie et mort en particulier – et le maître des métamorphoses alchimiques, il paraît difficile d’interpréter la transgression faustienne, et l’ensemble du mythe, en terme d’initiation hermétique.
11Une lecture attentive du Faustbuch montre en effet que le moment du pacte est accompagné d’une inversion parodique des symboles alchimiques : c’est dans un creuset – réceptacle traditionnel de la Matière philosophale – mais ici placé sur des charbons trop ardents pour n’en pas compromettre la lente maturation, que Faust laisse couler le sang avec lequel il s’apprête à signer le pacte. Surgit ensuite, peu après ladite signature, un cerf aux abois pourchassé par des chasseurs qui le tueront dans le poêle même de Faust, scellant ainsi la défaite de l’Esprit de Vie incarné par le cerf dans l’iconographie chrétienne et alchimique. Et quand renaissent des cendres un Lion et un Dragon – symboles classiques du Soufre vif et du Mercure philosophal – c’est le Dragon qui engloutit le Lion, et non le Lion verd qui renaît du Dragon mortifié, comme le veut la tradition16. S’il est difficile d’affirmer qu’il y ait là intentions explicites et didactiques, la signature du pacte est en tout cas assortie d’un bestiaire trop emblématique et d’une mise en scène trop évocatrice pour qu’il n’y ait pas là les indices au moins d’une inversion significative. Quels que puissent être ses bonheurs futurs Faustus – l’heureux, le prospère, le favorable, dit l’étymologie de son nom ! – semble pourtant condamné à changer l’or en plomb ; et c’est peut-être à ce titre qu’il deviendra pour les uns, abusés par les spectaculaires conquêtes du Titanisme moderne, l’incarnation de l’audace humaine ; et pour les autres le détenteur d’un savoir en effet secret quant au destin tragi-comique de l’homme moderne occidental qui, à l’image du Faust kierkegaardien, « ne peut se suicider, étant sa propre idée qui flotte au-dessus de toutes ses incarnations réelles »17.
12Telle est à mon sens la leçon la plus ésotérique du Faustbuch, donnant à penser que rien de ce qu’entreprendra Faust ne fructifiera vraiment, ne fera Œuvre à proprement parler. Et c’est sans doute pourquoi un historien de l’alchimie médiévale, W. Ganzenmüller, pourra d’un point de vue symétrique affirmer que « les alchimistes ne sont pas des natures faustiennes »18. Ils n’en ont en effet ni la curiosité impie, ni la démesure, ni la volonté de puissance illimitée. En ce sens Faust continue bien à incarner – par-delà le monde païen – la contradiction intime et déchirante entre une volonté de savoir en soi légitime compte tenu de l’inachèvement humain, et l’acceptation des limites séparant l’humain du divin. On comprend également mieux pourquoi l’alchimie fut, de tous les arts « magiques », le plus proche des préoccupations faustiennes et celui dont il se détourna avec un sentiment cuisant d’échec : « Regardez, voilà les débris de ses ustensiles d’alchimiste brisés en mille morceaux et piétinés dans son courroux ; quelle amertume que la mienne quand il le fit ! » déplore Wagner dans le Faust de Lenau19 ; et celui de Goethe ne voit dans l’antre de la sorcière où le conduit Méphisto qu’un répugnant bric-à-brac destiné à la plus vulgaire magie. Car Faust sait bien que la Nature, profanée par ses regards inquisiteurs, lui refuse l’accès aux secrets d’alchimie ; mais il sait aussi que tel était le seul art, l’Αrs Magna, dont il lui eût importé de déchiffrer les arcanes. Aussi ne s’en détourne-t-il pas, comme le feront les modernes, en raison du caractère chimérique de cette quête, mais parce qu’il se sait impuissant à en saisir l’esprit. En cela Faust ne peut être à part entière ni un homme de tradition en voie d’initiation, ni un héros foncièrement moderne discréditant d’autant plus fermement l’existence même d’un savoir ésotérique que s’estompent crainte et fascination relatives au franchissement des limites ; que secret et mystère cèdent la place au non encore connu, et que l’infini, l’inépuisable, s’effacent devant l’indéfini, le « mauvais infini » (Hegel). Si Faust était d’ailleurs un héros moderne, en quoi lui serait-il nécessaire de pactiser avec le Malin ? Il lui suffirait de jeter par-dessus bord tout l’arsenal de sa magie et de se convertir à la rationalité calculatrice ! Il lui suffirait de se dire résolument athée – comme le furent dès le XVIIIè siècle la plupart des matérialistes – pour abolir toute distinction entre l’humain et le divin. Aucun des héros de la modernité « éclairée » n’a d’ailleurs pris le risque d’une telle rencontre avec le Malin sinon, tel Mon Faust de Valéry, de façon distancée et sceptique : « C’est qu’il est de mon destin de faire le tour complet des opinions possibles sur tous les points, de connaître successivement tous les goûts et tous les dégoûts, et de faire et de défaire et de refaire tous ces nœuds que sont les événements d’une vie [...] cette vie ne sera achevée que je n’aie finalement brûlé tout ce que j’ai adoré, et adoré tout ce que j’ai brûlé »20.
13Car s’il n’est de drame faustien qu’avec le pacte, on ne peut faire de Faust un héros pleinement moderne qu’en envisageant l’hypothèse extrême : que l’existence et les œuvres de la modernité puissent être le fruit d’un comparable pacte et d’une aussi diabolique « magie » ! Hypothèse difficilement évitable dès lors qu’on ne souscrit pas à la vision naïve d’un Faust prométhéen, ou qu’on ne récuse pas purement et simplement l’existence d’un savoir ésotérique qui, faut-il le rappeler, fait signe dans trois directions au moins, convergentes en toute alchimie.
14Pas d’ésotérisme sans que soit avérée la possibilité d’un cheminement du dehors vers le dedans, vers un centre caché jouant le rôle de pôle d’orientation. La notion d’ésotérisme implique donc le passage de seuils, l’endurance d’épreuves sans lesquelles il n’est pas d’initiation. Elle présuppose aussi un étagement des plans de conscience et niveaux de réalité dont la « différence ontologique » est la seule trace, profane, conservée par la philosophie classique. Le savoir ésotérique ne se contente toutefois pas de refuser l’homogénéisation du réel puisqu’il offre aussi les moyens de relier et de renouer là où il avait d’abord dissocié, échelonné, diversifié. L’une des meilleures formulations de son activité reste à n’en pas douter le solve et coagula alchimique.
15L’ésotérisme peut également désigner la totalité d’un savoir secret et « premier » assimilé par certains – Guénon, par exemple – à une Tradition universelle et primordiale. Occulté dans et par le monde profane, et plus encore moderne, ce savoir demande à être reconquis par des initiations personnelles et collectives au moins autant que par l’observance de rites et autres solennités codifiés. Enfin, l’existence d’un tel dépôt et la possibilité de ce type de cheminement vers le dedans des « êtres » et du monde créé suppose que l’initiable s’engage dans un processus de transformation que ses caractéristiques apparentent la plupart du temps à une transmutation alchimique. L’initiable découvre alors qui il est vraiment, par-delà ses limitations existentielles, quelle est sa vraie nature, et l’ésotérisme se révèle puissamment réintégrateur après avoir été temporairement séparateur. Jean Servier parle à ce propos de « vision cachée du monde, de l’homme et de sa place dans le monde »21 ; et l’on donne souvent à une telle vision le nom de Gnose eu égard à la connaissance intégrale et salvatrice qui en est indissociable. C’est pourtant à Nietzsche, aussi peu clément à l’endroit du faustisme qu’hostile aux conventions traditionnelles, que l’on doit l’une des plus justes évocations de ces « racines du Ciel » : « La pensée exotérique et la pensée ésotérique, que les philosophes distinguèrent toujours en Inde, en Grèce, en Perse, dans les pays musulmans, partout, en un mot, où l’on croyait à une hiérarchie et non à l’égalité des droits, ces deux pensées ne se séparent pas tant en ce que le philosophe exotérique reste dehors et voit, évalue, mesure, juge les choses de l’extérieur ; le point principal est que celui-ci regarde les choses de bas en haut, tandis que le penseur ésotérique les considère de haut en bas »22.
16Entre dehors et dedans, haut et bas, gauche et droite, se déploie la cartographie secrète de l’âme et de l’esprit, minutieusement décrite par les grandes traditions spirituelles conscientes des dangers auxquels sont confrontés les explorateurs de ces terrae incognito, désormais inaccessibles aux modernes pour qui l’espace n’est que res extenso. C’est entre ces points cardinaux spirituellement désaffectés – simples balises dans un espace lui-même banalisé ! – que va pourtant se dérouler le drame faustien à propos duquel j’ai parlé dans Philosophie de l’alchimie de « mise en abîme de l’ésotérisme », par Goethe d’abord puis par Th. Mann dont le Docteur Faustus est bien en effet « l’achèvement du mythe de Faust » (A. Néher) et le seul scénario qui rende après Goethe crédible l’existence d’un ésotérisme moderne : cet oxymore déchirant, à l’image des deux âmes qui tressaillent dans une seule et même poitrine ! Car l’ésotérisme ne fait plus figure de réserve de sens préservée de toute profanation ; il n’est plus un autre savoir, demeuré indemne, ni la face obscure, secrète du savoir ordinaire, mais une faille entre savoir et vie, un abîme ouvert au cœur même du savoir et de la foi, et dont Faust va chez Goethe tenter de s’émanciper par un saut dans la magie, diabolique il s’entend, à défaut d’avoir pu rester naturelle : « Il ne me reste qu’à me jeter dans la magie. Oh ! si la force de l’esprit et de la parole me dévoilait les secrets que j’ignore, et si je n’étais plus obligé de dire péniblement ce que je ne sais pas ; si enfin je pouvais connaître tout ce que le monde cache en lui-même, et, sans m’attacher davantage à des mots inutiles, voir ce que la nature contient de secrète énergie et de semences éternelles ! »23.
17Est-il assez clair que ce qui désespère Faust – ce mutisme d’une Nature insaisissable – est justement ce à quoi consent l’homme moderne, épris de régularités observables ? A aucun moment ne vient à l’esprit de Faust qu’il ait à choisir entre Tradition et modernité, ou entre matérialisme et spiritualisme, comme le suggère A. Néher comparant les figures de Faust et du Maharal de Prague et parlant à leur propos d’« hommes limites, frontaliers de l’esprit, déchirés entre la méditation du mystique et l’occultisme du mystagogue ; entre la science et le charlatanisme ; entre la recherche du Paradis perdu dans le breuvage de Jouvence et la torture de l’échec au seuil du Néant ; entre la fascination de l’Absolu et le heurt brutal contre la contingence du Réel »24. Faust ne serait-il qu’un idéaliste vaincu par la trivialité mondaine ? Or là n’est plus la faille, et pas davantage sans doute dans la conception quelque peu « bourgeoise » de l’ésotérisme supposée avoir été celle de Goethe. Dans sa célèbre conférence « Sur le Faust de Goethe », Th. Mann affirme en effet que « la conception que Goethe avait de l’art et de la vie de l’esprit en général était au fond ésotérique ». On a toutefois peine à admettre que le fondement « ésotérique » de la vision goethéenne n’ait consisté qu’en « une sage distinction entre la sphère de la vie de société et celle de la vie de l’esprit », comme le précise peu après Th. Mann25. Cette sage bipartition apparaît certes dans le premier Faust où Goethe se livre à ce constat somme toute assez classique et un rien désabusé : « Le peu d’hommes qui ont su quelque chose, et qui ont été assez fous pour ne point garder leur secret dans leur propre cœur, ceux qui ont découvert au peuple leurs sentiments et leurs vues, ont été de tout temps crucifiés et brûlés »26.
18Soit ! Mais en enrôlant sous la même bannière tous ces imprudents devenus malgré eux martyrs, Goethe pensait-il en particulier à Faust dont la volonté de savoir défie autant la discipline traditionnelle de l’arcane que le prosélytisme moderne en matière de diffusion du savoir ? C’est donc davantage en bourgeois élitiste et avisé que parle ici Goethe qu’en Naturphilosoph et en hermétiste. S’en serait-il d’ailleurs tenu à cette vision assez conformiste de l’ésotérisme qu’il n’eût sans doute pas fait de l’écriture des deux Faust la grande affaire de sa vie : « Ce n’est pas Goethe qui a fait le Faust, mais c’est la composante Faust qui a “fait” Goethe », disait même C. G. Jung27.
19Sans expliciter l’emploi de ce terme, Goethe parle d’ailleurs de Faust comme d’une tragédie ; et la mise à distance du drame – né du simple affrontement des contraires – a sans doute quelque chose à voir avec l’ésotérisme faustien. Hegel voyait on le sait dans le premier Faust – le seul qu’il ait jamais lu – « la tragédie philosophique absolue » : celle d’une subjectivité impuissante à découvrir la moindre médiation entre son auto-affirmation conquérante et son désir non moins puissant de penser et de vivre l’Absolu28. Que Faust ait été en cela un héros « moderne » est indéniable ; mais Hegel, très critique à l’endroit des ambitions hégémoniques de l’Aufklürung, s’est bien gardé d’ériger ce déchirement en légitimation d’une modernité auto-référente et auto-proclamée ; et une analyse détaillée du premier Faust montrerait la pertinence de cette formulation hégélienne, aisément transposable en terme d’ésotérisme : plus s’accroît le savoir objectif de Faust, plus s’étend sa domination sur les êtres et les terres (second Faust), et plus lui devient opaque son être même, coupé des sources vives dont la Nature, comme pour mieux le narguer, lui donne à contempler le dynamisme occulte et la non moins secrète jubilation : « Comme tout se meut dans l’univers ! Comme tout, l’un dans l’autre, agit et vit de la même existence ! Comme les puissances célestes montent et descendent en se passant de main en main les seaux d’or ! Du ciel à la terre, elles répandent une rosée qui rafraîchit le sol aride, et l’agitation de leurs ailes remplit les espaces sonores d’une ineffable harmonie »29.
20Que Wagner ait cru reconnaître dans le monologue désabusé de son maître le ton d’une tragédie antique est donc une méprise significative. A l’énigme de la Sphinge, Œdipe avait jadis apporté la réponse adéquate, sans parvenir pour autant à enrayer la mécanique destinale et tragique qui devait le broyer, mais sans pactiser non plus avec cette figure du secret qu’était chez les Grecs le destin. Qu’importe, puisque c’était voir clair qu’il voulait ! A ses questions par contre, Faust ne recevra que des réponses parodiques, aggravant la distance et l’opacité du rapport de soi à soi qui caractérise à mon sens cet étrange hybride qu’est l’ésotérisme moderne : une forclusion sémantique d’autant plus tragique qu’elle est la réponse ironique à une volonté de savoir aussi arrogante que pathétique. Or, c’est bien d’Apocalypse – au sens premier de Révélation – que rêvait Faust commentant le prologue de l’Evangile de Jean-, mais c’est d’action et d’activisme (Tätigkeit) qu’il devra se contenter en guise d’antidote à sa mélancolie.
21Tous les ingrédients empruntés par Goethe à la tradition hermétique et alchimique, et placés à point nommé sur le chemin de Faust, vont dès lors faire figure de pierres d’achoppement à l’aune desquelles peut être évalué l’écart le séparant de la Nature infinie et de la dignité humaine à laquelle il aspire qu’est-ce qu’être un homme et se sentir tel ? En filigrane de l’activisme faustien perdure la question qui fait de Faust, et de Hamlet, les deux héros d’une humanité en berne, orphelins de tout grand dessein hors celui de peindre le monde aux couleurs de leur mélancolie. Ni Homonculus dans le premier Faust, ni Euphorion dans le second Faust, ne sont des créatures viables ; et les noces de Faust et d’Hélène, rêvées plus que vécues, ne sont qu’une pâle réplique des fameuses « Noces chymiques » scellant la coïncidentia oppositorum alchimique. De sa descente au Royaume des Mères – l’un des épisodes les plus mystérieux du second Faust – quel enseignement Faust a-t-il été capable de rapporter, qui puisse donner sens à son activisme forcené ? On chercherait donc en vain dans les deux Faust la trame continue d’un scénario initiatique comme on en trouve dans toutes les grandes traditions spirituelles30 ; ou plutôt les bribes de ce scénario ne servent à Goethe qu’à resserrer autour de son héros le piège qu’il a fait sien, et c’est en désespéré, et non en initié, que meurt Faust : celui de Goethe tout comme celui de Th. Mann, le seul à vraiment relever le défi d’un ésotérisme moderne, infiniment plus subtil et pervers que celui, encore ingénu, des deux Faust de Goethe. Un pas de plus est en effet franchi dans ce roman terrible et fascinant où se jouent les rapports, destructeurs et créateurs, de l’humanisme et de la barbarie. La dualité faustienne n’y est plus simplement exacerbée mais pervertie en ambiguïté : entre musique céleste et sensualité terrestre, entre cérébralité et animalité, magie et théologie, comment désormais distinguer ce qui revient au Diable et ce qui appartient de plein droit à Dieu ? Partout l’équivalence et la réversibilité des signes parodient à s’y méprendre la vieille loi hermétiste d’analogie !
22Un autre chapitre de l’histoire de l’ésotérisme commence avec ce récit d’une damnation éminemment moderne en ce que l’ordre, l’intelligence éprise de symétrie, la rationalité calculatrice, ne protègent plus du démoniaque mais à l’occasion l’abritent et lui permettent de propager clandestinement son œuvre extravagante et destructrice. Expression de l’intellectualité moderne coupée de toute Terre, la musique dodécaphonique est ici le vase clos où s’effectue cette inquiétante « alchimie », marquée du sceau d’un double secret : c’est dans sa chair, contaminée par la syphilis, que Leverkühn scelle le secret de sa vie ; et c’est dans sa musique qu’il scelle ensuite le nom d’Esmeralda, initiatrice de sa création et de sa maladie. La teneur du pacte on le voit ne change guère puisqu’il s’agit toujours ici de vendre son âme au Diable, pour quelques années de création marquées par le génie. Ce qui a changé, c’est que cette tractation est présentée comme la seule issue offerte au créateur moderne : « Nous sommes au temps où il est devenu impossible d’accomplir une œuvre par des voies vertueuses régulières, en se servant de moyens licites. L’art est désormais devenu impraticable sans l’aide de Satan et le feu infernal sous le chaudron », déclare à la fin du roman Leverkühn dans une sorte de confession-testament31.
23Or les Anciens savaient déjà, et nombre de créateurs après eux, en quelle troublante proximité se tiennent le démoniaque et le démonique ; et que l’extraction des forces vives nécessaires à la création impose souvent cette apparente compromission. Mais là où Nietzsche par exemple, plus que tout autre conscient de ce défi, faisait encore pleinement confiance à l’esprit de Vie32 – fût-il celui de la tragédie ! –, Th. Mann en proclame la défaite sur fond de barbarie nazie. Car en s’inoculant volontairement le mal, Leverkühn n’avait en fait d’autre choix que d’en transmuer le poison ou de sombrer tôt ou tard dans la folie. Mais la possibilité de choix subsistait-elle dès lors qu’il y eut pacte avec le Malin ? Les dés étaient donc pipés, et la cérébralité glacée du génial compositeur ne sera en rien guérie, mais aggravée, par le côtoiement du « feu » qui aurait pu l’humaniser. Destitué de son rôle de garde-fou contre le démoniaque, l’humanisme classique ne retrouve ses lettres de noblesse qu’à travers le regard compatissant de S. Zeitbloom, offrant sa propre vie en sacrifice pour qu’advienne la compréhension du « mystère d’iniquité » dont il fut le témoin sidéré, mais attendri par le destin funeste de son ami. Tout n’est donc pas irrémédiablement corrompu, laisse entendre Th. Mann dans ce « Roman-monstrum », puisque perdure ainsi le sens du mystère, inséparable de certaine simplicité de cœur et d’esprit.
24Esotérique, le savoir d’inspiration faustienne ne peut donc l’être par sa seule technicité, par une scientificité incompréhensible au commun des mortels, et pas davantage par sa conformité à un héritage traditionnel. Entre l’image d’Epinal d’un Faust mage et alchimiste comme on a pu l’être au Moyen Age, et celle de l’intellectuel moderne délivré de tout obscurantisme, la légende de Faust a tissé une autre toile : celle d’un « ésotérisme moderne » tout à la fois démoniaque, tragique et pathétique, imposant qu’on accole ces deux vocables à première vue incompatibles au prix, il est vrai, d’une distorsion de sens ironique : éprise de clarté, la modernité devenue faustienne ne peut que secréter une nouvelle gangue d’opacité où se perd la subjectivité en quête d’elle-même et de vérité ; voué à préserver le secret, cet ésotérisme-là n’accède à la modernité qu’en étalant au grand jour ce qu’il était censé dissimuler, et le regard faustien domine d’autant mieux ce monde de dupes qu’il l’a, au mépris de toute sacralité, homogénéisé et violenté.
25Ainsi les quatre Figures emblématiques apparaissant à la fin du Second Faust de Goethe – famine, dette, souci, détresse – pourraient bien être les quatre cavaliers d’une prochaine Apocalypse, manifestation dernière du Titanisme faustien et de la « mise au secret » de l’humanitas, confisquée par le pacte avec la technique. En intégrant la fable du Souci à Sein und Zeit33. Heidegger montrait indirectement, sans jamais nommer Goethe, qu’il reprenait implicitement une tâche de pensée marquée au fer rouge par le faustisme : « Le Faust donne corps à l’exigence absolue qu’oppose l’esprit planificateur à tout l’acquis d’une longue croissance organique et morale : la culture ancienne », concluait pour sa part E. Jünger dans sa méditation sur le sort tragique de Philémon et Baucis34 dont la mort sonnait déjà chez Goethe le glas de l’humanisme. Confrontée à ce que le poète Y. Bonnefoy nomme « un épuisement faustien du possible »35, la post-modernité a-t-elle au fond d’autre choix, et d’autre chance de survie, que de se réapproprier cet art intemporel du mûrissement secret ?
Notes de bas de page
1 Cf. F. BONARDEL, Philosophie Je l’alchimie – Grand Œuvre et modernité, Paris, PUF, 1993, p. 185-206 et Dictionnaire critique de l’ésotérisme (sous la direction de J SERVIER), Paris, PUF, 1998.
2 Cf. sur ce point F. BONARDEL, L’Irrationnel, Paris. PUF. 1996.
3 N. LENAU, Faust, Paris, Aubier/Montaigne, 1971, p. 77.
4 F. NIETZSCHE, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1977 (t. I, p. 122) et 1978 (t. XII, p. 36).
5 E. BLOCH, Le Principe Espérance, Paris, Gallimard, 1991, t. III, p. 115-129.
6 Edité par Spiess en 1587, puis par Widman en 1599, le Faustbuch ne connaîtra pas moins de 22 rééditions entre 1587 et 1598. Il est cité ici dans la traduction française de J. Lefevre, publiée à Lyon en 1970.
7 Faust est censé avoir, entres autres villes, séjourné à Prague où sa maison présumée est aujourd’hui encore visible. Pour plus de détails, cf. D.Z. BOR, Doctor Faustus in Prague et J. TELLE, The Testimony of Doctor Faustus’s flouse, dans Opus Magnum, Praha, Trigon, 1977, p. 298-299.
8 L’usage du mot mythe à propos de la légende de Faust et de ses avatars historiques et littéraires est sujet à discussion dans la mesure où il s’agit là d’une production imaginaire collective relativement récente, et d’une Figure sans ancrage traditionnel vraiment authentifiable. Néanmoins, la persistance de cette légende au cours des siècles, et la « vitalité auto-engendrante du thème de Faust » (G. Steiner), autorisent à y voir l’un des rares mythes élaboré par l’Occident moderne, voire « le mythe de l’homme moderne » (A. Neher).
9 Alchimie, textes alchimiques allemands traduits et présentés par B. Gorceix, Paris, Fayard (Documents spirituels), 1980, p. 140.
10 De Homini dignitate (De la dignité de l’Homme), dans Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, 1980, fragment XXIII, § 31-37.
11 Histoire du Docteur Faust (Faustbuch), op. cit., p. 57
12 Corpus Hermeticum, t. IV, Fragments extraits de Stobée, Paris, Les Belles Lettres, 1980, fragment XXIII, § 31-37.
13 ID., § 45.
14 H. BLUMENBERG, La légitimité des Temps Modernes, Paris, Gallimard, 1999. Cf. en particulier : Justifications de la curiosité d’esprit comme préparation de l’« Aufklarung », p. 433 et svtes..
15 Th. MANN disait de Méphisto qu’il était « l’auto-correction ironique du titanisme juvénile de Goethe », ajoutant : « Le nom est tiré du vieux livre populaire et de la démonologie. Se rattache-t-il à méphitique, soufré, qui empeste ? En tout cas, c’est un rapprochement que l’on fait volontiers, car il s’agit d’un sale individu, d’un malpropre de grand style, porté à l’ironie dans sa saleté et par elle » (Noblesse de l’esprit, Paris, Albin Michel, 1960, p. 105).
16 Pour plus de détails sur cette question, cf. F. BONARDEL, Philosopher par le feu. Anthologie de textes alchimiques occidentaux, Paris, Seuil, 1995.
17 S. KIERKEGAARD, Journal, Paris, Gallimard, 1963, t. I, p. 104.
18 L’Alchimie au Moyen Age, Paris, Aubier/Montaigne, 1939, et Verviers, Marabout, 1974, p. 180.
19 N. LENAU, Faust, op. cit., p. 103.
20 P. VALERY, Mon Faust (ébauches), Paris, Gallimard. 1946, p. 30.
21 J. SERVIER, Avant-propos au Dictionnaire critique de l’ésotérisme, op. cit., p. VII.
22 F. NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, dans Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 49, § 30.
23 J.W. GOETHE, Premier Faust, trad. fr. de G. de Nerval, Paris, Garnier, 1969, p. 35.
24 A. NEHER, Faust et le Maharal de Prague. Le Mythe et le réel, Paris, PUF, 1987, p. 33.
25 Th. MANN, Noblesse de l’esprit, op. cit., p. 83.
26 J. W. GOETHE, Premier Faust, op. cit., p. 41.
27 C. G. JUNG, Problèmes de l’âme moderne, Paris, Buchet-Chastel, 1976, p. 348.
28 G. W. F. HEGEL, Esthétique, Paris, Flammarion, 1979, t. IV, p. 292.
29 J. W. GOETHE, Premier Faust, op. cit., p. 37.
30 Que l’alchimie fasse dans les deux Faust de Goethe figure de paradigme incontournable est une chose ; mais que l’on cherche à retrouver dans le cheminement chaotique de Faust un véritable processus de transmutation est par contre une interprétation plus contestable : celle de Y. CENTENO par exemple qui, s’inspirant des analyses consacrées par C. G. Jung à Faust, soutient dans un article sur L’Alchimie dans le « Faust » de Goethe que « le parcours de Faust apparaît vraiment comme un parcours alchimique », dans Cahiers de l’Hermétisme Faust, Paris. A. Michel, 1977, p. 127-144. On a en effet peine à croire que le happy end clôturant le second Faust ait été dans l’esprit de Goethe l’apothéose d’un Opus Magnum. Deux ouvrages ont été par ailleurs consacrés aux rapports de Goethe et de l’alchimie : celui de R. GRAY. Goethe, the Alchemist, Cambridge, Cambridge University Press, 1952, et celui d’A. RAPHAEL, Goethe and the Philosopher’s stone, London, 1955.
31 Th. MANN, Le Docteur Faustus, Paris, Albin Michel, 1950, p. 628.
32 La manière dont Nietzsche pense les rapports santé/maladie est en effet très proche de la logique selon laquelle les alchimistes convertissaient le poison en thériaque. On pense bien sûr à l’aphorisme de Zarathoustra : « De tes poisons tu as extrait un baume », mais également à nombre de fragments où Nietzsche réaffirme de façon paradoxale l’utilité de la maladie en vue de l’acquisition de la « grande santé » dionysiaque : « La maladie est un puissant stimulant. Seulement il faut être en assez bonne santé pour la maladie » (Fr. NIETZSCHE, Fragments posthumes, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1978, t. XII, p. 282.
33 La filiation entre le § 42 de Sein und Zeit et la fin du second Faust de Goethe est avérée par l’existence de l’essai de K. BURDACH, Faust und die Sorge consulté par Heidegger, pour qui cette fable (le Souci traverse le fleuve) est une « auto-explicitation du Dasein » et un témoignage pré-ontologique de ce à quoi l’analytique existentiale est censée restituer sa portée ontologique.
34 E. JUNGER, Les Nombres et les Dieux et Philémon et Baucis, Paris, Christian Bourgois, 1995, p. 170.
35 Y. BONNEFOY, L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1980, p. 251.
Auteur
Université de Paris I – Sorbonne
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