Un Faust en Italie
p. 233-245
Texte intégral
1En 1868, un jeune Italien, Arrigo Boito1, présomptueux à en croire les témoignages de l’époque, écrit un livret complexe, révolutionnaire du point de vue métrique et structurel, qu’il publie comme œuvre autonome quelques mois avant la première, un fait absolument singulier pour un livret. Ce livret présente même les deux parties du Faust de Goethe – rappelons que Gounod se limite au seul épisode de Marguerite du Faust I. Boito compose aussi la partition, également acclamée avant la première comme exemple de la musique de l’avenir, apparemment influencée par Wagner, une fantomatique alternative à la musique lyrique traditionnelle des Rossini ou Verdi. Et comme si cela ne suffisait pas, Arrigo Boito eut aussi le courage de s’improviser metteur en scène et directeur d’orchestre. Le spectacle connut un échec retentissant.
2Le fiasco était dû à plusieurs éléments. Le battage publicitaire, nourri par la prépublication du livret, les circonstances de la production même du spectacle et les débats poétiques entre « avveniristi », « scapigliati » et les traditionalistes créèrent des attentes démesurées par rapport aux possibilités poétiques du jeune homme2. La Scala de Milan était en pleine crise économique. L’orchestre avait du mal à jouer la partition. Les chœurs, enfin, n’eurent pas le temps d’apprendre leurs pièces...
3Mais à côté de ces aspects relevant des aléas de la production d'un opéra, d’autres éléments ont contribué au fiasco : les critiques de l’époque constatent tous l’absence de mélodie et la longueur excessive de l’œuvre, ce qui en Italie était signe de wagnérisme, considéré peu italien et donc peu patriotique. En outre, le livret était fort novateur et suscitait nécessairement des attentes démesurées3.
4Le mythe de Faust n’a guère eu de succès dans les pays européens qui bordent la Méditerranée. Leur mythe fondamental est surtout celui de Don Juan4 Faust, par contre, est typique des pays germaniques et de la France5. Ce clivage pourrait surprendre puisque ces deux mythes de la modernité sont liés à l’image et à la condition de l'homme occidental qui veut briser les frontières, s’affranchir des conditionnements – mais ils ont rapport, aussi et surtout, au thème de la connaissance, ce qui étonne si l’on pense au stéréotype de Don Juan, en apparence moins « riche » et intéressant par rapport à celui de Faust6.
5L’obsession de la recherche érotique, l’acte sexuel anancastique, la frustration continuelle qui en dérive, l’inutile chasse au bonheur, à l’autre, au différent – l’acte sexuel reste pourtant toujours le même – ont tôt été interprétés comme des clés de connaissance le passage suivant des Mémoires de Casanova, un des nombreux Don Juan en chair et os du XVIIIème siècle, est éloquent. Après avoir séduit une énième jeune fille, Casanova révèle au lecteur : « Il me semblait pour la première fois que je touchais à l’arbre précieux de la science et que jamais je n’avais goûté de fruit aussi savoureux »7. Et Faust, de son côté, poursuit aussi le bonheur érotique : pensons à l’épisode de Marguerite ou de Hélène.
6On peut se demander pourquoi l'Italie n’a pas été attirée par Faust – chose qu’il est difficile d'expliquer sans tomber dans des lieux communs. Le faustien – l’image d’un savant qui veut tout connaître – n’est pas étranger à la littérature italienne du dix-neuvième siècle, il en constitue même une topique : il apparaît surtout vers la deuxième moitié du siècle dans les nouvelles des Scapigliati et des véristes. Ce type de nouvelle présente souvent un savant allemand8 confronté à un problème (parfois même inexistant) qu'il veut résoudre sans y parvenir, ou un savant allemand ou autrichien garant de la véracité d’une histoire paranormale ou extraordinaire – mais plus souvent encore, dans ce type de nouvelle – qu’on relise Un corpo de Camillo Boito, le frère aîné d’Arrigo – le savant devient le détenteur d’un savoir positif qui détruit le monde de l’imagination et de l’art qui y trouve son fondement, tout en se moquant du peuple qui y croit encore9. Les nouvelles italiennes se plaisent à parodier les textes cisalpins et préfèrent substituer à la conclusion « ouverte », paranormale, un dénouement démystifiant10. Même aujourd’hui, nous notons une certaine distance humoristique par rapport à ce mythe11. C'est dans ce contexte que naquit le Mefistofele.
7Il n’est point étonnant, compte tenu de ces observations, que les critiques se penchent sur l'« italianité » ou la « non-italianité » du texte. Les multiples critiques et commentaires qui nous sont parvenus12 sont révélateurs. Apparemment, personne n’a lu le texte de Goethe13, et pratiquement personne ne parle des contenus du Mefistofele. Un seul critique bafouille quelques lignes à propos d’une opposition entre idéal et réalité – opposition trop compliquée et « fumeuse » pour être représentée en scène. Mais ce qui est encore révélateur, ce sont les critiques qui touchent directement et indirectement Goethe. Voici les observations de Rovani, le père spirituel des scapigliati, qui critique avant tout l’absence d’idées musicales : « E’ a parer nostro, merito grandissimo del libro di Boito di aver saputo fondere con vera potenza di concentrazione in una pasta unica il duplice Faust, dandogli equilibrate proporzioni, e rendendolo accessibile alle forme musicali. Diciam accessibile, perché ad onta di chi recisamente nega codesto, noi crediamo, che pur senza cangiar nulla, e pur conservando alcune insopportabili stranezze e inutili tentativi e l’impossibile esametro fatto italiano, e la ridicola assurdità dei metri a forma geometrica, se le idee musicali fossero venute in coro numeroso a far visita al giovane autore, tutto s’appiana... »14.
8On entrevoit déjà ici l'une des critiques adressées à Goethe : les « insopportabili stranezze », c’est-à-dire les insupportables étrangetés, quoique Boito ait su « concentrer » et « équilibrer » les deux Faust de Goethe. La critique du « Politecnico » reprend des arguments similaires : « Corne opera letteraria, il Mefistofele è più che un errore, è un assurdo...Ma è l’argomento, è il concetto, è tutta la forma, tutto l’indirizzo di arte onde il Mef. è frutto, che esigono dalla sana critica una inesorabile sferza, affinché non sorga nel paese in cui fu scritta l’Eneide, nella città dove si pubblicarono i Promessi Sposi e il Mattino, una scuola letteraria capace di far ripetere al vecchio Orazio Romani tollent equites, peditesque cachinum. Crede davvero il Boito, che in Italia possa attecchire una letteratura fondata su cio che ha di più malato e di più stravagante il delirio delle fantasmagorie. Crede che risponda ai sentimenti, alle passioni, ai bisogni intellettuali delle nostre popolazioni un teatro, i cui personaggi siano il diavolo, una strega, un folletto, le sirene, i serafini e il padre Eterno ? »15.
9Dans la « Perseveranza » F. Filippi loue Boito, mais critique Goethe parce qu’il ne serait pas capable de donner assez de place au grand élément du drame qui est le cœur, la passion, et avec le cœur et la passion, l’action vive, pérenne, pressante. Il termine en constatant que « Leggendo il libretto, m’ero già persuaso che ci fosse scarsezza d’azione, di dramma, e soverchia abbondanza di metafisicherie »16. R. Paravicini constate que : « La mente del signor Boito si è innamorata di tutto quanto hanno di più strano le menti germaniche, e cosa singolare per un italiano, il signor Boito ha molta attitudine a riprodurle e a riprodurle con tinte più risentite dell’originale. Da qui l’orditura del Mefistofele il quale non è che l’estratto delle stranezze di Goethe [....] »17.
10A propos d’Amleto, un livret intéressant basé sur le Hamlet de Shakespeare, le même auteur dit : « Il signor Boito, forte e colto mgegno, è un ammiratore di tutto quanto havvi di più strano e di più eccentrico nella letteratura tedesca e inglese. Corne ha già dato prove nel Mefistofele e altri suoi lavori poetici, egli si compiace volare tra le nebbie. Parla talvolta un linguaggio stravagante, e guai al lettore che non sappia seguirlo nel suo periglioso viaggio [...] »18.
11La plupart des critiques n’essayent même pas de parler des contenus, tout au plus de la complexité formelle du livret, et des « métaphysiqueries » absurdes, imputables, on le sait, à ces esprits fous germaniques... Le texte de Goethe est bizarre, étrange, comme, on l’a vu, ceux de Shakespeare. En 1868, le romantisme européen n’a pas encore été compris, accepté en Italie, même parmi ceux qui aujourd’hui sont considérés comme des romantiques. En d’autres mots, ce n’est qu’à travers un filtre « réaliste » et « historique » très sélectif que le romantisme d’un Gautier, d’un Poe ou d’un E. T. A. Hoffmann est reçu en Italie19.
12On se plaint de l’absence d’une structure téléologique, l’absence de l’unité d’action, de temps et de lieu, le fait qu’on raconte toute une vie dans Faust... L’extrait suivant, bien que positif en apparence, souligne donc l’effet perturbant de l’absence des trois unités, ce qui pourrait étonner tous ceux qui ne connaissent pas la culture italienne de l’époque : « Ad un lavoro fantastico non potevano adattarsi le convenzioni volgari d’ogni scena lirica. Il signor Boito, che [...] si è emancipato da alcune leggi tradizionali, e lasciò assai lontani Aristotele, Quintiliano, Orazio e tutti i grandi legislatori delle opere dell’ingegno obbedendo alla natura del soggetto prima che alle regole dell’arte classica, l’autore ha fatta prova di un coraggio, che noi non osiamo biasimare, e che per sé solo è una lode... »20. Et à un niveau thématique, on se plaint de la présence du surnaturel, même de Dieux — ce qui est d’ailleurs inexact. Dans Mefistofele, Dieu n’apparaît pas il s’agit justement d’une modification importante que Boito apporte à la variante de Goethe dont on parlera plus loin.
13Par la suite, Boito remania son œuvre : il l’écourta et ajouta quelques airs, donc des éléments traditionnels plus mélodiques pour rencontrer les critiques formulées21. L’étude des livrets nous permet d’entrevoir les effets de ces modifications. Voici la liste des scènes des deux livrets :
Mefistofele | le Mefistofele revu |
Prologue au théâtre | |
Prologue au ciel | Prologue au ciel |
Le dimanche de Pâques (Vor dem Tor) | Le dimanche de Pâques |
Le pacte | Le pacte |
La synthèse des deux scènes au jardin | La synthèse des deux scènes au jardin |
Le sabbat romantique | Le sabbat romantique |
La prison | La prison |
Faust à la cour | |
Le sabbat classique | Le sabbat classique |
La bataille | |
La mort | La mort |
14Une brève analyse des scènes qui ont résisté au remaniement révèle qu’elles ont souvent été écourtées, abrégées.
15La deuxième version du Mefistofele vit le jour à Bologne, une ville notoirement ouverte et favorable aux innovations. A partir de ce moment, le Mefistofele devint un des opéras les plus joués et repris dans le monde entier, Italie incluse, avant de tomber dans les oubliettes dans les années vingt.
16Or, le Mefistofele de Milan (1868) avait été conçu comme une œuvre révolutionnaire – l’échec était donc programmé et voulu par Boito. Mais les réactions que nous avons lues étaient très sommaires. Il est vrai, comme je l’ai démontré ailleurs, qu’il existe vraiment un problème poétique dans cette œuvre, problème qu'on pourra retrouver dans Falstaff et Otello et que j’appellerai l’autonomisation du livret. Au temps de Métastase, de Cammarano et de Piave, un livret était parfaitement « lisible » structurellement : il nous indiquait exactement la forme de la partition et déterminait donc le travail du compositeur (ce qui explique pourquoi les compositeurs devaient parfois demander des modifications – Verdi était connu pour ses demandes). Le livret de Boito, un feu d’artifice formel, promet un traitement musical novateur. Mais cette promesse ne sera pas tenue. Certes, sa musique diffère de la koinè musicale italienne de l’époque, mais la relation entre musique et texte n’est que rarement novatrice. En réalité, le livret est devenu une entité qui à elle seule constitue maintenant une œuvre d’art complète et qui peut être lue comme une œuvre autonome, comme un livret soumis aux volontés de la musique ou comme une partenaire à part égale dans le spectacle-opéra qui en dérive.
17Or, essayons d’aborder l’échec de cet opéra d’un autre point de vue. Le Mefistofele n’est-il vraiment rien qu’une traduction-réduction d’un chef-d’œuvre, comme il était d’usage à l’époque ? Nous avons déjà noté que le livret ne suit pas du tout les règles du jeu. Présenter les deux parties du Faust était déjà en soi un acte iconoclaste. Néanmoins, l’incompréhension de cette œuvre n’est-elle pas due aussi à des problèmes conceptuels, et donc à des contenus particuliers intégrés par Boito ? Choisir de transposer à l’opéra les deux Faust est d’ailleurs en tant que tel significatif. La longueur et la complexité dépassent les limites de la grammaire traditionnelle du livret. Que Boito ait choisi une telle démarche inouïe révèle qu’il ne peut s'agir que d’une agrammaticalité nécessaire pour montrer l’autre, ce qui est au-delà de la convention22.
18Un aspect perturbant concerne la rédemption de Faust, dont j’ai parlé ailleurs. Pourquoi Faust est-il sauvé23 ? Chez Boito, le savant devient un personnage terne, opaque, et surtout égoïste. Rien ne permet de découvrir un trait positif dans son comportement, tout à l’opposé de ce qui se passe chez Goethe. Ce sont justement les modifications apportées à la fin du deuxième Mefistofele qui nous renseignent sur le projet de Boito, et qui ne relèvent donc pas seulement d’une tentative pour rendre son opéra plus acceptable et plus italien24.
19Les livrets de Boito ne constituent jamais une simple imitation/réduction d’un drame ou d’un épisode d’un roman. Chaque texte, qu’il s’agisse du Mefistofele, de l’Amleto, de l’Otello ou du Falstaff, comporte une nouvelle lecture/interprétation que je nommerais mythique. Boito se sert des hypotextes pour les ré-interpréter, pour en tirer des conclusions propres à lui-même et à son temps. Les changements et les omissions sont donc toujours fonctionnels, voulus, générateurs de sens, et n’ont rien à voir avec les effets dus à la banalisation fréquente des réductions, tels qu’on les observe dans maints opéras. La modification la plus importante, et peut-être la moins visible, prend place à la fin de l’œuvre. Dans la version de Goethe, on nous présente un personnage qui doute de l’utilité, y compris sociale, de la science, de la recherche et de l’enseignement, un personnage, qui comme son père, a aidé le peuple en des temps d’extrême nécessité. Ce doute est purement subjectif, ses élèves et le peuple le tiennent en grande considération (cf. la Szene vor dent Tor). Ce sceptique, qui a étudié et donc « surtout » reçu (i.e. passivement), et qui maintenant veut agir, devenir sujet, qui ne veut plus se contenter de ce qu’il a obtenu, vend son âme au diable pour expérimenter son individualisme réprimé et vivre ce qui dépasse les facultés humaines. Mais tout ce qui lui apparaît comme la conséquence de sa volonté et de ses ordres est fruit de la manipulation de Mefistofele. Faust, le sujet apparent, n’est rien d’autre qu'un objet du désir du diable : ses actions, ses conquêtes ne sont que des illusions, des chimères, qu’elles aient lieu dans la réalité ou dans le monde des mythes. Même à la fin, quand il s’aperçoit que sa vie égoïste n’a pas tenu ses promesses, que l’individu ne peut pas s’épanouir s’il n’aide pas les autres, s’il ne dédie pas sa vie au peuple, il ne comprend pas que Mefistofele continue à dévier ses propos les lémures, sur ordre de Mefistofele, creusent la tombe de Faust, et non des canaux d’irrigation. Le pacte était donc inutile pour Faust il ne peut pas l’« exploiter » pour imposer le bien, comme c’est le cas dans de nombreuses légendes où le malin est en fin de compte « coincé » par un être humain astucieux : Faust est sauvé, mais Marguerite et sa famille perdent la vie. l’empereur incompétent reste au pouvoir. Philémon et Baucis sont assassinés.
20Arrigo Boito réécrit surtout cette partie : tout ce que Faust expérimente est organisé par son camarade diabolique. Ceci vaut pour l’épisode de Marguerite, mais aussi pour le sabbat classique. Faust ne répond qu’à des stimuli, il est patient et non pas sujet. Ses sens perçoivent passivement. Sa volonté se manifeste seulement au début quand il croit s’imposer au diable – et, ce qui est significatif, à la fin : c’est alors que pour la première fois, Faust parvient à se révolter avec succès contre Mefistofele et devient sujet autonome. Tel n’est pas le cas lors de la première tentative pour s’imposer comme sujet autonome – Faust veut libérer Marguerite du cachot contre sa volonté et à l’encontre du conseil de Mefistofele –, qui échoue justement dans le monde réel. Qu’on relise maintenant le passage où Faust parvient à créer son monde par la simple imagination25 :
Or giunto al passo estremo
Della più estrema età
In un sogno supremo
Si bea l’anima già.
Re d’un placido mondo,
D’una piaggia infinita.
A un popolo fecondo
Voglio donar la vita ;
Sotto una savia legge
Vo’che sorgano a mille
A mille e genti e gregge
E case e campi e ville
Voglio che questo sogno
Sia la santa poesia
E l’ultimo bisogno
Dell’esistenza mia.
version de Venise/Bologne : | |
(Come rapito in estatica visione) |
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| |
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Ecco... la nuova turba
Già all'occhio mio si svela !
Ecco, il colle s’inurba !
E il popolo s’inciela !
Già mi beo nell’augusto
Raggio di tanta aurora,
Già nell’idea pregusto
Quell'ineffabil ora.
Sì ! il cuore in quel novello
Giorno di libertà :
« Rallentati, sei bello !... »
All’attimo dirà.
21L’autonomie de la pensée et le succès final sont sanctionnés positivement, comme en atteste la rédemption. Faust voit concrètement le monde qu’il a souhaité. Le passage en italique montre que ce monde est réel, au moins pour lui – il utilise l’indicatif du présent. Dans la version de Venise/Bologne, la scénographie le dévoile concrètement. Dans le passage équivalent de Goethe, par contre, Faust désire aussi un tel monde, mais il ne s’agit que d’un simple souhait.
22Les deux variantes du livret renseignent sur les échecs du sujet recherché et de son émancipation. Ceci explique pourquoi beaucoup de scènes pouvaient être omises ou écourtées, par exemple les scènes où Faust n’est qu’un observateur et n’est pas agent. A la différence de Goethe, qui même dans le dénouement ne libère pas Faust de sa soumission à Mefistofele et ses chimères, Boito propose un dénouement symptomatique pour l'Italie de la fin du XIXème siècle, après l’unification. Faust projette comme dernière action de devenir roi d’un pays sans frontières, destiné à un peuple fécond. Mais ce qu’il rêve devient apothéose et réalité imaginaire. Faust crée ce monde par la volonté et la force de son esprit. Il devient le dieu-artiste, celui qui crée.
23Dans la première version du dénouement. Faust meurt immédiatement après le passage mentionné. Mefistofele veut saisir l’âme, les phalanges célestes sauvent le savant, ils ne chantent qu’une seule strophe du prologue. La fin est abrupte, ce qui est étonnant pour une œuvre qui est grandiose, spectaculaire et considérée comme trop longue, mais ce qui est aussi étrange si l’on pense au final du Faust de Goethe si long, si développé. Cette fin abrupte, allant à l’essentiel, concise, a certainement dû choquer le public, qui ne pouvait vraiment pas s’identifier à ce personnage. La deuxième version développe par contre un dénouement bien plus ample. Après le passage mentionné précédemment, Mefistofele s’aperçoit que Faust lui échappe. Il essaie une dernière fois de manipuler Faust, désormais émancipé, mais les sirènes évoquées par le diable échouent. Faust prend l’évangile et meurt, pendant que les chœurs divins entament un final régulier. Cette fin semble plus conventionnelle, consolatrice. On lit souvent que la rédemption de Faust est duc à l’amour illimité, au fait qu’il vainc pour la première fois son individualisme égoïste. Ni le final milanais, ni le final de Venise/Bologne ne permettent cette interprétation. Nous découvrons trop d’antinomies qui ont été créées volontairement pendant la transposition : dans Mefistofele, les frustrations intellectuelles et sociales ne sont que mentionnées en passant en un ou deux vers durant le prologue dans le ciel. On chercherait en vain des éléments qui permettraient de voir en Faust une âme essentiellement « bonne ». Le texte omet tous les passages qui pourraient montrer un Faust positif : on ne nous dit pas qu’il a aidé le peuple comme docteur pendant la peste, on ne nous montre pas qu’il a assumé sa responsabilité, par exemple comme margrave. Chez Boito, Faust persiste dans son individualisme effréné et immodeste jusqu’à la fin ; il veut devenir roi d’un peuple fécond, comme on le peut relire dans le passage cité ci-dessus. Ce qui sauve, ce n’est donc pas le repentir, le retour au sein de l’église, l’amour illimité, mais justement la confirmation de son caractère égoïste, et le fait qu’il s’affranchit des liens qui l’ont rendu sujet soumis – le fait qu’il devienne un sujet autonome qui crée. Et cette libération, il faut le noter, n’advient que dans l’imagination.
24Cette clé de lecture est soulignée et renforcée dans la seconde version grâce à la didascalie suivante : « Nel fondo della scena apparirà confusamente una visione di popoli celestiali ». Le plan scénique souligne de même : « In tutta la fine del prologo sarà attirato da un’estasi sempre più sovrumana, da una beatitudine paradisiaca, dalla presenza stessa d'un ideale sognato, e Faust muore beato nella gioia e nella gloria degli angeli, dicendo all’attimo : Arrestati sei bello »26. Ou comme l’affirme Ashbrook : « L’Epilogo ha luogo nello studio di Faust, ma con il presupposto che la visione della schiera celeste debba diventare gradualmente percepibile alla fine della scena. Dietro i veri coristi e le comparse, disposti in undici file, sono dipinte ulteriori figure collocate in maniera analoga che man mano sfumano verso l’alto tra nubi azzurre »27. Donc le peuple qui, dans la version milanaise, n’était vu que par Faust lui-même, est maintenant visible pour le public aussi. Le traitement musical, l’indication scénique, le texte démontrent que le peuple que voit Faust et le public sont les phalanges célestes. Faust est Dieu : il est le patron des phalanges célestes. Ceci explique maintenant pourquoi Dieu n’apparaît pas dans le prologue dans le ciel.
25L’individu Faust ne se libère de Mefistofele, de la Fremdbestimmung, qu’au moment de sa mort. Et cette libération n’advient que quand il se concentre sur sa propre imagination, et non pas sur la réalité dans laquelle on vit, ni dans le monde empirique. Faust a inutilement essayé de s’imposer : Marguerite n’a pas pu être sauvée. Faust s’est inutilement révolté contre Mefistofele. La fin thématise la retraite de l’individu dans l'imagination qui seule permet la liberté créatrice, donc une retraite par rapport au monde sensible, concret. On renonce à l’idée que l’individu puisse avoir une influence sur le monde empirique et de ce fait une connaissance matérielle et réelle de ce monde, comme le souhaitaient le rationalisme, l’illuminisme en Italie et la plupart des arts à caractère didactique, typiques du XIXème siècle italien. L’individu peut être créateur et engendrer des connaissances, mais seulement dans l’imagination, pour lui-même, en niant, égoïstement, le dialogue avec les autres. Apparemment, Dieu n’existe plus, dans le Mefistofele, Dieu est celui qui s’imagine des mondes possibles, qui devient héros dans ces rêves. Et ce qu’on note avec stupeur, c’est que le rêve de Faust est trivial.
26Arrigo Boito, dans sa production littéraire, opte radicalement pour la réécriture et l’usage manifeste, macroscopique de l'intertextualité. Sa poétique est fondée sur l’axiome que rien ne peut être créé. Seule la forme peut être développée. Ce qui reste n’est pas le contenu, le sens, mais la forme qui s’autonomise. Se baser sur la réécriture et l’intertextualité est signe de ce désespoir. Nous sommes juchés sur les épaules de géants qui ont déjà tout révélé, qui ont déjà communiqué les concepts importants de l’existence28, seule la forme nous reste encore : Boito, dans le Mefistofele, présente une richesse d’innovations métriques et de jeux formels baroques et surtout une recherche lexicale maniériste, tous éléments qui caractérisent l’œuvre complète de cet écrivain complexe.
Notes de bas de page
1 Arrigo Boito (Padouc, 1842 – Milan, 1918) est le fils cadet d'un peintre de miniatures italien et d’une noble polonaise. Le père quitta tôt la famille. La mère s’occupa de l’éducation des deux fils. Camillo Boito devint un important architecte et un excellent nouvelliste, Boito devint compositeur et écrivain. La production littéraire d’Arrigo, à côté de sa production de librettiste (rappelons l’Otello, le Falstaff, le Simone Boccanegra revu, la Gioconda, Basi e bote, le Mefistofele ou le Nérone, et l’on pourrait encore en mentionner beaucoup), réunit des lyriques pour musique, des nouvelles, des traductions d’opéras étrangers (par exemple le Rienzi de Wagner), les essais, des poèmes et des adaptations de Shakespeare. Nous renvoyons à une biographie récente D. DEL NERO, Arrigo Boito. Un artista europeo, Firenze, Le Lettere, 1995 ; à propos de l’œuvre de Boito, cf. L. INZAGHI, Catalogo dette opere, dans Arrigo Boito : musicista e letterato, a cura di G. Tintori, Milano, Nuove edizioni, 1986, pp. 181-199.
2 Arrigo Boito publia bien d’avance le livret, comme drame autonome Il s’agissait de la tentative, enfin réussie, de redonner du lustre à l'art du « librettista », déchu après le dix-huitième siècle métastasien. Certes, on pourrait y voir l'influence de Wagner. Il ne faut néanmoins pas oublier que les polémiques autour de l’importance et de la qualité des livrets étaient à l'ordre du jour depuis la naissance de l’opéra.
3 Cf. mon livre sur Boito qui sera publié prochainement.
4 Les actes du colloque sur Don Juan et Faust tenu à Salzburg, Europäische Mythen der Neuzeit : Faust und Dan Juan. Anif/Salzburg, Verlag Ursula Müller-Speiser, 1993, pp. 549-558, le confirment, ainsi que l’œuvre de Charles DEDEY AN. Le thème de Faust dans la littérature européenne, 5 vol., Paris : Lettres modernes, 1954-61, où les références à l’Italie sont minimes. Aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, c’est surtout l’opéra qui nous permet de vérifier le succès d’un thème littéraire en Italie. Le mythe de Faust est virtuellement absent : on ne retrouve que peu de livrets qui pourraient se référer au mythe de Faust (cf. A. MEIER, Faustlibretti, Frankfurt a. M., Peter Lang, 1990). Et Le prologue au théâtre par lequel s’ouvre le premier Mefistofele le confirme : ici, Arrigo Boito nous présente l’histoire littéraire et théâtrale du mythe de Faust, sans mentionner un seul exemple italien (cf. A. BOITO, Mefistofele, dans Opere, a cura di P. Nardi, Milano, Mondadori 1943). En fait, le seul Faust qui eût en Italie un succès avant le Mefistofele, c’était celui de Gounod (qui connut de nombreuses reprises) qui se bornait à présenter l’épisode de Marguerite Les moments surnaturels ont un caractère plutôt comique, et n’occupent guère de place. Tout cela rend le texte plus acceptable. Cette contradiction apparente doit être mise en contexte : Gounod est français, c’est un étranger et dès lors on lui pardonne beaucoup plus.
5 Innombrables en sont les réécritures et les citations au dix-neuvième siècle et au vingtième siècle, qu’on ne pense qu’au Doktor Faust de Busoni, au Mephisto de Klaus Mann ou au Doklor Faustus de Thomas Mann Le site http://www.csuchico.edu/~goulding/faust/faustlinks.htm permet d’accéder à de nombreux textes de Faust (de Arnim, Lenau, Marlowe, Klinger, Grabbe, etc...).
6 Cf. aussi La comédie de la mort de Th. GAUTIER.
7 G. CASANOVA. Mémoires – 1744-1756, Paris. Garnier-Flammarion. 1977, p 529.
8 La notion d'« allemand » est ici utilisée au sens large, c’est-à-dire « germanophone » (i.e. allemand, suisse allemand, autrichien, etc...).
9 Souvent, des nouvelles qui traitent du surnaturel et du fantastique sont situées dans des pays germanophones. Quand, par contre, elles sont situées en Italie, il s’agit de transcription de contes, de légendes, donc d’histoires qui dès le début sont considérées comme « imaginaires ». L’Italie littéraire est fort sceptique et refuse le surnaturel « vrai » comme on le trouve par contre en Allemagne, dans le Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou en France.
10 Salvatore Di Giacomo, un écrivain napolitain qui s’est distingué surtout par ses pièces véristes dialectales, témoigne que dans ses premières expériences littéraires, il écrivait des nouvelles à l’allemande que son éditeur prenait pour des « traductions » (S. DI GIACOMO, Pagine autobiografiche, dans Le poesie e le novelle, a cura di Francesco Flora e Mario Vinciguerra, Mondadori, Milano 1946, p. 49). Cf. C. MAEDER, A proposito di alcune tecniche di conclusione nella narrativa breve di fine otlocento, dans A. VANNICELLI et C. MAEDER (sous la direction de), Cerchio e spirale, approdo e avvio. L'explicit nella narrativa breve dalla fine dell’Ottocento a oggi, Actes du Colloque, Louvain-la-Neuve 22 octobre 1999, E-Montaigne, Bruxelles. 2002, pp. 29-48.
11 Qu’on pense à Un buon affare de Cesare Zavattini qui nous confronte avec un diable bien élevé qui veut acheter l’intelligence au narrateur ; ce dernier accepte la transaction et grâce à cela il aura du succès... Evidemment, rien ne nous empêche de voir dans cette histoire une simple variante moderne du pacte avec le diable, thème chéri du folklore européen, et qu’on retrouve aussi dans Peter Schlemihls wundersame Geschichte de Adelbert von Chamisso. Pourtant, la dimension cognitive renvoie au Faust, ainsi que la réminiscence de l'opéra. Si le docteur est frustré par son ignorance, ce qui le mène à accepter le pacte, ici c’est justement le contraire aujourd’hui c’est le diable qui a besoin de l'intelligence, et l’ignorance et la richesse sont justement les choses dont on a besoin pour avoir du succès, pour être honoré. Non seulement le pacte ne concerne même plus l'âme, mais le problème de la rédemption n’est plus traité, signe que ce diable est bien pauvre... Le texte est très terre-à-terre, dépourvu d’une vraie dimension surnaturelle, abandonnée en faveur d'une vision humoristique, bien plus italienne. Ce n’est qu’en 1985 qu’Edoardo SANGUINETI (Faust. Un travestimento, Genova, Costa & Nolan, 1985) proposera un autre Faust italien qui est un travestissement « moderne » de la première partie du drame de Goethe.
12 Les citations suivantes se trouvent dans G. FARINELLI (sous la direction de), La pubblicistica nel periodo della scapigliatura, Milano Istituto propaganda Libraria, 1984. Cet ouvrage indispensable présente un recueil d’articles sur l’art, la littérature et la musique, publics vers la fin du dix-neuvième siècle
13 N’oublions pas que le Faust de Goethe ne connut pas une grande diffusion ; les traductions sont assez tardives : le Faust I fut traduit en prose par Giovita Scalvini en 1835, le Faust II par Giuseppe Gazzion en 1857.
14 Critique de ROVANI, Mefistofele di Arrigo Boito, 6 mai 1868, Gazzetta di Milano, dans G. FARINELLI, La pubblicistica..., op. cit., p. 444.
15 Critique du Mefistofele dans le Politecnico, dans ID.. p. 497.
16 Critique du Mefistofele, 9 mai 1868, Perseveranza, dans ID., p. 497
17 7 mai 1868, Il Secolo, dans ID, pp. 1241-2.
18 10 février 1871, Il Secolo, dans ID., pp. 1241-2. Je souligne.
19 B. CROCE identifie Arrigo Boito comme étant le seul écrivain italien romantique qui reprend les éléments cisalpins (Arrigo Boito, dans La letteratura della Nuova Italia, I, Bari, Laterza, 1947). Italo CALVINO, dans son recueil de textes fantastiques du XIXème siècle (Racconti fantastici dell'Ottocento, Milano, Mondadori. 1984) ne mentionne aucun auteur italien
20 Critique d’un certain A., Mefistofele di Arrigo lioito, 22 février 1868, Gazzetta di Milano, dans G. FARINELLI, La pubblicistica..., op. cit., p. 442.
21 La portée musicale de ces changements ne peut être étudiée puisque la partition de la première version n’existe plus : nous ne disposons que du livret. Ni parmi les cartes conservées à la Fondazione Cini de Venise, ni au conservatoire Arrigo Boito de Parme on ne trouve trace de cette première partition.
22 L’opéra italien du dix-neuvième siècle se sert d'une série de stratégies de réduction d’une trame selon des procédés bien connus : qu’on pense au triangle père/autorité familiale, fils/fille, amant et infraction du code familial, etc... Cf. à ce propos F. PORTINARI, Pari siamo ! Io la lingua, egli ha il pugnale, Torino, EDT, 1981. Des auteurs comme Piave réussissent, par contre, à se servir de ces conventions (qui permettaient aussi d’éviter les interventions de la censure) pour créer des rapports de sens bien plus complexes. La jeune fille trahie devient ainsi l'image de la patrie violée par les étrangers, et ainsi de suite. Boito s’éloigne sensiblement de cette tradition.
23 Cf. à ce propos C. MAEDER, La redenzione di Faust nel Mefistofele di Boito, Incontri, an. 7, nr. 2, 1992, pp. 55-65, et Arrigo Boito und Fausts Erlösung, dans Europäische Mythen der Neuzeit : Faust und Don Juan, op. cit., pp. 549-558.
24 En fait, la structure globale du Mefistofele ne change pas, les aspects critiqués (la structure épique, la présence du surnaturel, etc..) restent donc inchangés.
25 A. BOITO, Tutti gli scritti, a cura di Piero Nardi, Milano, Mondadori, 1942,
p. 178.
26 W. ASHBROOK, G. GUCCINI, Mefistofele di Arrigo Boito, Ricordi, Milano, 1908, p. 38.
27 ID., p. 15
28 Cf. aussi ses écrits théoriques recueillis dans A. BOITO, Tutti gli scritti, op cit., ou la remarque suivante de GRISANTEMA ; Profili. Duc poeti. Arrigo Boito. Felice Cavallotti, Gazzetta letteraria, 1880 (dans G. FARINELLI, La pubblicistica..., op cit., p. 482) : « Boito non legge quasi punti libri nuovi : Zola, Swinburne, qualche altro per eccezione. I suoi prediletti, quelli che legge e rilegge continuamente, che sa quasi a memoria, sono : Dante, e Vittore Hugo, Poi Marco Aurclio, Orazio, e pochi altri antichi ».
Auteur
Université catholique de Louvain
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