Dag Hammarskjöld
p. 89-92
Texte intégral
1Né en 1905 à Jönköping d’une famille de noblesse ancienne qui donnait depuis des siècles à la couronne de Suède des hauts fonctionnaires et des officiers, Dag Hammarskjöld a pris conscience très tôt d'une vocation politique qui revêtait presque un caractère héréditaire. Son père Hjalmar Hammarskjöld était une personnalité de premier ordre. Membre du gouvernement de son pays en 1905, il participa aux pourparlers de Karlstad qui devaient aboutir à la sécession de la Norvège. Après avoir revêtu quelques années la dignité d’ambassadeur de Suède à Copenhague, il devint Premier Ministre en 1914, charge rendue écrasante par le drame de la Première Guerre Mondiale. Lorsqu'il démissionna en 1917, il s’était acquis, par sa politique autoritaire, la haine des milieux socialistes et libéraux du pays. Sa carrière politique n’excluait nullement une profonde culture littéraire. Spécialiste de Platon, Hofmannsthal et Hesse, il fut également chargé, à la fin de sa vie, par le Comité Nobel d’une enquête sur la poésie portugaise et sud-américaine.
2Il avait épousé en 1890 Agnès Almquist, nièce de l’écrivain Carl Jonas Love Almquist célèbre par son génie littéraire et sa vie orageuse. Elle était par bien des côtés tout l’opposé du terrible Hjalmar. Sa sensibilité l’inclinait vers un démocratisme chaleureux et une piété religieuse où l’effusion l’emportait sur le raisonnement. Elle était liée d’amitié avec Mgr Nathan Söderblom, célèbre théologien suédois, qui était né le même jour qu’elle. Son influence sur son fils fut plus durable et plus profonde que celle de Hjalmar, et l'image du diplomate déjà célèbre accompagnant la vieille dame dans ses sorties ou le dimanche au temple est demeurée dans l’esprit des Suédois inséparable du souvenir de Dag Hammarskjöld.
3Par fidélité peut-être à la tradition familiale, Dag Hammarskjöld renonça aux études de théologie qui l’attiraient et entreprit un doctorat d’économie politique à la faculté de droit d’Uppsala. Mais il l’écrivit « de la main gauche », selon l’expression d’un témoin, c’est-à-dire sans véritable intérêt, car ses préoccupations religieuses demeuraient aussi vives. Il avançait passionnément, à cette époque, dans la connaissance de Pascal, saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila. En 1934 la découverte qu’il fit du journal de Jacques Rivière A la trace de Dieu et à sa suite des écrits de Bloy, Péguy et Claudel, eurent une influence décisive pour son évolution spirituelle. A ces noms devaient s’ajouter ultérieurement ceux de Martin Buber et Gabriel Marcel, puis plus tard encore, mais d’une importance incomparable, celui de Simone Weil. On ne saurait passer sous silence un drame qui marqua profondément sa vision du monde. Une jeune femme qu’il admirait et pour laquelle il avait la plus grande amitié fut victime des violences d’un médecin déséquilibré. Les suites de cet incident furent incalculables pour elle-même et pour l’enfant qu'elle attendait et qui naquit infirme. L'un des biographes de Dag Hammarskjöld n’hésite pas à écrire que ce drame revêtit à ses yeux la valeur d’une condamnation de l’existence même et renforça en lui un trait de pessimisme foncier. Dès ses jeunes années, il se plaisait à opposer aux vicissitudes de la vie un idéal de pureté, d’héroïsme, d’incorruptible perfection. La solitude en était le prix inévitable, une solitude qu'aucune amitié ne pouvait briser. « L’amitié, écrivait-il, se passe de mots. C’est une solitude délivrée de l’angoisse de la solitude. »
4Rien de cette vie intérieure intense ne transparaissait sous l'uniforme du fonctionnaire impeccable et acharné au travail qui franchissait rapidement les échelons d'une carrière de grand commis, depuis le secrétariat d'une commission créée pour lutter contre le chômage jusqu’au poste suprême de ministre d’Etat à partir de 1951. Cet homme austère et silencieux, sans vie privée, sans femme, sans famille, regagnait son bureau après le dîner, et sa lampe ne s’éteignait qu’aux premières lueurs de l’aube. Passionné de ski, il disparaissait parfois plusieurs jours dans le montagnes du Jämtland dont il revenait bronzé par le vent et le soleil, rasséréné, prêt à abattre encore une tâche surhumaine. « J’ai l’impression, dit-il un jour à son ami Sven Stolpe, que la plupart des hommes mariés consacrent les neuf-dixièmes de leur énergie à lutter contre les névroses de leur femme. Sous l’angle professionnel, ça ne peut mener à rien de bon... »
5Plus sérieusement, il se comparait volontiers à un prêtre catholique obligé de renoncer au mariage afin de n’appartenir qu’à tous ses semblables. Pourtant des doutes lancinants le gardaient de toute tentation de complaisance. Son activité n’était-elle pas en vérité une fuite devant les vrais problèmes de la vie ? L'ambition n’avait-elle pas tout étouffé en lui ?
6Son goût de la solitude ne trahissait-il pas une incurable sécheresse de cœur ? « Ne vaut-il pas mieux, écrivait-il, se donner de toute son âme à un seul être que de se sacrifier pour toute l’humanité ? »
7Ces question prirent un sens nouveau — et peut-être même trouvèrent-elles leur réponse — lorsqu'il fut élu Secrétaire Général de l’Organisation des Nations Unies, le 7 avril 1953. Ce poste international — le plus diffcile du monde, selon son prédécesseur Trygve Lie — devait donner à toutes ses qualités éminentes l’occasion d'un plein épanouissement. Du jour au lendemain ce méditatif timide devait faire preuve de décision, de chaleur et d’une indiscutable autorité. La crise de Suez fut à la mesure de l’homme nouveau qu’il était devenu. Le drame congolais qui devait lui coûter la vie dépassait à coup sûr, par sa violence et sa complexité, les pouvoirs du premier fonctionnaire du monde. Mais c’est à la libération, presque miraculeuse, en 1955, des aviateurs américains retenus prisonniers en Chine qu’il dut le halo légendaire dont son image s’entourait aux yeux des Américains. Tous les pourparlers avec Pékin avaient échoué quand un diplomate chinois apprenant qu’il reviendrait à Stockholm pour fêter son cinquantième anniversaire lui fit demander quel cadeau lui ferait plaisir. Il fit répondre qu’il aimait certes les livres et les estampes, mais qu’il apprécierait davantage encore la libération de ces prisonniers. Deux jours après son anniversaire ils étaient renvoyés aux États-Unis.
8Mais une fois de plus il ne sacrifiait rien de ses goûts littéraires et de ses préoccupations spirituelles à ses écrasantes obligations politiques. Élu membre de l’Académie royale de Suède, il publiait sa traduction en suédois de « Chronique » de Saint-John Perse et intervenait pour que le Prix Nobel de Littérature fût décerné au poète français. En même temps, il faisait jouer à Stockholm sa traduction d’un drame de Djuna Barnes, et il s’employait pour que les pièces inédites d’Eugène O’Neill fussent éditées et représentées.
9Certaines pages de son journal intime permettent seules aujourd’hui de soupçonner les abîmes d’angoisse que dissimulait cette double et brillante activité. En vérité l’idée de la mort ne le quittait pas, ni celle d’un sacrifice héroïque couronnant une carrière vouée au bien commun. Dans un pays aussi peu pénétré de christianisme que la Suède, cette attitude ne pouvait pas manquer de surprendre et même parfois de susciter le sarcasme. Lors de la parution de Jalons on l'accusa même d'avoir voulu s’identifier au Christ, reproche que rend indécent cela même qui l’a inspiré : la fin de cet honnête homme en 1961 dans le cloaque congolais. « Il est allé à la mort en gants blancs, comme nos Saint-Cyriens en 1914 » écrivit alors un journaliste français. Nul doute qu’il eût aimé cette image si juste et si simple qui atteste le rayonnement universel de ce grand aristocrate nordique et protestant, si proche de nous cependant.
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