Le droit au miroir de la littérature
p. 7-10
Texte intégral
1Le courant « droit et littérature », très développé aux Etats-Unis1, est encore embryonnaire dans les pays de langue française2. Cet ouvrage cherche à réduire cette lacune. Il est le fruit de la collaboration de deux séminaires de recherche des Facultés universitaires Saint-Louis : le Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques (SIEJ) et le Séminaire interdisciplinaire de recherches littéraires (SIRL). L’association de deux communautés de chercheurs, la première issue des milieux juridiques, la seconde représentant les milieux littéraires, permettait une expérience inédite d’« interdisciplinarité au carré » : il ne s’agissait pas seulement, pour une discipline, de s’ouvrir à l’autre, mais de créer les conditions théoriques d’ouverture et d’articulation réciproques. On entendait ainsi réduire le risque d’ancillarité et de surdétermination qui est toujours inhérent à la pratique interdisciplinaire. En permutant successivement les positions d’interrogeant et d’interrogé, on évitait qu’une des deux disciplines serve d’alibi ou d’ornement aux développements de l’autre.
2Un objet d’étude commun allait ainsi se construire progressivement, articulé autour de ces deux questions : que peut apporter la littérature au droit ?, que gagne la littérature à comprendre la présence du droit dans ses œuvres ?
3L’entreprise n’était cependant pas exempte de risques. Entre la plume et le glaive les liaisons ne sont-elles pas nécessairement dangereuses ? C’est que guette la confusion des genres quand la littérature se fait moralisante, ou que le droit, à l’inverse, renonce à trancher.
4Aussi convient-il, dans un premier temps, de prendre l’exacte mesure qui sépare le discours juridique du discours littéraire. Alors que le droit codifie la réalité, l’instituant dans un réseau serré de qualifications convenues et la balisant par tout un système de contraintes et d’interdits, la littérature, au contraire, libère les possibles en son sein, suspendant nos certitudes, réveillant en elle des énergies en sommeil, bousculant les identités et les conventions, nous ramenant à ces croisées des chemins où tout pourrait commencer à nouveau. Alors que le droit choisit, hiérarchise et tranche, le récit se livre, au contraire, à d’infinies « variations imaginatives » : laboratoire expérimental de l’humain, la littérature explore toute la gamme des positions, des valeurs et des représentations, et ne recule pas devant les passages à la limite les plus vertigineux. Alors que le droit attribue des rôles stéréotypés auxquels correspondent des statuts (droits et devoirs) précis, la fiction littéraire cultive l’ambiguïté de ses créatures et joue de l’ambivalence des situations qu’elle crée. Alors que le droit ne se développe que dans la généralité et l’abstraction (celles du jugement qui fait précédent et de la loi qui, pour échapper à l’arbitraire du privilège, ne considère que « les citoyens en corps », pour parler comme Rousseau), la littérature, en revanche, s’enfonce toujours plus loin dans la singularité de l’individuel. D’un côté, le conformisme des situations moyennes, de l’autre le mystère des paroles et des destins particuliers.
5Tout cela est vrai, bien entendu, — et pourtant singulièrement sommaire. Sans doute le droit est-il du côté des formes instituées. Mais comment ignorer qu’en lui opèrent sans trève des forces centrifuges — celles qui, par exemple, font éclater tous les jours devant les juges des drames individuels irréductibles, pour une bonne part, à des qualifications prédéterminées, comme si la vie surgissait là, dans sa singularité toujours renouvelée ? Comment nier aussi que le droit sait emprunter aux puissances du verbe (rhétorique judiciaire et parlementaire, herméneutique doctrinale, mise en intrigue des récits constitutionnels fondateurs) des ressources imaginaires multiples, un surcroît d’émotion, une plus-value méta-rationnelle que son attachement apparent à l’égard de la seule rationalité formelle affecte par ailleurs d’ignorer ?
6Quant à la littérature, sans doute creuse-t-elle l’individuel, mais qui ne sait qu’en certaines occasions au moins, le plus particulier livre accès à l’universel ? Et s’il est vrai que le poète et le romancier réinventent parfois la langue pour libérer les choses dans leur « être-à-dire », ils ne peuvent pour autant ignorer certaines règles du jeu de la communication ni les lois universelles de production du sens qui traversent leurs œuvres et les configurent dans des formes proprement littéraires. Sans doute la littérature se garde-t-elle des discours édifiants et ne cesse-t-elle de soumettre nos codes, nos stéréotypes et nos prêches à une efficace mise en question. Mais qui ne sait que ce n’est souvent pour elle qu’une manière de nous reconduire plus sûrement à la radicalité de l’exigence éthique d’avoir à assumer la liberté et la responsabilité qui nous fait hommes ? Qui ignore, par ailleurs, que nos identités individuelles et nos repères collectifs plongent leurs racines dans des récits fondateurs, romans familiaux ou politiques, dont on peut penser que les figures littéraires représentent les modèles avancés ? A mi-chemin entre la description et la prescription, la narration, comme l’enseigne Paul Ricoeur, apparaît alors comme un foyer de la raison pratique — elle qui réaménage sans cesse le réel pour lui insuffler des possibilités de sens à la hauteur des valeurs que le récit a libérées.
7Voilà donc le point où nous conduisaient nos premiers travaux : en lieu et place d’un dialogue de sourds entre un droit codifié, institué, fort de son effectivité et de sa rationalité, et une littérature instituante, jalouse de sa fictionalité et de sa liberté, c'est une dialectique qui se dessinait grâce à laquelle chacune des deux parties s'avéraient elles-mêmes partagées, complexes, évolutives. Entre le « tout est possible » du geste littéraire, et le « tu ne dois pas » de l’impératif juridique, il y a interaction au moins autant que confrontation. Comme si la société avait sélectionné un scénario moyen parmi toute la gamme des variations normatives que la création littéraire suscitait — l’imposant désormais avec l’autorité qui s’attache à son système de contrainte institutionnelle. Mais, sitôt posés, ces choix sont interrogés, nuancés, subvertis — dans le champ immense des pratiques tout d’abord, jamais aussi conformistes que le législateur se l’imagine ; dans les coulisses judiciaires du droit, ensuite, qui sont comme le purgatoire de la normativité, l’antichambre d’une légalité assouplie ; au Parlement enfin lorsque la loi elle-même finit par céder aux coups de butoir d’une conscience sociale jamais au repos. Ex facto ius oritur (« le droit surgit du fait ») enseignent les juristes classiques ; il serait plus exact de dire : Ex fabula ius oritur (« le droit s’origine dans la fiction »), et d’ajouter aussi qu’il ne tarde pas à y retourner, moyennant cependant des moments, parfois prolongés, de stabilisation normative.
8Que gagne donc l’étude du droit à cette confrontation avec l’espace littéraire ? Au minimum, et le plus superficiellement, il y va d’une diversion érudite : la référence littéraire opère alors comme une ornementation humaniste susceptible d’éclairer la sécheresse d’une démonstration juridique. Ce n’est pas, bien entendu à ce type d’effets que nous nous attachons. Beaucoup plus fondamentalement, on attendra, en effet, de la littérature une fonction de subversion critique : Socrate mettant ses juges en accusation, Antigone récusant l’ordre de la cité, Alice passant de l’autre côté du miroir..., on ne compte plus les personnages littéraires rappelant au roi qu’il est nu et que sa chanson sonne faux. Enfin, dans certains cas, c’est une fonction de conversion fondatrice qu’assume la littérature, sans l’avoir nécessairement cherché pour autant ; le récit se fait alors fondateur, donnant non seulement « à penser », mais aussi « à valoriser », et bientôt « à prescrire ».
9Ainsi, l’exploration de l’envers du décor juridique, qui aura révélé ses fictions et ses constructions en trompe-l’œil, ses artifices et ses effets de scène, produira-t-elle, du même mouvement, et un savoir critique des constructions juridiques et une amorce de refondation de celles-ci sur fond d’une connaissance élargie des puissances du langage, ainsi que des tours et détours de la raison pratique.
10Comme en écho, notre compréhension des enjeux du littéraire lui-même s’est trouvée, elle aussi, sinon modifiée, du moins profondément interpellée par l’attention portée aux thèmes de la loi, de la justice, du droit, de la faute et du jugement. En s’affrontant à la norme, le langage créateur du littéraire se trouve soumis aux interrogations les plus décisives sur sa vocation profonde. Demander quel est, en fin de compte, le rapport qu’entretient la création littéraire avec l’institué et la réalité codifiée, l’idéal de justice partagée, l’universalité de la loi, c’est se situer d’emblée au niveau des enjeux premiers de la théorie littéraire, entre possible et effectif, irréel et réel, singularité et universalité.
11Ce livre, bien entendu, est étranger à toute prétention d’exhaustivité ; au sein du continent « droit et littérature », il n’aura tracé qu’un parcours buissonnier. Tantôt, dans les premières contributions, l’angle choisi est l’étude d’un auteur ou d’une œuvre : la perspective est alors analytique et inductive. Tantôt, dans les dernières contributions, c’est une perspective systématique et déductive qui est privilégiée : référence est faite alors à un ensemble d’œuvres en vue d’illustrer une thématique générale. Mais qu’elle que soit la méthode adoptée, les propos convergent : il s’agit toujours, entre droit et littérature, de multiplier les jeux de miroir en vue d’explorer leurs arcanes et de dégager, au plus profond de leurs pratiques et discours, quelque chose de leurs puissances respectives. Que ces miroirs soient souvent déformants — parfois concaves, parfois convexes — n’est ni un obstacle, ni une objection, sauf sans doute aux yeux de ceux qui s’attachent encore à une épistémologie du reflet. Nous savons, quant à nous, que la représentation intégrale est introuvable, et du reste sans intérêt. Nous savons, en revanche, le prix qui s’attache à la recréation inhérente à toute spéculation.
12Loin de clôturer la réflexion, ce livre a pour ambition de l’ouvrir. Nous avons en effet la volonté de contribuer activement, dans l’avenir, au développement du courant « droit et littérature » dans les pays de langue française, et ce tant dans les milieux de la théorie du droit que dans ceux de la théorie littéraire. Le SIEJ et le SIRL continueront à organiser des séminaires sur ce thème, avec des perspectives de publication, notamment dans la Revue interdisciplinaire d’études juridiques. Un groupe de contact permanent, sous les auspices du Fonds national de la recherche scientifique, devrait également contribuer à visibiliser le réseau des chercheurs qui s’inscrivent dans ce courant d’études. Les Facultés universitaires Saint-Louis ont par ailleurs décidé la création d’un cours à option « droit et littérature », unique en Belgique, et accessible à l’ensemble de leurs étudiants. D’autres perspectives encore pourraient s’ouvrir, tels l’encadrement de doctorants, et la création de cours de DEA ou de DES. Autant de signes de notre volonté d’institutionnaliser la perspective de recherche dont cet ouvrage montrera, nous l’espérons, l’intérêt, la fécondité, et...pourquoi pas ?, l’agrément.
Notes de bas de page
1 La traduction française de l’ouvrage (par ailleurs très controversé) de l’américain R. POSNER, Droit et littérature (traduit par Ch. Hivet et Ph. Jouary), Paris, PUF, 1996, donne une bonne idée de la richesse des débats sur ce thème outre-Atlantique.
2 Voyez cependant : A. TEISSIER-ENSMINGER, La beauté du droit, Paris, Ed. Descartes et Cie, 1999 ; Ph. MALAURIE, Droit et littérature, Paris, Éd. Cujas, 1997 ; Littératures classiques, Droit et littérature, no 40, automne 2000.
Auteurs
Co-directeur du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques
Directeur du Séminaire interdisciplinaire de recherches littéraires
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