La « pré-histoire » chez Kant et Rousseau : roman ou conjecture ?
p. 81-103
Texte intégral
1A lire le Livre huit des Confessions, le « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » a pris forme lors d’une promenade de Rousseau à Saint-Germain. C’est là qu’« enfoncé dans la forêt, [il] y cherchai[t], [il] y trouvai[t] l’image des premiers temps, dont [il] traçai[t] fièrement l’histoire »1. Est-ce à dire que Rousseau, dans son Discours, eut véritablement l’idée de faire la chronique des temps initiaux de l’humanité ou de retracer les différentes étapes chronologiques traversées par les hommes au cours du temps ? Rousseau est indéniablement un penseur de l’historicité humaine ou de l’histoire de l’humanité2. Son essai a pour but de montrer que les hommes sont devenus ce qu’ils sont au terme d’un long parcours qui a vu la substitution de « l’homme de l’homme » à l’homme tel qu’il est sorti des mains de la nature3. Du plus fort contraste entre ces deux figures, le Citoyen de Genève pense retirer la possibilité de dénoncer le fourvoiement de la société de son temps, celle qui lui imposa tant de soucis et de tribulations.
2S’agit-il cependant pour lui, à l’aide des descriptions de l’« état de nature », de raconter l’histoire de l’humanité telle qu’elle s’est réellement passée ? On a peine à le croire, puisqu’est précisé dès la préface que l’état de nature est un « état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais »4. En outre, cet état peut difficilement être considéré comme un « fait » d’histoire, puisque Rousseau entend écarter de son propos « tous les faits, car ils ne touchent point à [s]a question »5. Or, si l’état de nature n’est pas un fait empirique, comment comprendre les allégations de Jean Starobinski qui considère que le tableau proposé par Rousseau de l’homme qui vit de la chasse et de la cueillette est proche « de l’image que nous nous faisons de l’époque paléolithique »6 ? Quel statut donner à cette autre affirmation selon laquelle les hommes de la nature ont découvert les avantages du passage d’une « économie de subsistance » à une « économie de production », ainsi que ceux liés à ce que nous nommons aujourd’hui « la révolution néolithique »7 ? Ces questions, à notre avis, méritent d’autant plus d’êtres abordées que Starobinski y insiste : si Rousseau ignorait ces mots, il décrit pourtant parfaitement leur réalité8.
3Faudrait-il donc voir en Rousseau un précurseur de la préhistoire, cette discipline scientifique dont Charles Darwin en Angleterre et Jacques Boucher-de-Perthes en France ne signent officiellement l’acte de naissance qu’en 1859 ? Répondre positivement à cette question requiert de prouver que Rousseau s’est efforcé de penser la très longue histoire de l’homme, ainsi que l’inscription de cette histoire humaine dans celle, plus longue encore, de la nature. Or, y a-t-il seulement eu, au XVIIIème siècle, quelque ébauche d’une histoire de la nature à proprement parler ? Michel Foucault, dans un chapitre des Mots et des choses, prétendait qu’« il n’y a pas et [qu’]il ne peut y avoir même le soupçon d’un évolutionnisme ou d’un transformisme dans la pensée classique »9. La systématicité de ce qui s’appelle à l’époque l’« histoire naturelle » empêche selon lui de conférer au temps une quelconque dimension productive. Certes, il y eut, au XVIIIème siècle, deux façons d’articuler la taxinomie à l’histoire. D’une part, l’échelle des êtres peut en effet être affectée d’un indice temporel. Comme l’écrit Foucault, « tous les êtres que la taxinomie a disposés dans une simultanéité ininterrompue sont alors soumis au temps »10. Le temps sert ainsi à déplacer, sur la ligne d’un perfectionnement ininterrompu, l’ensemble du tableau classificateur. D’autre part, le temps peut également être ce facteur qui permet l’apparition, l’une après l’autre, de toutes les cases qui, ensemble, formeront le tableau continu des espèces. Autrement dit, le temps est un moyen pour la nature de parcourir toute la trame des variations dont elle est porteuse11. On notera toutefois que le temps, dans ce contexte, n’assure ni la continuité ni la spécification des vivants. L’histoire ne joue qu’un rôle négatif : « elle prélève et fait subsister, ou elle néglige et laisse disparaître »12. C’est donc un hiatus, aux yeux de Foucault, qui sépare l’« histoire naturelle » du XVIIIème et l’« évolutionisme » du XIXème, puisque c’est à une tout autre forme de devenir, basée sur la production ou la création même de la vie, qu’en appelle celui-ci.
4Franck Tinland, dans son livre L’homme sauvage, a cependant nuancé le propos de Foucault. Aux frontières du souci de décrire systématiquement les plantes et les animaux, il y eut place, d’après lui, pour les « balbutiements » de précurseurs (notamment Diderot dans le Rêve de d’Alembert) qui, sans élaborer complètement une pensée de l’évolution des espèces, n’en pressentaient pas moins l’idée d’un devenir des espèces ou celle des modifications des formes vivantes dans le temps13. A son tour Michèle Duchet, dans son Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, entreprit de démontrer que la pensée de Buffon, par exemple, n’est pas réductible à « une taxinomie qui enveloppe, de plus, le temps »14. Buffon, selon elle, fait la part belle au problème de l’adaptation des hommes à leur milieu et invite ainsi à penser le devenir de l’espèce humaine. Par conséquent, « en mettant l’accent sur l’influence du climat et du milieu, en rattachant l’homme au mouvement universel de la nature, Buffon ouvre une voie vers le transformisme » et propose « un « discours de la nature » où l’hypothèse transformiste pourra s’enraciner »15.
5A suivre ainsi Tinland et Duchet, il serait faux de croire que le transformisme de Lamarck ou l’évolutionnisme de Darwin aient pu naître soudainement et sans rien qui les prépare. Même s’il n’existe pas, au XVIIIème siècle, de théorie accomplie du devenir des espèces, « il y a cependant déjà comme les membres épars de cette future organisation des sciences de la vie, membres auxquels il manque de s’unir en un tout rationnellement viable pour engendrer un transformisme qui ne serait plus alors œuvre de précurseurs, mais de fondateurs »16.
6S’agira-t-il à présent pour nous de montrer que Rousseau, puis Kant, peuvent à leur tour être considérés comme des précurseurs des théories transformiste ou évolutionniste ? Non pas exactement. Ni le second Discours de Rousseau, ni la philosophie de l’histoire de Kant ne peuvent être confondus avec un traité d’histoire de la nature. Ce qui ne veut pas dire, et nous y insisterons d’emblée, qu’ils n’aient pas manifesté un intérêt particulier pour le problème du devenir ou de l’histoire de la nature. Nous verrons ensuite que le Discours de Rousseau, autant que certains travaux de Kant, participent au projet novateur d’une science générale de l’homme, qui traverse le XVIIIème siècle, et qui chez Kant se nomme déjà « anthropologie »17. Or, la science préhistorique, au XIXème siècle, émerge en l’occurrence de recherches qui, pendant longtemps, étaient restées indépendantes, à savoir d’un côté des sciences historiques et anthropologiques, et d’un autre côté des sciences de la terre et de la nature18. Aussi, tenterons-nous de mettre en évidence que Rousseau et Kant font œuvre de précurseurs dès qu’il s’agit d’articuler ensemble ces deux formes de recherches et de proposer quelque chose comme une « pré-histoire » de l’humanité. Toutefois, c’est à une articulation philosophique de la connaissance de l’homme et de son histoire naturelle que prétendent nos deux auteurs. Par conséquent, ils auront à choisir, parmi les discours historique, conjectural ou romanesque, celui qui paraîtra le plus adéquat pour penser philosophiquement l’origine et les développements de l’humanité.
I
7Que des éléments d’une nouvelle histoire de la terre et des êtres vivants soient en gestation au XVIIIème siècle, voilà ce dont semble témoigner le cours de Géographie professé par Kant de 1755 à 1796, et publié en allemand en 1802. Cette Géographie se présente comme une réflexion sur l’espace autant que sur l’histoire de la nature. Elle oscille entre la perspective descriptive et compilatrice du XVIIIème siècle et l’ambition critique et systématique des sciences de la vie du XIXème19. D’un côté, Kant marque en effet son attachement à une classification ou taxinomie de la nature basée sur la division logique des vivants en genres et espèces, bref, au Système de la nature qu’a proposé Linné. D’un autre côté, il souhaite l’approfondissemnt d’une connaissance réelle, physique — et non plus logique — de la nature, qui tienne compte des liens de parenté, de la génération des vivants20, et jette les bases d’une véritable « Histoire de la nature [qui] nous fait encore presque totalement défaut »21. La géographie devrait par conséquent tendre vers une « géographie continue »22 qui « expose les événements de l’ensemble de la nature tels qu’ils ont existé à travers toutes les époques »23.
8Le problème est cependant de savoir comment élaborer une histoire de la terre qui couvre une large période de temps. L’histoire de la nature, en effet, « a ceci de difficile qu’il faudrait la déduire de conjectures tirées d’expériences au lieu de la tenir d’informations exactes sur le tout. Car l’histoire de la nature n’est en rien plus récente que le monde lui-même, et, cependant, nous ne pouvons même pas garantir l’exactitude de nos informations depuis l’invention de l’écriture. Et quel immense espace de temps, probablement infiniment plus grand que celui que l’on nous indique habituellement dans l’histoire à ce propos, a précédé cette invention ! »24. A suivre Kant, une telle histoire, portant sur le passé de la nature et de l’humanité avant l’écriture, rend nécessaire le recours à des conjectures ou à des hypothèses, tant nos informations sur cette époque sont ténues. Voilà une idée qu’il a développée dans un texte de 1786 et qui s’intitule en l’occurrence « Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine ». Ce texte se présente comme un commentaire très libre de la Genèse et s’attarde sur l’histoire lointaine de l’humanité. D’entrée, Kant annonce qu’il est sans doute « permis dans le développement d’un exposé historique de placer çà et là des conjectures pour combler les lacunes de nos documents »25. Mais, précise-t-il aussitôt, « si l’on se mettait à dresser de toutes pièces une histoire sur des conjectures, on ne ferait guère autre chose, semble-t-il, qu’ébaucher un roman »26. Quelle est donc la valeur méthodologique de ces conjectures ? Et surtout où se situe la frontière entre une histoire hypothétique ou conjecturale et une simple « fiction romanesque »27 ? Pour tenter de répondre à ces questions, il est nécessaire de reconduire le propos de Kant à celui de Rousseau dans le Discours sur l’inégalité, dont il s’est manifestement inspiré28.
9Ce discours débute par une enquête sur le « propre » de l’homme : c’est la seule façon, selon le philosophe de Genève, de se donner les moyens d’expliquer la source de la disparité qu’il voit se manifester entre les hommes de son temps. Cette recherche de l’essence de l’homme est placée par Rousseau sous l’égide d’une inspiration platonicienne : évoquant la statue de Glaucus29 « que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un Dieu qu’à une bête féroce », il souligne les altérations que l’âme humaine a subies au cours de l’histoire, et qui invitent à dissocier ce que l’homme « tient de son propre fond d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif »30. En ce sens, l’objectif premier de Rousseau est de retrouver, dans l’homme tel qu’il existe historiquement, le reflet de l’homme originel.
10Le Philosophe de Genève précise justement les modalités par lesquelles il espère atteindre à la nature de l’homme : « j’ai commencé quelques raisonnements ; j’ai hasardé quelques conjectures, moins dans l’espoir de résoudre la question que dans l’intention de l’éclaircir et de la réduire à son véritable état »31. Des conjectures, des suppositions doivent ainsi contribuer à mettre en lumière ce qu’est l’homme en sa nature et, par là, permettre de distinguer ce dernier de l’homme actuel. Sous la plume de Rousseau, ces conjectures s’assemblent en une véritable reconstruction théorique, qui prend l’allure d’un récit chronologique32, mais dont le point de départ n’est identifiable à aucun état de fait empiriquement constatable ; ces conjectures s’insèrent dans des raisonnements qui seront « plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos Physiciens sur la formation du monde »33.
11Le discours généalogique proposé par Rousseau ne vise effectivement pas à assigner une origine historique réelle à l’homme. Ce n’est pas le « moment » où celui-ci apparaît qui importe, mais davantage les conditions de possibilité du déploiement d’une existence humaine. Ces conditions, pour l’annoncer d’emblée, ressortissent à une organisation corporelle insigne et originale. Pour Rousseau - comme pour Kant la réflexion porte donc moins sur l’origine de l’homme, que sur ce qui est au fondement de notre aptitude à exister en tant qu’êtres humains. Aussi Rousseau peut-il supposer l’homme originel « conformé de tous temps, comme [il] le voi[t] aujourd’hui, marchant à deux pieds, se servant de ses mains [...], portant ses regards sur toute la Nature, et mesurant des yeux la vaste étendue du Ciel »34. Dans ses Conjectures, Kant se donne par hypothèse le même point de départ : il supposera « l’existence de l’homme à son complet développement »35, pouvant « se tenir debout et marcher » et capable de « se servir de ses forces »36. Rousseau suppose également que « le corps de l’homme sauvage étant le seul instrument qu’il connaisse, il l’emploie à divers usages »37. Kant ajoute à ces « aptitudes techniques » primitives38, celle du langage et de la pensée ; Rousseau, qui postule que les hommes furent originellement dispersés, n’a pas besoin ici d’évoquer le problème de l’origine du langage et de la communication39. Dépouillant ainsi l’homme de nombreuses facultés artificielles qu’il n’a pu acquérir qu’après de longs progrès, Rousseau voit en l’homme de la nature « un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous »40.
12Cet homme n’a d’ailleurs que de rudimentaires besoins. Au milieu d’une nature généreuse, il rencontre peu d’obstacles à sa conservation41, si bien qu’il peut vivre indépendant, dans une relative oisiveté, sans que son imagination ne lui peigne rien ni ne lui demande rien. Ses motivations sont limitées à l’« amour de soi » et à la pitié, c’est-à-dire à un attachement naturel pour soi-même et pour son bien-être, simplement modéré par une répugnance innée à voir souffrir tout être sensible et en particulier ses semblables42. Cet homme de la nature que rien encore n’agite, ne peut par conséquent avoir ni le sens de la prévoyance, ni celui de la curiosité : « son âme [...] se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir »43.
13A l’idée que l’« homme physique » est d’emblée original, parce qu’organisé le plus avantageusement qui soit, Rousseau semble lui-même objecter que l’enfermement de l’existence de l’homme naturel dans un présent toujours répété empêche de distinguer véritablement l’homme de l’animal. Le premier qui partage avec le second la faculté de voir, de sentir et d’avoir des idées qu’il combine jusqu’à un certain point, semble ne diffèrer « à cet égard de la bête que du plus au moins »44. Pourtant, précise aussitôt l’auteur du Discours, si l’animal reste prisonnier des impulsions qu’il subit, l’homme quant à lui, éprouvant de pareilles impulsions, « concourt aux siennes en qualité d’agent libre »45. Autrement dit, « en lui la nature propose, mais il dispose de la capacité de la suivre ou de s’opposer à ses suggestions »46. Ainsi, aux sollicitations les plus élémentaires, l’homme ne répond déjà plus comme l’animal. Il en va de même pour Kant qui écrit que l’homme a pu découvrir « l’occasion de renier l’instinct de la nature » et s’être « rendu compte que sa raison avait le pouvoir de franchir les bornes dans lesquelles sont maintenues tous les animaux » ; or, une fois que l’homme a connu cet état de liberté, il lui devenait impossible « de se remettre sous la coupe de l’instinct »47.
14Parce qu’elle est moins sujette à discussions que l’idée de liberté, Rousseau opte plus volontiers pour celle de « perfectibilité »48. Soutenue par un corps organisé le plus avantageusement de tous, portée par un être n’ayant par nature aucun instinct propre, mais pouvant se les approprier tous, la perfectibilité apparaît comme le principe définitif de la différence entre l’homme et l’animal (ou différence anthropologique), comme au principe de l’écart que l’homme est capable d’instituer par rapport à sa condition originaire. En effet, la faculté de se perfectionner désigne cette capacité à développer, à l’aide des circonstances, toute autre faculté ; alors que les espèces animales demeurent au bout de mille ans ce qu’elles étaient la première année de ces mille ans49. Or, cette faculté, qui arrache l’homme à une condition très primitive, implique en contrepartie pour l’homme la possibilité de retomber plus bas que la bête. L’homme seul, selon Rousseau, est « sujet à devenir imbécile »50, c’est-à-dire qu’il peut perdre par accident tout ce qu’il avait pu jusqu’alors acquérir. Par conséquent, la perfectibilité n’est pas synonyme de progrès ; peut-être même faut-il convenir que « cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et ininnocents ; que c’est elle qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature »51.
15Ainsi, après avoir décrit l’état primitif de l’homme, c’est-à-dire l’état d’équilibre d’une condition humaine antérieure à tout devenir, Rousseau a posé, en l’homme - cet être physique d’un côté, et métaphysique ou moral de l’autre52 - les conditions de possibilité de l’histoire. En d’autres termes, c’est la liberté selon Kant, ou, pour mieux dire d’après Rousseau, la perfectibilité, qui ouvre au developpement d’un devenir où l’homme va devoir lui-même tout conquérir53.
16Une fois clarifiées ces quelques dispositions naturelles qui peuvent d’ores et déjà être interprétées dans les termes d’une divergence tendancielle vers un mode d’être distinct de celui de l’animal, il est précisément requis d’examiner l’étendue et la profondeur de l’histoire humaine. Ici, l’auteur du Discours sur l’inégalité s’escrime véritablement à unir une « anthropologie » et une authentique histoire de la nature. Nous savons en effet que Rousseau propose au départ « deux faits [...] à lier par une suite de faits intermédiaires »54. Entre l’état de pure nature (où les hommes vivent dispersés parmi les animaux sans industrie, sans parole, sans nul besoin de leurs semblables) et l’âge de l’inégalité instituée au profit des plus forts, il convient de marquer une séries de « positions intermédiaires »55 qui font époque. Dans ses Conjectures, Kant discernera lui une série de « progrès » de la raison, qui sont autant d’étapes vers l’accomplissement des dispositons morales de l’humanité. Rousseau se contente pour l’heure de cerner l’époque où l’homme entre en concurrence avec d’autres, celle où il devient pêcheur et chasseur, celle où il reconnaît l’autre comme son semblable et s’associe librement avec lui, celle encore où s’institue des familles qui nouent bientôt des relations entre elles, celle enfin où apparaissent la métallurgie et l’agriculture. Plus importante toutefois que cette énumération, est certainement l’attention portée par Rousseau à la dimension irruptive et productive du temps de l’histoire humaine, comme à son caractère fondementalement événementiel. Si la perfectibilité ouvre sur une authentique hominisation de l’homme, celle-ci ne peut effectivement être réduite à l’actualisation d’un modèle préformé, ni au développement d’une dynamique endogène 56. En clair, les effets de la perfectibilité sont entièrement solidaires du temps et des circonstances.
17Comme l’explique Rousseau dès la préface, le temps est un facteur trop souvent négligé. Peu de philosophes ont songé « au temps qui dut s’écouler avant que le sens des mots d’autorité, et de gouvernement pût exister parmi les hommes »57. Or, la perfectibilité n’extirpe l’homme qu’« à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents »58. C’est également « avec le temps » que se sont développés les rapports des hommes aux animaux et à leurs semblables59. « La première invention des langues » semble encore avoir coûté un « temps infini »60. Songeons enfin aux siècles qui durent s’écouler avant que les hommes aperçoivent un feu autre que celui du ciel61. Il suffit de joindre ensemble ces différentes réflexions pour juger combien il fallut « de milliers de siècles pour développer successivement dans l’esprit humain les opérations dont il était capable »62.
18A bien y regarder, les événements de l’histoire humaine paraissent si invresemblables et si improbables qu’il n’est d’autre solution pour les concevoir que d’évoquer le long et sourd travail du temps. Nous lisons en ce sens que « le laps de temps compense le peu de vraisemblance des événements »63. A propos de la découverte du feu, Rousseau écrit : « combien ne leur a-t-il pas fallu de différents hasards pour apprendre les usages les plus communs de cet élément ? »64. La sortie de l’état de nature est globalement impensable sans « le concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa constitution primitive »65. Pour expliquer l’extension des langues, Rousseau fait intervenir diverses causes, telles « des grandes inondations ou des tremblements de terre », bref, des « révolutions du globe »66. Dans l’Essai sur l’origine des langues, Rousseau mentionnait justement, à titre de révolution terrestre majeure, l’hypothèse de l’inclination de l’axe de la terre sur le plan de l’écliptique : « celui qui voulut que l’homme fût sociable toucha du doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers. A ce léger mouvement, je vois changer la face de la terre et décider la vocation du genre humain »67. Puisqu’il l’a fait ailleurs, sans doute Rousseau n’a-t-il dès lors plus besoin, dans le second Discours, de s’attarder sur ces circonstances minimes qui provoquèrent pourtant de grands effets dans l’histoire, ni sur « la puissance surprenante des causes extra-légères lorsqu’elles agissent sans relâche »68.
19Cette dernière citation paraît en l’occurrence témoigner de l’influence, sur Rousseau, de l’Histoire naturelle de Buffon qui fit, de l’adaptation au milieu environnant, la condition essentielle de la stabilité des caractères acquis. D’après ce dernier, si les circonstances extérieures changent, il y a toutes les chances que les altérations, dont les variétés dans l’espèce humaine sont l’actuel produit, disparaissent peu à peu avec le temps69. Buffon met ainsi clairement en exergue l’influence du milieu environnant sur le devenir de l’homme. Si, à ce titre, il mérite d’être considéré comme un précurseur de la théorie transformiste70, sans doute nous sera-t-il permis d’affirmer que le propos de Rousseau lui-même est novateur, puisqu’il y joint étroitement le devenir de l’espèce humaine et une histoire de la nature aux multiples effets. Que Kant se situe encore dans le prolongement de cette mouvance scientifique, voilà peut-être ce dont témoigne cet étonnant propos issu de l’Anthropologie : après avoir reconnu, à l’instar de Rousseau, que l’espèce humaine se caractérise par le pouvoir de se perfectionner selon des buts qu’elle s’est choisis elle-même71, bref par une capacité d’évoluer dans le temps, Kant thématise plus avant cette évolution. L’homme, d’animal capable de raison qu’il était au départ, a pu faire de lui-même un animal rationnel. De l’état de nature, il a pu en effet, par ses propres forces, passer à l’époque de la culture, « sans que nous sachions comment ni par le concours de quelle cause » ; or, interroge Kant, « est-ce qu’à cette seconde époque dans les grandes révolutions de la nature, n’en doit pas succéder une troisième lorsqu’un Orang-Outang ou un Chimpanzé développera les organes qui servent à marcher, à manier les objets, à parler, jusqu’à la formation d’une structure humaine, contenant en son élément le plus intérieur un organe pour l’usage de l’entendement et se développant peu à peu par une culture sociale ? »72. On le voit, le philosophe de Königsberg suggère ici une évolution ou une transformation des vivants - une évolution qui nous paraît d’autant plus singulière qu’elle ne renvoie pas, comme on s’y serait aujourd’hui volontiers attendu, à la possibilité d’une ascendance simienne de l’homme, mais plutôt à celle d’une possible hominisation du singe73.
II
20Sans doute appert-il à présent que Rousseau et Kant s’inscrivent dans l’amorce d’un mouvement de pensée qui, au XIXème siècle, aboutira à la constitution de la paléontologie, de la géologie et de la préhistoire. D’un côté, les destins du singe et de l’homme sont d’ores et déjà liés (pour l’heure, c’est Kant qui l’a indiqué) ; d’un autre côté, a surgi le problème du caractère vertigineux de l’histoire de la nature. Il nous revient maintenant de montrer que les tentatives de nos deux auteurs d’articuler ensemble l’histoire de la nature et celle de l’humanité demeurent résolument philosophiques et engagent un discours conjectural dont il convient de mesurer les implications.
21Chez Rousseau, une durée incommensurable, des hasards et des circonstances ont rendu possible le développement de facultés virtuelles dont rien, au départ, ne permettait de circonscrire le champ. Force est ainsi d’admettre que l’écart, insurmontable et incalculable, séparant l’homme de ses origines ne fait que croître sous nos yeux. Plus on médite sur le sujet, reconnaît Rousseau, plus cet écart ou cette distance s’aggrandit, et plus l’on se demande comment l’homme a pu franchir un si grand intervalle74. Plus on médite sur le sujet, pourrions-nous ajouter, plus l’origine de l’homme paraît lointaine et intrinsèquement enveloppée d’obscurité. Dès le début de la première partie de son Discours, Rousseau note à ce propos que celui qui veut découvrir l’origine animale de l’homme, « l’examiner, pour ainsi dire, dans le premier embryon de l’espèce [...et suivre...] son organisation à travers ses développements successifs », celui qui veut « rechercher dans le système animal ce qu’il put être au commencement pour devenir enfin ce qu’il est », se risquerait à « des conjectures vagues, et presque imaginaires » ; de l’aveu même de Rousseau, « l’anatomie comparée a fait encore trop peu de progrès, les observations des Naturalistes sont encore trop incertaines, pour qu’on puisse établir sur de pareils fondements la base d’un raisonnement solide »75.
22Que la science ne permette pas de penser philosophiquement l’origine et le développement de l’homme, telle sera aussi la conclusion de Kant. Vouloir atteindre le point où le naturel se convertit en humain, serait pour lui une entreprise trop hardie : « je ne pars pas de [l]a nature à l’état absolument brut ; car le lecteur trouverait aisément trop de conjectures et trop peu de vraisemblance, si j’entreprenais de combler cette lacune qui embrasse probablement un très grand laps de temps »76. Aussi refuse-t-il de suivre Herder et lui attribue-t-il une imagination pour le moins téméraire77. Rappelons qu’au quatrième livre de ses Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, Herder cherchait à discerner la différence anthropologique et à découvrir ce qu’il manque à la créature qui ressemble le plus à l’homme - à savoir le singe - pour s’élever au rang humain. Or ce qui fait défaut au singe, c’est simplement la possibilité de se tenir droit, sur deux pieds. Herder voit effectivement dans la station droite le caractère distinctif de l’homme, et l’origine, tant de la disponibilité des mains à des fins créatrices, que de la raison. Contre Herder, et avec une prudence qui aura à présent de quoi nous surprendre, Kant affirme que la station verticale fut assignée à l’homme en fonction de son accession future à la raison : elle lui fut donnée, écrit-il dans un « compte rendu » des Idées de Herder, « afin qu’il fit un usage rationnel de ses membres »78. Ici, la raison n’apparaît pas à Kant comme le résultat d’une organisation corporelle singulière79. Il lui semble impossible de savoir par quelle nécessité un être raisonnable a revêtu la forme humaine : « vouloir déterminer quelle contexture de la tête, du point de vue extérieur quant à sa forme, et du point de vue intérieur quant au cerveau, est en liaison nécessaire avec l’aptitude à la démarche en station verticale, et qui plus est encore, déterminer comment une organisation orientée uniquement vers cette fin contient le fondement de l’aptitude rationnelle [...], cette ambition dépasse manifestement toute raison humaine »80. Par conséquent, Herder ne peut prétendre, selon Kant, fournir les matériaux d’une histoire de l’humanité ; sans doute apporte-t-il quelque lumière en matière d’anatomie comparée, mais celle-ci n’intéresse finalement pas ou peu le philosophe. En fin de compte, l’anatomie comparée paraît sans doute, autant à Rousseau qu’à Kant, trop peu conjecturale. Tout se passe semble-t-il comme s’il n’y avait, d’après eux, de façon philosophique d’envisager l’origine et les développements de l’homme qu’hypothétique. Examinons cela de plus près.
23Kant, on s’en souvient, recourt à des hypothèses ou à des conjectures afin de mettre au jour les débuts de l’histoire humaine. « C’est de l’œuvre de la nature qu’il s’agit alors »81, et personne ne dispose à ce sujet de documents. Ces conjectures s’annoncent dès lors comme un « exercice concédé à l’imagination accompagnée de la raison »82. Tout ne peut en effet être déduit de l’imagination, sous peine de ne proposer qu’une « fiction romanesque ». Aussi l’imagination doit-elle d’une façon ou d’une autre être reliée à l’expérience. Penser la nature originelle de l’homme impliquera ainsi de poser raisonnablement « que la nature à ses premiers débuts n’a été ni meilleure ni pire que nous la trouvons aujourd’hui, postulat qui est conforme à l’analogie de la nature, et qui n’a rien de téméraire »83. Dans les Conjectures, le travail de l’imagination est ainsi clairement circonscrit. S’agissant de penser l’origine de l’homme, il se propose de parcourir un itinéraire « sur les ailes de l’imagination, mais non sans garder un fil conducteur relié par la raison à l’expérience »84.
24La construction de l’homme originel, selon l’auteur du Discours sur l’inégalité, ne peut se réduire au spectacle de l’homme social corrompu qu’il a sous les yeux85. Aussi, s’agissant d’élaborer cette représentation, Rousseau commence-t-il par suspendre la validité des discours théoriques qui proposent une opinion déjà formée de l’être humain et par mettre entre parenthèses tout acquis historique concernant la question. Il propose de laisser « tous les livres scientifiques qui ne nous apprenent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits »86 et d’« écarter tous les faits »87. Une fois opérée cette réduction, Rousseau se sent en mesure de brosser un tableau hypothétique de l’homme à l’état de nature. Il annonce : « Ô homme, de quelque contrée que tu sois [...], voici ton histoire telle que j’ai cru la lire, non dans les Livres de tes semblables qui sont menteurs, mais dans la nature [...]. C’est pour ainsi dire la vie de ton espèce que je vais décrire d’après les qualités que tu as reçues, que ton éducation et tes habitudes ont pu dépraver, mais qu’elles n’ont pu détruire »88. On le voit, le Citoyen de Genève n’a en fin de compte d’autre prétention que de raconter la façon dont les événements ont pu se passer, et cela, afin de mieux dénoncer les imperfections et les inégalités de la société de son temps.
25Néanmoins, ce tableau de l’homme naturel dans lequel il se transporte par imagination et ce récit qu’il tient pour possible, bien qu’hypothétiques, ne sont pas pour autant purement fantaisistes. En effet, il importe à Rousseau d’établir que l’homme naturel présumé correspond d’une façon ou d’une autre à l’homme tel qu’il peut apparaître à une perception présente. Rousseau écrit en ce sens : en considérant l’homme tel qu’il dût sortir des mains de la nature, « je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre, le plus avantageusement organisé de tous : je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau »89, etc. En retour, il incombe encore au philosophe d’indiquer que l’homme actuel qu’il a sous les yeux provient bien de l’homme originel parce que ce dernier permet de rendre manifestes les faits intermédiaires qui jalonnent l’ensemble de l’histoire humaine. Dans cette perspective, Rousseau écrit : les faits « que j’ai à décrire ayant pu arriver de plusieurs manières, je ne puis me déterminer sur le choix que par des conjectures » ; néanmoins, « ces conjectures deviennent des raisons quand elles sont les plus probables qu’on puisse tirer de la nature des choses »90, bref, quand elles permettent de réunir, par une suite ordonnée d’époques, l’homme originel et l’homme actuel.
26De cet examen de la possible signification des conjectures dans les travaux de Rousseau et de Kant, concluons que, décidément, aucun de ces deux auteurs ne se soucient de l’origine factuelle de ce que nous sommes, ni de l’« instant » réel où l’homme s’est extirpé de l’animalité. Leur importe davantage de porter au jour l’originalité du mode d’être de l’homme, par contraste d’avec tout ce dont il peut faire l’expérience. C’est de cette originalité ou singularité humaine dont il va à présent être question.
III
27Dans la préface de son Anthropologie, Kant souligne que les romans (ceux par exemple de Richardson ou de Molière), à l’aide des « variations imaginaires » qu’ils proposent, peuvent renseigner sur les caractéristiques fondamentales de l’humanité91. Rousseau indique quant à lui que les « variétés dans l’espèce humaine »92, dont parlent les voyageurs, les médecins et les naturalistes de l’époque, peuvent contribuer à rendre manifeste ce qu’est l’homme en son essence. Le Discours sur l’inégalité témoigne en l’occurrence d’une indiscutable volonté d’aller porter son regard vers les lointains et vers les différences humaines. « Ne verra-t-on jamais renaître, s’interroge Rousseau, les temps heureux où [...] les Platon, les Thalès, et les Pythagores épris d’un ardent désir de savoir, entreprenaient les plus grands voyages uniquement pour s’instruire, et allaient au loin secouer le joug des préjugés nationaux, apprendre à connaître les hommes par leurs conformités et par leurs différences, et à acquérir les connaissances universelles qui ne sont point celles d’un siècle ou d’un pays exclusivement ? »93. Un tel regard porté vers la diversité peut manifestement seul, d’après Rousseau, nous instruire à propos d’un éventuel fond invariant de l’espèce humaine. Ce que confirme l’Essai sur l’origine des langues : « quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour regarder l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés »94. Mais quelles sont les propriétés essentielles de l’homme ? Telle est assurément la question qui se dresse à cet endroit. Nous en examinerons trois, présentes chez Rousseau ou chez Kant, à savoir la station droite, la forme de la main, et la perfectibilité. Ces propriétés en effet sont passionément discutées au XVIIIème siècle et ne cesseront, une fois la science préhistorique née, d’être réétudiées. Elles seront encore problématisées par Leroi-Gourhan dans son ouvrage de préhistoire décisif pour la philosophie qu’est Le geste et la parole.
28Nous l’avons vu, le critère fondamental de l’humanité d’après Herder, c’est la station droite. Rousseau affirme également qu’il s’agit là d’un critère essentiel. Dans la troisième note qu’il a apposé à son discours, il démontre que l’homme est bipède par nature. Tout, dans son organisation corporelle (et en particulier dans la conformation de son dos, de ses jambes et de ses pieds), indique qu’il est destiné à la posture érigée : vu la manière dont sa tête est attachée au corps, si l’homme marchait naturellement à quatre pieds, il aurait eu « les yeux directement fichés vers la terre, situation très peu favorable à la conservation de l’individu »95. Cependant, on connaît à l’époque moultes exemples de créatures qui ne répondent pas à ce critère sans que, pour autant, leur humanité soit mise en cause. Il en va ainsi d’« enfants sauvages » qui, le plus souvent, sont quadrupèdes. Comment donc expliquer qu’un critère fondamental comme celui de la station droite admette des exceptions ? Il revient à Rousseau de donner la réponse : « un enfant abandonné dans une forêt avant que de pouvoir marcher, et nourri par quelque bête, aura suivi l’exemple de sa nourrice en s’exerçant à marcher comme elle »96. Autrement dit, l’« homme ensauvagé »97 ou homo ferus, c’est-à-dire l’être humain rendu, par suite de circonstances exceptionnelles, à une vie sauvage et solitaire, emprunte des techniques corporelles aux animaux qu’il a rencontrés et fréquentés. Par ailleurs, l’enfant exclu des conditions humaines de coexistence, dont la posture peut s’altérer, peut perdre aussi la capacité de parler, de tenir un discours. Aussi faut-il vraisemblablement admettre qu’il est possible d’être homme sans avoir part à la parole98. Par conséquent, les cas d’« enfants sauvages » paraissent rappeler la fragilité ou la précarité du perfectionnement humain, ainsi que la possibilité pour eux de s’accomoder d’une vie quasi-animale. Mais si l’homo ferus, à l’instar de l’« homme à l’état de nature » édifié par Rousseau, témoigne de ce que la frontière entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas est ténue, il ne saurait cependant être question de les confondre. L’homo ferus n’est pas le représentant d’une condition humaine ancestrale mais uniquement la preuve de ce qu’une existence humaine peut, dans certaines circonstances, redescendre en-deçà de la socialité.
29Notons à présent que Kant, qui a critiqué l’enthousiasme de Herder pour la station droite, concède pourtant que l’essentiel de l’aptitude technique de l’homme réside « dans la forme et l’organisation de sa main, de ses doigts et de ses dernières phalanges. [...] en cela la nature a rendu l’être humain capable, non d’un seul type mais de toutes formes de manipulation, et l’a rendu par conséquent susceptible d’utiliser la raison, montrant par là que sa disposition technique ou son habileté sont celles d’un animal raisonnable »99. C’est ainsi au premier chef la main qui permet à Kant d’affirmer que les hommes sont « des êtres d’une nature animale, mais cependant raisonnables » ou des êtres raisonnables « en tant qu’ils ont une nature animale »100, bref, des êtres de raison soutenus par une animalité insigne. Cette attention portée par Kant à la configuration de la main humaine méritait certainement d’être mentionnée, puisque celle-ci est à l’époque déjà pressentie comme le corrélat fonctionnel de la station droite. Paradoxalement, Kant refuse de penser l’importance de cette dernière, mais il admet que la main participe des conditions de possibilité de l’existence humaine.
30Rappelons que le Philosophe de Königsberg avait encore imaginé la possibilité d’une évolution, d’un perfectionnement, voire d’un devenir humain de l’orang ou du chimpanzé. Ce faisant, Kant soulignait, dans la caractéristique anthropologique, l’importance de la perfectibilité, cette faculté qui, après tout, pourrait avoir été concédée à un être dont l’organisation corporelle est proche de la nôtre. Kant s’est ici vraisemblablement inspiré de Rousseau qui, dans la note X de son Discours, discute de la nature de ces créatures que l’on nomme Pongos en Afrique ou Orang-Outangs aux Indes orientales, c’est-à-dire « hommes des bois » ou hommes sylvestres. Il est démontré, explique Rousseau, que le singe n’est pas une variété d’homme, ne possédant ni la faculté de parler, ni celle de se perfectionner. Or, les Pongos et les Orangs, sommairement décrits par les voyageurs, paraissent encore trop mal connus pour qu’on puisse en tirer la même conclusion. Puisque des causes peuvent engendrer tant d’effets et de variétés dans l’espèce humaine, il faut se demander « si divers animaux semblables aux hommes, pris par les voyageurs pour des bêtes sans beaucoup d’examen [...] ne seraient point en effet de véritables hommes sauvages, dont la race dispersée anciennement dans les bois n’avait eu occasion de développer aucune de ses facultés virtuelles, n’avait acquis aucun degré de perfection, et se trouvait encore dans l’état primitif de nature »101. Autrement dit, n’est-il pas imaginable que ces êtres peu connus, restés dans un état de dispersion originaire, soient les représentants actuels du « pur état de nature » ? Ne témoignent-ils pas d’une existence précédant tout engagement sur la voie des possibilités ouvertes par la perfectibilité ? Au contact d’autres circonstances, ne pourraient-ils emprunter la voie de l’hominisation ? On le voit, la perfectibilité, véritable lieu de la différence anthropologique chez Rousseau, n’en est pas moins problématique : l’homo sylvestris paraît rendre presqu’indécidables les limites entre l’animalité et l’humanité saisie à son degré zéro de perfectionnement102.
31Du rapide examen de ces différents critères de l’homme tant disputés au XVIIIème siècle, il ressort que les limites ou les frontières de l’humanité paraissent floues et incertaines. Rousseau et Kant sont interpellés par l’existence de créatures équivoques, répondant à certains critères de l’humanité mais pas à tous, bref, par l’existence d’êtres pour ainsi dire « intermédiaires » entre l’animal et l’homme. D’une part, l’homo ferus, c’est-à-dire l’homme rendu à la vie sauvage et qui perd ce que sa perfectibilité lui a fait acquérir, constitue une forme limite de l’humanité. A tout le moins, cet homme abondonné à lui-même paraît-il éloigné de l’humanité à laquelle il est appelé103. D’autre part, l’homo sylvestris constitue lui aussi une énigme : à un Rousseau, et même à un Kant, il semble difficile, faute d’informations suffisantes en la matière, de savoir s’il s’agit d’un animal ou bien d’un homme resté en deça de ses possibilités. En conséquence, l’homme « ensauvagé », c’est-à-dire l’être humain rendu à une quasi-animalité, mais plus encore l’homo sylvestris, cet être peu connu qui semble tendre vers l’humanité par son organisation corporelle et qui pourrait être le reflet de notre situation humaine originaire, suscitent immanquablement l’idée de quelque transition entre l’animal et l’homme, voire, sur la base de l’homo sylvestris, l’idée de créatures mi-homme, mi-singe. Que ce constat suffise pour signaler que les interrogations de l’anthropologie et de l’histoire naturelle à la fin du XVIIIème siècle continueront d’être celles de la préhistoire naissante. Certes, l’homo sylvestris ne correspond pas exactement au « chaînon manquant » entre le singe et l’homme tant brigué par les émules de Darwin, puisque l’« homme des bois » est en réalité un singe dont les traits anthropomorphiques ont été exagérés faute d’informations suffisamment précises. Mais il n’en demeure pas moins que le pas, qui mène des conséquences de la proximité taxinomique des hommes et des grands primates, vers l’idée de leur dérivation chronologique, sera rapidement franchi.
32Selon Leroi-Gourhan, le XVIIIème siècle a ainsi établi un système de pensée dans lequel la science préhistorique est longtemps restée engagée. Mais, à dire vrai, le mouvement scientifique et philosophique des Lumières est surtout important aux yeux de Leroi-Gourhan, parce qu’il semble avoir conduit in fine à mésinterpréter les hominiens fossiles exhumés dès la seconde moitié du XIXème siècle. Durant des décénies, fut effectivement cherché, à titre d’ancêtre de l’homme, un demi-singe associant à une posture semi-fléchie, un cerveau qui promettait, dans notre direction, le meilleur avenir. L’image d’un tel ancêtre a fait perdre du temps à la paléontologie qui a admis vers 1960 seulement « qu’aussi loin qu’on cherche les traces de l’homme-singe, on ne trouve jusqu’à présent que des hommes »104.
33Or, du fourvoiement de la paléoanthropologie naissante, Rousseau a, d’après Leroi-Gourhan, sa part de responsabilité. Avec le Discours sur l’inégalité, Rousseau « donne l’un des premiers l’ébauche d’une théorie “cérébraliste” de l’évolution humaine »105. A suivre Leroi-Gourhan, le second Discours offre l’image d’une évolution fondée sur celle de la pensée et donc du cerveau. Rousseau a peint le tableau d’un homme primitif, semblable pour l’essentiel de sa structure corporelle à l’homo sapiens actuel, mais simplement parti d’un niveau de vie matérielle nul. Mû par le désir de présenter une « démonstration de sociologie politique »106, Rousseau a mis en lumière qu’à l’état de nature — celui d’une vie simple, facile, et peu artificielle — l’homme primitif aurait pu rester toujours, s’il n’avait inventé peu à peu, en imitant les animaux et en raisonnant, tout ce qui dans l’ordre technique et social l’a conduit au monde actuel. Pour Leroi-Gourhan, le propos du Citoyen de Genève présente ainsi le défaut d’être en contradiction avec les conclusions de la paléontologie contemporaine : celle-ci enseigne que l’hominisation a débuté par les pieds et non par une pensée fracturant les parois du crâne pour se construire un cerveau. Sans revenir sur le détail de l’argumentation, la thèse centrale du Geste et la parole est ainsi que « l’homme est un corps de mammifère d’organisation pourtant unique »107, caractérisé par l’adoption d’une station verticale aux mutliples effets : libération des mains pendant la locomotion et disponibilité de celles-ci à des fins techniques ; libération de la face par rapport aux contraintes mécaniques de sustentation de la tête et disponibilité de la bouche à des fins langagières ; possibilité enfin pour le cerveau de croître en volume et en complexité, à telle enseigne que l’homme a pu élaborer une pensée qui a valu, depuis l’antiquité, comme le propre de l’homme.
34Pour conclure, reconnaissons avec Leroi-Gourhan que la paléontologie humaine, n’ayant « exorcisé l’ancêtre singe que ces toutes dernières années »108, s’est sans doute trop longtemps obstinée à chercher une forme transitoire entre le singe et l’homme, que le siècle des Lumières avait proposée. Mais admettons également que le tableau idyllique du « bon sauvage » et d’une vie oisive et harmonieuse dans la nature, repris par des pionniers de la préhistoire, est d’une grande pauvreté109 : plus rien ne subsiste de la démarche conjecturale per mettant de reconstruire l’origine ou, pour mieux dire, l’originalité de l’homme. Or, il pourrait être montré que Le geste et la parole est précisément un traité de préhistoire important pour la philosophie, parce qu’il vise moins à cerner le moment où l’homme se dégage de l’animalité, qu’à construire hypothétiquement l’origine et le mode d’être singulier de ce que nous sommes110. Aussi le second Discours nous apparaît-il comme une étape importante de l’histoire de la pensée : Rousseau s’est refusé à chercher l’instant où l’animal est devenu homme, pour dégager les conditions de possibilité d’une existence spécifiquement humaine. Ces conditions résident dans une organisation corporelle globalement caractérisée par la généralité ou la perfectibilité : en l’absence de tout comportement instinctif ou prédéterminé, l’homme peut, à l’aide du temps et des circonstances, librement déployer son humanité. Si c’est là un moyen pour Rousseau de dénoncer les impasses de la société de son temps caractérisée par l’inégalité, c’est aussi - mais cela mériterait une autre démonstration - une façon pour lui d’indiquer la possibilité d’une reprise rationnelle du devenir humain, comme en témoigne l’Émile et le Contrat social. Qu’il soit ainsi possible d’espérer un avenir meilleur pour l’humanité, Kant, par sa philosophie de l’histoire, ne cessera à son tour de vouloir le penser.
Notes de bas de page
1 J.-J. ROUSSEAU, Les confessions, Livre huitième, Paris, Gallimard, 1973, p. 472. Nous soulignons.
2 Cfr notamment J. STAROBINSKI, Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, dans Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 342 ; Fr. TINLAND, « Ô homme, de quelque contrée que tu sois, [...] écoute : voici ton histoire », dans Sens du devenir et pensée de l’histoire au temps des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2000, p. 113 ; Fr. TINLAND, « Notre espèce ne veut pas être façonnée à demi » : de la « machine politique » à l’art de faire « l’homme de l’homme » selon J.-J. Rousseau, dans L’homme aléatoire, Paris, PUF, 1997, p. 64.
3 Cfr J.-J. ROUSSEAU, Les confessions, op. cit., p. 472. L’expression 1’« homme de l’homme », qui renvoie à ce que les hommes ont fait d’eux-mêmes par leurs propres efforts, vient de l’Émile, dans Œuvres complètes IV, Paris, Gallimard, 1969, p. 549.
4 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), dans Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, 1964, p. 123. Dorénavant cité Discours sur l’inégalité.
5 ID., p. 132.
6 J. STAROBINSKI, Le discours sur l’origine..., op. cit., p. 348.
7 ID., p. 349.
8 Ibidem.
9 M. FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 163.
10 ID., p. 164.
11 Cfr ID., p. 166
12 ID., p. 168.
13 Cfr Fr. TINLAND, L’homme sauvage. « Homo ferus » et « homo sylvestris ». De l’animal à l’homme, Paris, Payot, 1968, pp. 152-157.
14 M. FOUCAULT, Les mots et les choses, op. cit., p. 165.
15 Cfr M. DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Maspero, 1971, p. 274 ; cfr également sa présentation de BUFFON, De l’homme, présentation et notes de M. Duchet, Paris, Maspero, 1971, pp. 33-34.
16 Fr. TINLAND, L’homme sauvage..., op. cit., p. 154. Nous soulignons.
17 Cfr M. DUCHET, Anthropologie et histoire..., op. cit., pp. 19 et 233. Si dans son second Discours, Rousseau avance que « la plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines [lui] paraît être celle de l’homme » (p. 122), il n’use pas encore du terme d’« anthropologie » qui n’apparaîtra en France qu’à l’extrême fin du XVIIIème siècle et comme un emprunt à la pensée allemande, notamment à celle de Kant. Cfr Br. KARSENTI, L’homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF, 1997, pp. 4-5.
18 Cfr A. LAMING-EMPERAIRE, Les origines de l’archéologie préhistorique, Paris, Picard, 1964, pp. 10-11.
19 Cfr M. COHEN-HALIMI, Introduction à E. KANT, Géographie, trad. franç. de M. Cohen-Halimi, M. Mercuzzi et V. Seroussi, Paris, Aubier, 1999, pp. 12-13.
20 E. KANT, Des différentes races humaines (1775), dans Opuscules sur l’histoire, trad. franç. de S. Piobetta, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 47.
21 ID., p. 55.
22 E. KANT, Géographie, op. cit., p. 70.
23 ID, p. 71.
24 Ibidem.
25 E. KANT, Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine (1786), dans Opuscules sur l’histoire, op. cit., p. 145. Dorénavant cité Conjectures.
26 Ibidem.
27 Ibidem.
28 L’on sait que Kant fut un grand lecteur et commentateur de Rousseau. L’une de ses préoccuppations en la matière fut de montrer la cohérence et l’imité de la pensée rousseauiste, au-delà de son apparente diversité. A propos du second Discours nous lisons dans les Conjectures : « on peut aussi accorder entre elles et avec la raison les affirmations si souvent dénaturées et en apparence contradictoires du célèbre J.-J. Rousseau » (p. 154), en montrant que si les dispositions de l’homme à l’état de nature sont contrariées par les progrès d’une civilisaiton artificielle, il est tout de même permis d’espérer que, dans l’histoire, les dispositions naturelles et la civilisation finalement s’accorderont et que l’art, atteignant sa perfection, deviendra à nouveau nature - ce qui constituerait la fin dernière de l’humanité en tant qu’espèce morale (cfr pp. 155-157). Cette idée est confirmée par l’Anthropologie : « Quant au tableau hyponchondriaque (en sombres couleurs), que Rousseau trace de l’espèce humaine se risquant à sortir de l’état de nature, il ne faut pas y voir le conseil d’y revenir et de reprendre le chemin des forets ; ce n’est pas là son opinion véritable ; il voulait exprimer la difficulté pour notre espèce d’accéder à sa destination en suivant la route d’une approche continuelle ; une telle opinion n’est pas à considérer comme une histoire en l’air » (E. KANT, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, trad. franç. de M. Foucault, Paris, Vrin, 1964, p. 165. Nous soulignons.)
29 PLATON, République, X, 611.
30 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 122.
31 ID., p. 123.
32 « Ô homme, voici ton histoire... telle que j’ai cru la lire... », dans ID., p. 133.
33 ID., pp. 132-133.
34 ID., p. 134.
35 E. KANT, Conjectures, op. cit., p. 146.
36 ID., p. 147.
37 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 135.
38 Cfr E. KANT, Conjectures, op. cit.
39 Cfr J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., pp. 135, 140 et 160 : « [...] errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire [...] ».
40 ID., p. 135.
41 Cfr ID., p. 139.
42 Cfr ID., pp. 126 et 154-155. A propos de l’« amour de soi » distinct de l’amour propre, cfr la note XV du Discours, pp. 219-220. Précisons également que, d’après Cl. Lévi-Strauss, la mise en lumière de cette disposition initiale qu’est la pitié vaut légitimement à Rousseau le titre de « Père de l’ethnologie ». Cfr Cl. LÉVI-STRAUSS, J.-J. Rousseau, fondateur des sciences de l’homme, dans Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, pp. 45-56.
43 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 144.
44 ID., p. 141.
45 Ibidem.
46 Fr. TINLAND, « Ô homme, de quelque contrée que lu sois... », op. cit., p. 119. Nous soulignons.
47 E. KANT, Conjectures, op. cit., pp. 149-150.
48 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 142.
49 Cfr ibidem.
50 Ibidem.
51 Ibidem.
52 ID., p. 141
53 Dans l’« Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », Kant écrit en ce sens : « La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale, et qu’il ne participe à aucune autre félicité ou perfection que celle qu’il s’est créé lui-même, indépendamment de l’instinct par sa propre raison » (in Opuscules sur l’histoire, op. cit., 3ème proposition, p. 72).
54 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 162.
55 ID., p. 191.
56 Cfr Fr. TINLAND, « Ô homme, de quelque contrée que tu sois... », op. cit., p. 125.
57 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 132.
58 ID., p. 142. Nous soulignons.
59 Cfr ID., p. 165-166.
60 ID., p. 146.
61 Cfr ID., p. 144.
62 ID., p. 146.
63 ID., p. 162.
64 ID., p. 144.
65 ID., p. 162.
66 ID., p. 168.
67 J.-J. ROUSSEAU, Essai sur l’origine des langues, Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p. 90.
68 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 162. La même idée est reprise à la Note X que Rousseau a lui-même ajouté à son texte : il convient de ne pas ignorer « les puissants effets de la diversité des climats, de l’air, des aliments, de la manière de vivre, des habitudes en général, et surtout de la force étonnante des mêmes causes, quand elles agissent continuellement sur de longues suites de générations » (p. 208).
69 Cfr BUFFON, Variété dans l’espèce humaine (1749), tome IX de l’Histoire naturelle, cité par M. DUCHET, Anthropologie et histoire..., op. cit., p. 274.
70 Comme l’explique M. Duchet, si l’on définit uniquement le transformisme par la thèse que les formes vivantes sont issues les unes des autres, ainsi que par celle selon laquelle cette filiation va du plus simple au plus complexe, alors le transformisme est absent de la pensée de Buffon. Toutefois, puisque Buffon souligne aussi l’influence du climat et du milieu sur l’homme, et puisqu’il fait de cette adpatation au milieu la condition de la stabilité des caractères acquis, peut-être est-il permis tout de même de voir en Buffon un précurseur de la théorie transformiste (cfr M. DUCHET, Anthropologie et histoire..., op. cit., p. 274).
71 E. KANT, Anthropologie..., op. cit., p. 161.
72 ID., p. 166 en note.
73 Sur cet extrait de l’Anthropologie de Kant cfr Fr. TINLAND, L’homme sauvage..., op. cit., p. 159.
74 Cfr J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 144.
75 ID., p. 134.
76 E. KANT, Conjectures, op. cit., p. 147.
77 Cfr E. KANT, Compte rendu de l’ouvrage de Herder (1785), dans Opuscules sur l’histoire, op. cit., p. 92.
78 ID., p. 96.
79 Cfr ID., p. 97. Ce n’est pas le cas dans l’Anthropologie, nous y reviendrons.
80 ID., p. 106.
81 E. KANT, Conjectures, op. cit., p. 145.
82 ID., p. 146.
83 ID., p. 145.
84 Ibidem.
85 Au long de son Discours, Rousseau ne cesse précisément de reprocher à Hobbes d’avoir confondu l’état de nature et l’état civil.
86 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 125.
87 ID., p. 132.
88 ID., p. 133.
89 ID., pp. 134-135. Nous soulignons.
90 ID., p. 162.
91 E. KANT, Anthropologie..., pp. 12 et 13. « Il n’y a pas à la vérité de sources pour l’Anthropologie, mais seulement des moyens de secours : l’Histoire, les biographies, même le théâtre et les romans. Sans doute, ces deux derniers documents ne sont-ils pas fondés sur l’expérience et la vérité, mais sur la fiction ; sans doute y est-il permis d’exagérer, comme dans les images du rêve, les caractères et les situations où l’homme se trouve placé, si bien qu’ils semblent ne rien apporter à la connaissance de l’homme ; cependant ces caractères, tels que Richardson ou Molière les ont esquissés, ont dû être empruntés, dans leurs traits fondamentaux, à l’observation de l’homme, de ce qu’en réalité il fait ou tolère : c’est que malgré une exagération quantitative, ils doivent, pour la qualité, correspondre à la nature humaine ». Ainsi, chez Kant, l’intuition évidente des caractères essentiels de l’homme semble pouvoir être obtenue grâce à ce que la phénoménologie nomme la « méthode de variations imaginaires » qui fait apparaître les possibilités et les limites d’un état de chose, d’une situation.
92 Nous optons à dessein pour l’expression de Buffon. Le Discours sur l’inégalité, en particulier ses notes, témoigne d’une connaissance approfondie de celui-ci. Cfr M. DUCHET, Anthropologie et histoire..., op. cit., p. 242, note 53.
93 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., Note X, p. 213. Quelques lignes plus haut, il déplore que « nous ne connaissons d’hommes que les seuls Européens [...] chacun ne fait guère sous le nom pompeux d’étude de l’homme, que celle des hommes de son pays » (ID., p. 212).
94 J.-J. ROUSSEAU, Essai sur l’origine des langues, op. cit., p. 81. Faut-il rappeler que Cl. Lévi-Strauss vit dans cette assertion un élément méthodologique fondamental en anthropologie ? « Par-delà la diversité empirique des sociétés humaines, l’analyse ethnographique veut atteindre des invariants [...]. Rousseau l’avait pressenti avec sa clairvoyance habituelle » (Cl. LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 326).
95 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., note III, p. 197.
96 Ibidem.
97 Cette traduction d’homo ferus est de Fr. Tinland. Elle se justifie parfaitement, puisqu’on fin de compte il n’y a pas, à proprement parler, d’« homme sauvage », mais seulement des hommes, pour une raison ou l’autre, retombés dans un état de « sauvagerie » et exclus des conditions humaines de coexistence. Cfr Fr. TINLAND, L’homme sauvage..., op. cit., passim.
98 Cfr ID., p. 188.
99 E. KANT, Anthropologie..., op. cit., p. 163.
100 E. KANT, Critique de la faculté de juger, trad. franç. d’A. Philonenko, Paris, Vrin, 1974, p. 54.
101 J.-J. ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, op. cit., note X, p. 208.
102 Cfr Fr. TINLAND, « Ô homme, de quelque contrée que tu sois... », op. cit., p. 124.
103 Cfr Fr. TINLAND, L’homme sauvage..., op. cit., pp. 250-251. Dans la Revue de métaphysique et de morale de 1994 (no 3), on trouvera un petit article de Kant, consacré à un enfant sauvage arrivé aux environs 1764 à Köninsberg. On se reportera à l’intéressante analyse qu’en propose M. Cohen-Halimi aux pp. 313-325 de la même Revue.
104 A. LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole. Technique et langage, tome I, Paris, Albin Michel, 1964, p. 108.
105 ID., p. 19.
106 Cfr ID., p. 209.
107 ID., pp. 37-38
108 ID., p. 27.
109 Il semble que des archéologues, au milieu du dix-neuvième siècle, aient bel et bien puisé, dans la description rousseauiste de l’« homme sauvage », les traits caractéristiques de l’« homme primitif ». Ainsi, Edouard Lartet et Henri Christy, par exemple, qui ont exploré vers 1860 des grottes françaises contenant des objets sculptés et gravés attestant l’existence d’un art dans la préhistoire, ont tenté d’expliquer la signification de cet art au départ des idées de Rousseau. Ils ont ainsi émis la thèse selon laquelle la vie de l’homme préhistorique, pour bienheureuse qu’elle était, ainsi que nous l’a enseigné Rousseau, n’en était pas moins aussi ennuyeuse, à telle enseigne que cet homme d’autrefois fut naturellement amené à inventer un art pour se distraire. Dans une nature généreuse qui pourvoyait pleinement à ses besoins, cet homme n’avait pour souci que de chercher à s’occuper : « or, expliquèrent-ils, si la nécessité est mère de l’industrie, on peut dire aussi, que les loisirs d’une vie facile enfantent les arts » (E. LARTET & H. CHRISTY, Sur des figures d’animaux gravées ou sculptées et autres produits d’art et d’industrie rapportables aux temps primordiaux de la période humaine (1864), cité par M. GROENEN, Pour une histoire de la préhistoire, Grenoble, Millon, 1994, p. 307).
110 C’est ce que nous avons essayé de montrer dans notre article : La mobilité d’après Leroi-Gourhan et la kinesthésie chez Husserl. Deux éclairages complémentaires sur une dynamique pulsionnelle spécifiquement humaine, dans Alter 9 (« La pulsion »), 2001, pp. 197-217.
Auteur
Facultés universitaires Saint-Louis
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