Introduction
p. 7-14
Texte intégral
1Dans son Projet de paix perpétuelle, Kant définit l’Europe par une vocation précise : l’universalisation de la « constitution républicaine ». A ce titre, l’on peut dire que l’Europe ne renvoie pas seulement à une entité géographique, elle incarne aussi et surtout la condition de possibilité de l’unification politique de l’humanité. A long terme, selon Kant, le développement conjoint de la liberté civile et de la rationalité juridique, de la souveraineté populaire et, dans le quotidien, de la souveraineté de la loi ne peuvent qu’entraîner l’éradication complète de la guerre.
2Les deux derniers siècles de l’histoire des peuples et des institutions de la communauté internationale interdisent d’élever le pacifisme rationnel kantien au rang d’une « chimère vide »1. Il y a bel et bien quelques mouvements d’ouverture de l’Europe au-delà d’elle-même et, pour l’homme de bonne volonté, d’incontestables indices de la possibilité d’un progrès moral de l’humanité. Mais cela n’empêche que les guerres subsistent, qu’elles sont loin de céder toute la place au droit.
3Si leur justification fut toujours problématique – Thucydide déjà affirmait qu’il n’y a pas de guerre juste – leur identification l’est tout autant. En effet, aujourd’hui nous qualifions de guerre aussi bien les conflits mondiaux et régionaux qui ont déchiré le XXe siècle que les affrontements inter-ethniques en ex-Yougoslavie ou les opérations de police internationale.
4Mais peut-on parler de la guerre au singulier ? Peut-on parler de « la guerre », abstraction faite des divergences qui existent entre les conflits, des ruptures incessantes dans les donnes géopolitiques, dans l’évolution des techniques et des modes d’organisation des sociétés ?
5Pour répondre à cette question, on ne peut se dispenser de la lecture des trois premiers textes de ce volume des leçons publiques de l’année académique 2000-2001 organisées par L’Ecole des sciences philosophiques et religieuses sur La guerre et l’Europe. Tant dans le texte de Bruno Colson consacré aux Mutations conceptuelles de la guerre en Europe, du XVIIe siècle à nos jours que dans les textes du général Eric Pougin de La Maisonneuve et d’Emmmanuel Terray, la guerre dite à l’européenne ou clausewitzienne, c’est-à-dire la guerre-bataille, instrument du fanatisme national, est dénoncée comme dépassée. On peut même dire, avec le général de La Maisonneuve qu’elle est « morte » ! Morte de ses excès, d’avoir « tutoyé au moins à deux reprises l’irrationnel en s’étendant au monde <et> d’avoir franchi les limites qui en faisaient un mode sinon agréable du moins acceptable – en tout cas accepté – de règlement des différends internationaux » (p. 35)
6Si la guerre à l’européenne est morte de ses excès, l’arme nucléaire l’a rendue non seulement inacceptable mais inefficace. La résolution d’un conflit via l’anéantissement de tous ses protagonistes ou, dans le « meilleur des cas », via la réduction d’un des deux camps au rang de vaincus morts-vivants, n’est « la continuation d’aucune politique », comme le souligne Emmanuel Terray en paraphrasant Clausewitz (p. 54). Dans tous les cas elle est un massacre, uni – ou bilatéral, non une bataille ou un combat.
7Toutefois, si l’arme nucléaire dissuade de la guerre et si elle a fait entre autres de la guerre froide une « non-guerre », une situation, comme l’écrit le général de La Maisonneuve, « sans bataille mais où on gesticule, on discourt, on menace, <…> elle oblige à faire la guerre ailleurs et autrement » (p. 39). Certes, les guerres conventionnelles n’ont pas été abandonnées. La guerre du Golfe, après celles des deux Corées, de l’Iran et de l’Irak, d’Israël et des pays arabes sont là pour le rappeler. Mais aucune d’entre elles n’a vraiment engendré de situation de paix. Leur recours à la confrontation directe, à la bataille – trait distinctif de la guerre pour Clausewitz – n’a pas permis de régler les différends dont elles sont nées.
8Dans le cas des guerres d’indépendance et de décolonisation menées au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », c’est à des guerres sans bataille qu’on s’est surtout livré. Déjà préconisées par Sun Zi au Ve siècle avant Jésus Christ, ces guerres souvent dites révolutionnaires ou de libération ne sont pas seulement propices à la victoire des faibles sur les forts. Dans les stratégies indirectes qu’elles déploient, elles offrent aussi de nombreuses ressources d’action pour les conflits qui menacent le monde aujourd’hui.
9Au premier rang de ces conflits s’inscrivent les tensions liées à l’explosion démographique. Tout le monde sait qu’en dépit des guerres et des massacres qui l’ont jalonné, le XXe siècle a vu la population mondiale quadrupler. Autant dire que les problèmes relatifs à la survie des hommes, à leurs moyens de subsistance et à leur environnement sont loin de s’apaiser. Et les conflits liés à l’inégalité de la croissance démographique ainsi qu’à l’inégalité de la répartition des richesses n’appartiennent pas au seul registre de la fiction. Les politiques du « c’est pas mon problème » et de l’autruche entretenues ou mises au goût du jour dans certains pays aujourd’hui laissent entrevoir tout le contraire !
10Une autre source tout aussi préoccupante de conflits est le « déclin de l’Etat-nation ». Dénoncé dans ses multiples causes dans le texte du général de La Maisonneuve, La fin de la guerre : le retour des conflits et dans la leçon d’Emmanuel Terray, Clausewitz au XXIe siècle : pemanences et métamorphoses de la guerre, le déclin de l’autorité politique, tant sur le plan national qu’international, ouvre la porte à de nouvelles formes de violences engendrant ce que d’aucuns appellent des « guerres émiettées » (B.Colson citant A. Corvisier) ou des « conflits de basse intensité » (E. Terray citant e.a. Ph. Delmas). Suscités tantôt par des revendications identitaires, tantôt par des intérêts économiques sinon mafieux ou d’influence, ces conflits infiltrent largement les sociétés civiles et ne se laissent régler, pour la plupart, ni par les moyens militaires classiques ni par les dispositifs juridiques et diplomatiques traditionnellement utilisés pour vider les différends nationaux et internationaux. Stratégiquement anomiques, ces conflits replongent l’humanité dans ce que Clausewitz appelait les guerres barbares, c’est-à-dire les guerres non pas soumises au politique mais à la nue violence originaire des hommes.
11Affirmé avec force dans les trois premiers textes de ce recueil, ce constat ne revient nullement à insinuer que la guerre classique, la guerre-bataille se serait totalement arrachée à cette violence, pas plus d’ailleurs que le droit ou la politique. Un des apports de Clausewitz au XXIe siècle est peut-être bien de montrer la difficulté qu’il y a à départager les sphères de la paix de celles de la guerre. Avec le recours de plus en plus fréquent aujourd’hui à des moyens non militaires pour réaliser des objectifs assignés jadis aux armées, le départage entre la paix et la guerre est de plus en plus incertain, comme l’est aussi d’ailleurs le départage entre la violence et la vérité, la violence et le droit, la violence et la raison.
12Mais si la guerre risque de n’être plus la continuation de la politique par d’autres moyens, conformément à l’approche qu’en défendait Clausewitz, si elle tend bien plutôt à prendre le pas sur la politique, à s’en émanciper, comme elle avait déjà commencé à le faire au siècle dernier, il n’en reste pas moins qu’elle n’est qu’un moyen. Autrement dit, sa vocation profonde est d’être au service de fins dont, à l’instar de la politique, elle masque souvent l’indétermination originaire. Le danger du siècle commençant n’est pas d’occulter l’indétermination originaire des fins, mais de la conjuguer avec leur inexistence, leur oubli, voire, dans le meilleur des cas, avec leur relégation dans les sphères du privé.
13De ce danger – qui pour bon nombre de penseurs n’en est pas un : il est au contraire le meilleur moyen d’éviter les conflits – témoigne l’approche du droit international qui nous est proposée par Olivier Corten.
14Selon l’auteur, le droit international en tant que référence incontournable, depuis une dizaine d’années, pour justifier le déclenchement d’une guerre permet de faire l’économie de la question de sa légitimité. Dans le règlement du recours à la force, la Charte des Nations Unies s’en tient à une perspective résolument positiviste. A l’opposé des doctrines classiques de la « guerre juste », elle prétend ne faire valoir aucune conception philosophique ou idéologique particulière. L’utilisation par chaque Etat de son droit de légitime défense est uniquement subordonnée au respect de certaines conditions de forme, en l’occurrence au respect du vote d’une majorité qualifiée du Conseil de sécurité.
15Dans l’opération Force Alliée menée au Kosovo il y a deux ans, certains ont cru pouvoir déceler une remise en cause du positivisme du droit international. N’est-ce pas pour des motifs officiellement humanitaires que cette opération fut déclenchée et ce, à l’encontre même du principe d’égalité souveraine des Etats inscrit dans la Charte des Nations Unies et en l’absence d’un mandat clair donné par le Conseil de sécurité aux forces alliées ? N’est-ce pas vers un ordre international nouveau, dans lequel certaines valeurs éthiques prévaudraient sur le procéduralisme des conditions de recours à la force que les pays européens se sont orientés ? Auquel cas, on pourrait parler de « l’émergence d’une nouvelle doctrine de la “guerre juste” » (p. 84).
16Selon Olivier Corten, le non alignement sur le positivisme et le procéduralisme du droit international dans la crise du Kosovo ne permet pas d’affirmer la volonté d’élaborer une nouvelle doctrine de la guerre juste au sein des pays européens. Tout en gardant une certaine nostalgie des conceptions légitimistes du XIXe siècle, la plupart d’entre eux sont profondément conscients du fait que la moralisation du droit ou le recours au « droit d’intervention humanitaire » sans autorisation claire du Conseil de sécurité engage une politique difficilement compatible avec la neutralité axiologique sur laquelle reposent aujourd’hui les objectifs de sécurité et de paix de la communauté internationale. Pour la réalisation de ces objectifs, l’important n’est pas de se demander si une guerre est « juste ». L’essentiel est d’en vérifier la légalité. La référence au droit international comme justification du recours à la force n’augure d’aucune orientation vers une nouvelle doctrine de la guerre juste ; elle en est l’abandon pur et simple.
17La voie du positivisme empruntée par le droit international pour résoudre les conflits n’est certes pas sans intérêt. Dans la pratique, elle devrait favoriser la reconnaissance effective de l’égalité souveraine des Etats et permettre, en première instance, la coexistence du plus grand nombre possible de sensibilités philosophiques et idéologiques. Mais la reconnaissance de l’égalité souveraine des Etats et de leur diversité ne représente-t-elle pas un impératif moral qui hypothèque le positivisme radical du droit international ? De plus, la non reconnaissance de cette hypothèque n’autorise-t-elle pas les puissances intervenantes à toutes les manipulations et ne leur laisse-t-elle pas, dans leur particularité, occuper ou prétendre occuper auprès de leur opinion publique, si pas au-delà, la place de l’universel ?
18Pour répondre à cette question, la communication de Jamie Shea sur Les conflits modernes et les médias est particulièrement instructive. Comme le souligne Michael Walzer dans son ouvrage intitulé Guerres justes et injustes2, dans les Etats démocratiques, il en va de la guerre comme de la politique : on ne peut ni les réduire à la morale ni davantage les en affranchir totalement, que ce soit dans les buts qui y sont poursuivis ou dans les moyens mis en œuvre. Mais dans une opinion publique largement façonnée par les médias, on peut se demander comment défendre les buts moraux susceptibles d’être éventuellement assignés à la guerre, qu’il s’agisse du respect de l’égalité souveraine des Etats, voire, plus récemment, du respect des droits de l’homme ou des prérogatives de l'humanité.
19S’il est indéniable que les médias menacent les règles élémentaires de la guerre, telles la surprise et l’emploi tantôt massif, tantôt progressif de la force, leur impact sur le champ de la moralité est aussi inquiétant. Les enseignements que Jamie Shea, directeur de l’information et de la presse de l’OTAN, nous invite à tirer de l’opération Force Alliée ne sont pas spécialement rassurants. « Occuper le terrain des médias en permanence et <…> les alimenter en nouvelles fraîches » afin qu’ils soient « moins enclins à privilégier les reportages critiques » (p. 122) ne sont pas des garants de la substitution de l’information a la propagande et du débat ou de la réflexion à la contagion éphémère du sentiment, qu’il s’agisse de l’émotion, de l’enthousiasme, de l’indignation ou de la compassion.
20Mais que peut apprendre le débat pour lequel les médias ne semblent pas un instrument adéquat, aussi longtemps en tout cas qu’ils se contentent d’arrimer les mentalités à une temporalité purement événementielle ?
21A lire le texte de Myriam Revault d’Allonnes, L’idée de guerre juste a-t-elle encore un sens ?, on pourrait répondre que le premier apprentissage du débat est de nous déprendre des idées reçues, de leur apparente simplicité et évidence, et, par là-même, de nous mettre en garde contre toutes les universalités prétenduement surplombantes, tous les points de vue de survol, particulièrement en matière pratique ou de moralité.
22Si l’horizon de l’humanité et des droits de l’homme s’est substitué aujourd’hui « – au titre de nouvelle normativité, d’instance suprême méta-empirique – aux principes unificateurs de la théologie, puis de la philosophie de l’histoire » (p. 137), sa compréhension immédiate est tout sauf évidente. A en faire un élément qui moralise les règles du droit comme l’a soutenu le président Chirac lors de l’opération Force Alliée au Kosovo, on risque de devoir « déclarer criminel et inhumain l’ensemble du camp adverse, d’en faire une non valeur totale », ainsi que le soulignait déjà C. Schmitt dans La notion de politique, à la suite de Proudhon. En sorte que, loin d’être une valeur moralement surplombante, l’idée régulatrice d’humanité ou des droits de l’homme doit accepter d’affronter et intégrer la pluralité contextuelle qui sous-tend le champ agonistique du politique et devenir un universel pluriel ou différencié.3
23Dans les textes de Christian Franck, Bernard Adam et Jean-Michel Sterkendries, intervenants privilégiés du débat qui a clôturé l’ensemble des leçons publiques sur La guerre et l'Europe, cette confrontation apparaît comme un travail indispensable à l’élaboration de la défense européenne. Visant les tâches dites de Petersberg, c’est-à-dire les missions humanitaires, d’évacuations, de maintien et de rétablissement de la paix, cette défense requiert l’existence d’une véritable union politique européenne. Mais, sans la voie longue de l’entente et de la paix – voie d’un consensus non par simple « recoupement » mais par « confrontation »4 – cette union ne pourra remplir une des missions les plus civilisatrices du politique : permettre aux hommes de délibérer en commun des fins qu’ils peuvent s’assigner.
24Seul moyen d’éviter l’aliénation de la liberté, cette mission est l’arme la plus spécifique que l’Europe peut opposer à la guerre. En dépit de notre insociable sociabilité, elle est aussi vraisemblablement la plus efficace, à long et à court terme, comme en témoigne le texte rédigé par le général E. de La Maisonneuve sur les événements spectaculairement tragiques du 11 septembre dernier et publié en postface à cet ouvrage.
Notes de bas de page
1 Le conflit des facultés in Kant, Œuvres philosophiques, trad. A. Renaut, Paris, Pléiade, 1986, t. III p. 902.
2 Traduction de S. Chambon et A. Wicke, Paris. Belin, 1999.
3 Expressions reprises respectivement à P. Hassner dans Vers un universalime pluriel ? in L’Universel au risque du multiculturalisme, Paris, Esprit, 1992 et S. Mesure et A. Renaut dans Alter ego. Les paradoxes de l’identité démocratique, Paris, Aubier. 1999.
4 Cf. J.-M. Ferry, La question de l’Etat européen, Paris, Gallimard, 2000.
Auteur
Professeur ordinaire aux Facultés universitaires Saint-Louis
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