Les enjeux de la temporalité dans le droit de l’environnement
p. 893-909
Texte intégral
Introduction : une rupture temporelle
1Pendant longtemps, les sociétés industrielles ont véhiculé l’idée selon laquelle la nature constituait à la fois un gigantesque réservoir de ressources et un dépotoir des excès de son exploitation. En perpétuel renouvellement, — rien ne se perd comme l’énonçait la Loi de Lavoisier — les ressources naturelles leur semblaient inépuisables. La nature paraissait dotée d’une capacité d’assimilation et d’épuration quasiment illimitée des rejets des sociétés humaines puisque, comme se plaisaient si bien à le rappeler les économistes anglo-saxons, the solution to pollution is dilution. En effet, il suffisait de laisser agir les phénomènes naturels pour se débarrasser des résidus de la production et de la consommation. La nature procurait non seulement tout ce dont l’humanité avait besoin mais, en outre, elle atténuait les excès commis au nom de sa mise en valeur. Recouvrant toujours ses droits, ne présentait-elle d’ailleurs pas l’image rassurante de la pérennité ? Ainsi pouvait-elle supporter imperturbablement les erreurs des activités humaines : une forêt abattue ne manquait pas de repousser, les substances polluantes étaient dispersées et diluées dans des masses d’eau et d’air suffisamment importantes pour les faire disparaître. Si la pollution ne pouvait être immédiatement absorbée, la nature conservait encore ses chances de se régénérer d’elle-même ou pouvait être assainie. Et même dans ce dernier cas, si les dommages ne pouvaient pas être immédiatement réparés, encore pouvaient-ils l’être à l’avenir grâce à l’accroissement des richesses économiques et des moyens techniques résultant inévitablement de la croissance. Aussi, les erreurs du moment présent pouvaient-elles toujours être effacées grâce aux richesses du lendemain. Grâce au progrès, la dégradation de l’environnement paraissait non seulement un mal nécessaire mais aussi un mal effaçable.
2Dès que le temps humain est parvenu à rattraper le temps naturel, cette vision angélique a cessé de faire recette. Alors qu’il fallut attendre cinq millions d’années pour voir apparaître l’Homo sapiens, cinq millénaires suffirent pour que celui-ci découvre la civilisation et pas moins d’un siècle pour qu’il se métamorphose en Homo economicus. En accélérant le passage de la civilisation industrielle à l’ère technologique, le progrès scientifique et technique a permis de conforter son rôle primordial sur la nature. Véritable Prométhée déchaîné, il en est devenu le maître incontesté. Sa domination s’est traduite par l’essor sans précédent d’un système économique fondé sur des objectifs de croissance essentiellement quantitatifs, lesquels ont été de pair avec une accélération de la dégradation des écosystèmes. Mais au fur et à mesure que les catastrophes écologiques ont commencé à s’égrener, il est apparu que la nature ne pouvait plus continuer à satisfaire tous ses besoins tout en supportant une croissance débridée. De toute évidence, celle-ci répond lentement aux bouleversements entraînés par les progrès fulgurants qui marquèrent l’histoire du XXe siècle. Alors que les écosystèmes demeurent régis par les mêmes rythmes, les mêmes cycles, les mêmes périodicités, les ponctions se font chaque jour plus importantes. L’on assiste désormais à une véritable fracture entre un ordre naturel intemporel et imperturbable mais de plus en plus menacé, et un monde humain en pleine mutation. A force de gagner du terrain sur la temporalité naturelle, la temporalité humaine prendra un jour définitivement le dessus.
3En matière d’environnement, tout est donc une affaire de temps : le temps que l’on ne peut plus perdre, le temps que l’on ne parviendra pas à récupérer, le temps que l’on ne peut encore prédire1.
4A l’instar des interventions humanitaires, l’urgence est plus que jamais d’actualité. La dégradation de bon nombre d’écosystèmes est prête à atteindre un point de non-retour. Ainsi, la disparition particulièrement rapide de toute une série de milieux naturels irremplaçables, dont les milieux forestiers tropicaux sont les plus menacés, suscite une vive inquiétude chez les naturalistes. Sacrifiées, tantôt sur l’autel du développement économique, tantôt sous l’effet des inégalités sociales, le nombre de forêts tropicales abattues ne fait que croître, à tel point qu’elles auront complètement disparu de la planète d’ici le milieu du siècle prochain. Les associations et les instituts de protection de la nature sont aujourd’hui engagés dans une vaste bataille au niveau planétaire pour tenter de ralentir cette érosion de la diversité biologique, même si les protagonistes semblent livrer un combat d’arrière garde. Or, ce combat est d’autant plus crucial en raison du caractère irréversible de ces disparitions dans la mesure où l’on ne ressuscite pas encore grâce aux biotechnologies les espèces disparues. Les espèces ou les espaces qui ne pourront être sauvegardés au moyen de mesures de protection efficaces sont condamnés à disparaître.
5Avec le temps qui s’écoule, les problèmes de destruction ne font d’ailleurs que s’aggraver. Ainsi, les dommages causés par les pollutions diffuses — c’est le cas par exemple des gaz d’échappement des voitures et des chauffages individuels — apparaissent suite à l’accumulation d’émissions qui sont pourtant inoffensives tant qu’elles restent isolées dans le temps. En s’additionnant, elles excèdent rapidement la capacité d’absorption ou de régénération des milieux récepteurs et provoquent des dommages souvent inattendus. Ces nouvelles pollutions ne sont plus empreintes de la soudaineté ou de l’instantanéité qui caractérisent généralement celles qui sont de type chronique ou accidentel. Un laps de temps démesuré sépare généralement leurs effets dommageables de la cause de leur manifestation. Aussi, les experts éprouvent-ils les plus grandes peines du monde à se prononcer avec un minimum de certitude sur leur causalité. Au fil du temps, le lien de causalité se détend et la responsabilité s’efface.
6Les environnementalistes se trouvent aujourd’hui engagés devant une inquiétante course contre la montre. Plus l’on tarde à intervenir, moins il y aura à sauvegarder ; ce qui ne peut être sauvé aujourd’hui ne pourra pas l’être demain. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que, face à de telles échéances, une association comme Greenpeace suscite le dynamisme de ses militants en proclamant : « No time to waste ! ».
7La présente contribution examine si la prise en compte des intérêts des générations à venir ne devrait pas conduire à réexaminer, sur un plan temporel, nos modes d’interventions pour protéger les parties les plus précieuses de notre environnement. Après avoir mis en exergue la particularité des risques écologiques (I) et le dilemme qu’ils suscitent dans le chef des autorités publiques (II), l’on examinera comment les interventions des pouvoirs publics se déclinent sur un mode temporel dans le but de faire apparaître une nouvelle figure de la lutte contre les risques consistant dans le principe de précaution (III).
I. La nature imprévisible des risques écologiques
8Avec le XXe siècle, l’on est entré de plain-pied dans la « civilisation du risque »2. Dans son livre Risikogesellschaft, le sociologue allemand Ulrich Beck y a vu là le concept même du siècle3. Si nos sociétés contemporaines sont sans doute soumises à moins de dangers qu’auparavant, la perception du risque y est cependant nettement plus hypertrophiée. Comme on affrontait naguère la fortune des mers, la notion de risque rend bien compte, selon Beck, de la disposition d’esprit de nos contemporains prêts à devoir faire face aux multiples aléas d’une vie socio-économique en pleine mutation. Le risque se loge ainsi dans tous les aspects de la vie en société. La vie, la maladie, la mort sont des risques mais aussi le chômage, l’échec scolaire, la criminalité... Le risque a dès lors tendance à devenir un principe d’objectivation des problèmes sociaux. Dans la foulée, le sociologue allemand estime que le concept sociétal de risque pourrait ressouder nos sociétés en les poussant à modérer leurs élans technologiques4.
9Sur le plan juridique, le concept de risque a connu tout au cours de ce siècle une progression fulgurante5. Fondement de la responsabilité civile sous la plume de Salleilles et Josserand, il modela rapidement la « société assurantielle »6. Que ce soit par l’intervention de mécanismes de compensation privés ou publics (assurance chômage, fonds des accidents du travail...), l’assurance garantit de manière optimale le dédommagement des victimes. Mais la prise en charge des risques par l’Etat providence ou, le cas échéant, par les assureurs privés exige que ces derniers se caractérisent par leur régularité, leur prévisibilité et la possibilité de les calculer. La perpétuation de ce modèle « assurantiel » se fonde donc entièrement sur le savoir.
10Avec l’essor des nouvelles technologies, l’époque contemporaine a vu émerger une nouvelle génération de risques, dits écologiques. Si les efforts menés depuis trente ans en vue de juguler ces menaces ont abouti à une réduction de certaines pollutions, l’on assiste parallèlement en cette fin de millénaire à l’apparition de risques inconnus auparavant qui vont jusqu’à hypothéquer les conditions de vie sur terre. Désormais, cette discipline juridique gravite autour d’un concept aussi inédit que difficile à cerner, celui de risque écologique. De la destruction des ressources génétiques à la réduction de la couche d’ozone, du réchauffement climatique à la contamination des ressources d’eau douce, la situation est devenue particulièrement préoccupante et les solutions préconisées par la communauté internationale sont encore loin d’être à la hauteur des défis. Le droit de l’environnement se trouve profondément imprégné d’un réflexe de sécurité vu la montée en puissance de ces risques, lesquels présentent des différences essentielles par rapport aux risques précédents. Alors que les risques assumés par l’Etat providence concernaient principalement des individus pris isolément, les risques écologiques mettent en cause des équilibres complexes non plus entre des individus mais bien entre des collectivités et leur environnement. De plus, les dommages causés par l’occurrence de risques écologiques sont le plus souvent inévaluables dans la mesure où ils concernent dés biens hors commerce. Enfin, et c’est sans aucun doute là où se situe la différence essentielle, le risque écologique est imprégné d’incertitude.
11Compte tenu de la relativité des connaissances scientifiques, l’incertitude pèse essentiellement sur les facteurs entrant en jeu dans la causalité du risque écologique. On ne peut formuler entre une cause et son effet qu’une relation de possibilité, d’éventualité, de plausibilité, sans détenir toutes les preuves quant à sa validité. Par exemple, l’on s’interroge aujourd’hui sur la nature exacte des gaz qui réchauffent le climat et dans quelle proportion ils contribuent respectivement à ce phénomène. En guise de réponse, les scientifiques font état de suppositions et non pas d’assertions. L’incertitude qui pèse à propos de la causalité du risque écologique se répercute à la fois sur le calcul de la probabilité de leur survenance et sur la nature et l’ampleur des dommages qu’ils pourraient entraîner.
12Avec les risque écologiques, il y a en quelque sorte de l’incertitude sur l’incertitude. Il est d’autant plus difficile, en raison du manque d’expérience, de déterminer la probabilité de la survenance d’un risque lorsque celui-ci ne s’est jamais produit. Avant qu’un des réacteurs nucléaires de la centrale de Tchernobyl ne vienne à fondre en 1987, aucun expert ne pouvait se prononcer avec certitude à propos de la survenance d’un tel risque pour la simple raison que cette éventualité n’avait jamais pu être vérifiée. Les simulations d’un tel scénario ne permettaient pas d’affirmer la réalité de son occurrence. De plus, il est difficile d’appréhender les dommages qu’ils peuvent provoquer, tant sur le plan de leur localisation (par exemple les impacts des pluies acides ou des radiations radioactives varient en fonction des courants thermiques), du moment de leur survenance (le cas des pollutions différées), de leur fréquence (caractère répétitif ou unique), de leur durée (dommages réversibles ou irréversibles) et de leur ampleur (effet cumulatif ou synergique du dommage, dommages graves ou insignifiants). Le problème du réchauffement climatique montre en tout cas que l’incertitude peut se loger à différents niveaux. La communauté scientifique est d’ores et déjà convaincue que le niveau des mers continuera à monter si rien n’est entrepris pour réduire les émissions des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Malgré ce consensus, les experts ne parviennent toujours pas à se mettre d’accord sur l’ampleur et la rapidité de ce phénomène. D’après les dernières estimations, le relèvement du niveau des mers dû au réchauffement de la température moyenne à la surface du globe de quelques degrés dans le courant des prochaines décennies, pourrait osciller entre dix centimètres et un mètre. L’on ne peut déterminer avec exactitude l’ampleur des perturbations qui s’en suivront (fonte des glaces, raréfaction des milieux estuariens, inondations des plaines côtières, sécheresses...). Apparaîtront-elles subitement ou progressivement ? Dans trente ans ou dans un siècle ? Leur impact sera-t-il local ou global ? Aucune réponse précise ne peut encore être donnée à ces questions même si différents modèles scientifiques ont pu être développés. Notre seule certitude aujourd’hui est précisément l’incertitude dans laquelle baignent ces phénomènes qui peuvent évoluer de manière tout à fait inattendue. A certains endroits du globe, les océans et les milieux forestiers peuvent sans doute résorber les émissions de CO2, alors que dans d’autres lieux, des catastrophes naturelles comme les incendies qui ont ravagé le Sud-Est asiatique et l’Amérique latine dans le courant des années 1997-98 vont les augmenter. Si le réchauffement va intensifier l’évaporation et, par conséquent, augmenter la formation de nuages, ces derniers pourraient à leur tour aussi bien amplifier le phénomène en cours (les nuages piégeant les rayons infrarouge) qu’au contraire le stabiliser (les nuages réfléchissant le rayonnement solaire). Des incertitudes encore plus grandes pèsent sur les impacts locaux du changement climatique. Sans doute certaines régions du globe seront-elles victimes de plus fortes pluviosités tandis que d’autres souffriront en revanche de sécheresses. L’augmentation des pluies à certains points du globe compensera-t-elle alors les assèchements qui se produiront ailleurs ? Verra-t-on pousser les citronniers sur les rivages des fjords ou les amandiers sur nos terroirs ? Ne pouvant jamais être entièrement formels, les experts ne peuvent répondre à ces questions qu’en faisant état de prévisions lourdement grevées d’incertitude. Or, les décideurs politiques attendent d’eux exactement l’inverse.
II. Le dilemme posé par les risques écologiques
13A partir de prémisses scientifiques quasiment identiques sur la raréfaction de la couche d’ozone, les autorités publiques de Grande-Bretagne et des Etats-Unis sont parvenues à mener dans le courant des années quatre-vingt des politiques diamétralement opposées en ce qui concerne la limitation de la production des chlorofluorocarbones. Pour les autorités américaines, il convenait d’adopter une stratégie de précaution et de limiter ces substances à cause de la menace qu’elles faisaient peser sur l’ozone stratosphérique. Au contraire, les représentants de sa Gracieuse Majesté ont retardé l’adoption d’une réglementation jusqu’au moment où les hypothèses scientifiques furent validées.
14Cet exemple illustre le dilemme auquel les autorités sont confrontées lorsqu’elles doivent se protéger d’un risque écologique. Doivent-elles agir en pleine incertitude pour le parer alors qu’il n’est que suspecté ? Ou ne faudrait-il pas qu’elles réduisent d’abord la marge d’incertitude entourant ce risque, quitte à retarder leur intervention ? Pesant aussi bien sur l’occurrence de l’événement que sur le moment où se produira le dommage et l’ampleur qu’il revêtira, l’in certitude conduit les autorités publiques à opter pour une stratégie préventive retardée ou immédiate.
15La première stratégie vise à retarder la prise de décision jusqu’au jour où les autorités parviennent à cerner la nature exacte du risque. Elle privilégie la recherche — quitte à retarder la décision — jusqu’au moment où les investigations aboutissent. L’accumulation des connaissances scientifiques obtenues grâce à ce délai offre au moins l’espoir au décideur de pouvoir prendre à terme les décisions idoines. En évitant des mesures hâtives et précipitées, cette attitude semble permettre une meilleure allocation des ressources économiques. Mais les aléas de l’expertise scientifique pourraient retarder l’adoption de mesures indispensables tant que les preuves ne sont pas incontestables. Cette stratégie pourrait alors s’avérer aussi, voire plus coûteuse sur le long terme que la stratégie immédiate.
16La seconde stratégie condamne toute hésitation de la part des autorités publiques. Sans doute partagées entre l’attente et l’action, celles-ci ne peuvent plus tergiverser, même si leurs soupçons ne sont pas entièrement étayés. Elles ont affaire à un risque grave qu’il convient d’écarter immédiatement. Si cette tactique leur permet de se prémunir à moindre frais de dommages potentiels nettement plus coûteux, elle présente, en revanche, différents inconvénients. S’il s’avère que la mesure anticipative n’était pas indispensable dans le cas où la perception du risque fut exagérée, l’on reprochera à ses protagonistes d’avoir agi avec légèreté et d’avoir sacrifié l’innovation à la sécurité. Cette attitude pourrait s’avérer onéreuse si le coût des mesures de prévention venait à dépasser le coût des dommages.
17Poussées à l’extrême, ni la stratégie retardée ni la stratégie immédiate ne sont en soi défendables car l’on ne peut admettre que « d’un côté, le présent se trouve hypothéqué au nom d’un futur improbable » et que « de l’autre, le long terme se trouve préempté par le présent sous la pression du bénéfice à court terme »7. La stratégie de l’action préventive retardée pourrait en effet paralyser tout développement technologique alors que sa rivale n’empêcherait aucunement l’apparition de dommages écologiques irréversibles.
18Cette antinomie met en exergue le dilemme que les autorités rencontrent lorsqu’elles agissent sur base d’un savoir encore incomplet. Doivent-elles attendre les résultats de plus amples investigations scientifiques avant d’intervenir en prenant alors le risque de faire face un jour à des dommages irréversibles ? Ou vont-elles agir de manière anticipée, même si une marge d’incertitude subsiste quant à la nature réelle du danger ? Que le risque soit simplement suspecté ou au contraire clairement démontré, elles n’interviendront qu’après avoir mesuré les intérêts en jeu. A ce stade, leur choix reste largement conditionné par l’importance qu’elles accordent respectivement aux valeurs environnementales et aux intérêts socio-économiques concurrents. Conscientes des problèmes écologiques, elles vont tout mettre en œuvre pour éviter un désastre, même au prix d’un gaspillage économique, puisqu’à leurs yeux l’environnement n’a pas de prix. En revanche, si elles perçoivent le problème uniquement sous un angle économique, elles refuseront de sacrifier le progrès au nom d’enjeux encore hypothétiques, réservant alors leur intervention au moment où la survenance de la catastrophe leur sera clairement démontrée. De la sorte, l’idée d’une évaluation objective du risque écologique devient tour à tour tributaire de l’information acquise et des valeurs défendues par le pouvoir. L’intervention se trouve davantage justifiée lorsque, d’une part, la marge d’incertitude entourant le risque tend à se réduire et que, d’autre part, l’on admet qu’il peut porter atteinte à une valeur reconnue. De manière inverse, l’inaction tend à l’emporter tant que l’incertitude ne s’est pas dissipée et que les conséquences du déclenchement du risque ne sont pas ressenties comme préjudiciables.
III. Les modalités temporelles des interventions des pouvoirs publics pour contrer les risques écologiques
19L’analyse qui précède a montré que les différents modèles d’intervention pour contrer les risques écologiques s’échelonnent dans le temps. Les mesures prises par les autorités publiques, qui sont adoptées, soit postérieurement, soit antérieurement à la survenance du dommage, s’articulent en fait autour de trois cas de figure. A l’action curative se substitue une dimension préventive qui, elle-même, donne lieu à une approche anticipative. Le dernier cas de figure voit émerger les risques écologiques que nous venons de décrire.
A. Effacer les erreurs du passé
20Le premier type d’intervention se concrétise sous la forme d’une action curative. Il convient de décontaminer, d’assainir, de remettre en état ou de réintroduire les espèces disparues. Si cela s’avère impossible sur un plan technique, il faut alors compenser les destructions commises au nom du progrès en accordant ou en améliorant la protection accordée aux biens encore préservés. Dans ce premier modèle, tout est considéré comme indemnisable, remplaçable, dédommageable, compensable... Ainsi, ce qui a été pollué peut être assaini ; ce qui a été détruit peut être restauré ; ce qui ne peut être sauvegardé peut être remplacé, soit par les processus naturels eux-mêmes, — d’autres espèces ne tardant pas à occuper la niche écologique des espèces disparues — ou grâce à l’action de l’homme qui, à défaut d’avoir su protéger certaines ressources, pourra toujours compenser les pertes en en protégeant d’autres.
21Ce premier modèle s’expose inévitablement à la critique dans la mesure où il revient pratiquement à dire : « on pollue, puis on dépollue ». Il n’est qu’une réponse a posteriori à un problème de société. Pris de manière isolée, il rencontre rapidement ses limites. La logique de l’indemnisation se heurte en effet à la difficulté d’imputer les frais de la dépollution à leurs responsables. Dès que les atteintes à l’environnement deviennent trop diffuses ou que les montants de la réparation s’avèrent trop importants, les pouvoirs publics ne parviennent plus à identifier les responsables individuels ou à les obliger à rembourser les dépenses leur incombant.
B. Prévenir l’apparition de dommages redoutés
22A cette approche curative s’oppose une dimension préventive qui situe l’intervention des pouvoirs publics avant la survenance d’un dommage qui devrait vraisemblablement avoir lieu dans la mesure où rien ne serait entrepris pour l’empêcher. L’on redécouvre de la sorte les vertus de l’adage mieux vaut prévenir que guérir. A ce stade, les menaces sont tangibles, la situation peut rapidement devenir critique et il convient donc de prévenir à temps les conséquences préjudiciables qui pourraient en découler. Tant du point de vue écologique qu’économique, n’est-il pas préférable de prévenir l’apparition des pollutions et des nuisances que de devoir y remédier par la suite ? La prévention du dommage doit ainsi l’emporter sur son indemnisation toujours aléatoire.
23Pour réduire au mieux l’occurrence de dommages, le modèle préventif est toutefois obligé de s’appuyer sur la science et son expertise qui sont les seules à permettre une certaine objectivation des risques encourus. La prévention se fonde en effet sur le présupposé selon lequel la science est capable de déterminer avec certitude et précision un niveau d’atteinte qui ne compromet pas la reconstitution des écosystèmes et de leurs espèces. En fonction de cette approche « assimilative », il est tout à fait possible de continuer à exploiter les ressources naturelles tout en garantissant leur renouvellement. A l’instar des exploitants forestiers qui sont en mesure d’établir la régularité des coupes à un niveau permettant une régénération optimale de leurs forêts, les ingénieurs seraient tout à fait capables de calculer la quantité et la toxicité de substances pouvant être rejetées dans l’air, l’eau ou le sol sans que celles-ci ne s’avèrent dommageables. La perte ne se produira d’ailleurs que lorsque la capacité auto-épuratrice des écosystèmes sera saturée. Rien de surprenant dès lors que le droit de l’environnement soit de ce fait profondément marqué par sa dépendance étroite vis-à-vis de la science. En réalité, les scientifiques occupent un rôle déterminant dans la conception et la mise en œuvre de cette discipline car toutes, absolument toutes les réglementations prises dans ce domaine, reposent tantôt sur leurs calculs, tantôt sur leurs supputations, tantôt sur leurs affirmations. Qu’il s’agisse de la fixation d’un seuil de nuisance, de la délimitation d’une aire protégée ou de l’inscription d’une espèce sur une liste d’espèces juridiquement protégées, les décisions sont prises a priori sur base de considérations scientifiques.
24Or, si la prévention tire sa force du savoir scientifique, elle y rencontre aussi ses limites. Tant que le risque est connu, les mesures préventives destinées à le parer peuvent, en étant prises en connaissance de cause, présenter une certaine effectivité. Mais l’on ne peut prévenir que ce que l’on connaît car il est difficile de le faire à l’égard de ce que l’on ne connaît pas et encore plus de ce qui relève de l’inconnu. Et c’est précisément là où le bât blesse. C’est parce qu’il fait une confiance aveugle en la science — à qui le long terme semble échapper — que le modèle préventif n’est plus en mesure de juguler la dégradation de l’environnement.
C. Anticiper l’incertain
25Le troisième cas de figure est marqué du sceau de l’anticipation. Il se distingue des deux premiers modes d’intervention dans le sens où les autorités se prémunissent de menaces potentielles, incertaines, hypothétiques, en fait de toutes celles à propos desquelles aucune preuve tangible ne permet d’affirmer qu’elles se concrétiseront. La précaution se trouve ainsi en bout de chaîne de la gamme de mesures publiques destinées à contrer les dommages écologiques. Non seulement le dommage n’a pas été causé, mais encore l’éventualité de son occurrence n’est pas démontrée de manière irréfutable. De fait, l’on assiste au terme de cette gradation à un véritable changement de paradigme. Alors que la notion de risque certain suffit pour décrire la prévention, le nouveau paradigme s’en distingue par l’intrusion de l’incertitude. En effet, la précaution ne suppose plus une connaissance parfaite du risque : il suffit qu’on le suspecte, qu’on le soupçonne ou qu’on le pressente. Il n’est plus seulement question de prévenir des risques évaluables, calculables, assurables mais bien d’anticiper ceux qui relèvent de la possibilité, de l’éventualité, de la plausibilité, de la probabilité. Il s’agit moins d’adopter ici « un ensemble de mesures destinées à éviter un événement qu’on peut prévoir » que d’observer une « prévoyance minutieuse... pour éviter ou atténuer un mal, un inconvénient, un désagrément ultérieurs pressentis »8.
26Point d’orgue de cette évolution, le principe de précaution invite les autorités publiques à agir ou à s’abstenir en cas d’incertitude9. Il conduit à retarder, voire même à abandonner son action dès que celle-ci est soupçonnée d’avoir des conséquences graves pour la protection de l’environnement et cela, même si les soupçons qui pèsent sur elle ne sont pas entièrement étayés sur le plan scientifique. Le lien de causalité entre le risque et le dommage pressenti ne doit plus être absolu en toutes circonstances. De manière inverse, il accélère l’adoption des décisions destinées à assurer une meilleure protection de l’environnement, même si leur bien-fondé ne fait pas l’unanimité parmi les experts. Remodelant l’essence même de la norme, sa mise en œuvre dépasse largement la simple procéduralisation de la prise de décision, même si cette démarche permet de confronter les différents points de vue et intérêts.
27En prenant en compte un avenir encore incertain, le principe de précaution s’inscrit dans une projection temporelle nettement plus accentuée que dans les modèles précédents. Et pourtant les décisions adoptées aujourd’hui en terme de gestion du milieu ne peuvent plus faire fi d’une situation naturelle qui ne se simplifie pas au fur et à mesure que les connaissances progressent. Qu’elles concernent la gestion des ressources énergétiques ou l’exploitation des ressources naturelles, elles dépassent largement le cadre d’un mandat politique, d’une législature ou même d’une vie humaine. L’on ne peut plus se contenter de réglementer pour résoudre des problèmes contemporains sans penser à ceux qui se poseront demain. En fait, réglementer les atteintes à l’environnement dans le présent revient à le faire dans la précipitation. Ce nouveau principe se justifie donc par la prise en compte du long terme : il faut désormais donner du temps au temps. Ce changement de temps va bien entendu se traduire par un changement de ton : aussi les choix d’aujourd’hui devront-ils pouvoir refléter un avenir encore incertain.
28En raison de cette dimension temporelle, le principe de précaution connaît des prolongements sur le plan de l’éthique puisqu’il devrait inciter nos sociétés contemporaines à faire preuve de plus de responsabilité à l’égard des intérêts des générations futures10. C’est assurément dans le livre désormais célèbre de Hans Jonas, Le principe responsabilité, que l’on trouvera les fondements philosophiques de la précaution11 Selon Jonas, l’équilibre du rapport homme-nature s’est renversé en faveur du premier qui désormais dispose de la capacité de se détruire lui-même tout comme la nature qui l’environne. Se nourrissant de l’heuristique de la peur, le philosophe allemand estime qu’il convient de rééquilibrer cet accroissement considérable de pouvoirs en exigeant de lui plus de responsabilité. Alors que l’éthique traditionnelle s’inscrivait dans un horizon temporel limité au maximum à la durée d’une vie, qu’elle n’avait d’égards que pour le proche et le prochain, et abandonnait le long terme et ses conséquences au hasard, au destin ou à la providence, l’éthique de la responsabilité telle que Jonas la conçoit devrait conditionner l’homme à envisager le long terme. Pour la première fois, l’idée de responsabilité renvoie aux générations futures. Vu sous cet angle, le principe de précaution se rapproche sensiblement du concept de développement durable qui vise à sauvegarder les droits des générations futures à accéder à des ressources d’une quantité et d’une qualité suffisantes pour satisfaire leurs propres besoins. Ce dernier concept induit une vision sur le long terme de l’utilisation des ressources naturelles, plus respectueuse des équilibres écologiques. Mais l’angle d’approche du développement durable et du principe de précaution reste fondamentalement distinct : le développement durable vise à déterminer la capacité assimilative de l’environnement en vue d’éviter une exploitation abusive des ressources naturelles alors que le principe de précaution se focalise sur le niveau de risque auquel l’environnement devrait être exposé.
IV. La difficulté pour les juridictions de tenir compte du long terme
29Le long terme constitue généralement un obstacle redoutable aux défenseurs de l’environnement.
30La première affaire en matière d’environnement tranchée par la Cour internationale de justice, celle du barrage Gabcikovo-Nagymaros, est particulièrement éclairante quant à la prise en compte du long terme par le juge. Lorsqu’elles étaient soumises à des régimes communistes, la Hongrie et la Tchécoslovaquie avaient signé en 1977 un traité relatif à la construction et au fonctionnement d’un système d’écluse sur un tronçon du Danube. A la suite de vives critiques et des transformations politiques qui avaient suivi la chute du mur de Berlin, le gouvernement hongrois décida de suspendre la construction d’une partie du barrage. S’estimant lésée par ce retrait unilatéral, la Slovaquie saisit la Cour internationale de justice pour savoir notamment si la Hongrie était en droit de suspendre puis d’abandonner les travaux relatifs à ce projet alors qu’elle était engagée à réaliser ces ouvrages en raison du traité conclu en 1977. Les arguments de la Slovaquie étaient essentiellement fondés sur l’obligation d’observer le traité alors que la Hongrie insistait sur le devoir de protéger l’environnement.
31La Hongrie avait justifié son attitude au regard d’un état de nécessité, vu le risque que courrait l’environnement en raison de la construction du barrage. Tout en reconnaissant le caractère sérieux des préoccupations environnementales avancées par la Hongrie pour justifier son refus d’observer le traité relatif à la construction d’ouvrages hydrauliques sur le Danube qu’elle avait conclu avec l’ancienne Tchécoslovaquie, la Cour internationale de justice n’a pas admis, dans un arrêt du 25 septembre 1997, qu’il y avait là un péril grave et imminent en raison du caractère incertain des dommages invoqués par les autorités hongroises12.
32« Le péril allégué par la Hongrie s’inscrivait dans le long terme et — élément plus important — demeurait incertain. Comme le reconnaît elle-même la Hongrie, les dommages qu’elle appréhendait devaient résulter avant tout de processus naturels relativement lents dont les effets ne pouvaient être aisément évalués. (...). Si grave qu’il pût être, le péril allégué pouvait difficilement, au vu de ce qui précède, être tenu pour suffisamment certain et, dès lors, imminent en 1989”. (§ 56).
33Ce raisonnement revient à exclure le long terme étant donné que ce dernier comporte trop d’incertitudes. En revanche, la Cour internationale de justice a perçu l’intérêt de prendre en considération l’évolution des mentalités dans le domaine de l’environnement. Elle a jugé que les nouvelles normes du droit de l’environnement apparues à la suite du traité de 1997 devaient être prises en compte par les parties dans le cadre de l’exécution de leurs obligations respectives.
34« Ces articles ne contiennent pas d’obligation spécifique de faire, mais ils s’imposent aux parties, en s’acquittant de leurs obligations de veiller à ce que la qualité des eaux du Danube ne soit pas compromise et à ce que la protection de la nature soit assurée, de tenir compte des nouvelles normes en matière d’environnement lorsque ces parties conviennent de moyens à préciser dans le plan contractuel conjoint » (§ 112).
35Par conséquent, la mise en œuvre des obligations du traité de 1977 impliquait l’obligation réciproque de discuter de bonne foi des risques réels et potentiels pour l’environnement.
36« Agir de la sorte est d’autant plus important que l’environnement n’est pas une abstraction, mais bien l’espace où vivent les êtres humains et dont dépendent la qualité de leur vie et de leur santé, y compris pour les générations à venir »13.
37« La conscience que l’environnement est vulnérable et la reconnaissance de ce qu’il faut continuellement évaluer les risques écologiques se sont affirmées de plus en plus dans les années qui ont suivi la conclusion du traité » (§ H2).
38Enfin, la Cour internationale de justice a insisté dans la partie normative de l’arrêt sur le fait que l’obligation de coopération entre les deux Etats soit guidée non pas par les nonnes obsolètes adoptées en 1977 mais par les normes actuelles qui prennent mieux en compte l’évaluation des risques écologiques.
39« Aux fins de l’évaluation des risques écologiques, ce sont les normes actuelles qui doivent être prises en considération. Non seulement le libellé des articles 15 et 19 le permet, mais il prescrit même dans la mesure où ces articles mettent à la charge des parties une obligation continue, et donc nécessairement évolutive, de maintenir la qualité de l’eau du Danube et de protéger la nature ».
40« La Cour ne perd pas de vue que, dans le domaine de la protection de l’environnement, la vigilance et la prévention s’imposent en raison du caractère souvent irréversible des dommages causés à l’environnement et des limites inhérentes au mécanisme même de réparation de ce type de dommage.” « Au cours des âges, l’homme menaçait d’intervenir dans la nature pour des raisons économiques et autres. Dans le passé, il l’a souvent fait sans tenir compte des effets sur l’environnement. Grâce aux nouvelles perspectives qu’offre la science et à une conscience croissante des risques de la poursuite que ces interventions à un rythme inconsidéré et soutenu représenteraient pour l’humanité — qu’il s’agisse de générations actuelles ou futures — de nouvelles normes et exigences ont été mises au point, qui ont été énoncées dans un grand nombre d’instruments au cours des deux dernières décennies. Ces normes nouvelles doivent être prises en considération et ces exigences nouvelles convenablement appréciées, non seulement lorsque des Etats envisagent de nouvelles activités, mais aussi lorsqu’ils poursuivent des activités qu’ils ont engagées dans le passé. Le concept de développement durable traduit bien cette nécessité de concilier développement économique et protection de l’environnement » (§ 140).
41Si l’arrêt constitue dans une certaine mesure une victoire pour les protecteurs de l’environnement dans la mesure où il exige de tenir compte des risques réels et potentiels pour l’environnement, il n’en demeure pas moins que les risques doivent pouvoir être appréhendés avec un minimum de certitude. Dès lors, des risques que pourrait entraîner l’exploitation du barrage sur le long terme ne semblent pas devoir être pris en compte par les parties.
42Dans le droit de la responsabilité civile, l’impossibilité de prévoir sur le long terme les dommages d’une activité polluante exonère son auteur de sa responsabilité dans la mesure où la violation de l’obligation générale de prudence ne constitue une faute que si le dommage est prévisible dans les circonstances données14. En d’autres mots, l’agent n’est responsable que s’il pouvait prévoir le préjudice et qu’il n’avait pas pris les mesures nécessaires pour le prévenir ; l’omission d’une précaution exceptionnelle à l’égard d’un dommage encore imprévisible au moment des faits ne constitue pas une faute qui pourrait engager la responsabilité de son auteur. En supprimant la faute, l’imprévisibilité ne laisse donc plus de place à la responsabilité15. Reprenant cet enseignement, la Cour d’appel d’Anvers a débouté, dans un arrêt du 17 février 198816, les victimes d’une contamination des sols due aux activités d’une industrie métallurgique, en estimant : « que la connaissance ou le caractère prévisible de la nuisance et du dommage en résultant éventuellement ne présentait, en tant que tel, pas la preuve d’une faute par négligence ».
43Dans le même ordre d’idées, l’exigence de la prévisibilité en droit anglais (« foreseeability ») aboutit à restreindre la responsabilité de l’auteur de la pollution, comme ce fut le cas à propos d’une tannerie dont la responsabilité dans la pollution de nappes aquifères n’a pas été retenue par la Chambre des Lords, au motif que ses exploitants n’avaient pu raisonnablement prévoir au moment des faits que leurs solvants pouvaient contaminer les eaux souterraines17. Est-il fondé d’opposer le dommage futur certain, donc sujet à réparation, au dommage qui en étant éventuel en sera pour cette raison privé ? Ici encore, la probabilité liée à l’écoulement du temps devrait guider l’appréciation du comportement fautif de l’auteur de la pollution.
44S’arrimant sur des certitudes, le droit ne semble guère prêter d’attention à un avenir encore trop incertain. Pourtant, certaines juridictions sont parvenues à mieux intégrer l’incertitude dans leur raisonnement, en prenant en considération le long terme.
45Dans un arrêt devenu célèbre, Tennesse Valley Auth. v. Hill, la Cour suprême des Etats-Unis a dû se prononcer à propos de l’interdiction faite par un juge fédéral de poursuivre la construction d’un barrage qui devait provoquer l’extinction d’une espèce de poisson endémique, le Snail Darter, dont l’habitat était intégralement protégé en vertu de la législation fédérale américaine sur les espèces menacées (Endangered Species Act)18. La juridiction constitutionnelle américaine estime que, dès l’instant où surgit un doute sur la survie de l’espèce menacée, les actions portant atteinte à la conservation de ce patrimoine doivent être prohibées parce que : « la valeur du patrimoine génétique est incalculable. Il est dans l’intérêt de l’humanité de limiter les pertes dues aux variations génétiques. La raison est simple, ce sont les clés d’énigmes que nous sommes incapables de résoudre, et elles peuvent fournir des réponses aux questions que nous n’avons pas encore appris à nous poser. Le plus simple égocentrisme nous commande d’être prudent. L’institutionnalisation de cette prudence est au cœur de la loi sur les espèces menacées ».
46Tant le long terme que l’incertain sont au cœur de cette décision puisque chaque espèce animale recèle une part de mystère scientifique qui peut s’avérer utile pour les nouvelles générations de chercheurs. Les faire disparaître, c’est se priver à l’avenir des ressources que pourraient procurer ces richesses génétiques.
47Dans un arrêt du 25 avril 1995, la Cour d’arbitrage a tenu compte du long terme à propos d’une législation de la Région flamande qui procédait au démantèlement progressif de l’exploitation du gravier dans la province de Limbourg, afin de mettre fin aux atteintes à l’environnement19. L’arrêt souligne de manière très explicite que la mesure réglementaire est toujours réversible alors que la continuation des exploitations peut avoir des conséquences irréversibles pour l’écosystème menacé : « il appartient au législateur décrétal de peser les avantages et les inconvénients que représente, pour l’environnement, l’exploitation des gravières, le législateur décrétal pouvait donc seul apprécier si l’impact de cette exploitation sur l’environnement devait être ou non tenu pour globalement négatif et, le cas échéant, de décider qu’il devait y être mis fin dans les plus brefs délais (...). Il en est d’autant plus ainsi qu’à supposer que le débat relatif à l’environnement aboutisse plus tard à une révision des conclusions actuelles, il lui sera toujours loisible de revenir sur cette mesure au lieu de la poursuite de l’exploitation des gravières au risque de conduire à des dégradations irréversibles ».
48La juridiction constitutionnelle belge reconnaît de la sorte la spécificité de certaines mesures légales prises pour prévenir des activités dommageables alors même que toutes les preuves scientifiques ne sont pas réunies au sujet de leurs effets sur le milieu aquatique. Alors que les dommages causés aux gravières peuvent s’avérer irréversibles, le législateur aura toujours le loisir de revenir sur sa décision si les craintes s’avéraient à terme exagérées.
Conclusions : la réconciliation du droit et de l’écologie sous l’égide de la précaution
49Le droit a du mal à appréhender la temporalité propre aux questions écologiques. Là où la nature déploie le rythme long, parfois très long des cycles naturels, le juriste vit au rythme court des prévisions humaines. Science humaine, le droit ne connaît que les durées à l’échelle humaine qui ne correspondent guère aux durées éminemment variables de la nature se rapportant tantôt aux ères géologiques, tantôt aux cycles et aux rythmes biologiques des espèces animales et végétales. La décision de stocker à tel endroit des déchets nucléaires est lourde de conséquences pour les générations futures qui se trouveront tenues par les choix technologiques de nos contemporains dans la mesure où la radioactivité de ces déchets perdurera sur plusieurs siècles. Notre incapacité à réduire nos émissions de gaz à effet de serre conditionnera sans doute le climat pendant plusieurs siècles et grèvera lourdement les générations futures. Notre insouciance à l’égard d’espèces ou de milieux naturels en péril privera nos descendants de ressources génétiques. Or, le long terme n’est pas nécessairement prisé par le décideur politique à qui l’on réclame immédiatement des comptes ; sa décision est prise pour le lendemain, voire le surlendemain et non pas pour anticiper des problèmes encore incertains.
50Pourtant, en se présentant sous la forme d’une action préventive anticipée en raison d’un contexte d’incertitude, le principe de précaution constitue un nouveau jalon dans la lutte contre les risques qui pourrait cependant réconcilier le droit et l’écologie. Les drames technologiques tenant en grande partie à une confiance démesurée dans la technoscience nous ont montré que l’heure des certitudes était désormais révolue et que la précaution est appelée à prendre le pas sur la prévention. Reflétant l’adage better safe than sorry, le principe de précaution appelle à mieux anticiper les risques. Dans la mesure où ce nouveau principe repose sur des postulats exactement inverses du principe de prévention qui a façonné jusqu’à présent le droit de l’environnement, il pourrait, tel un trouble-fête, bouleverser le cours tranquille du droit positif en induisant un véritable changement de perspective dans l’élaboration de la norme. Avec la précaution, le droit bascule dans un futur encore incertain ; il n’est plus question de se dire « après nous le déluge ». D’ores et déjà, ce nouveau principe s’immisce dans le champ juridique : des législateurs le proclament, certains juges s’en inspirent et d’importantes analyses doctrinales lui sont consacrées. Sans doute parviendra-t-il à remettre les pendules à l’heure en calmant la course effrénée à la productivité, en nous incitant à mieux cerner les enjeux de nos choix technologiques, en nous obligeant à conserver pour les générations à venir les richesses naturelles qui nous ont été léguées. Pour une fois, prenons le temps de préserver ce qui peut l’être.
Notes de bas de page
1 M. REMOND-GOUILLOUD, A la recherche du futur. La prise en compte du long terme par le droit de l’environnement, in Revue juridique de l’environnement, 1992/1, p. 6.
2 P. LAGADEC, La civilisation du risque, Paris, Seuil, 1981.
3 U. BECK, Risikogesellschaft, auf dem Weg in eine andere Moderne, Francfort, Suhrkamp, 1986 ; traduit en langue anglaise : Risk Society. Towards a New Modernity, Londres, Sage, 1992.
4 Pour une critique de l’œuvre de BECK, cf. D. DUCLOS, Puissance et faiblesse du concept de risque, in L’année sociologique, 1996, vol. 46, p. 312.
5 G. MARTIN, L’évolution du concept de risque en droit au cours du XXe siècle, C.E.S.P.R., 11, 1992, p. 11 ; Le concept de risque et la protection de l’environnement : évolution parallèle ou fertilisation croisée, in Les hommes et l’environnement. En hommage à A. Kiss, Paris, Frison-Roche, p. 451.
6 Fr. EWALD, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1985.
7 M. REMOND-GOUILLOUD, A la recherche du futur..op. cit., p. 10.
8 C.N.R.S., Les trésors de la langue française, Paris, Gallimard, 1988, p. 1173.
9 Fr. EWALD, Philosophie de la précaution, in L’année sociologique, vol. 46, 1996/2, Paris, P.U.F., p. 383 ; O. GODARD, L’ambivalence de la précaution et la transformation des rapports entre science et décision, in Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, GODARD O. (éd.), Paris, Ed. de la NSH/éd. de l’Inra, 1997, p. 37 ; P. LASCOUMES, La précaution comme anticipation des risques résiduels et hybridation de la responsabilité, in L’année sociologique, vol. 46, 1996/2, Paris, P.U.F., p. 359 ; G. MARTIN, Précaution et évolution du droit, Dalloz chronique, 1995, p. 299.
10 E. BROWNWEISS, Justice pour les générations futures, Paris, Sang de la terre, 1993, p. 55.
11 H. JONAS, Le principe de responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Paris, éd. du Cerf, 1990.
12 C.I.J., 25 septembre 1997, Hongrie c. Slovaquie.
13 C.I.J. avis consultatif sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, Rec., 1996, § 29.
14 Cass. b., 12 novembre 1951, Pas., 1952, I, 128 ; Cass. b., 19 avril 1978, Pas., 1978, I, 930. Voy. aussi la jurisprudence citée par L. CORNELIS, Les principes du droit belge de la responsabilité extra-contractuelle, Bruxelles, Bruylant, Maklu, CED Samson, 1991, p. 46.
15 R.O. DALCQ, Traité de la responsabilité civile, 2e éd., t. I, Bruxelles, Larcier, p. 165, no 309.
16 Anvers, 17 février 1988, R.W., 1989-90, p. 50 ; Aménagement, 1989/4, p. 143.
17 House of Lords, 9 décembre 1993, (1994) I Aln ER, p. 53.
18 Tennesse Valley Auth. v. Hill, 473 U.S. 153, 180 (1978). Traduction libre de J.L. Sax, « Le petit poisson contre le grand barrage devant la Cour suprême des Etats-Unis », R.J.E., 1978/4, p. 372.
19 C.A., no 35/95 du 25 avril 1995.
Auteur
Directeur du Centre d’étude du droit de l’environnement. Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
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