Le monde de la pauvreté écartelé entre deux temporalités (apparemment) contradictoires
p. 837-871
Texte intégral
INTRODUCTION
CHAPITRE I. Une temporalié juridique à la fois trop lente et trop rapide
Section I. Sur le plan de l’application de la loi
Section II. Sur le plan de l’élaboration de la loi
CHAPITRE II. La stabilisation temporelle par la « pétrification » des acquis sociaux : l’effet de standstill
Section I. Consécration de l’effet de standstill
Section II. Portée de l’effet de standstill
a) quel rapport instaurer entre obligation de standstill et applicabilité directe ?
b) la non régression certes, mais par rapport à quoi ?
c) pour une approche rassérénée de l’applicabilité directe
Section III. Point de départ de l’obligation de standstill
Section IV. Les trois temps d’un standstill évolutif
CHAPITRE III. La stabilisation temporelle par la configuration et la re connaissance identitaire
Section I. L’introuvable mise en intrigue
Section II. La temporalité spécifique des personnes pauvres
a) un passé énergiquement assumé
b) l’absence de projets des personnes pauvres : histoire d’un malentendu
c) le temps « en boucle » des personnes pauvres
d) pour une reconnaissance, transitoire, de projets temporels propres
CONCLUSIONS
Introduction
1Les personnes en position de précarité matérielle entretiennent un rapport au temps du droit caractérisé par un paradoxe : si elles souffrent d’une certaine lenteur de la loi, elles n’en sont pas moins les premières victimes de l’accélération du droit. Ce désir contradictoire, d’un droit plus rapide pour répondre à l’urgence sociale et, en même temps, plus lent, plus adapté à leur situation, s’exprime à la fois lors de l’application de la loi existante et, plus fondamentalement, à l’occasion de son élaboration (chapitre I). Afin d’encadrer cette temporalité perturbée, deux pistes de solution, complémentaires car se déployant à des niveaux différents, peuvent être tracées. L’effet de standstill attaché aux droits économiques, sociaux et culturels introduit une certaine stabilité en ce qu’il interdit au législateur de prendre des mesures qui iraient « à rebours » des réglementations acquises (chapitre II). Agir sur le plan juridique ne suffit cependant pas ; autant les personnes démunies ont besoin de droits, autant elles souffrent d’un déficit de reconnaissance. C’est pourquoi il conviendra, dans un dernier temps, de dégager les conditions permettant aux personnes en situation de pauvreté de réaliser des projets propres et susceptibles de donner d’elles-mêmes une identité digne et acceptable par tous (chapitre III).
Chapitre I. Une temporalité juridique à la fois trop lente et trop rapide
Section I. Sur le plan de l’application de la loi
2C’est une antienne, les plus pauvres fustigent la trop grande lenteur dans l’application de la norme. La mise en œuvre plus que laborieuse de la loi sur les réquisitions d’immeubles offre l’exemple le plus éclairant de ce malaise1. Le 12 janvier 1993, une loi audacieuse a conféré au bourgmestre la possibilité de procéder, sous certaines conditions, à la réquisition des immeubles abandonnés aux fins de les donner en location aux personnes sans abri2. Las, des obstacles d’ordre pratique (un inventaire de l’ensemble des immeubles abandonnées sur le territoire de la commune est préalablement requis) et politique (la réquisition d’immeubles privés n’est autorisée que dans l’hypothèse où la commune et le C.P.A.S. ne disposent pas eux-mêmes de logements vides) freinent considérablement la procédure3, de sorte qu’une seule décision de réquisition a, pour l’instant, été prise4. On le voit, l’urgence qui a inspiré l’adoption de la loi du 12 janvier 1993 — jusqu’à lui donner son nom — est loin d’être rencontrée, motivant les entités fédérées à mettre en place des alternatives rapides, efficaces et infiniment moins complexes que ledit « système Onkelinx »5.
3Tout en stigmatisant, de manière générale, le retard pris dans l’application de la loi, les personnes pauvres tentent en d’autres occasions de ralentir le cours de cette même exécution (on ne compte plus, par exemple, les demandes de termes et délais)6. La problématique des expulsions du logement est symptomatique à cet égard. Ces dernières années, de nombreux plaideurs ont demandé, et obtenu, du juge qu’il sursoie à autoriser l’expulsion, au nom essentiellement du droit au logement, inséré en 1993 dans la Constitution (article 23)7. Ont ainsi fait l’objet d’une décision de rejet à la fois une demande d’expulsion faisant suite à un arrêté d’insalubrité — aucune alternative concrète de relogement n’ayant en effet été proposée par les pouvoirs publics8 —, une demande de résolution de bail pour arriérés de loyers (avec octroi de délais pour s’acquitter de ceux-ci)9 ainsi qu’une demande d’indemnités pour prorogation illégale de bail, au motif que « l’exercice du droit de propriété doit être limité, eu égard aux considérations d’humanité et de respect de la dignité de la personne humaine »10 (il s’agissait, en l’espèce, pour une vieille dame de déménager en plein hiver...)11. « Dès lors que l’application du droit de propriété et celle du droit au logement se trouvent simultanément revendiquées par leurs titulaires respectifs », résume le tribunal de grande instance de Saintes (France), « il appartient au juge judiciaire de faire prévaloir l’une de ces deux règles de droit de valeur constitutionnelle en fonction des éléments qui lui sont soumis par les parties »12. Enregistrant soigneusement ce mouvement jurisprudentiel, le législateur a récemment adopté une réglementation censée « humaniser » les procédures d’expulsion13 par l’aménagement, entre autres innovations, d’un délai pendant lequel l’exécution est suspendue14. Ce souci d’étaler dans le temps l’application d’une norme susceptible de mettre la personne pauvre en difficulté a, de la même manière, inspiré la nouvelle loi sur le règlement collectif de dettes15.
Section II. Sur le plan de l’élaboration de la loi
4Au niveau de l’élaboration de la loi, le paradoxe d’un droit à la fois trop lent et trop rapide est plus criant encore. D’un côté, la dégradation du tissu social commande aux pouvoirs publics d’imprimer un rythme soutenu aux réformes législatives, afin que les nouveaux besoins sociaux puissent être rencontrés dans le laps de temps le plus bref (cf. la loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d’urgence pour une société plus solidaire). C’est d’ailleurs dans la mesure où il est « contingent et variable » que le droit, selon François Ost, constitue « l’outil privilégié des réformes sociales nécessaires »16. Cet activisme normatif s’avère d’autant plus impérieux que, dénué traditionnellement d’effet direct17, l’article 23 de la Constitution portant les droits économiques, sociaux et culturels requiert explicitement du législateur qu’il garantisse « les conditions de leur exercice » (al. 2). A défaut d’intervention législative, ces droits d’un genre nouveau ne dépasseront pas le stade de la déclaration d’intention, et ce même si certaines juridictions, isolées, ont déjà puisé dans cette disposition programmatique les ressources nécessaires pour asseoir plusieurs décisions18, en matière de droit au logement essentiellement19.
5L’évolution et la complexification de la société imposent certes l’accélération du travail législatif, mais d’un autre côté, la rapidité de l’adoption d’une loi en rend l’application aléatoire. En effet, si les destinataires de la norme n’ont pas eu l’occasion ou le temps d’exprimer leurs attentes quant au changement envisagé, il est à craindre que la nouvelle règle, élaborée dans les alcôves ministérielles, ne réponde qu’imparfaitement au besoin réel, entraînant progressivement une non-application de la loi20 ou, plus grave, charriant certains effets pervers21 (qu’on songe aux législations, louables, sur l’insalubrité qui risquent d’entraîner, comme conséquence non désirée, l’expulsion de quantité de familles pauvres... sans que la puissance publique ne soit tenue de leur proposer une alternative concrète de relogement !)22. D’autres textes de loi se retournent également, à défaut de maturation suffisante23, contre les personnes qu’ils sont pourtant censés protéger. Ainsi, pour briser le cercle vicieux « pas de logement, pas de minimex ; pas de minimex, pas de logement »24, la loi du 24 janvier 1997 a instauré la possibilité pour les sans abri de disposer d’une « adresse de référence » auprès d’un C.P.A.S.25. Il semble cependant que ce « minimex de rue » soit loin de représenter la panacée26. Dans une optique à long terme, il aurait été plus opportun, voire stratégique, de multiplier les recours aux tribunaux pour, entre autres, faire admettre que la simple présence physique suffit à établir la résidence, prolongeant et confortant en cela une jurisprudence audacieuse amorcée il y cinq ans par le tribunal du travail de Bruxelles (« toute personne qui se trouve dans les conditions pour bénéficier du minimex doit en bénéficier effectivement, qu’elle ait ou non un domicile, une résidence ou un abri »)27 ou, plus simplement, pour faire appliquer la loi du 12 janvier 1993 qui permet aux sans abri de s’adresser aux C.P.A.S. de la commune où ils « manifestent l’intention de résider »28. On le voit, les réponses ponctuelles élaborées hâtivement sans tenir compte des besoins du terrain et dénuées de vision s’avèrent non seulement impuissantes à réduire structurellement la grande pauvreté, mais risquent paradoxalement de renforcer celle-ci. « S’il entend aussi modeler l’avenir », rappelle François Ost, « le projet suppose un minimum d’institutionnalisation et donc de durée »29.
6Il y a plus préoccupant encore : l’accélération des modifications législatives rend impossible toute assimilation par les pauvres de leurs droits, élément essentiel d’une politique ambitieuse de résorption de la pauvreté qui vise avant tout l’émancipation de la personne. On a trop dit que le droit n’appartient qu’aux personnes qui disposent d’une « surface sociale » assez imposante pour le maîtriser. Il est temps de rendre le droit davantage accessible aux personnes qui en ont le plus besoin — les plus démunis —, afin qu’il ne soit plus un facteur d’exclusion voué au maintien de l’ordre social mais un vecteur de libération. Or, cette prise de conscience par les personnes pauvres de leurs droits demande un temps certain, ne fut-ce qu’en raison de la différence de langage qui existe entre ces deux mondes. Passer outre cette lente infusion du droit dans la sphère de la précarité revient à dénier aux personnes pauvres toute possibilité de citoyenneté active30. « Dès lors que le changement est valorisé pour lui-même (...) indépendamment de la discussion concernant la désirabilité des objectifs », résument François Ost et Yves Cartuyvels, « le processus de transformation ne cessera de s’accélérer tandis que son sens échappera de plus en plus aux individus »31.
7La contradiction entre les désirs d’accélération et de ralentissement du droit, entre l’urgence de l’intervention sociale et la nécessaire maturation de la mesure projetée, n’est qu’apparente ; la conciliation de ces deux pôles opposés vise, à long terme, la maîtrise par les personnes pauvres d’un droit à la fois efficace et adapté. Mais cette dialectique en forme de porte-à-faux installe le monde de la pauvreté dans une temporalité bousculée, dont il convient à présent de (tenter de) maîtriser le cours.
Chapitre II. La stabilisation temporelle par la « pétrification » des acquis sociaux : l’effet de standstill32
8S’agissant des droits économiques, sociaux et culturels, essentiels aux personnes défavorisées, il existe un facteur de stabilisation du temps juridique : l’effet de standstill. Création essentiellement jurisprudentielle, cet effet, également surnommé « cliquet », empêche le législateur d’adopter des réglementations qui rabaisseraient le niveau des protections sociales déjà atteint. Dans quelle mesure cette « pétrification » des acquis sociaux est-elle susceptible de fournir un socle juridique solide aux personnes pauvres, un îlot de stabilité et de permanence dans le flux chahuté — et toujours réversible...— du temps juridique ?
Section I. Consécration de l’effet de standstill
9Conseil d’État33, Cour de cassation34 et Cour d’arbitrage35 ont abordé, sans uniformité de point de vue cependant, la question du standstill, par le biais de l’article 13 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 196636, lequel garantit « le droit de toute personne à l’éducation » (art. 13.1) et consacre la gratuité — à des degrés divers — des enseignements primaire, secondaire et supérieur (art. 13.2). Avant d’aborder l’examen des décisions précitées, un rapide relevé de la situation de l’enseignement en Belgique ne semble pas superflu. Coulé dans la loi du 29 mai 1959, le Pacte scolaire entérine explicitement le principe de gratuité des enseignements gardien, primaire et secondaire. Le 10 décembre 1968, la Belgique signe le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. À partir de 1976 cependant, le législateur introduit chaque année une disposition budgétaire autorisant le ministre à exiger un minerval de certains élèves étrangers, ce dont il ne s’est pas privé du reste37. En ce qui concerne l’enseignement supérieur, des dispositions dérogatoires à la gratuité existaient également au moment de l’entrée en vigueur du Pacte en Belgique (6 juillet 1983). Par ailleurs, les textes querellés devant nos trois juridictions suprêmes sont tous postérieurs à 1983 et vont à l’encontre de la règle de gratuité de l’enseignement38.
10Parce qu’elle garantissait déjà, à l’époque de la signature du Pacte, la gratuité de l’enseignement primaire (en droit du moins), la Belgique ne pouvait, estime le Conseil d’État, introduire une disposition imposant le paiement d’un minerval aux étudiants étrangers dans l’enseignement primaire sans méconnaître ses engagements internationaux. Selon la haute juridiction administrative en effet, l’article 13.2, a) « impose aux États qui ont déjà inscrit de telles dispositions dans leur droit interne une obligation directement et immédiatement applicable de ne pas y déroger ultérieurement »39. Constatant pour sa part l’existence d’une disposition dérogeant à la gratuité de l’enseignement — secondaire cette fois — antérieure à l’entrée en vigueur du Pacte, la Cour de cassation a, par contre, jugé que l’adoption en 1985 d’une loi confirmant cette disposition dérogatoire ne violait pas l’obligation de standstill40. Prolongeant ce dernier raisonnement, la Cour d’arbitrage a considéré que la fixation en 1986 de droits d’inscription dans l’enseignement de promotion sociale « n’allait pas à l’encontre de l’obligation de standstill » dans la mesure où « le législateur n’avait pas établi, antérieurement à 1983, la gratuité de ce type d’enseignement ». Le décret entrepris « ne constitue donc pas une régression par rapport à la situation existant en 1983 »41.
11Même si, en l’espèce, la Cour de cassation et la Cour d’arbitrage ont conclu à l’absence de violation de l’obligation de standstill, elles n’en n’ont pas moins reconnu la valeur juridique de cette dernière, de sorte que le principe du « non retour » attaché aux droits économiques, sociaux et culturels connaît aujourd’hui une large consécration jurisprudentielle en droit interne. Il n’en va pas différemment en droit français, où le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution une loi qui abrogeait une législation antérieure sans comprendre des garanties constitutionnelles « équivalentes »42. Sur un autre plan, l’article 12 du Traité de Rome introduit également une obligation de standstill, de niveau légal cette fois, en ce qui concerne les droits de douane43.
Section II. Portée de l’effet de standstill
12Un épais flou juridique entoure la question du standstill, à propos de laquelle circulent en outre quelques idées reçues ; il convient dès lors de sérier soigneusement les problèmes afin de déterminer la portée exacte qu’un tel principe peut avoir dans la stabilisation des droits des citoyens les plus démunis.
a) quel rapport instaurer entre obligation de standstill et applicabilité directe ?
13Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels est-il directement applicable ? De manière générale, la doctrine admet que l’effet direct d’une convention internationale ne doit pas s’apprécier in globo, mais bien article par article44. Examinons dès lors successivement les dispositions en question. Alors que le Pacte impose aux Etats de rendre l’enseignement primaire « obligatoire et accessible gratuitement à tous » (art. 13.2, a), l’enseignement secondaire doit « simplement » être « généralisé et rendu accessible à tous » (art. 13.2, b) et l’enseignement supérieur « rendu accessible à tous en pleine égalité, en fonction des capacités de chacun » (art. 13.2, c). Par ailleurs, la gratuité de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur ne doit être instaurée que « progressivement » (art. 13.2, b et c). La différence de précision dans le libellé de ces différents droits indique que les deux derniers d’entre eux ne sauraient être considérés comme directement applicables, à la différence du premier (la gratuité de l’enseignement primaire), dont la formulation, elle, est univoque45.
14Cette précision établie, quel lien convient-il de tracer entre l’obligation de standstill et le caractère directement applicable — ou non — d’une disposition ? En fait, c’est lorsqu’un texte est dépourvu d’effet direct que l’effet de standstill doit être appelé à jouer. Le but consiste, en attendant que les citoyens puissent exciper d’un droit devant les tribunaux, au moins à empêcher le législateur de vider par avance le contenu du droit qu’il doit mettre en œuvre. En ce sens, l’obligation de standstill s’apparente à un ersatz de norme, destiné à s’effacer dans le futur au profit d’une règle plus solide.
15Cour de cassation et Cour d’arbitrage ont résolument opté pour cette interprétation du standstill. Combinant à la lecture de l’article 13.2 celle de l’article 2.1 du Pacte (selon lequel chaque État partie ne fait que « s’engager à agir,... au maximum de ses ressources disponibles, en vue d’assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus dans le présent Pacte »), les deux juridictions ont dû conclure à l’absence d’effet direct attaché aux dispositions concernant la gratuité des enseignements secondaire et supérieur. Loin d’en rester là cependant, elles se tournent alors, en bonne logique, vers l’obligation de standstill pour apprécier la violation éventuelle par la Belgique de ses engagements internationaux46. Mais parce qu’il existait dans chacun des cas, dès avant l’entrée en vigueur du Pacte, une disposition analogue à la disposition querellée (dérogatoire à la gratuité de l’enseignement), la Cour de cassation et la Cour d’arbitrage ont refusé de voir dans cette imposition d’un minerval supplémentaire une quelconque méconnaissance du principe de non-retour. En résumé, si les deux juridictions suprêmes reconnaissent, in abstracto, l’existence de l’obligation de standstill, elles ont estimé, in concreto, que celle-ci elle n’avait pas été violée.
16Dans son arrêt précité du 6 septembre 1989, le Conseil d’État offre, à cet égard, un visage plus contrasté. En premier lieu, parce qu’il ne se prononce pas clairement sur l’applicabilité directe des dispositions du Pacte (et en particulier sur l’article 13.2, a) concernant l’enseignement primaire). Tout en admettant que l’article 14 du Pacte47 indique « que les Etats n’ont pas souscrit un engagement susceptible d’une application immédiate », le Conseil d’État prévient que la progressivité autorisée par le Pacte dans la mise en œuvre de la gratuité de l’enseignement primaire « ne retarde(ra) l’application immédiate du principe consacré à l’article 13.2, a) que dans les États qui n’ont pas encore atteint cet objectif »48. On le voit, la question de l’effet direct relève de la casuistique pure. A l’égard de la Belgique cependant, il ne fait plus de doute, depuis la loi sur le Pacte scolaire, que l’article 13.2, a) est doté d’applicabilité immédiate.
17Cette première ambiguïté en appelle une autre, plus fondamentale. En annulant, entre autres, une circulaire (qui fixait un minerval dans l’enseignement primaire à l’intention des élèves étrangers) au motif que l’article 13.2, a) impose aux États49 « une obligation directement et immédiatement applicable de ne pas y déroger ultérieurement », le Conseil d’État fait manifestement application du principe du standstill mais, contrairement à la Cour de cassation et à la Cour d’arbitrage, à propos d’une norme directement applicable. Or, de deux choses l’une : soit le Conseil d’État reconnaît à une règle un effet direct et ne doit plus recourir au principe du standstill pour juger de la violation de celle-ci, soit il lui dénie toute applicabilité immédiate et, à ce moment-là seulement, l’effet de standstill peut entrer en scène, comme substitut normatif. La juxtaposition de ces deux solutions conduit le Conseil d’État à laisser accroire que le standstill constitue l’arme la plus adéquate dans la lutte pour la mise en œuvre des droits fondamentaux (directement applicables), quod non. Reposant sur une assise légale plus qu’incertaine, l’obligation de standstill bénéficie, par conséquent, d’une protection jurisprudentielle moindre. En clair, il est plus aisé de comparer — et de sanctionner le cas échéant — un comportement étatique à un engagement écrit plutôt qu’à une situation sociale antérieure (sans compter, comme nous allons le voir, que s’il n’y a pas de « situation sociale antérieure » en la matière, il devient difficile de blâmer un État qui adopterait une mesure antisociale puisque, à proprement parler, aucune régression n’est enregistrée !).
b) la non régression certes, mais par rapport à quoi ?
18Derrière cette liaison, apparemment indue, tracée entre règle directement applicable et obligation de standstill se dissimule, en fait, une application strictement étymologique de ce dernier principe. En effet, standstill signifie littéralement « rester tranquille », c’est-à-dire que le législateur doit s’abstenir d’adopter toute mesure qui irait à rebours de la réglementation sociale déjà en vigueur. De fait, interdire de régresser suppose l’existence antérieure d’une norme de référence ; pareille interprétation cantonne forcément le principe du standstill au niveau des règles directement applicables en droit positif, qu’elles soient nationales ou internationales.
19Cette dernière conception du standstill possède, certes, l’immense mérite d’arrimer le droit à la flèche du progrès : la non réversibilité des acquis sociaux représente en effet une garantie essentielle pour les personnes en quête de stabilité. Dans le même temps, ce « cran d’arrêt » n’en apparaît pas moins dramatiquement insuffisant. Que se passe-t-il en effet si, au moment de l’adoption d’une mesure, aucune protection légale n’existe déjà ? Le principe du standstill perd alors toute espèce d’utilité puisque le niveau social de départ en deçà duquel le législateur ne saurait s’aventurer n’existe pas50. Reprocher à un État qui ne doit pas « rester tranquille » de prendre des mesures antisociales devient, dans ce cas, inconséquent (s’il n’y avait rien avant, impossible de faire moins bien...).
20Dans le même ordre d’idées, s’il devait exister cette fois, au moment de l’adoption d’une mesure, une norme de référence antérieure, mais inappliquée (comme le Pacte scolaire), l’obligation de standstill serait également vidée de son contenu. C’est ce danger que n’a manifestement pas voulu voir le Conseil d’État, dont la position s’avère exagérément légaliste (voire conservatrice) et, en tout état de cause, trop éloignée des réalités de terrain. Parce qu’elle avait déjà inscrit, formellement, le principe de la gratuité dans son droit interne (via la loi du 29 mai 1959), la Belgique est, selon la haute juridiction administrative, simplement tenue de l’obligation négative « de ne pas y déroger ultérieurement », alors même qu’il reste à déployer une intense énergie législative pour éliminer les pratiques scolaires qui, dans la pratique, plombent la gratuité de l’enseignement51 ! Cette affirmation d’une simple obligation d’abstention est d’autant plus regrettable que l’article 13 du Pacte, souligne Francis Delpérée, « est un droit-créance par excellence. C’est un droit qui n’est effectif que s’il se trouve concrétisé par des interventions législatives »52.
21Délaissant la portée théorique de la loi de 1959 au profit de l’examen de la situation de fait, la Communauté française a fait preuve de plus de pragmatisme à l’occasion de l’élaboration du « décret-missions »53. Si cette réglementation se situe manifestement en retrait des dispositions du Pacte scolaire et du Pacte ONU (en ce qu’elle dresse une liste de frais scolaires en tous genres), elle n’en apporte pas moins, par rapport au contexte réel existant, quelques améliorations et clarifications notables (car cette liste est désormais « restrictive » et « ne peut être revue »). Dans cette optique, précise le gouvernement de la Communauté française, la réponse au « vrai débat » qu’est la clause de standstill devient « particulièrement aisée »54. « Une vision réaliste », conclut François Tulkens, « oblige à considérer que les droits et libertés doivent s’apprécier in concreto et non in abstracto. Sous cet angle, il y a sans doute un progrès »55.
22Certes, le Conseil d’État consacre l’effet de standstill à propos d’une norme directement applicable (la gratuité de l’enseignement primaire), avec les conséquences qu’on vient de pointer. Une lecture plus attentive de l’arrêt permet cependant de porter une appréciation davantage nuancée. En annulant, en bloc, une circulaire imposant un minerval non seulement aux élèves de l’enseignement primaire mais également à ceux qui fréquentent l’enseignement secondaire56, le Conseil d’État a implicitement reconnu que l’effet de standstill pouvait être attaché à des dispositions dépourvues d’effet direct (en effet, l’article 13.2, b) du Pacte, en raison de sa formulation imprécise57, ne peut, en aucune manière, être déclaré directement applicable). De la sorte, le Conseil d’État, au risque de se contredire, renouvelle audacieusement sa propre conception du standstill en dissociant celui-ci du principe de l’effet direct. Suivant cette logique, le standstill ne signifie plus exclusivement l’interdiction de régresser par rapport à une norme préexistante, mais implique également, en attendant l’application effective de la mesure, que le législateur ne fasse rien qui puisse entraver celle-ci. Mobilisée dans le cadre du droit interne, cette interprétation obligerait les diverses autorités à préserver non seulement la norme existante, mais aussi ces embryons d’obligations que renferment les droits économiques, sociaux et culturels non directement applicables tels qu’énoncés par l’article 23 de la Constitution.
c) pour une approche rassérénée de l’applicabilité directe
23La protection que confère aux particuliers une règle directement applicable s’avère donc plus efficace que le « simple » effet de standstill. Las, de nombreuses juridictions hésitent à reconnaître un effet direct à certaines dispositions par crainte de voir les prétoires littéralement envahis si d’aventure les droits économiques, sociaux et culturels (par exemple) devenaient directement applicables. Cette inquiétude peut toutefois être levée, en deux temps, de manière à ouvrir la voie, dans une démarche prospective, à une « couverture » élargie des droits fondamentaux.
24Premièrement, il convient de dénouer le lien, longtemps entretenu58, entre effet direct et droit subjectif. Pareille dissociation permettrait à l’État d’adapter sereinement son arsenal législatif aux engagements internationaux qu’il a pris sans pour autant devoir déjà accorder des droits à ses ressortissants (du moins, pas encore). Même si elle semble constituer une jurisprudence isolée, la décision du Conseil d’État du 6 septembre 1989 inaugure cette conception inédite de l’applicabilité immédiate : « la question n’est pas de savoir si le Pacte (...) a conféré aux particuliers des droits subjectifs dont ils pourraient se prévaloir devant les tribunaux, mais de vérifier si la législation belge est compatible avec l’objectif inscrit dans la règle claire et précise de l’article 13.2, a) »59. Le critère qui semble donc s’imposer, au moins dans le contentieux objectif de légalité, est celui de la précision de la règle, qu’elle soit nationale ou internationale60. Une disposition sera donc self executing à partir du moment où elle est self sufficient, c’est-à-dire lorsqu’elle ne requiert pas de mesures complémentaires d’exécution61. Il reste cependant à veiller à ce que cette acceptation de l’effet direct d’une règle dans le contentieux objectif soit suivie, plus ou moins rapidement, par une reconnaissance égale dans le contentieux subjectif cette fois, à peine de désincarner les droits fondamentaux et d’en faire des ectoplasmes de normes que les citoyens seraient incapables de mobiliser.
25La seconde étape doit conduire les juridictions à faire un distinguo entre l’applicabilité immédiate d’une règle et sa portée. Si les juges répugnent parfois à conférer un effet direct à une norme, peut-être surestiment-ils tout simplement la portée réelle de celle-ci ? Dans le cas de l’article 13.2, a) du Pacte, la reconnaissance de son effet direct — en raison de sa formulation univoque62 — n’implique aucunement, selon Michel Leroy, que l’enseignement primaire doive être rendu « immédiatement et inconditionnellement » ouvert à tous ; la seule obligation est de “tendre” vers cette gratuité »63. Gardons en effet à l’esprit que l’article 2 autorise une certaine progressivité dans la mise en œuvre des droits prévus par le Pacte. A l’occasion de l’examen du « décret-missions », la section de législation du Conseil d’État estimait, dans cette ligne, qu’il n’était pas nécessaire « d’entrer dans la controverse relative à la mesure dans laquelle les dispositions (du Pacte) sont d’application directe. Il suffit de constater qu’elles s’imposent au moins de tendre vers cette gratuité »64.
26Cette reprise, à frais nouveaux, de la notion d’applicabilité directe (élargie dans sa définition mais circonscrite dans ses implications) est susceptible de dissiper quelques-unes des inquiétudes des juridictions et, partant, de donner une vigueur nouvelle à la mise en œuvre des droits fondamentaux. Le rapport entre standstill et norme d’effet direct éclairci (ratione materiae), une nouvelle question (ratione temporis) sourd : quel point de départ convient-il d’assigner à l’obligation de standstill ainsi décrite ?
Section III. Point de départ de l’obligation de standstill
27Pour estimer, in casu, que la Belgique n’avait pas violé son obligation de standstill, la Cour de cassation et la Cour d’arbitrage mettent en avant l’argument selon lequel une disposition analogue à la disposition querellée (et dérogatoire à la gratuité de l’enseignement) existait de toute façon avant l’entrée en vigueur du Pacte. Si obligation de standstill il y a, celle-ci ne saurait courir qu’à partir de l’entrée en vigueur du Pacte65. Par conséquent, la Cour d’arbitrage a dû avouer son impuissance à censurer une norme contenant des dispositions dérogatoires à la gratuité de l’enseignement supérieur, mais qui ne faisait que confirmer une réglementation analogue antérieure à l’entrée en vigueur du Pacte ; le décret en cause « ne va [donc] pas à l’encontre de l’obligation de standstill » et « ne constitue pas une régression par rapport à la situation existant en 1983 »66. Pour un mobile identique (l’absence de gratuité au moment de l’entrée en vigueur du Pacte), la Cour de cassation a bien dû admettre que l’imposition en 1985 de droits supplémentaires d’inscription dans l’enseignement secondaire ne violait pas l’obligation de standstill67.
28Peut-on aller jusqu’à dire, en retournant l’argument de la Cour d’arbitrage (et de la Cour de cassation), que l’imposition après 1983 d’un minerval dans l’enseignement supérieur dont, imaginons, il n’existait pas d’équivalent avant l’entrée en vigueur du Pacte, devrait logiquement être annulée ? Non, automatiquement certainement pas, dans la mesure où la juridiction constitutionnelle prend soin de préciser que la censure ne frapperait ces nouveaux droits d’inscription que s’ils constituent un « obstacle grave et majeur » à l’accès à l’enseignement. Seule une modification « suffisamment significative » sera prise en compte (étant entendu que le minerval peut toujours être augmenté en fonction, « notamment », d’une appréciation « raisonnable » de l’évolution du coût de la vie)68. On le voit, l’État conserve une importante marge avant d’être sanctionné pour violation de la règle de standstill (sans compter que des impératifs budgétaires sont susceptibles à tout moment de modifier la donne, comme l’a admis récemment la Cour d’arbitrage)69.
29Dans cette perspective, l’arrêt précité du Conseil d’État constitue indéniablement une avancée importante puisqu’il fait courir l’obligation de standstill, non pas à partir de l’entrée en vigueur du Pacte, mais dès la signature par la Belgique de celui-ci, c’est-à-dire en 1968. Plus exactement, si la Belgique restait, théoriquement, libre en droit de malmener le principe de la gratuité de l’enseignement primaire tant qu’elle n’avait pas ratifié la Pacte, une fois cette ratification intervenue, elle devient tenue de répondre de toutes les dérogations qu’elle y aurait apportées depuis la signature du Pacte. Peut-on en déduire, comme le font certains auteurs, que la haute juridiction administrative a, de la sorte, rattaché l’obligation de standstill à l’exécution de bonne foi imposée par l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités70 ? Il semble que non, cette disposition ne visant que les traités « en vigueur »71 (rappelons que le Pacte n’est entré en vigueur en Belgique qu’à partir de 1983). Le fondement juridique du principe du standstill consacré par le Conseil d’État doit bien plutôt être trouvé dans l’article 18 de cette même Convention, lequel oblige les États « à ne pas priver un traité de son objet et de son but avant son entrée en vigueur »72. Si tel devait être le cas, avertit Rusen Ergec, reprenant Paul Reuter, « sans qu’il y ait violation d’un engagement conventionnel, puisque celui-ci n’a pas encore d’existence juridique, la responsabilité internationale de l’État serait engagée »73. La position du Conseil d’État est donc susceptible, résume Olivier de Schutter, « d’éviter que l’État soit tenté, entre le moment de la signature (...) et celui de l’entrée en vigueur du traité à son égard, de légiférer “à rebours” afin de réduire l’ampleur de son obligation internationale »74.
Section IV. Les trois temps d’un standstill évolutif
30Il est donc temps de dépasser l’acception commune, et largement partagée75, du standstill comme interdiction de régresser par rapport à une norme préexistante. Une double extension, en amont et en aval, s’impose. Examinons successivement chacune de ces étapes. S’il s’agit d’une norme non directement applicable, il convient, en amont, d’avancer le point de départ de l’obligation de standstill dès l’adoption de ladite norme76, de manière à empêcher le législateur de prendre une mesure qui aurait pour effet de rendre sans objet sa déclaration d’intention77. En creux se dessine une obligation, positive, de prendre les réglementations nécessaires pour intégrer la norme dans le patrimoine juridique des citoyens. Le Conseil constitutionnel français a ouvert cette voie en 1984 en déclarant que le législateur ne pouvait réglementer l’exercice de la liberté de communication « qu’en vue de le rendre plus effectif »78. Force est cependant de constater que son homologue belge n’a pas franchement pris son sillage. De fait, précise la Cour d’arbitrage, le législateur belge n’est pas, à strictement parler, tenu de contribuer à la mise en œuvre d’un droit fondamental ; seules des mesures « qui iraient à l’encontre » de l’objectif de gratuité peuvent faire l’objet d’une censure79. On sait, par ailleurs, que l’imposition de nouveaux droits d’inscription dans l’enseignement supérieur n’entraînera une violation de l’obligation de standstill que si ceux-ci constituent un « obstacle grave et majeur » à l’accès à l’enseignement80. En définitive, il n’y a que le « démantèlement » des droits existants qui soit réellement prohibé81. On le voit, il y a de la marge...82
31La reconnaissance pour le moins mitigée du standstill vu comme un principe de « non entrave » — voire de diligence législative — s’avère d’autant plus dommageable qu’en matière de droits économiques, sociaux et culturels précisément, un certain interventionnisme étatique est indispensable (la liberté ne se réduit en effet pas à une abstention mais exige des mesures positives). Il est cependant possible de pallier le flou juridique entourant la question du standstill par un précepte d’interprétation selon lequel le juge doit, en cas de conflit sur la portée de lois concurrentes, préférer à toute norme celle qui est la plus favorable au droit économique, social et culturel édicté, fut-il non encore directement applicable.
32Fragilisées par les échecs à répétition, les personnes pauvres n’ont rien tant besoin que de stabilité. C’est pourquoi les différentes autorités ne sauraient légiférer à rebours d’un « droit social » directement applicable sans entraîner de véritables drames humains. Un retour à la situation ex ante (re)plongerait en effet dans la misère tous ceux qui auraient patiemment fondé leur existence précaire sur des droits apparents. Le maintien des droits acquis, tel est donc le deuxième temps, conjugué au présent, du principe du standstill, et son sens le plus répandu83.
33Il convient cependant de nuancer : la non réversibilité des réglementations favorables aux personnes défavorisées « ne correspond pas au droit au maintien de l’acte mais à un droit à ce que l’application de la loi nouvelle ne porte pas atteinte aux situations existantes »84. Le principe du « cliquet » ne doit en aucun cas conduire à une quelconque « sacralisation« du droit85. À condition de la remplacer par une autre norme offrant un niveau de protection au moins équivalent, le législateur — qui dispose en l’espèce d’une certaine marge de manœuvre — peut très bien abroger une règle contenant des dispositions sociales sans méconnaître pour autant son obligation de standstill, comme l’ont admis l’organe de suivi du Pacte86 ainsi que la section de législation du Conseil d’État de Belgique87.
34Principe de non entrave — au moins — avant l’applicabilité directe d’une norme (1er temps), interdiction de régression à partir de celle-ci (2e temps), le standstill doit encore se déployer dans une troisième direction, en aval, vers l’avenir (3e temps). Car la protection juridique des personnes pauvres, notamment, n’est jamais définitivement acquise. Les droits économiques, sociaux et culturels consacrés « récemment » par l’article 23 de la Constitution doivent sans cesse être remis sur le métier pour recevoir un contenu toujours plus substantiel. C’est par couche progressive que se tisse, peu à peu, la couverture sociale. De nouvelles prérogatives doivent se rajouter aux anciennes, afin d’étoffer l’arsenal juridique mis à la disposition des plus pauvres. Ce travail jamais achevé de sédimentation exige du législateur, loin de « rester tranquille », de poursuivre et intensifier au contraire son action en faveur des défavorisés. Le standstill emprunte ici à nouveau les traits du « cliquet », au sens où les autorités non seulement s’interdisent de raboter inconsidérément la protection sociale mais, surtout, s’engagent à toujours pousser celle-ci « un cran plus loin ».
35Favoriser l’éclosion d’un embryon de norme, entretenir celle-ci une fois arrivée à maturité et la faire se développer par la suite, voilà en définitive les trois étapes successives et nécessaires pour obtenir un effet de standstill propre à stabiliser la situation juridique des plus démunis.
Chapitre III. La stabilisation temporelle par la configuration et la reconnaissance identitaire
36Le chapitre 1er a tenté de montrer que les personnes pauvres vivent dans une temporalité juridique perturbée, à la fois trop lente et exagérément rapide. A condition de ne pas le cantonner dans la seule sphère du « non retour » et de lui donner une extension à la fois en amont et en aval, l’effet de standstill attaché aux droits économiques, sociaux et culturels est susceptible, dans une certaine mesure, de stabiliser cette « dyschronie » législative (chapitre II). Mais agir sur le plan juridique ne suffit pas ; autant les personnes démunies ont besoin de droits, autant elles souffrent d’un déficit de reconnaissance. C’est pourquoi il convient d’examiner maintenant à quelles conditions les personnes vivant des situations de pauvreté peuvent se façonner une identité digne et acceptable par tous. Parmi différentes méthodes de configuration identitaire, nous commencerons par étudier la « mise en intrigue » imaginée par Paul Ricœur et sa pertinence pour les personnes pauvres.
Section I. L’introuvable mise en intrigue
37En plaçant son histoire sur le mode du récit, le sujet dispose, selon Ricœur, d’un « moyen privilégié » pour « reconfigurer son expérience temporelle confuse »88. « Le temps devient humain », explique-t-il, « dans la mesure où il est articulé sur le mode narratif et le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle89 Cependant, pour aboutir à cette reconfiguration temporelle, la mise en intrigue requiert une condition essentielle : « être enracinée dans une précompréhension du monde de l’action » ; de fait, l’intrigue n’est rien d’autre qu’une « imitation d’action » et imiter, « c’est élaborer un signification articulée de l’action »90. Or, ce lien avec l’agir pose précisément problème pour les personnes pauvres. Passons successivement en revue les trois traits — structurels, symboliques et temporels — que Ricœur attache au monde de l’action afin de mieux comprendre l’(in)adéquation de sa théorie au monde de la pauvreté.
38Sur le plan structurel, décrit Ricœur, l’action, accomplie par un agent responsable, implique traditionnellement des buts et renvoie à des motifs. Force est de reconnaître que la personne démunie a du mal à s’inscrire dans ce schéma. Immergés dans la contrainte matérielle, les plus pauvres n’exercent qu’une emprise limitée sur leur destinée. Chômage, placement d’enfant, habitat dans un logement social, expulsions, etc. représentent autant d’exemples de démaîtrise de leur vie. Difficile de déceler dans cette succession d’accidents et d’entraves un quelconque aboutissement recherché. Pour partie, l’existence des personnes pauvres ne leur appartient pas ; souvent décidée de l’extérieur, elle ne saurait donc entièrement être tenue, selon la terminologie de Ricoeur, pour « leur œuvre ».
39La dimension symbolique de l’action renvoie elle à l’espace public, en ce sens que « la signification [qui lui est] incorporée doit être déchiffrable par les autres acteurs sociaux »91. Or, la plupart du temps, la lisibilité des actions des personnes pauvres apparaît obscure aux yeux des organismes institutionnels. Un exemple pris parmi d’autres permet d’illustrer cette mécompréhension. Estimant l’heure de passage indue, un couple a refusé d’ouvrir sa maison à l’assistante sociale chargée « d’inspecter » les lieux afin de décider d’un éventuel placement d’enfant. Vu de l’extérieur, ce comportement apparaît totalement irrationnel, voire contradictoire, puisqu’il débouchera sur ce placement qu’on voulait précisément éviter (de fait, le refus des parents ne peut qu’être interprété de manière soupçonneuse par l’assistante sociale). Dans l’optique du couple, par contre, cette attitude ferme répond à une logique spécifique : préserver le peu de dignité qu’il lui reste. Ce n’est pas parce qu’on est pauvre que l’on doit être disponible à tout instant pour les assistants sociaux, aussi bien intentionnés soient-ils. Pour inefficace qu’il soit, le comportement de ces parents n’en conserve pas moins une pertinence certaine. Las, l’efficacité — extérieure — d’une action occulte et absorbe trop souvent sa pertinence interne. Aussi existe-t-il un décalage important au niveau de la lecture et de l’interprétation des actions des personnes pauvres, avec pour effet de priver celles-ci de tout caractère public, symbolique.
40Enfin, le facteur temporel imprègne étroitement le monde de l’action, par l’entremise de la « motivation ». À la source de toute action, la motivation consiste en « une aptitude à mobiliser dans le présent l’expérience héritée du passé ». Une fois de plus, il faut reconnaître que cette aptitude apparaît singulièrement atrophiée dans le chef des personnes pauvres. Fait de frustrations matérielles, le passé ne se prête guère à une réutilisation exemplative, et si l’on peut parler tout de même d’expérience, c’est essentiellement d’expérience négative qu’il s’agit, impropre à mobiliser un quelconque projet d’avenir. Réduisant, dans une « relation inauthentique », le « Souci » aux dimensions de la « préoccupation », les nécessités quotidiennes contractent celui-ci dans le « rendre-présent » explique Ricœur avec des accents heideggeriens. Or, « c’est toujours la préoccupation qui détermine le sens du temps »92. « Où vais-je dormir demain ? Comment vais-je nourrir mes enfants ce soir ? Comment boucler mon mois ? »,... On le voit, toute projection dans le futur semble compromise pour des personnes qui, selon la formule d’Irène Théry, sont « assignées au présent »93.
41Un enracinement limité dans le monde de l’action — traditionnellement caractérisé par des facteurs structurels, symboliques et temporels — empêche donc les personnes pauvres d’articuler sereinement leur existence sur le mode du récit. Partant, cette mise en intrigue déforcée ne peut plus assurer cette fonction de médiation que lui assigne Ricœur entre, d’une part, des événements particuliers et, de l’autre, une histoire prise comme un tout. Une histoire, en effet, « doit être plus qu’une énumération d’événements dans un ordre sériel ; elle doit les organiser dans une totalité intelligible »94. Dépourvues de « thème », les tribulations des personnes démunies empêchent de « transformer une simple succession en configuration ». A l’égard de personnes en perpétuelle quête d’identité, ce manque d’unité temporelle a pour dramatique conséquence d’amputer les parcours de vie d’une « conclusion finalement congruente avec les épisodes rassemblés »95.
Section II. La temporalité spécifique des personnes pauvres
42L’opération de mise en intrigue imaginée par Ricœur s’avère donc impuissante à ramasser en une unité temporelle intelligible les incidents de vie épars qu’ont connus les plus démunis. Il ne faut pas pour autant en conclure à l’inopérationnalité, en général, de toute démarche de « synthèse temporelle » ; seule l’adéquation de la théorie de Ricœur au domaine de la pauvreté doit être mise en question. Il importe donc de dépasser cet « échec » et creuser davantage la temporalité spécifique des personnes pauvres afin de dégager des configurations identitaires plus appropriées. Le soutien et la reconnaissance sociale de projets propres aux personnes en difficulté apparaissent alors comme les moyens privilégiés pour redonner une certaine fierté et installer le monde de la pauvreté dans un bénéfique « temps long ». Encore restera-t-il à concilier cette étape, transitoire, de la consolidation des genres particuliers de vie avec l’exigence incontournable du progrès social, lequel implique la promotion d’un monde commun à tous.
a) un passé énergiquement assumé
43Une analyse plus approfondie de la temporalité spécifique au monde de la pauvreté fait prendre conscience de la nécessité de nuancer l’affirmation commune selon laquelle l’immersion dans la contrainte matérielle quotidienne empêche les plus démunis de former de projet d’avenir en même temps qu’elle interdit que l’on se complaise dans un passé nostalgique. Au contraire, ces deux dimensions temporelles sont résolument exploitées, même si cette mobilisation s’inscrit dans un cadre quelque peu inhabituel. Commençons à examiner la manière dont les personnes pauvres « assument » leur passé.
44Pour assurer sa cohésion et évacuer la violence inhérente à la « rivalité mimétique », toute société doit, suivant la théorie de René Girard96, désigner en son sein un bouc émissaire, étant entendu que cette exclusion soudera le reste du groupe97. Les personnes pauvres, parmi d’autres marginaux, remplissent traditionnellement ce rôle98 même si ce mécanisme se répercute à travers toutes les couches de la population, y compris parmi les franges défavorisées99.
45Afin d’aider ces « parias » à recouvrer un début de fierté, certaines associations100 s’appuient précisément sur cet ostracisme pour le retourner et en faire au contraire un étendard identitaire renversé. « Vous les riches ne connaissez pas — et ne connaîtrez sans doute jamais — les problèmes et les vécus des personnes pauvres ; ce savoir, irremplaçable car fait d’expériences pratiques, vous est irrémédiablement inaccessible. Nous, les démunis, sommes finalement riches de notre pauvreté ». Ce que l’on appelle communément le « retournement du stigmate » requiert ainsi de relire l’histoire ancienne et de mettre en valeur les errances des personnes pauvres afin d’en tirer la substance d’une reprise identitaire101. Loin d’être refoulé, le passé fait l’objet, dans cette optique, d’une remobilisation valorisante, voire d’une sacralisation, et pointe alors le danger, du totalitarisme102.
b) l’absence de projets des personnes pauvres : histoire d’un malentendu
46De la même manière que le passé est retravaillé, le futur ne reste pas en friche. Si, extérieurement, les personnes pauvres semblent n’être tournées que vers la survie immédiate, elles n’en forment pas moins des projets, comme tout le monde. Ces projets accèdent toutefois rarement au stade de la réalisation : parfois parce que leur concrétisation est impossible (le projet relève ici du rêve ; « ah ! si seulement on avait... »), parfois simplement parce qu’ils se heurtent au « mur » des réalités (ainsi, la grande majorité des chômeurs cherche sincèrement du travail). La plupart du temps cependant, le problème résulte du fait que la société ne reconnaît comme tels les projets des personnes pauvres (ainsi, pour leur éviter le placement, une grand-mère avait pris l’initiative d’élever elle-même ses petits-enfants ; son R.M.I. lui a été immédiatement retiré, cette démarche ne correspondant pas à l’idée de ce que l’administration se fait de « l’insertion »...)103. Dans la mesure où la réalisation d’un projet requiert la plupart du temps une intervention extérieure, les personnes pauvres, trop peu reconnues comme personnes à part entière, souffrent « d’ambitions rentrées » (une ouvrière postulait, par exemple, une bourse destinée à permettre à sa fille de 13 ans d’entrer au collège ; « Mais non madame, ce n’est pas la peine », lui a répliqué l’assistante sociale, « à l’usine, ils embauchent encore, ça vous fera un salaire de plus »)104. Il règne donc un malentendu permanent : ne parvenant pas à concrétiser leurs projets (manque de ressources, manque de soutien de la société, etc.), les personnes pauvres donnent l’impression d’accepter leur sort avec résignation, quod non. En clair, la non réalisation de leurs projets est vue de l’extérieur comme une absence de projets105.
47Échaudés par plusieurs frustrations successives, les plus démunis en viennent à ne plus formuler que des projets modestes, ce qui renforce encore cette impression d’immobilisme fataliste. La crainte d’un espoir une nouvelle fois déçu réfrène les desseins même les moins utopiques. « Une grenouille perchée dans un arbre », raconte-t-on au sein de certaines associations106, « n’osera pas sauter pour atteindre une branche située plus haut, de peur de retomber dans la boue, cette fange dont elle a déjà eu tant de mal à s’extraire ». Évoluant sous une menace perpétuelle (expulsion, placement, échec scolaire, échec professionnel, etc.) ainsi que sous le regard stigmatisant d’autrui, les personnes pauvres hésitent à engager de nouveaux projets, étant entendu qu’un minimum de confiance en soi est indispensable pour entreprendre. Parmi ces désirs qui ne s’avèrent cependant pas trop difficiles à matérialiser et dont, surtout, l’exécution ne dépend pas de la société, le projet familial occupe une place centrale. Rompant avec l’urgence imposée de l’extérieur, le mariage et, principalement, la naissance d’un enfant installent la famille pauvre dans un temps long et choisi107. Lorsque la pauvreté a progressivement distendu les liens sociaux et professionnels, les seules relations existantes se situent alors au niveau du couple108. La constitution d’une noyau familial demeure une des dernières réalisations sur laquelle les plus démunis ont encore une prise ; désormais, cette petite cellule existe officiellement dans la société, dont elle gagne respect et droits109.
c) le temps “en boucle” des personnes pauvres
48L’inscription dans la longue durée que constitue la naissance d’un enfant permet aux personnes pauvres de briser le « temps circulaire » qui les enferme. Subsistant la plupart du temps grâce à l’assistance-dépendance (qui ne permet pas d’envisager le long terme), freinés dans leurs projets et subissant le jugement perpétuel de la société, les plus pauvres sont cantonnés dans un temps « répétitif ». Ils revivent sans cesse le même scénario (expulsion, chômage, placement). Les différents incidents de la vie s’empilent sans ordonnancement apparent ; c’est en vain qu’on y décèlerait un quelconque fil rouge. L’arrivée d’un nouveau-né bloque cette roue et introduit une dimension axiale nouvelle. La procréation permet aux personnes pauvres de briser le cycle de la réitération. Quelque chose du registre de l’attente, anxieuse et prenante, apparaît au sein du couple, dont il bouscule le cours de l’existence. Sous la pression du souci joyeux et responsable, le cercle se tord pour devenir flèche. On a affaire alors à un temps linéaire, c’est-à-dire un temps sous-tendu par un objectif ultime et constitué d’avancées progressives.
49Pour bénéfique qu’il soit, le temps linéaire ne saurait constituer le seul moteur pour les plus pauvres. Loin de n’être que négatif, le temps circulaire fournit de précieux points de repère aux personnes en quête de stabilité (la famille élargie ou les traditions, par exemple, peuvent servir de garde-fous face aux évolutions rapides de la société) ; impossible d’avancer sans s’appuyer, d’une façon ou d’une autre, sur son passé. C’est pourquoi il convient de dépasser la dichotomie temps circulaire-temps linéaire pour décrire la temporalité spécifique aux personnes pauvres, à savoir un temps « en boucle », qui permet « le retour à des points fixes garantissant la possibilité de nouveaux départs consécutifs aux échecs »110.
d) pour une reconnaissance, transitoire, de projets temporels propres
50Soucieuses de dérouler le fil de leur existence dans une temporalité qui leur serait propre, les personnes pauvres se heurtent cependant au temps imposé par les institutions sociales. Parfois, ce temps subi est trop lent (ainsi faut-il attendre patiemment l’attribution d’un logement social ou le retour de l’enfant placé). Dans la plupart des cas cependant, ce rythme imposé se révèle trop soutenu ; conditionnant l’octroi du minimex à une insertion rapide et réussie dans la société, le « contrat d’intégration sociale » constitue un exemple frappant de ce décalage111. Comment, en effet, attendre de personnes dont la misère a déstructuré en profondeur la vie qu’elles respectent soudainement, presque sans phase de transition, une batterie d’obligations de « bon comportement », telles qu’une « hygiène soignée », des recherches d’emploi poussées, une sociabilité affinée, etc. Il règne donc une hypocrisie latente au sein des services sociaux : en appelant les personnes pauvres à adopter, pour dépasser le stade de l’assistance, des attitudes de « projet » (d’intégration, d’éducation, etc.), c’est en fait dans les catégories de l’institution qu’ils les forcent à rentrer112. Lorsque la société élabore ses normes, c’est par rapport à une moyenne de population ; les personnes qui se situeraient en dessous de ce standard, les plus démunis, éprouvent des difficultés, presque toujours insurmontables, à intégrer ces règles « de base ». C’est pourquoi, criant paradoxe, l’impressionnant arsenal de mesures imaginées par les pouvoirs publics en vue de favoriser la réinsertion sociale n’a, en fin de compte, pas d’autre effet que de creuser davantage le fossé entre les toujours exclus et les autres.113
51En définitive, les personnes pauvres sont soumises au temps des autres ; elles souffrent d’ailleurs moins d’un temps trop court — par rapport à un temps long — que d’un temps subi. Il est vrai que, d’un côté, le temps court n’est pas toujours négatif : c’est parfois dans les petits plaisirs quotidiens que se niche un bonheur tout simple (trouver une marchandise bon marché, regarder ensemble un film à la télévision, etc.). Par ailleurs, un temps trop long peut parfois perturber des personnes habituées à vivre au jour le jour et se révéler inadapté à des projets modestes ; la trop grande distance de l’échéance engendre vite une certaine démobilisation. Il importe donc moins d’allonger la temporalité des personnes pauvres que de la rendre congruente à leurs conditions réelles de vie. Cette démarche exige de la part de la société de soutenir des projets propres aux plus démunis et, en premier lieu, de reconnaître et encourager ce projet familial qui permet aux personnes pauvres d’imprimer à leur existence un cours dont elles ont enfin la maîtrise. Les organismes sociaux doivent progressivement apprendre à modifier leur appréhension du monde de la pauvreté et accepter que les plus démunis ne rentrent pas exactement dans les schémas qu’ils ont préconstruits à leur intention, fut-ce avec la meilleure volonté. Concrètement, il s’agit juste de ne pas pénaliser certains comportements, légèrement excentrés certes114 mais qui passeraient pour anodins dans d’autres classes sociales, comme la décision des personnes pauvres de rester en concubinage115, d’avoir un énième enfant116, d’assurer une éducation quelque peu alternative117, etc.
52Enfin, il reste un écueil, mais il est imposant, à éviter. Certes, les personnes démunies ressentent le besoin de voir leurs projets reconnus comme tels par la société et une fierté retrouvée constitue, en fin de compte, le meilleur socle pour s’extraire de la misère. Mais il ne convient pas pour autant d’enfermer les personnes pauvres dans des catégories spécifiques, même faites sur mesure, ni surtout de les cantonner dans des sous-statuts. « Chaque législation spécialement adaptée à la population marginale », explique Xavier Dijon, « confirme cette population dans son isolement »118. La démocratie n’a-t-elle pas précisément pour objet de construire un monde (qui puisse être) véritablement commun à tous119. Plutôt que d’accorder des droits particuliers aux catégories défavorisées, n’est-il donc pas préférable de permettre à celles-ci d’accéder au même niveau que la majorité120 ? « A policy for the poor », ramasse Richard Titmuss, « is a poor policy »121. Au demeurant, un projet à géométrie variable en fonction de la situation sociale est-il capable de subsumer les clivages d’une société ? Ce n’est donc pas en se constituant en « peuple » différencié que les personnes du quart monde s’émanciperont durablement. A se braquer continuellement sur sa souffrance, on tourne vite en rond et on n’avance plus122. Se recroqueviller sur son histoire et revendiquer sans cesse son identité n’ont jamais libéré réellement ; c’est au contraire en dépassant son intérêt particulier123 et en s’associant avec d’autres groupes qu’un quelconque mouvement social favorisera l’avènement d’un monde meilleur. La marche du progrès ne saurait s’appuyer exclusivement sur des revendications particulières ; seule une vision englobante peut l’inspirer et l’impulser. « La crainte que suscite l’action collective », résument François Ost et Yves Cartuyvels, c’est de « rester enfermé dans l’irréversibilité du déjà advenu, un destin de faute ou de malheur, par exemple, condamné à se perpétuer éternellement »124.
53Comment dès lors, et c’est la question centrale, parvenir à prendre en compte la temporalité spécifique des personnes pauvres tout en empêchant l’apparition « d’isolats » au sein de la société ? De quelle manière encourager l’affirmation d’une identité particulière et assurer dans le même temps la promotion sociale ? Grâce, en fait, à un mouvement dialectique chargé de réunir ces logiques opposées que sont l’autogestion et la progrès. Il convient, dans une première étape, explique Ivan Dechamps, de soutenir sans pénaliser les modes « marginaux » de vie, de manière à lever et éloigner les menaces qui pèsent en permanence sur l’existence des plus pauvres (refus de minimex, expulsions, placements d’enfants)125. Dans cette optique, on peut très bien imaginer que des personnes pauvres habitent dans des campings par exemple, développent des genres alternatifs de travail ou mènent des projets familiaux spécifiques. Mais cette phase de consolidation ne saurait durer plus d’un temps. A partir du moment où les personnes pauvres voient leur situation stabilisée et leurs projets propres reconnus, une seconde étape, cruciale, doit s’ouvrir, celle de la promotion d’un véritable progrès social, marqué par l’estompement des divisions de classe. Après avoir fortifié les genres particuliers de vie et garanti l’acquis, il importe de favoriser la mobilité sociale, d’imposer des exigences de salubrité, etc. À terme, les dispositifs aménageant la pauvreté doivent progressivement céder la place à une politique plus ambitieuse de résorption de la misère.
Conclusions
54Le temps du droit présente donc cette particularité pour la personne pauvre qu’il apparaît soit trop rapide (dégressivité des allocations de chômage), soit trop lent (interminables files d’attentes pour l’attribution d’un logement social). Par ailleurs, le législateur est souvent contraint, pour répondre à l’urgence sociale, de décréter à la hâte des mesures, dans une précipitation qui rend à la fois aléatoire l’exécution de la norme et l’assimilation par les personnes pauvres de leurs nouveaux droits. Parce qu’elle est appelée à s’imposer à tous, la loi requiert en effet un minimum de consensus ; son adoption doit donc prendre un certain temps, ce qui fait dire à Alain Delcamp que « le temps, en démocratie, est un luxe nécessaire. Toute la question [dès lors] est de concilier cette qualité démocratique du temps avec la prise de décision qui appelle sans doute un autre rythme »126. Trop lent ou exagérément rapide, le facteur temporel ne semble donc pas constituer un allié pour les plus démunis dans leur combat central, celui de la protection et de la reconnaissance de leur droits.
55S’agissant de personnes en quête de stabilité, il convient spécialement de contenir cette temporalité juridique « syncopée »127. En ce qu’il garantit la non régression par rapport à un droit existant, l’effet de standstill attaché aux droits économiques, sociaux et culturels est susceptible de constituer ce point d’ancrage solide qui émergerait du flux juridique. De la sorte, « le principe de mutabilité des lois est combiné avec le principe de protection — sinon d’intangibilité — de certains de leurs effets »128. Encore convient-il, à peine de débander l’arc du progrès juridique, d’étendre l’application du principe du cliquet en aval et de ne pas le cantonner au seul niveau des règles déjà en vigueur. Ainsi l’impératif « déontologique » pesant sur l’État de ne pas légiférer à rebours des règles existantes doit-il être précédé par l’obligation « téléologique » de tendre vers la mise en œuvre de la norme non encore directement applicable.
56La sortie de la misère ne saurait cependant s’effectuer exclusivement par la voie juridique. La possession de droits ne constitue finalement que le socle à partir duquel les personnes pauvres pourront, dans une stabilité retrouvée, déployer des projets qui leur permettront de recouvrer fierté et de se forger une identité, digne et valorisante. Trop liée à une conception de l’action éloignée du monde de la pauvreté, l’opération de « mise en intrigue » imaginée par Ricœur, destinée à « reconfigurer notre expérience temporelle confuse »129, se révèle inadaptée. Par contre, la reconnaissance de projets spécifiques, et en particulier le projet familial si cher aux personnes démunies, est susceptible d’installer les personnes pauvres dans un temps long et choisi. S’obstiner à faire rentrer les personnes défavorisées dans des catégories inappropriées à leurs conditions réelles de vie — parce qu’élaborées sans tenir compte de leurs besoins — conduit à renforcer l’exclusion. Le soutien d’initiatives propres ne doit cependant pas aboutir à la création de sous-statuts qui cantonneraient les personnes pauvres dans leur marginalité. « L’idée de produire un espace autonome arraché aux lois du marché », précise Pierre Bourdieu, « est une utopie dangereuse aussi longtemps que l’on ne pose pas simultanément la question des conditions de possibilités politiques de la généralisation de cette utopie »130. C’est pourquoi il convient de travailler en deux temps : une fois une certaine stabilisation obtenue et la menace levée, les exigences d’un progrès social doivent reprendre leur empire et viser la promotion d’un monde qui puisse être véritablement commun à tous. Ces deux étapes sont absolument indissociables. Ignorer la première revient, comme ce fut — et c’est encore — trop souvent le cas, à imposer aux personnes pauvres des solutions bureaucratiques déconnectées du réel (et vouées à un échec certain) ; en rester à la première enferme par contre les personnes pauvres dans des « bantoustans » impuissants à les « affranchir » durablement.
57En conclusion, si la situation d’urgence matérielle requiert légitimement de la loi qu’elle « colle » de plus près au social, le régule et le « gère », le droit doit impérativement, dans le même temps, renforcer sa fonction instituante lorsqu’il prétend s’occuper d’une population fragile qu’il s’agit avant tout de stabiliser, de protéger et, en fin de compte, d’émanciper. C’est en ce sens que le double désir d’un droit à la fois plus lent, mieux « maîtrisé », mais également plus diligent n’est contradictoire qu’en apparence. Régulation et consolidation ne sont, en réalité, que les deux faces d’une même lutte contre la pauvreté, destinée à « rendre le droit » aux personnes démunies.
Notes de bas de page
1 Pour illustrer les rapports entre droit et temps, il sera abondamment fait recours à des problèmes de droit au logement. L’auteur tient à s’en expliquer. Il existe entre l’habitat et le temps un lien indissociable, que les philosophes ont eu l’occasion de mettre en lumière à de nombreuses reprises. Habiter ne représente pas seulement un acte abstrait ; il demande, dans les faits, de se loger. Construire s’est dès lors avéré, aux premiers temps du monde, une entreprise capitale. Condamnant pourtant en bloc toute forme d’art au motif d’imiter les Idées et de les avilir en les reproduisant sous une forme sensible, Platon lui-même n’en épargnera pas moins l’architecture en tant qu’émergence brute de ce qui n’existait pas. Par la matière qui la constitue, la maison insère la vie de l’homme dans la durée, dans une certaine stabilité. La permanence de la construction offre ainsi un socle en même temps qu’un contrepoint au cycle changeant de la vie et de la mort. La fonction de « l’artifice humain », explique Hannah Arendt, est « d’offrir aux mortels un séjour plus durable et plus stable qu’eux-mêmes... Si nous n’étions installés au milieu d’objets qui par leur durée peuvent servir et permettre d’édifier un monde dont la permanence s’impose à la vie, cette vie ne serait pas humaine » (H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, 1983, p. 187 et sv.). L’habitat forge donc intimement l’identité individuelle. Introduisant une nécessaire distance par rapport au « gouffre incertain de l’élément », le « recueillement » dans la demeure représente, pour Lévinas, la condition première de l’intériorité et « ouvre la dimension du temps » (E. LÉVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, 1996, p. 169). Par l’habitat, précise encore Heidegger, l’homme « ménage » son être propre, à savoir la possibilité de « pouvoir la mort comme mort » (M. HEIDEGGER, Bâtir, habiter, penser, in Essais et conférences, Paris, 1995, p. 178). La matérialité de la construction, qui permet d’ajourner l’échéance de la mort, conjuguée au travail humain d’appropriation du monde qui soustrait l’être à son changement, introduisent en définitive une conception sereine du temps : l’angoisse du lendemain cède la place à la jouissance lucide du présent.
2 Loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d’urgence pour une société plus solidaire, M B., 4 février 1993, article 27 et arrêté royal du 6 décembre 1993 réglant le droit de réquisition d’immeubles abandonnés, visé à l’article 134bis de la nouvelle loi communale, M B., 30 décembre 1993.
3 On suivra le détail de cette longue procédure semée de chausse-trappes dans Ph. VERSAILLES, La réquisition d’immeubles et les personnes sans abri : l’étonnant pari de la loi du 12 janvier 1993, in Chr. D.S., 1993, p. 350, ainsi que dans J.-P. MAWET, Solidarité contre propriété ? Le nouveau pouvoir du bourgmestre en matière de réquisition d’immeubles, in Mouv. comm., 1994, p. 253.
4 J.P. Florennes, 18 novembre 1997, Échos log., 1998, p. 4, Obs.
5 Au nord du pays, divers opérateurs immobiliers (commune, C.P.A.S., office de location sociale — équivalent flamand des agences immobilières sociales wallonnes et bruxelloises —, société de logement social) peuvent exercer un « droit de gestion sociale » sur les immeubles inoccupés ou qui n’ont pas été rénovés, afin de les mettre à la disposition des personnes mal logées (décret du Parlement flamand du 15 juillet 1997 contenant le Code flamand du logement, M B., 19 août 1997, article 90 et arrêté du Gouvernement flamand du 6 octobre 1998 relatif à la gestion de la qualité, au droit de pré achat et au droit de gestion sociale d’habitation, M.B., 30 octobre 1998). Il suffit que le propriétaire (dont l’appel n’est pas suspensif) refuse de louer l’habitation inoccupée contre un loyer calculé sur la base de critères objectifs pour que l’office de location sociale dispose de la possibilité de gérer le bien pendant neuf ans et d’y exécuter tous les travaux nécessaires, en échange d’une indemnité versée au propriétaire correspondant au revenu cadastral du logement. En outre, lorsqu’au terme du droit de gestion sociale, l’habitation est à nouveau mise en location, elle est offerte par priorité au locataire en place contre un loyer qui ne peut dépasser de plus de la moitié le dernier loyer payé. Dans la foulée, la Région wallonne a également adopté une mouture simplifiée de la réquisition d’immeubles (décret du Parlement wallon du 29 octobre 1998 instituant le Code wallon du logement, M.B., 4 décembre 1998, articles 80 à 85).
6 Basés sur l’article 1244, al. 2 du Code civil.
7 Cf. J. P. Ixelles, 27 avril 1994, JJ.P., 1997, p. 122, Note B. HUBEAU.
8 Civ. Namur (req. unil.), 11 mai 1994, D.Q.M., no 7, 1995, p. 54, Obs. J. FIERENS.
9 J. P. Uccle, 15 février 1995, J.J.P., 1997, p. 164.
10 J. P. Ixelles, 6 mars 1995, R.G.D.C., 1996, p. 296, Note B. HUBEAU.
11 L’honnêteté commande toutefois de reconnaître qu’on trouve à chaque fois des circonstances véritablement exceptionnelles à la base des jugements rendus sur pied de l’article 23 de la Constitution. Dans le cas de la vieille dame par exemple, ce ne sont pas tant les rigueurs du climat ou Page avancé du locataire qui ont motivé le maintien dans les lieux, mais le fait que la raison avancée par le propriétaire pour résilier le bail (à savoir, l’accomplissement de travaux de rénovation) ne possédait ni un caractère impérieux, ni urgent (le chantier pouvait bien démarrer au printemps prochain). A contrario, un congé donné pour occupation personnelle aurait, lui, justifié sans doute l’expulsion, même au cœur de l’hiver. Le rôle rempli par l’invocation du droit au logement dans cette affaire apparaît donc singulièrement dévalué.
12 Tribunal de grande instance de Saintes (réf.), 28 mars 1995, D.Q.M., no 12, 1996, p. 24 et sv., Obs. N. BERNARD. En l’occurrence, c’est le principe du droit au logement qui a prévalu (avec, à la clef, une prorogation de bail de 6 mois).
13 Loi du 30 novembre 1998 modifiant certaines dispositions du Code judiciaire relatives à la procédure en matière de louage de choses et de la loi du 30 décembre 1975 concernant les biens trouvés en dehors des propriétés privées ou mis sur la voie publique en exécution des jugements d’expulsion, M B., 1er janvier 1999. On trouvera un commentaire de cette loi dans P. et G. OLIVIERS, Une nouvelle et énième modification des dispositions législatives en matières de baux pour “humaniser” les expulsions, in JJ.P., 1999, p. 4 et sv., D. PIRE, L’humanisation des expulsions, in 1999, p. 9 et sv., J. LAENENS, De uithuiszetting, in R.W., 1998-1999, p. 1412 et sv. ainsi que dans Échos log., 1999, p. 7.
14 L’expulsion ne pourra dorénavant être exécutée qu’après un délai d’un mois suivant la signification du jugement. Le juge de paix peut, en toute hypothèse, modaliser ce délai à la demande d’une partie qui justifie de circonstances d’une gravité particulière, et notamment les possibilités de reloger le locataire dans des conditions suffisantes respectant l’unité, les ressources financières et les besoins de la famille, en particulier pendant l’hiver.
15 Loi du 5 juillet 1998 relative au règlement collectif de dettes et à la possibilité de vente de gré à gré des biens immeubles saisis, M.B., 31 juillet 1998. Sur cette nouvelle législation, voy. G. de LEVAL, La loi du 5 juillet 1998 relative au règlement collectif de dettes et à la possibilité de vente de gré à gré des biens immeubles saisis, Liège, 1998.
16 F. OST, L’instantané ou l’institué ? L’institué ou l’instituant ? Le droit a-t-il pour vocation de durer ?, in F. OST et M. VAN HOECKE (sous la direction de), Temps et droit. Le droit a-t-il pour vocation de durer ?, Bruxelles, 1998, p. 10.
17 Sur cette question controversée, voy. J. FIERENS, L’article 23 de la Constitution : une arme contre la misère ?, in D.Q.M., no 3, 1994, p. 9 et sv., R. ERGEC, Introduction générale, in Les droits économiques, sociaux et culturels dans la Constitution, Actes du colloque tenu à l’Université libre de Bruxelles les 21 et 22 décembre 1994, Bruxelles, 1995, p. 14 et sv., P. MARTENS, Les communes et les droits économiques et sociaux, in Droit communal, 1996, p. 206 et sv., F. TULKENS et J. SOHIER, Les cours et tribunaux. Chronique de jurisprudence 19961997, in Rev. b. dr. const., 1997, p. 387 et sv. ; N. BERNARD, Le droit fondamental à un logement décent : l’article 23 de la Constitution, in Travailler le social (à paraître).
18 Ces quelques magistrats novateurs ont bien assimilé la leçon suivant laquelle il ne faut pas attendre qu’un droit soit effectif pour l’appliquer ; c’est son invocation, précisément, qui contribuera à lui donner consistance. En cela, l’autorité judiciaire a pleine ment rempli ce rôle authentique, que lui attribue Antoine Garapon, de « gardien des promesses » inscrites au cœur des lois (A. GARAPON, Le gardien des promesses, Paris, 1996). Par la bande se trouve réhabilitée une certaine conception de la justice, comme productrice de droit. « Avant de sanctionner, la sentence vise à dire le droit », écrit Ri cœur ; il ne faut pas que « le glaive éclipse la balance » (P. RICOEUR, Lectures 1. Autour du politique, Paris, 1991, p. 194).
L’article 23 de la Constitution ne doit pas pour autant sa substance actuelle qu’à la seule jurisprudence. Inspirant un nombre croissant de textes de lois, et non des moindres, cette disposition agit également de manière diffuse sur le législateur. Ainsi, le nouveau Code wallon du logement (décret du Parlement wallon du 29 octobre 1998 insti tuant le Code wallon du logement, M.B., 4 décembre 1998) est-il expressément chargé par le Ministre de remplir cinq « objectifs majeurs », dont le premier n’est autre que « la mise en œuvre de l’article 23 de la Constitution » (projet de décret instituant le Code wallon du logement, rapport présenté au nom de la Commission de l’action sociale, du logement et de la santé par Mmes D. COGELS-LE GRELLE, A. SERVAIS et M. YERNA, Exposé du Ministre, Doc., Parl. w., sess. ord. 1997-1998, no 371/122, p. 5).
19 Cf. notes 7 à 10.
20 Jacques Chevallier remarquait pertinemment que la dégradation excessive des textes de loi tient à leur adoption trop hâtive (L’accélération de l’action administrative : l’exemple de la politique de modernisation administrative française, intervention au colloque sur L’accélération du temps juridique organisé à Bruxelles par le Séminaire interdisciplinaire d’études juridique des Facultés universitaires Saint-Louis le 5 décembre 1997).
21 Sur l’opportunité et les conditions d’une participation des citoyens à l’élaboration des normes les concernant directement, voy. N. BERNARD, L’efficacité des politiques de lutte contre la pauvreté : tentative épistémologique de solution, in R.I.E J., no 41, 1998, p. 25 à 69.
22 Cf. le permis de location imposé en Wallonie pour les petits logements meublés (décret de la Région wallonne du 6 avril 1995 concernant les normes de qualité des logements collectifs et des petits logements individuels, loués ou mis en location à titre de résidence principale, M B., 4 juillet).
23 « Cette formidable énergie politique qui maintenant, à l’instar d’un ressort longtemps comprimé, se libère, a dû, elle aussi, s’accumuler pendant un temps fort long (...) Kairos ne se laisse donc pas saisir indépendamment de Chronos » (F. OST, op. cit., p. 9).
24 Pour plus de plus amples développements sur cette situation, voy. Ph. VERSAILLES, La longue marche des sans abri, in Les missions des centres publics d’aide sociale. Questions d’actualité, sous la direction de G. BENOÎT, H. FUNCK et P. JADOUL, Bruxelles, 1996, p. 111.
25 Loi du 24 janvier 1997 modifiant la loi du 19 juillet 1991 relative aux registres de la population et aux cartes d’identité et modifiant la loi du 8 août 1983 organisant un Registre national des personnes physiques, en vue d’imposer l’inscription aux registres de la population des personnes n’ayant pas de résidence en Belgique, M B., 6 mars 1997.
26 Premièrement, l’obligation d’être rayé des registres de la population pour pouvoir bénéficier de l’adresse de référence rend la recherche d’un emploi hautement aléatoire. Ensuite, l’imposition au bénéficiaire d’un plan d’accompagnement par les C.P.A.S. induit des contrôles sociaux supplémentaires (dont coût pour la collectivité...). Par ailleurs, la création d’une sous-catégorie (les pauvres qui n’ont qu’une adresse de référence) entraîne des risques évidents de stigmatisation. Enfin, la suppression du minimex de rue dans l’hypothèse où le bénéficiaire n’est pas parvenu à se reloger dans les trois mois dissuade les plus pauvres à postuler.
27 Trib. trav. Bruxelles, 29 juin 1992, Chr. D.S., 1993, p. 177, Note J. FIERENS. Sur cette question, voy. Ph. VERSAILLES, La loi Onkelinx et les sans abri, in J.D.J., no 124, 1993, p. 11.
28 Loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’aide sociale, M.B., 5 août, article 57bis, introduit par l’article 5 de la loi du 12 janvier 1993.
29 F. OST, op. cit., p. 8.
30 C’est en ce sens que Jacques Commaille entend le temps du droit, comme un « continuum, une circularité », dans lequel l’adoption de la loi ne représente plus un moment distinct de son appropriation par les acteurs sociaux (J. COMMAILLE, La régulation des temporalités juridiques par le social et le politique, in Temps et droit. Le droit a-t-il pour vocation de durer ?, op.cit., p. 324).
31 F. OST et Y. CARTUYVELS, Crise du lien social et crise du temps juridique, Bruxelles, 1998, p. 12.
32 L’auteur remercie vivement Sébastien van Drooghenbroeck pour ses remarques constructives et amicales.
33 C. E. (6e ch.), 6 septembre 1989, M’Feddal et crts, no 32.989, Rev. trim. dr. h.. 1990, p. 186, Obs. M. LEROY., J.L.M.B., 1989, p. 1294, Obs. P. H. et O. DESCHUTTER et S. van DROOGHENBROECK, Le droit international des droits de l’homme, Bruxel les 1999, p. 313. Voy. également l’avis de l’auditeur général adjoint M. Dumont dans A.P.T., 1989, p. 293.
34 Cass. (1ère ch.), 20 décembre 1990, Pas., 1991, I, p. 392 et J.L.M.B., 1991, p. 1199, Obs. R. ERGEC.
35 C.A., 7 mai 1992, Cercle des étudiants en alternance (C.E.A.) et crts, no 33/92, M B., 4 juin 1992.
36 Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, signé à New York le 19 décembre 1966 et approuvé par la loi du 15 mai 1981, ainsi que par les décrets de la Communauté française du 8 juin 1982 et de la Communauté flamande du 25 janvier 1983, ci-après dénommé Pacte.
37 La situation des élèves belges était à peine meilleure dans la mesure où diverses pratiques scolaires ont tôt fait de torpiller cette exigence de gratuité, ce qui fait dire à François Tulkens que « la loi de 1959 n’avait en réalité jamais été appliquée » et « qu’au plan de l’effectivité de la gratuité, on était loin des textes » (F. TULKENS, Le décret-missions ou la gratuité... à frais nouveaux !, in Le décret du 24 juillet 1997 définissant les missions prioritaires de l’enseignement, actes du colloque organisé par le Centre de droit de la culture des Facultés universitaires Saint-Louis le 25 septembre 1998, Bruxelles, p. 365 et sv.).
38 Sur la question spécifique des droits d’inscription dans l’enseignement supérieur envisagée sous l’angle de l’article 13 du Pacte, voy. R. VERSTEGEN, Inschrijvingsgelden in het hoger onderwijs. Recente discussiepunten, in T.O.R.B., 1994-1995, p. 240 et sv.
39 C. E. (6e ch.), 6 septembre 1989, M’Feddal et crts, no 32.989, Rev. trim. dr. h.. 1990, p. 186, Obs. M. LEROY, p. 186.
40 Cass. (1ère ch.), 20 décembre 1990, J.L.M.B., 1991, p. 1199, Obs. R. ERGEC.
41 C.A., 7 mai 1992, Cercle des étudiants en alternance (C.E.A.) et crts, no 33/92, M B., 4 juin 1992, B.8.2.
42 « L’abrogation totale de la loi d’orientation du 12 novembre 1968, dont certaines dispositions donnaient aux enseignants des garanties conformes aux exigences constitutionnelles qui n’ont pas été remplacées dans la présente loi par des garanties équivalentes, n’est pas conforme à la Constitution » (Conseil constitutionnel, 83-165DC, 20 janvier 1984, citée par L. FAVOREU et L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Paris, 1997, p. 580).
43 « Les États membres s’abstiennent d’introduire entre eux de nouveaux droits de douane à l’importation et à l’exportation ou taxes d’effet équivalent, et d’augmenter ceux qu’ils appliquent dans leurs relations commerciales mutuelles ». Voy., sur cette question, C.J.C.E., Van Gend & Loos, 26/62, Rec. C.J.C.E., 1963.
44 Voy., à propos de l’applicabilité directe de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 20 novembre 1989, F. TULKENS, op. cit.
45 Prenant acte du « traitement distinct » réservé par le Pacte à l’enseignement primaire, la Cour d’arbitrage en a d’ailleurs expressément déduit que la gratuité de ce type enseignement « est un objectif qui doit être immédiatement réalisé » (C.A., 19 mai 1994, a.s.b.l. A.D.E.A.P. et crts, no 40/94, MB., 10 juin 1994, B.2.2. et B.2.3).
46 « L’article 13.2, c) n’a pas d’effet direct dans l’ordre juridique interne », reconnaît la Cour d’arbitrage, avant d’embrayer : « cette disposition s’oppose toutefois à ce que la Belgique, après l’entrée en vigueur du Pacte à son égard, prenne des mesures qui iraient à l’encontre de l’objectif d’une instauration progressive de l’égalité d’accès à l’enseignement supérieur » (C.A., 7 mai 1992, précité, B.4.3).
47 « Tout État partie au présent Pacte qui, au moment où il devient partie, n’a pas encore pu assurer... la gratuité de l’enseignement primaire s’engage à établir... un plan détaillé des mesures nécessaires pour réaliser progressivement la pleine application du principe... » (souligné par nous).
48 S’agissant de la réalisation d’un objectif, on pourrait croire que le Conseil d’État parle en fait plutôt qu’en droit. Il n’en est rien, puisque la haute juridiction administrative précise que cet objectif sera considéré comme rempli lorsque « les États [auront] inscrit de telles dispositions dans leur droit interne », sans égard à la situation sur le terrain.
49 États qui auront déjà inscrit le principe de gratuité dans leur législation interne.
50 Prendre, pour garantie, un cliché d’un paysage totalement vide s’avère inutile...
51 La Cour d’arbitrage a d’ailleurs estimé que l’imposition de frais de fournitures et autre matériel scolaire pouvait constituer une atteinte à la gratuité de l’enseignement (cf. C.A., 19 mai 1994, précité).
52 F. DELPÉRÉE, Constitution et enseignement, in A.P.T., 1989, p. 213.
53 Décret du Conseil de la Communauté française du 24 juillet 1997 définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre, M B., 23 septembre 1997.
54 Projet de décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre, note déposée par le gouvernement suite à l’avis rendu par le Conseil d’État sur l’amendement déposé par le gouvernement à l’article 98 du projet de décret, Doc., Cons. Comm. fr. sess. ord. 1996-1997, no 152/62, p. 266 et 267.
55 F. TULKENS, op. cit.
56 Refusant en cela de suivre l’avis de l’auditeur général adjoint Dumont, lequel n’avait admis l’annulation de la circulaire incriminée « que dans la mesure où celle-ci est relative à l’enseignement primaire », étant donné que l’article 13.2, a), « à la différence des autres dispositions du Pacte (...) doit être considérée comme intégrée dès son entrée en vigueur dans le droit positif belge » (A.P.T., 1989, p. 294).
57 « L’enseignement secondaire (...) doit être rendu accessible à tous par tous les moyens appropriés et notamment par l’instauration progressive de la gratuité ».
58 Cf. Cass., 21 avril 1983, R.C.J.B., 1985, p. 22, Note M. WALBROECK.
59 C. E. (6e ch.), 6 septembre 1989, M’Feddal et crts, no 32.989, Rev. trim. dr. h., 1990, p. 186.
60 Le Pacte s’était pourtant vu dénier in illo tempore toute portée juridique effective, tant par le gouvernement belge (qui s’était fendu pour l’occasion d’une « déclaration interprétative » lors de la ratification) que par la section de législation du Conseil d’État (cf. Doc. parl., Ch., sess. ord. 19771978, no 188/1, respectivement p. 27 et 28). On le voit, l’intention des parties contractantes n’exerce plus qu’une influence marginale dans la détermination de l’application directe d’un traité.
61 Au demeurant, fait observer Olivier De Schutter, cette intrusion du concept d’applicabilité directe dans le champ du contentieux objectif entre en harmonie avec les règles de droit européen selon lesquelles une directive, dépourvue in se d’effet direct, « n’en est pas moins invocable (...) contre les autorités publiques des États membres, dans les litiges qui opposent des particuliers à celles-ci » (O. DE SCHUTTER, Obs. sous C. E. (6e ch.), 6 septembre 1989, M’Feddal et crts, no 32.989, in O. DE SCHUTTER et S. van DROOGHENBROECK, op. cit., p. 322).
62 « L’enseignement primaire doit être obligatoire et accessible gratuitement à tous ».
63 M. LEROY, Le pouvoir, l’argent, l’enseignement et les juges, Obs. sous C. E. (6e ch.), 6 septembre 1989, M’Feddal et crts, in Rev. trim. dr. h., 1990, p. 196.
64 Projet de décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement, avis du Conseil d’État, Doc., Cons. Comm. fr., sess. ord. 1996-1997, no 152/71, p. 3.
65 Pour rappel, l’entrée en vigueur d’un traité international suppose, en plus de la signature, la ratification du Roi, l’accord du Parlement et la publication de cette loi d’assentiment au Moniteur belge.
66 C.A., 7 mai 1992, précité, B.8.2.
67 Cass. (1ère ch.), 20 décembre 1990, précité.
68 C.A., 7 mai 1992, précité, B.8.2., B.6.2. et B.7.2.
69 C.A., 1er avril 1998, Fédération des étudiants francophones (F.E.F.). no 35/98, M B., 25 avril 1998, B.5.2.
70 Convention sur le droit des traités, signée à Vienne le 23 mai 1969 et l’Annexe approuvées par la loi du 10 juin 1992, M B., 25 décembre 1993.
71 « Tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi ».
72 Il a ainsi été jugé que le déboisement, intervenu entre la conclusion d’un traité territorial et sa ratification, d’une forêt destinée à restitution violait cette obligation de bonne foi attachée à la signature de tout traité (Cour internationale de justice, Affaire des Forêts du Rhodope central (Grèce-Bulgarie), S.A. Unden, 29 mars 1933, R.S.A. III, p. 1405, cité par NGUYEN QUOC DINH, Droit international public, Paris, 1994, p. 239 et 764).
73 R. ERGEC, Le minerval exigé des élèves étrangers et les effets directs des droits économiques et sociaux, Obs. sous Cass. (1ère ch.), 20 décembre 1990, précité, p. 1211.
74 O. DE SCHUTTER, op. cit, p. 320.
75 Outre les arrêts précités de la Cour d’arbitrage et de la Cour de cassation, on relèvera également le jugement du tribunal civil de Liège, lequel a déclaré reconnaître l’effet de standstill à toute disposition « dès lors que son but a été effectivement atteint » (Civ. Liège, 1er mars 1989, J.L.M.B., 1989, p. 471). En France, le Conseil constitutionnel a jugé la loi Savary non conforme à la Constitution précisément parce que celle-ci « abrogeait totalement » une législation antérieure (83-165DC, 20 janvier 1984, citée par L. FAVOREU et L. PHILIP, op. cit., p. 580).
76 De manière générale, une norme, quelle que soit son origine, entre en vigueur « le dixième jour après celui de sa publication, à moins qu’elle n’ait fixé un autre délai » (loi du 31 mai 1961 relative à l’emploi des langues en matière législative, à la présentation, à la publication et à l’entrée en vigueur des textes légaux et réglementaires, MB., 21 juin 1961, article 4).
77 Au niveau international, c’est la date de la signature du traité qui marquerait le commencement de l’engagement étatique, et non l’entrée en vigueur, qui n’a lieu bien souvent que plusieurs années après.
78 84-181DC, 10 et 11 octobre 1984, citée par L. FAVOREU et L. PHILIP, op. cit., p. 580. Même s’il s’agissait en l’espèce d’une liberté publique (l’exercice du droit de libre communication) et non d’un droit économique, social ou culturel, l’avancée mérite d’être soulignée.
79 C.A., 19 mai 1994, précité, B.2.3.
80 C.A., 7 mai 1992, précité, B.8.2.
81 Projet de décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement, avis du Conseil d’État, Doc., Cons. Comm. fr., sess. ord. 1996-1997, no 152/71, p. 3.
82 En la matière, la Cour constitutionnelle italienne a fait preuve davantage d’audace en rendant quelques sentences « additives de moyens » (l’additiva di principio) par lesquelles elle exhorte les pouvoirs publics à renforcer leur action dans la mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels (cf. Corte costituzionale, 13 avril 1994, Giurisprudenza costituzionale, 1994, p. 1106, Obs. A. GIORGIS, p. 3153). Pour une approche générale, voy. A. ANZON, Nuove tecniche decisorie della Corte costituzionale, in Giurisprudenza costituzionale, 1992, p. 3199.
83 On a relevé cependant le caractère impropre du recours au principe du standstill dans le cas d’une règle directement applicable (cf. chap. II, section II, a)
84 C. YANNAKOPOULOS, La notion de droits acquis en droit administratif français, Paris, 1997, p. 47, souligné par nous.
85 La « pétrification » des acquis sociaux ne saurait donc s’écrire sans guillemets.
86 Comité des droits économiques, sociaux et culturels : « Any deliberate retrogressive measure in that regard would require the most careful consideration and would need to be fully justified by reference to the totality of the rights provided for in the Covenant », cité par K. DE FEYTER, De rechtstreekse werking van artikel 13 van het Internationaal Verdrag inzake Economische, Sociale en Culturele rechten, Note sous C.A., 7 mai 1992, no 33/92, in T.O.R.B., 1992-1993, p. 250.
87 A propos d’une dispense de procéder à l’étude d’incidences prévue pour une demande de permis de bâtir répondant à certains critères, la section de législation du Conseil d’État a affirmé que cette disposition « ne (pouvait) avoir pour effet, sous le couvert d’un souci de simplification, qui en lui-même n’est pas contestable, de supprimer purement et simplement des garanties dont le public bénéficie actuellement » (Avant-projet de décret relatif à la création de la zone d’habitat à caractère de loisirs de la Plate-Taille, Avis du Conseil d’État, Doc., Cons. rég. w., sess. ord. 1995-1996, no 169/1, souligné par nous). Sur cette question, voy. R. ANDERSEN et P. NIHOUL, Le Conseil d’État. Chronique de jurisprudence 1996, in Rev. b. dr. const., 1997, p. 165.
88 P. RICOEUR, Temps et récit, t. I, L’intrigue et le récit historique, Paris, 1983, p. 12.
89 P. RICOEUR, ibidem, p. 105.
90 P. RICOEUR, ibidem, p. 108.
91 P. RICOEUR, ibidem, p. 114.
92 P. RICOEUR, ibidem, p. 122.
93 Hic et nunc. Le temps rêvé du droit contemporain de la famille, intervention au colloque sur L’accélération du temps juridique organisé à Bruxelles par le Séminaire interdisciplinaire d’études juridique des Facultés universitaires Saint-Louis le 5 décembre 1997.
94 P. RICOEUR, Temps et récit, op. cit., p. 127.
95 P. RICOEUR, ibidem, p. 130.
96 R. GIRARD, Le bouc émissaire, Paris, 1982.
97 Afin de légitimer l’exclusion auprès des « honnêtes gens », il convient que ce bouc émissaire soit le plus noir(ci) possible.
98 Avec d’autant plus « de succès » que depuis l’apparition de la nouvelle pauvreté, chacun, ou presque, est susceptible de glisser dans la misère ; on refoule avec d’autant plus de vigueur cette image qui pourrait bien être la nôtre un jour. Sur la perte du caractère « structurel » de la pauvreté et la notion ambiguë d’exclusion, voy. notamment R. CASTEL, De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle, in J. DONZELOT (sous la direction de), Face à l’exclusion. Le modèle français, Paris, 1991 ; R. CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, 1995 ; S. PAUGAM (sous la directions de), L’exclusion. L’état des savoirs, Paris, 1996 ; A. RÉA, La société en miettes. Épreuves et enjeux de l’exclusion, Bruxelles, 1997 ; I. DECHAMPS (sous la direction de), Droit, pauvreté et exclusion, Bruxelles, 1998.
99 Donzelot et Estèbe ont ainsi montré que les ouvriers se positionnaient fréquemment en référence aux délinquants, pour mieux s’en distancier et gagner une sorte de droit de cité. La « classe laborieuse » ne devient en effet un interlocuteur valable qu’à partir du moment où elle affirme sa différence par rapport à la « classe dangereuse » (J. DONZELOT et Ph. ESTÈBE, L’État animateur. Essai sur la politique de la ville, Paris, 1994). Qu’on se soutienne à cet égard des ouvriers de Volkswagen, écœurés par l’affaire Dutroux, exprimant spontanément leur colère sur les marches du palais de justice de Bruxelles.
100 A.T.D.-Quart Monde par exemple.
101 En narrant par le détail les tribulations du « peuple élu », l’Ancien testament engageait d’ailleurs une démarche similaire.
102 Non content de tirer l’ouvrier du joug de l’exploitation, le marxisme-léninisme va ainsi jusqu’à prôner la dictature du prolétariat...
103 Ce cas vécu est tiré de l’ouvrage Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble rédigé par le Groupe de Recherche Quart Monde - Université, Paris, 1999, p. 211.
104 Groupe de Recherche Quart Monde - Université, ibidem, p. 186.
105 Or, les personnes qui vivent dans des taudis par exemple n’y habitent pas par goût ; elles mettent généralement tout en œuvre, avec leurs faibles moyens, pour trouver un logement plus approprié, ne fût-ce que pour éviter le placement des enfants.
106 Comme à L.S.T. (Luttes Solidarités Travail).
107 Même si ce projet-là rencontre encore des réticences : « Vous n’avez déjà pas de quoi vous nourrir convenablement ; alors avec un enfant en plus ! » a-t-on coutume d’entendre fréquemment à l’endroit des familles pauvres.
108 Ayant connu une jeunesse souvent perturbée (échecs scolaires, placements, contribution financière à l’entretien de la famille, etc.), les personnes pauvres n’ont pas pu s’affirmer sereinement durant l’adolescence ni se confectionner une identité valorisante. C’est pourquoi elles se mettent très vite en ménage pour enfin « être quelqu’un » et réaliser quelque chose de positif. « L’étape du jeune adulte n’existe donc pas » (Groupe de Recherche Quart Monde - Université, op. cit., p. 186).
109 La mise en exergue du projet familial comme sortie heureuse du temps court et imposé ne peut cependant faire l’économie d’un questionnement général sur le rôle réellement intégrateur de la famille aujourd’hui. « Est-il pertinent », relève avec justesse le Groupe de Recherche Quart Monde - Université, « d’attendre de la famille, institution en crise, qu’elle permette aux plus pauvres une amélioration de leur condition ? » (ibidem, p. 169). Certains auteurs voient même dans la situation déséquilibrée de la famille (absence ou chômage du père) un des principaux facteurs, précisément, de la persistance de la pauvreté (cf. J. PATTERSON, America’s Struggle Against Poverty, 1900-1985, Cambridge, 1990). En définitive, cette institution collective qu’est la famille est-elle encore en mesure d’assurer l’épanouissement de ses membres dans une société gagnée jour après jour par l’individualisme ?
110 Groupe de Recherche Quart Monde - Université, op. cit., p. 168.
111 Toute personne désireuse de bénéficier du « minimex » doit, selon la loi du 7 août 1974 instituant le droit à un minimum de moyens, être « disposée à être mise au travail » (M.B., 18 septembre, art. 6, § 1er, 1°). Afin de « simplifier » cette question de preuve et, surtout, de responsabiliser davantage le bénéficiaire du minimex, la loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d’urgence pour une société plus solidaire (M B., 4 février) prévoit la faculté pour ce dernier de conclure avec le C.P.A.S. un « projet individualisé d’intégration sociale » (cf. loi du 7 août 1974, art. 6, § 2). Pour les moins de 25 ans, pareil engagement relève de l’obligation. Mieux, l’aide sociale elle-même, en principe inconditionnelle (la « dignité humaine » en constitue l’unique critère), peut désormais être subordonnée à la signature d’un tel contrat (loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’aide sociale, M B., 5 août, art. 60, § 3.), contrat dont le contenu peut indifféremment porter, selon les cas, sur la réussite des études, la formation professionnelle, la recherche d’emploi, le logement, la santé, les démarches administratives, etc.
112 Cf. Groupe de Recherche Quart Monde - Université, op. cit., p. 236.
113 Sur un plan différent, le R.M.I. français constitue un autre exemple frappant de l’échec de la réinsertion : parce que son montant est diminué à proportion des gains que le bénéficiaire viendrait à réaliser par ailleurs, le revenu minimum d’insertion est clairement désincitatif pour la recherche d’emplois. En cela, le R.M.I. justifie pleinement sa réputation de « trappe pour le chômage ». D’ailleurs, sur les 700.000 R.M.I. alloués dans les deux premières années de sa création (en 1988), seules 30.000 personnes ont retrouvé un emploi !
114 Mais où est le centre finalement ?
115 Certains juges et assistants sociaux ont fortement conseillé à des personnes pauvres de se marier afin de prouver leur stabilité et retarder ainsi le placement de leur enfant (cet exemple, ainsi que les suivants, sont tirés de Groupe de Recherche Quart Monde - Université, op. cit., p. 159 et sv.).
116 Des infirmières n’hésitent pas à lancer aux mères pauvres qui quittent la maternité « Qu’on ne vous revoit plus à l’hôpital l’année prochaine ! » ou encore, sur un ton nettement moins ironique, « Quand on n’a pas les moyens, on ne fait pas d’enfants ». Dans les milieux démunis, on l’oublie un peu vite, les grossesses ne sont pas toujours programmées dans le temps...
117 C’est leur fierté, les parents préfèrent souvent payer, sur leurs propres deniers, de beaux cadeaux d’anniversaire à leurs enfants alors que cet argent aurait pu être utilisé à des choses plus essentielles aux yeux de la société.
Par ailleurs, les services sociaux retirent souvent minimex ou R.M.I. aux familles qui ne profitent pas des colis alimentaires gracieusement offerts, estimant qu’elles ne sont dès lors pas dans le besoin. En fait, ces organismes ne perçoivent pas la recherche de dignité qui se cache derrière ce « refus » d’aide, ainsi que la peur, justifiée ou non, des plus démunis d’être suivis et jugés par les assistantes sociales.
Enfin, pourquoi ne pas reconnaître, comme projet d’insertion, le fait pour une grand mère d’élever elle-même ses petits enfants (cf. supra) ?
118 X. DIJON, L’écart entre le droit et les pauvres, in D.Q.M., no 7-8, 1986, p. 2.
119 C’est pourquoi il convenait de troquer ce combat d’arrière-garde en faveur d’un sous-statut (le « minimex de rue ») contre une bataille, autrement porteuse de sens, menée devant les tribunaux et destinée à faire appliquer, pour tous, la loi du 12 janvier 1993 qui permet aux sans abri de s’adresser aux C.P.A.S. de la commune où ils « manifestent l’intention de résider » (cf. supra).
120 La règle de justice exige d’ailleurs, pour Chaïm Perelman, « que soient traités de la même façon, non pas des êtres identiques mais des êtres considérés comme essentiellement semblables » (Ch. PERELMAN, Éthique et droit, Bruxelles, 1990, p. 128).
121 Pour Jan Patocka, la politique n’a, du reste, « pas d’autre fin que la vie pour la liberté, et non la vie pour la survie ou même pour le bien-être » (cité par P. RICOEUR, Lectures 1. Autour du politique, op. cit., p. 75).
122 Le sociologue Ivan Dechamps voit d’ailleurs dans l’absence d’évolution du discours du mouvement blanc la raison de l’essoufflement de celui-ci.
123 Cette subsomption s’avère d’autant moins évidente que cette souffrance constitue, précisément, l’identité fondatrice du groupe (exemple : « le peuple bafoué »).
124 F. OST et Y. CARTUYVELS, op. cit., p. 25.
125 C’est ici que prend place la reconnaissance des projets familiaux spécifiques aux personnes pauvres (cf. supra).
126 A. DELCAMP, L’adoption de la loi et le temps - enseignements de l’expérience française contemporaine, in P.-A. COTE et J. FRÉMONT (sous la direction de), Le temps et le droit, Actes du 4ème Congrès international de l’Association internationale de méthodologie juridique, Cowansville (Québec), 1996, p. 100.
127 F. OST, op. cit., p. 11.
128 C. YANNAKOPOULOS, op. cit., p. 46.
129 P. RICOEUR, Temps et récit, op. cit., p. 12.
130 P. BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris, 1980, p. 106.
Auteur
Assistant aux Facultés universitaires Saint-Louis
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