Le juge et l’urgence du désir d’être soi-même
p. 767-799
Texte intégral
1« Le temps c’est la vie, le social » entend-on souvent dire. Que penser, dès lors, du régime temporel qui a cours dans notre monde moderne dominé par le rejet de tout modèle, la valorisation corrélative de l’individualité et de l’accès pulsionnel aux choses dans une immédiateté qui s’accommode de plus en plus difficilement des vertus de l’attente et de la patience ?
2Patience, patientia, pati... pâtir, voilà bien une notion que le sujet, prisonnier de l’impératif d’avoir à se réaliser par et à l’horizon de ses propres forces, ne souffre plus. L’intolérable se trouve du côté de tout ce qui ferait limite, de la privation de la moindre chance d’être immédiatement et pleinement soi.
3Comme on le montrera à l’aide du cas de figure de la médiation familiale, contractualisation du conflit relatif à ce domaine, la régulation juridique se fera informelle dans un souci de résolution plus rapide et plus authentique des situations problématiques.
4Cet idéal purement gestionnaire et consensuel, fasciné par l’authenticité comme principe de solution, présente, cependant, le risque considérable d’un repli sur le non-sens du présent absolu de l’urgence et de la dissolution dans celui-ci de ce que l’on cherchait par là-même à préserver, à savoir : un sujet autonome et une régulation effective par l’ouverture d’un avenir sensé.
5Cet échec devrait donc permettre d’insister, en creux, sur la nécessité de la fonction traditionnelle du juge comme institution tierce qui, par la cérémonie du jugement et l’attribution de places symboliques, met progressivement chacun à distance de sa propre toute-puissance désirante en lui permettant ainsi de se réapproprier sa propre histoire, décalé qu’il est par rapport à celle-ci, et de l’ouvrir sur un projet d’avenir qui ne lui soit pas radicalement étranger et qu’il puisse dès lors maintenir. Le juge renoue ainsi avec le service de la Loi et le travail de deuil1 qu’exige celui-ci par la confrontation au droit comme référence discursive commune2.
6Le désir pour Leibniz, ne demande, d’ailleurs, pas à être assouvi, consommé mais à être reconnu et repris dans « une activité constituante » afin de pouvoir être réinvesti dans d’autres objets.
Section 1. L’exemple du contentieux familial
§ 1 : quelques règles de droit en la matière
7L’accélération du temps juridique et sa radicalisation autant théorique que pratique avec le phénomène de l’urgence se marque de manière significative dans un domaine particulier du droit, celui qui envisage les relations familiales.
8Le caractère d’ordre privé qui caractérise la matière implique, en effet, un mode de traitement spécifique du contentieux y afférant marqué par une certaine rapidité.
9Les enseignements que l’on peut tirer d’instruments internationaux traitant de l’administration de la justice sont, à cet égard, particulièrement éclairants.
10Dans le cadre d’une Recommandation du Conseil de l’Europe des du 14 mai 1981, cotée au numéro R (81) 7 et portant sur les moyens de faciliter l’accès à la justice, on peut lire clairement au principe numéro 16 que « les Etats doivent veiller à ce que les procédures relatives au droit de la famille soient simples, rapides et peu coûteuses... ».
11Cette précision doit, au surplus, être rapprochée étroitement de la teneur du principe numéro 8 visant, de manière plus générale, l’accélération de la procédure et, selon lequel, « tout doit être mis en œuvre afin de réduire à un minimum le temps nécessaire pour obtenir une décision sur l’affaire ».
12« À cet effet, est-il ajouté, des mesures doivent être prises pour éliminer les procédures archaïques sans utilité pratique »3.
13S’il semble clair, comme le note Georges de Levai, que le texte écarte dans son prescrit la « bousculade » et « l’emballement judiciaire » pour se concentrer sur la nécessaire adaptation du rythme de la justice « à ce que nécessite le traitement efficace du contentieux... »4, cette précaution de bon sens prend, toutefois, un relief particulier dans un contexte qu’il nous faut encore décrire, mais dont on peut déjà dire qu’il se marque par la consécration de l’accélération temporelle et de l’urgence comme praxis ordinaire.
14Le libellé même de la disposition juridique susmentionnée pose, en outre, la question de savoir ce que l’on entend par « procédure archaïque » et, plus encore, si l’on radicalise l’interrogation, celle de savoir si la procédure entendue comme outil formel d’élaboration d’un débat réglé entre deux parties en vue de mettre un terme définitif, en droit, à un litige qui les oppose n’est pas, en tant que telle, devenue obsolète ?
15Doit-on ramener le terme procédure à son sens premier, purement utilitariste pourrait-t-on dire, qui vise de manière indifférente toute façon de procéder en vue d’aboutir à un résultat ? Les exigences procédurales liées au droit à un procès équitable qu’offre le déroulement d’une instance judiciaire ne sont-elles pas mieux à même d’assurer la paix sociale en procurant la paix juridique5 ?
16Au-delà de la résolution pragmatique du cas d’espèce qui serait la« finalité courte » de l’acte de juger, le fait de contribuer à la paix publique est d’ailleurs assimilé par Ricœur à la « finalité longue » de celui-ci.
17N’est-il pas vrai, comme on l’entend souvent dire, que c’est au niveau d’une procédure judiciaire bien menée qu’il est possible de liquider le passé afin de préparer l’avenir ?
18Laissons cette question ouverte pour l’instant et poursuivons notre rapide tour d’horizon des instruments juridiques qui peuvent nous éclairer sur le régime temporel qui semble devoir convenir en matière de droit familial.
19La nécessaire accélération des procédures judiciaires se marque également à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qui fait mention du droit d’être jugé dans un délai raisonnable.
20L’exigence que porte cette disposition juridique n’est pas immédiatement claire et fait l’objet, à cet égard, d’interprétations de la Cour de Strasbourg.
21Celle-ci apprécie en priorité le caractère raisonnable du délai relativement à l’enjeu particulier du litige6 qui, en matière de conflit familial, requiert « une diligence spéciale » de la part des autorités judiciaires7.
§ 2 : la gestion pratique du contentieux
1. Considérations générales sur la médiation
22Comme on le voit, le domaine des relations familiales semble impliquer la mise en place de dispositifs formels permettant d’absorber au plus vite le contentieux que celles-ci génèrent. Cette exigence est d’autant plus cruciale, comme le rappelle la doctrine, que ce dernier est, à l’heure actuelle, appelé de façon éloquente « contentieux de masse »8.
23Cette remarque entraîne comme conséquence que la crédibilité de la justice se voit contrainte de passer par une simplification et une accélération de ses procédures en vue de les rendre plus efficaces9.
24L’efficacité ou l’adéquation entre les effets produits et le but recherché et, plus encore, l’efficience entendue comme le meilleur rapport entre ces deux pôles10 semblent devoir s’accommoder bien plus de modes de résolution de conflits plus souples. Cette tendance se marque très nettement dans cette forme de justice particulière qu’est la justice familiale avec l’essor sans précédent que connaît la médiation familiale.
25La réalité globale du phénomène de médiation est plurielle, comme le note Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, un des spécialistes de ce thème, tant il est vrai que les techniques et les modèles y relatifs varient d’un secteur à l’autre et que, de manière plus générale, elle ne se limite pas à la seule gestion de conflits mais participe également à « une vision plus large de recomposition des rapports sociaux, de nouvelles relations entre les individus,... la société civile et l’Etat »11.
26En quelque sorte, voici venu « le temps des médiateurs »12. L’expression est forte mais exemplative de l’évolution que connaît cette pratique.
27Moyen informel de résolution de questions litigieuses soumises au bon vouloir des parties en présence de parvenir à un arrangement amiable avec l’aide d’un tiers, la médiation est un phénomène apparu de longue date et qui n’est, à certains égards, pas étrangère à la pratique courante de la justice traditionnelle.
28L’idée de médiation, le concept est flou faute de s’être vu assigner un cadre juridique spécifique, voisine effectivement avec les notions bien connues en droit d’arbitrage, de transaction et de conciliation. Tentative du juge de régler amiablement les litiges portés devant lui, la conciliation est d’ailleurs considérée comme « mission normale du juge », diffuse tout au long du procès et constituant « l’essence même de sa fonction ».13.
29La médiation fait donc figure de nouveauté par rapport à la situation antérieure classique « à partir de cet extraordinaire décalage entre ce qu’elle est réellement et l’enflure des discours dont elle fait parfois l’objet, ce décalage marquant une aspiration éperdue à concevoir un nouveau contrat social dans des sociétés qui fonctionnent de plus en plus suivant le principe de « l’éthique de la discussion »..., ou encore suivant celui de la négociation permanente »14.
2. Considérations particulières sur la médiation
30On reviendra plus tard sur la portée sociologique de cette citation, mais reprenons, sans plus approfondir pour l’instant, cette idée d’un changement de paradigme par lequel se met en place une véritable justice alternative.
31Celle-ci se marque par un double évitement du judiciaire qu’on pourrait qualifier au moyen de la distinction entre justice informelle et déformalisation de la justice.
32A. La première de ces deux orientations est assimilable à l’émergence de ce que l’on pourrait appeler une déjudiciarisation du contentieux.
33En matière familiale, se sont développés dans la majorité des pays occidentaux à partir des années 70 de véritables modèles de traitement des litiges en marge de la procédure légale traditionnelle. La mise en place de ceux-ci est principalement justifiée par d’importantes transformations tant quantitatives que qualitatives au sein du phénomène matrimonial qui enregistre par là les apports de l’idéologie individualiste libérale. On aura à traiter plus longuement des effets pervers de cette dernière dans une seconde section.
34L’augmentation du volume des affaires familiales est clairement mise en lumière par la multiplication du contentieux lié à la désunion du couple.
35À titre d’exemple, on peut citer le fait que sur les 20 ans qui séparent le milieu des années 60 de celui des années 80, le nombre de divorces a été globalement multiplié par trois dans nos pays occidentaux avec des pics parfois plus élevés dans certains pays15.
36Ce que d’aucuns appellent le « démariage » (I. Théry), qui incorpore dans une même problématique le divorce ou la séparation du couple ainsi que leurs conséquences sur le plan patrimonial, sur celui de l’autorité parentale et de la filiation, semble relié à différents facteurs.
37Au rang de ceux-ci figurent, bien entendu, les avancées liées au statut économique et social de la femme qui lui offrent la possibilité d’une plus grande indépendance, mais de façon plus générale, on y voit une évolution d’ordre culturel portant sur le modèle même de mariage que la société propose.
38Nous rejoignons ici notre second point qui porte sur l’évolution qualitative du phénomène matrimonial dont le traitement contentieux est aussi un signe manifeste.
39Aujourd’hui, l’union conjugale est avant tout d’ordre privé, union libre basée sur un partenariat, en l’occurrence affectif, intellectuel et moral, dont le paradigme est le contrat social16. On assiste à une véritable libéralisation ou « privatisation » du lien conjugal entendu comme association d’individus libres et égaux autour d’un projet de vie commun dissoluble par consentement mutuel sur base d’un calcul coût/bénéfice portant sur l’éventualité de la poursuite du lien17.
40Le rapport symétrique déjà opéré par les anciens entre « sphère privée », placée sous le signe de l’individu qui, au nom de ses particularités propres, exclut toute intervention d’une règle extérieure à celle qu’il se donne ou négocie librement, et « sphère publique », espace de valeurs, de règles générales et abstraites mobilisées par une entité globale, l’Etat, en vue d’en faire la « loi commune » du plus grand nombre de citoyens (identité collective de l’individu), semble donc se déséquilibrer au profit du premier terme18. L’autonomie ou, pour reprendre un terme plus actuel, l’autorégulation prend le pas sur l’hé téronomie et la loi ou le principe quitte sa transcendance pour devenir immanente.
41Ces bouleversements quantitatifs et qualitatifs, d’ailleurs étroitement liés, qui s’impriment au cœur même de l’institution familiale et dont témoigne le contentieux matrimonial, se traduisent par une transformation tendancielle de l’intervention en la matière.
42L’exigence d’un traitement simple et rapide compte tenu de l’expansion continue des litiges pousse, comme on l’a vu plus haut, à écarter les formes et le rituel du procès comme autant de « formalismes » inutiles au profit d’une gestion technique et efficace d’un « problème social ». Le savoir des experts et de « techniciens non-juristes » (médecins, travailleurs sociaux, psychologues...) est tout naturellement mobilisé pour y répondre de façon adéquate. Leur apport varie : « il s’agit d’éclairer au mieux le plateau, de pourvoir à l’intendance, d’assurer la sécurité ou l’efficacité des acteurs sur le mode méta- ou para-juridique... et, le cas échéant, de prendre le relais d’un protagoniste en panne de texte ou en mal d’inspiration »19.
43B. Si elles révèlent clairement une crise de l’identité de la justice moderne, dont il sera plus amplement question dans une autre section, ces nouvelles pratiques ne sont, on l’a déjà souligné, pas exclusives de l’intervention juridictionnelle elle-même. Sous le bénéfice des remarques précédentes, on traitera donc ici de cette seconde notion, très proche de la première, signe d’un estompement bien réel du rôle classique des cours et tribunaux et qui a été annoncée comme la déformalisation du judiciaire.
44Le juge, en tant qu’acteur, n’est donc pas absent des recompositions structurelles dont la matière familiale fait l’objet. Paradoxalement à ce qui a été annoncé dans le propos liminaire, il est même très souvent affirmé que le discours actuel sur la médiation indiquerait à la justice le meilleur moyen de relégitimer son rôle20.
45La justice manifeste depuis de nombreuses années la volonté de se rendre plus acceptable parce que plus attentive au justiciable et respectueuse des capacités de celui-ci à négocier la réalisation partielle ou totale des ses désirs.
46La décision de justice se conçoit donc moins comme une forme imposée que comme une forme négociée. Le prétoire laisse place au cabinet, au bureau du juge où, de manière informelle et décrispée, s’établit un contact personnalisé, un authentique dialogue avec le justiciable21.
47Le juge quitte sa situation constitutionnelle et légale d’extériorité (légalité référentielle) pour s’impliquer, horizontalement, dans une histoire conflictuelle privée (légalité gestionnaire).
48Il n’est alors plus exclusivement juge22, il devient en quelque sorte « administrateur », « dépanneur », « un artisan de la gestion qui décide plus qu’il ne juge », la juridiction présidentielle étant le vecteur privilégié de cette fonction nouvelle « offrant un service directement efficace et continu au justiciable... » dont témoigne excellemment le caractère « rebus sic stantibus » de l’autorité dont sont recouvertes ses décisions23.
49On retrouve ici la figure du juge-Hercule qui, pour François Ost, est la plus expressive de la réalité du juge moderne.
50« Hercule est présent sur tous les fronts, écrit-il, il tranche et adjuge encore comme le faisait son prédécesseur (figure du juge jupitérien)... mais il s’acquitte aussi de bien d’autres travaux. Au pré-contentieux, il conseille, il oriente, il prévient ; au post-contentieux, il suit l’évolution du dossier, il adapte ses décisions au gré des circonstances et des besoins... »24.
51Pour nous résumer, on pourrait dire que la justice familiale devient familière (A.Garapon) et se voit, dès lors, confier toutes les tâches (comprendre, soigner, éduquer, inciter...) qui permettent d’accompagner la situation, mais plus celle de la juger, « puisque cela signe, d’une façon ou d’une autre, la défaite de la négociation privée... »25.
52Tout se passe comme si la doctrine gurvitchéenne d’un « droit social », débarrassé de tout artifice de forme et mouvant parce qu’en prise directe sur le flux du vécu, seule véritable source de loi et de valeurs, trouvait à se réaliser.
53« On croit, en effet, pouvoir dépasser la distinction entre jugement de réalité et jugement de valeur, comme si, dans le jugement moderne, le premier se repliait sur le second ; comme si, en disant le fait (ou, mieux encore, en modifiant le fait), le juge pouvait se dispenser de dire le droit »26.
54Comment parvenir encore à sélectionner le fait pertinent en droit, remarque I. Théry, alors que tout« fait signe » et contribue avec une égale importance, a priori, à fonder la prise de décision ?
55Cette croyance en la possibilité de refonder le devoir être sur « la connaissance de l’être »27 est renforcée par une attitude de désinvestissement normatif du législateur que pointe Catherine Labrusse-Riou28.
56Le rôle premier de la loi est d’instituer un ordre commun en garantissant le respect d’un certain nombre de valeurs de référence. Or, particulièrement dans un domaine éthiquement aussi sensible que celui des relations familiales, on remarque que le législateur semble éviter d’assumer pleinement celui-ci.
57Est-ce la crainte de voir se reporter sur lui seul, en ces temps « désenchantés », le poids de cette mission qui consiste à fournir des repères moraux (mission qu’il partage pourtant avec d’autres systèmes normatifs) ou bien encore, est-ce à force de vouloir à tout prix assurer l’illusion de pouvoir atteindre l’inaccessible « bonheur perdu » que notre droit occidental « apparaît si chaotique et incertain de lui-même »29 ? On aura l’occasion de revenir plus loin sur ce que soulève cette interrogation.
58Toujours est-il qu’un constat de vacance de la normativité peut être clairement établi. Il se marque en matière familiale par l’usage de notions floues telle que celle, emblématique, de « l’intérêt de l’enfant » qui offre une très grande liberté d’interprétation aux tribunaux. On peut aussi soulever le paradoxe apparent suivant lequel le désinvestissement résulterait de « l’activisme législatif » et de l’inflation des lois, pour la plupart expérimentales, parce que toujours insatisfaisantes, ce qui tendrait d’ailleurs à confirmer l’hypothèse du danger que représente cette utopie à laquelle prend le droit de vouloir « répondre par la loi à tous les malheurs ».
59Au total, entre réinterprétation et réforme permanente, on sent « un certain désarroi du législateur devant des faits dont la multiplicité échappent à sa saisie »30.
60Sans règle claire et stable, sans référent symbolique, le besoin de normativité se « naturalise » dans le fait (biologique, psychologique, social, financier) et se confond avec les pseudo-certitudes que mobilisent ses différents interprètes31.
61Alors même que l’état des personnes est d’ordre public et que l’article 11 du Code judiciaire belge stipule expressément que « les juges ne peuvent déléguer leur juridiction », ceux-ci ont pris pour habitude de désigner un médiateur afin de concilier les parties. « Ainsi, un certain nombre de juges, note A. Garapon, renvoient en médiation non plus avant ou après une procédure mais en plein divorce conflictuel »32. L’intervention judiciaire se démultiplie en quelque sorte « sans véritable perspective d’ensemble »33.
62Même s’il est vrai qu’il n’y a pas de médiation possible sans le contrôle potentiel de la justice étatique que l’on voulait éviter34 et qu’il faut, en outre, bien remarquer qu’il est peut-être parfois abusif de parler strictement « d’alternative au droit » alors que ces procédés sont « pour une grande part admis ou institués par le droit étatique, qu’ils constituent en fait des cadres de mobilisation de dispositions de ce droit, et que les actes produits dans ces cadres ou ces pratiques trouvent sens et effet selon ce même droit »35, il semble inévitable pour le juge de devoir s’en remettre au savoir-faire d’experts non-juristes.
63En effet, le recours aux lumières de spécialistes des relations humaines et non plus à l’autorité du juge se justifie pleinement au regard de l’attention particulière que réclame le fait que l’on gère avant tout « des individus et des situations, non des sujets de droit et des conflits de droit »36.
64Au nom du respect dû à sa vie privée et de la libre disposition de son itinéraire personnel, de ses intérêts, le sujet ne pourrait accepter une expression trop lourde du « paternalisme judiciaire » qui briderait ceux-ci.
65Le juge, malgré ses efforts pour parvenir à inspirer le contraire, est encore perçu comme trop froid, trop lointain, trop directif et semble perdre, dès lors, son statut symbolique de tiers neutre au profit d’une autre instance intermédiaire, multiforme, « le médiateur », mieux à même de soutenir l’idéal de négociation privée qui préside à la maîtrise du conflit telle qu’on l’entend aujourd’hui37. « Le médiateur, note Loïc Cadiet, serait un tiers parfaitement « transparent », aidant (les parties) à élucider les données de leur différend afin de les faire progresser dans la voie de l’accord »38.
66Le médiateur rendrait donc à la position de tiers toutes ses lettres de noblesse pour se contenter simplement de superviser de manière informelle, mais avec sa science du vécu, le maintien des possibilités de communication entre les membres d’une famille en crise.
67Peu importe, d’ailleurs, le résultat final de la négociation tant il est vrai que l’adage selon lequel un mauvais arrangement sera toujours préférable à un bon procès semble faire figure de dogme.
68Le divorce par consentement mutuel n’est-il pas considéré a priori « comme le seul « bon divorce »39 ?
69Il sera, en effet, toujours temps de remédier aux conséquences qui lèsent ou finiraient par léser les intérêts bien ou mieux compris des individus en présence, l’important étant de rester dans le « processus », de continuer à pouvoir discuter jusqu’à plus ample informé.
70Les décisions sont donc soumises au principe de « l’adaptation perpétuelle » sous le coup des lois du meilleur argument et, ce qui revient quasi au même, du meilleur taux de pénétration que connaît une expertise appuyant tel ou tel point de vue au moment, à l’instant pourrait-on dire, où elle est produite.
71On peut cependant douter de la réalité de cette qualité de tiers que l’on prête au médiateur40 ainsi décrit lors même que sa « transparence » laisse se profiler à l’horizon l’idéal type de la self mediation, « médiation sans médiateur ».
72Le modèle, ramené à son inspiration première, se présente, en effet, sous la forme d’un rapport binaire entre les seules parties dans la recherche d’une solution au conflit.
73J. Carbonnier qualifie cette situation « d’ultra-médiation ».
74On peut effectivement se poser la question de la nécessité d’avoir à « s’embarrasser de ce tiers dont la présence, paternaliste (fût-ce inconsciemment), est infantilisante pour les parties ? Leur médiateur secret, ce sera la conscience que chacune d’elle nourrit des limites de ses propres prétentions ». Et pourquoi alors ne pas envisager à partir de là, poursuit l’auteur, une sorte de « degré zéro » des modes alternatifs de résolution des conflits incarné par la « self-médiation-éclair » que pourrait constituer la « culture populaire »41 ?
Section 2. Le désir d’être soi-même et ses implications temporelles
75Efficacité, négociation/médiation ; tiers/neutralité bienveillante ; mythe de la parole parfaite/immanence des fins aux moyens ; auto-institution du sujet et du lien socio-politique ; immédiateté de la réponse : à l’issue de la portion de parcours accomplie ci-dessus dans le domaine du contentieux familial, il nous est déjà possible d’aligner un certain nombre de termes qui nous ont été suggérés, chemin faisant, et à propos desquels on a, non seulement, acquis la conviction qu’ils se répondent en système, mais surtout qu’ils seront particulièrement utiles à la compréhension du phénomène de l’accélération juridique comme en témoigne d’ailleurs le dernier concept de cette suite de mots.
76Reste maintenant à creuser ceux-ci plus avant.
77Avant toute chose, tablons sur ce qui semble déjà acquis à propos des rapports qu’entretiennent temps et pratique judiciaire quotidienne.
78L’on sait que la nature du contentieux relatif à l’état des personnes et, plus généralement, un conflit mettant en jeu des intérêts d’ordre privé génère des besoins ou des désirs immédiats.
79Loin du volontarisme propre au projet collectif, le modèle du contrat, de la négociation, favorise les actions à court terme aux effets immédiatement visibles. Comme on l’a vu, on se trouve là sous un régime de « coups » successifs, d’adaptation perpétuelle du juste à ce qui est déclaré comme bon de façon imprévisible et immaîtrisable, que ce soit par le sujet lui-même ou par le spécialiste qui fait autorité à ce moment donné42.
80Dès lors, rien d’étonnant à ce que « le temps du procès (soit) devenu celui de l’imprédictible... c’est à dire... un temps où se conjuguent et se confondent les moments et les acteurs du procès et où la décision « se prend » sans que l’on sache jamais qui est responsable et en fonction de quoi »43.
§ 1 : considérations générales sur notre modernité
81Aux grands principes transcendants qui orientaient le procès vers un dénouement prévisible et durable succède le « dogmatisme de l’instant » ou « du perpétuel présent social de la logique gestionnaire ». Tout est possible sans limites ni visée.
82Présent gestionnaire et instant sont équivalents tant il est vrai que, sans passé qui l’engage de l’extérieur et lui permet de s’ouvrir sur une nouvelle extériorité, sur un avenir conçu en terme de projet (le mot est révélateur de ce qu’il signifie, les valeurs apprises du passé projetant le moment présent de l’orientation vers une certaine continuité), le présent se condamne à être éclaté en « instants discontinus », sans épaisseur aucune44.
83On peut conclure avec Irène Théry « que l’individu contemporain ne s’est pas seulement enfermé dans ses « petites affaires »... (mais qu’) il est englué dans la logique de ce présent gestionnaire, qui impose ses valeurs et sa normativité comme seul horizon d’un monde qui n’a plus d’horizon que lui-même »45.
84Les sujets ne s’éprouvent donc plus que dans « leur présent le plus actuel... dans l’incertaine fulguration de la décision présente qui ne prétend, au surplus, pas engager l’avenir, mais seulement organiser son présent »46.
85Cette « suite d’événements incertains » ou, encore mieux, ce « flux rapide et ininterrompu » de mesures qui découle de cet « horizon » thérapeutique à très court terme, caractéristique d’un présent sans épaisseur, semble donc bien être à la fois le vecteur et surtout l’expression de ce que cette crise de la modernité, communément qualifiée de postmodernité, implique au niveau du sujet.
86La modernité, affirme Ricœur, est dominée par trois grands topoi, trois grands mythes inhérents à cette foi issue des Lumières en la capacité de la Raison à découvrir le sens déposé dans l’Histoire et de conduire par là l’humanité vers une amélioration de sa condition. En un mot, il s’agit là de l’expression d’une confiance soutenue dans ce qu’on pourrait appeler la figure de la marche inexorable et irréversible du Progrès.
87On note donc tout d’abord au premier rang de ceux-ci la « croyance que l’époque présente ouvre sur le futur une perspective d’une nouveauté sans précédent ». Le temps est donc ouvert, sur le Progrès en l’occurrence. Ensuite, suit directement l’idée que ce « changement vers le mieux s’accélère » et enfin celle selon laquelle « les hommes sont de plus en plus capables de faire leur histoire »47.
§ 2 : le procès en personnalisation ou l’absolue maîtrise
88De ces trois « lieux communs » déterminants de la modernité qui, on le sent, se conditionnent mutuellement, l’auteur dégage le troisième comme étant le plus « vulnérable » et, dès lors, le plus « dangereux ». Le risque ainsi pointé par Ricœur est lié au caractère séduisant mais purement utopique de cette puissance conférée à l’humanité « de se produire elle-même » sans être « affectée » ou contrainte par une réalité qui s’imposerait de l’extérieur comme indépendante du jeu pur des libertés et des intérêts individuels48.
89On retrouve très clairement cette affirmation « d’une subjectivité enfin quitte de toute altération »49, d’une possible auto-institution du sujet dans l’immédiateté de sa situation particulière (de ses désirs du moment ou de ses intérêts biens compris) avec ce phénomène de repli de la loi sur la volonté individuelle constaté lors de l’étude de l’émergence de l’impératif de négociation en matière familiale.
90Ce refus d’être affecté par l’altérité, ce qui est assimilé à une perte d’identité (comme on pourrait dire perte de jouissance d’être soi-même), est tellement prégnant qu’il marque la manière de qualifier le divorce consensuel souvent désigné par le concept expressif de « divorce sans séquelles ».
91Cela, non seulement parce qu’il n’y est pas question de stigmatiser l’un ou l’autre des époux par une déclaration de culpabilité au vu d’une violation d’obligations qui lui étaient statutairement assignées (opposition d’un divorce « faillite » à un divorce « sanction »50, mais surtout par l’effet de la fiction voulue par le législateur et selon laquelle le couple parental survivrait au couple conjugal51. Cette fiction, censée refléter le sentiment de l’opinion publique au sujet de ce qui caractérise le « bon divorce », se marque clairement par l’attribution de principe, contenue dans la loi du 13 avril 199552, de l’exercice de plein droit d’une autorité parentale conjointe quelle que soit la situation matrimoniale des parents.
92Dans le cas de la séparation ou du divorce, il y a là l’expression d’un véritable « déni de la séparation réelle » pour reprendre l’expression choisie d’Irène Théry.
93En outre, si l’on considère les travaux préparatoires qui ont précédé l’adoption de la loi du 30 juin 1994 réformant les procédures de divorce, notamment dans le sens d’un allègement de la procédure et d’une plus grande place laissée à la volonté des époux, l’on peut remarquer que plusieurs parlementaires ne peuvent que se ranger à l’évidence selon laquelle des « adultes mûrs doivent se montrer capables d’aboutir à un bon divorce »53.
94Il s’agit là encore d’une pétition de principe selon laquelle les parties seraient naturellement disposées à trouver elles-mêmes et en elles-mêmes les bases d’un accord durable et acceptable pour elles.
95Malgré le trouble et la confusion occasionnés par le conflit portant, qui plus est, sur des objets touchant d’aussi près à la structure émotionnelle de la personne et sans compter sur le fait que certaines d’entre elles soient inaptes à assumer psychologiquement les rigueurs d’un processus de négociation ou encore, de manière plus générale et compte tenu du contexte marqué par l’individualisme, « qu’un certain nombre de personnes manquent intérieurement de structure et qu’elles aient dès lors besoin d’être « encadrées » dans le contexte d’une intervention plus autoritaire... »54, malgré toutes ces objections, on semble vouloir encore croire que le sujet est in se parfaitement à même de se rendre maître de la cause qui le concerne.
96C’est à se demander si le déroulement même du jeu d’échange argumenté propre à la négociation est encore nécessaire tant il est vrai qu’on semble ramener immédiatement le couple dans une position originelle de liberté et de responsabilité débarrassée de toute perturbation, puisqu’ils sont déjà redevenus des sujets pleins et entiers, adultes parfaitement capables et ce, par la grâce de la seule posture de négociation qu’ils occupent d’emblée55.
97Hormis les contingences liées à la résolution d’un certain nombre de points de détails pratiques, l’impact particulier de l’histoire vécue et celui attaché à la figure de l’autre — que ce soit celle de l’adversaire ou encore cette « autre figure de soi » que rend possible l’idée même de transformation — semblent évacués au profit d’une relation « d’immanence pure à soi », à ses propres désirs particuliers (repli du moi sur le mien ou sortie de soi vers le même).
98Un homo clausus56 « bloqué dans son immédiateté », voilà ce à quoi renvoie la recherche d’une paix sans contenu57, sans principe directeur ou sans instance tierce véritable qui puisse garantir l’identité de celui-ci par la construction progressive (plus ou moins stable dans la durée) d’un lien à « l’Autre », réel et sensé.
99La question même du maintien de soi d’un individu rendu à lui-même par la seule négociation58 n’est paradoxalement pas évidente. La liberté ainsi concédée est avant tout vide et fragile, comme le notait Paul Ricœur et, au final, se « retourne contre l’individu comme une menace permanente » avec cette « incertitude du temps et de l’histoire personnelle »59 qu’elle entraîne.
100Voici venue l’époque de la « vulnérabilité et de la peur »60, annonce même Irène Théry pour qui la vie et l’autre incarnent « la figure du danger possible » puisque, sans limites partagées par tous, tout est accessible et peut donc se produire.
101La dépendance des uns aux autres se vit sous le signe de la « précarité ». De façon un peu contradictoire, on exige à la fois que soit pris en compte l’impératif d’autoréalisation du sujet (tout peut être tenté immédiatement dans « une quête interminable de soi »61 et sa compensation homéostatique, notamment par l’attribution d’un nombre toujours plus important de droits subjectifs afin de pouvoir résister à la pression exercée sur son propre « moi » par ceux d’autrui62.
102C’est là l’horizon d’attente paradoxal d’une société dont le droit professe un relativisme assez direct. Ce dernier se voit, en effet, contraint de rentrer dans une sorte de phase d’activisme qui, non seulement, renforce celle de l’isolement et de la défiance par la logique susmentionnée du blindage juridique réservé à chacun contre tous, mais qui alimente aussi et surtout la légitimité de cette précipitation (« tout voir venir tout de suite ») propre aux sociétés animées par l’éthique de l’authenticité et de fonctionnalité optimale63.
103Pour comprendre ce que Castoriadis appelle la « signification imaginaire centrale » de notre époque postmoderne, la perspective décrite par Ricœur comme étant au centre de la rationalité moderne peut donc être allègrement renversée dans l’articulation de ses dimensions telle que le propose l’auteur.
104En effet, la post-modernité et la modernité ne sont pas véritablement deux univers de pensée opposables ou envisageables, sur un plan diachronique, en terme de rupture l’une par rapport à l’autre, la première se présentant en quelque sorte comme une « anti-modernité »64.
105Il convient plutôt de parler « de cœxistence, ou plus exactement d’imbrication : la post-modernité (étant) tout autant phagocytée par la modernité qu’elle ne la dénature », on retiendra alors l’hypothèse d’une « hyper-modernité »65.
106La post-modernité pousserait, en effet, la logique moderne jusqu’à ses plus extrêmes limites en poursuivant avec des moyens plus radicaux « l’œuvre de sécularisation » (D. Bell) des sociétés modernes démocratiques et individualistes.
107L’ère postmoderne se définit donc comme un moment de retournement des tendances constitutives de la modernité au détriment du « procès disciplinaire » par la « prolongation et la généralisation » du « procès de personnalisation » développant des structures fluides et personnalisées, modulables en fonction des individus et de leurs désirs66.
108La norme elle-même ne disparaît pas dans l’anarchie de la permissivité, mais est annexée par ce mouvement, investie de l’intérieur, par ce qui agit à la fois, comme « opérateur de déstandardisation » mais aussi comme « opérateur de standardisation »67, comme impératif social immanent : la passion d’être soi-même et son corollaire, « le souci permanent de fonctionnalité optimale » (Lipovetsky).
109Dans la typologie de Ricœur, c’est l’illusoire capacité du sujet d’être toujours plus à même de maîtriser directement son univers, de pouvoir consommer, au pur présent, jusqu’à sa propre existence qui fait figure de point d’entrée dans le monde actuel et qui détermine à sa suite, mais de façon perverse, les autres catégories dont il a déjà été question (pour rappel : l’accélération vers le mieux et l’ouverture sur l’avenir).
110Le « monde métaphoriquement clos sur lui-même », qui est celui du sujet absolu, enfermé dans la puissance d’un désir que rien ne retient, ouvre la porte à l’explosion du champ des possibles pour l’exploration duquel celui-ci se doit d’être disponible68. L’individu est devenu ce que Virilio appelle « l’individu terminal »69, réceptacle d’une multitude de sollicitations, en révolution permanente puisque toutes également légitimes et dignes d’être vécues. La société de l’hyper-choix « en abîme de la consommation démultiplie les références et les modèles, détruit les formules impératives, exacerbe le désir d’être soi-même à part entière et de jouir de la vie, transforme chacun en opérateur permanent de sélection et de combinaison libre... »70.
111On peut établir un parallèle entre ce qui vient d’être dit et l’image que donne Leibniz dans son Théodicée d’une immense pyramide, métaphoriquement nommée « Palais des destinées ». Celle-ci laisse apparaître une pointe magnifique à partir de laquelle découle un amoncellement d’espaces qui s’en vont croissant vers l’infini. Chacun de ceux-ci, innombrables, représente une possibilité d’existence qui ne s’est pas encore réalisée. La pointe figure le meilleur des mondes, logiquement présupposé car « autrement Dieu ne serait point déterminé à en créer aucun ; mais il n’y en a aucun qui en ait encore de moins parfaits au-dessous de lui ; c’est pourquoi la pyramide descend à l’infini »71. Le pseudo monde de l’accomplissement total de soi (pointe virtuelle mais resplendissante de la pyramide) est cette idée directrice, on devrait plutôt dire fantasme, par l’effet de laquelle se laisse apercevoir une infinité de scénarios, tous équivalents, et qui invitent à s’inscrire dans l’urgence des possibilités infinies qu’ils ouvrent. Le sujet vit donc dans une sorte de « schizophrénie délibérée », sans distance entre ce qui fait le moi et le mien, évoluant dans une histoire sans histoire, pareille à « l’immédiateté » de certains romans dits « authentiques » dans lesquels imagination et réalité s’imbriquent et dont la trame se déroule d’elle-même « au fil des impressions subjectives et hasardeuses des personnages »72.
§ 3 : l’hypothèse de l’achronicité
112Tenter de donner corps à cet imaginaire de familiarité absolue de soi à soi à travers les possibilités infinies qui sont offertes de l’être ne peut se concevoir sans une quête hystérique de la vitesse, de cette « vitesse de libération » dont parle Virilio et qui disqualifie la « vitesse relative du vivant »73.
113On tombe là dans le domaine de l’achronicité entendue comme dissolution de l’articulation traditionnelle des temporalités par la promotion du temps réel de la pure « exposition » et de l’action - réaction instantanée74 ou encore, dans une optique plus physicienne, entendue comme réarrangements toujours plus rapides de « particules élémentaires et éternelles »75. Tout cela confirme la règle intuitive selon laquelle plus l’attente est forte, utopique, plus la fusion avec celle-ci doit se faire brève quitte à n’être qu’une perpétuelle succession de « coups » sans cesse à réescompter. Il s’agit donc là d’un temps particulier dont on a déjà parlé, à savoir ce pur présent ou « présent surchargé » parce que convergent vers lui « expérience et attente », cumulant ainsi « les responsabilités temporelles du passé, du présent et de l’avenir »76.
114C’est donc un temps homogène dont il est question, c’est-à-dire inarticulable sur autre chose que lui-même. On peut encore parler pour le qualifier de temps inertiel dans lequel plus rien ne peut véritablement faire événement et où l’on n’arrive, en tout cas, à rien77 faute de pouvoir encore articuler celui-ci à un au-delà qualitativement différent (devenir ou avenir), ce dernier étant considéré comme inutile à symboliser. L’horizon d’attente (futur) semble donc bel et bien bouché parce que condamné à la fuite éperdue du fait de son repli sur le présent.
115Pour nous résumer, affirmons une fois de plus que le procès en personnalisation entraîne une existence impatiente, purement actuelle sans but ni sens, livrée au vertige de la répétition — tous les « trajets » étant équivalents en l’absence de véritable « trajectoire » (Virilio) — et en vue de l’exploration desquels il faudra par tous les moyens gagner du temps contre le temps. Au total se profile donc l’illusion de la démocratie directe, d’une naturelle socialité par le présent.
116Cette « éclipse de la distance » (D. Bell), par ailleurs encouragée par un certain nombre de théoriciens78 ou de courants de pensée élaborés79, n’est, on s’en doute bien, pourtant pas exempte de réels dangers en donnant notamment prise aux tentations régressives d’un ordre plus sommaire.
117Au vu de ce qui a été développé ci-dessus, on ne peut que remarquer avec Lipovetsky que « la réalisation définitive de l’individu coïncide avec sa désubstantialisation, avec l’émergence d’atomes flottants évidés par la circulation des modèles... recyclables continûment »80.
118Le sujet n’a plus de « pesanteur propre », il est comme Prométhée sans cesse dévoré, vidé par la circularité de son désir et la négativité que comporte cet enfermement dans son réduit libidinal.
119En effet, l’hyper-consommation de sensations et d’expériences ne compense rien du tout, surtout pas l’abîme ouvert par le rejet des limites transcendantes et des références symboliques. Ce « manque à être » se traduit par l’avènement d’un « individu incertain » dont parle Alain Ehrenberg81 ou encore du phénomène d’apathie82 dont l’indifférence essentielle rend possible l’accélération des expérimentations pourtant à la base de cette saturation et cause de tout le mal. Obsédé par son propre objet mais refusant de s’aventurer respectueusement sur la voie qui y conduit, c’est-à-dire celle qui le maintient à bonne distance pour lui permettre de jouer pleinement son rôle d’attraction dynamique83, le désir, sitôt accompli, se révèle insupportable. On se retrouve de manière plus générale face à cette oscillation cyclothymique typique du désespoir postmoderne dont Kerkegaard avait déjà saisi les tenants et aboutissants dans cette définition allégorique : « le désespoir qui est conscient d’être désespoir, conscient par conséquent d’avoir un moi dans lequel il s’éternise, et qui tantôt veut désespérément n’être pas lui-même, tantôt veut désespérément être lui-même »84.
120Isolant l’individu sans repères événementiels dans une temporalité sans fin ni commencement qui « s’étend indéfiniment dans les deux directions du passé et du futur »85, « l’achronicité force le psyché à projeter la vraie vie hors de tout le visible ». Comme la vraie vie est hors de tout, « c’est donc la totalité de (l’)espace-temps qu’il faut faire exploser pour s’en approcher »86. Une issue semble donc passer par un dépassement violent de cette infinie répétition du même, caractéristique de l’achronicité. Il s’agit de tenter une sortie abrupte hors des désenchantements du visible par un anéantissement de la conscience.
121On l’obtiendra par le recours aux substances psychotropes, légales ou non, mais aussi par le développement de la technique (réalité virtuelle, cyberespace) à qui l’homme demande aujourd’hui de produire le même effet, à savoir lui ouvrir la voie qui le mènera au dehors de sa condition87 ;
122Sans nous étendre encore davantage, prenons toutefois acte du fait qu’entre cette production artificielle de métachronicité (« hétérogénéité absolue au temps ») et la révolution permanente de l’achronicité, la distinction est extrêmement ténue, purement théorique, voire même inexistante sur le plan temporel. On se retrouve dans les deux cas face à l’éternité d’un pur présent.
123Quoi qu’il en soit, on approche là ces états de déséquilibre subjectif qui rendent possible « l’amour du censeur » (P. Legendre) ou démission du sujet libre et responsable afin de se laisser diriger par les injonctions d’un « grand Autre ».
§ 4 : le désir névrosé d’être soi
124Tout se passe en quelque sorte comme si l’idéal du moi, instance légale « héritière du narcissisme primaire » et donc, à ce titre, narcissisée (narcissisme secondaire), mais passant également par « l’introjection symbolique du père »88 (figure de la loi toute-puissante), venait par défaillance structurelle — en refusant la perte de jouissance immédiate qu’impliquent les mécanismes de représentation et de mise à distance — à céder la place au surmoi pervers du névrosé.
125Cette dernière instance psychique est issue de la déchirure pratiquée dans l’imaginaire du sujet par la rupture « des mailles de la chaîne symbolique », selon l’expression de Lacan89.
126Contrairement à la première figure de censure, s’apparentant plus à un « référent métonymique », un « certain ordre de discours » qui interprète la loi en tenant compte des résistances particulières à l’histoire du moi90, le surmoi fonctionne dans ce cas selon une logique de soumission absolue91.
127Ce dispositif est, tout comme le premier, attributif de places par jugement et dès lors rassure car « recevoir une place c’est être encore aimé », mais la logique de soumission dont il est question ici est une logique d’amour particulière en tant qu’elle se rapporte à l’ordre dogmatique de la toute-puissance conférée à l’autre. Le moi névrosé se rassure alors sur son incertitude ontologique en s’identifiant aux différents énoncés magistraux successivement assumés par toute institution susceptible de prendre le relais, comme référence autorisée (école, juge..), des liens d’autorité les plus archaïques et des demandes d’amours les plus primaires (loi du plaire). Il y a par là l’expression d’une demande de jouissance immédiate sans cesse à réintroduire.
128Il n’est pas étonnant, dès lors, que le surmoi ait une parenté avec « la compulsion de répétition »92. Il faudra s’en souvenir le moment venu.
129« La morale du névrosé, purement contraignante est, à la limite, le contraire de la loi — dans la perversion on peut dire que le surmoi se substitue à la pulsion elle-même comme commandement de la jouissance »93.
130Ceci nous amène à reconnaître une fois de plus « la solidarité structurelle du désir et de la loi ». En effet, la loi n’apparaît généralement, tout comme le désir, que coupée de son origine par son institution dans un discours.
131L’analyse incarne cette mise à distance de la loi par rapport à ses expressions les plus autoritaires et permet de ce fait de « rendre le moi plus indépendant du surmoi, lui faire s’approprier (par l’accès du sujet à l’ordre symbolique) de nouveaux morceaux du ça », le rendre plus maître de ses pulsions inconscientes94. Au contraire de cette « culture du désir », dans le cas de la névrose, ou de la mélancolie95, « le sujet attend confusément qu’il y ait un répondant autorisé à son désir : « à vous de me dire ce que je veux » »96.
132Empêtré dans les apories de sa compulsion à être lui-même et, tout comme le toxicomane, incapable de se limiter per se, le sujet cherchera chez l’Autre la caution qu’il est incapable de donner à son désir, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’assouvir ou de le limiter. Le névrosé moderne préférera donc désirer la loi telle quelle plutôt que de désirer à l’ombre de celle-ci. Mais encore faut-il qu’il y ait possibilité d’une ombre portée. Le « code imaginaire » du surmoi ou l’idéal du moi ne joue son rôle symbolique d’identification par intériorisation qu’à la condition que le substitut du père « rejoue », quant à lui, sa propre castration en permettant au sujet de s’imprégner de ce code qui échappe de prime abord à son contrôle et à sa responsabilité97.
133Si la figure surmoïque mobilise une communication pleine dans laquelle aucun jeu n’est possible avec un savoir ou « une instance de la Loi réputée indisputable », elle manque son rôle de pouvoir vide, de « réponse féconde à l’incomplétude relationnelle à la source du désir » des sujets désirants et parlants98. Ce substitut du père persiste dans son propre phantasme de toute-puissance et prête donc sa voix à celle du père imaginaire, garant du comblement du vide d’être du sujet dont ce dernier n’est dès lors plus responsable en tant que co-auteur de son existence.
134Il faut donc se méfier de l’illusion de la toute-puissance liée à un dispositif technique particulier. « La croyance dans le pouvoir opératoire d’une technique est au fond une forme de démission et de refus des responsabilités », de la part d’un « supposé censeur » « qui aime son symptôme-théorie/technique comme lui-même et y associe l’autre »99.
§ 5 : L’essoufflement du juridique
1. La demande de droit et ses conséquences
135Le phantasme lié à l’accomplissement d’un rôle de « supposé censeur » est, nous semble-t-il, celui auquel se prend le système juridique lorsqu’il se vit conformément aux impératifs du mythe télévisuel de la parole parfaite, de l’empathie en accueillant toute demande de sens ou de reconnaissance100, alors qu’il semble bien, de prime abord, qu’il laisse, par là, peser sur lui une attente trop grande, compte tenu des médiations imparfaites qu’il est en mesure de mettre en œuvre effectivement. Imparfaites les médiations, certes, mais non dénuées du plus vif intérêt comme on le verra.
136A. Au plan législatif, cette illusion se paye, comme nous l’avons déjà envisagé, par une phase d’activisme et d’inflation des lois, comme si la réponse à chaque problème dépendait toujours d’une loi. Quoi qu’il en soit, cette abondance laisse à la fois le législateur perplexe face à la multitude des faits qu’il lui est impossible de traiter et prive l’action normative d’une perspective d’ensemble.
137Dans ces conditions, la loi ne peut que souffrir d’un déficit qualitatif. La règle de droit est rédigée de façon précipitée et bien souvent par des non-juristes, de telle sorte que certains textes confinent parfois à l’illisibilité et à la confidentialité. De plus, l’intervention du droit dans des domaines nouveaux où l’adoption de règles précises est délicate multiplie les difficultés d’expression de la norme. L’ingénierie sociale du législateur se coulera, en effet, plus volontiers dans une réglementation floue et provisoire que dans une loi générale et abstraite. Le droit souffre donc d’une incroyable inflation et, corrélativement, d’une instabilité inquiétante, à tel point que François Ost parle même de véritable « substitution de paradigme »101. D’un droit stable, on est passé à un droit « en transit » où l’urgence et le provisoire sont les modalités ordinaires de toute règle. Face à une temporalité « circulaire, réversible et résolument instable », « si peu chronologique », l’auteur parle de lois virtuelles, toute intervention étant déjà comprise, plongée dans les circonvolutions d’un réseau totalitaire car virtuellement complet102.
138Il est alors nécessaire de prendre la mesure de l’avertissement que lance François Ost aux systèmes juridiques qui ont encore « la maîtrise de leur propre changement » et selon lequel « seul un ordre juridique capable de durer ou, à tout le moins, de maîtriser son propre changement est en mesure d’instituer la société et de nouer le lien social »103.
139Le droit « bavarde », se dévalorise dans son inflation et génère par là un sentiment d’angoisse diffuse. « La loi, dit Carbonnier, n’a plus de nos jours la signification qu’elle avait jadis... cette maxime de conduite universelle qui était solennellement proclamée à l’intention des générations futures... (c’est) un simple procédé de gouvernement, une façon pour l’Etat de donner ses ordres, dans le présent, à un groupe plus ou moins étendus de sujets »104.
140Le droit devient une marchandise devant laquelle tous ne sont pas égaux.
141B. Passons à ce qui concerne le juge, puisque c’est de cet acteur juridique dont il est principalement question ici. Il convient de se reporter à ce qui a déjà été dit de lui dans la partie consacrée au contentieux familial. On se souviendra toutefois de la figure du juge à « tout faire », champion des libertés individuelles, ainsi que de la place qui est laissée, au nom d’une régulation performante, à la gestion des conflits en temps réel. Cela, soit par la démission pure et simple du judiciaire au profit d’instances plus souples, soit par la reconnaissance dans un certain nombre de litiges du caractère ordinaire de procédures pourtant exceptionnelles de référé intervenant au provisoire et vu l’urgence, voire même l’extrême urgence.
142L’analyse de la demande en justice montre cependant bien que le juge court en vain après une demande qu’il ne peut assumer mais qu’il contribue pourtant à alimenter en se crispant dans sa posture de pleine capacité à répondre à toute détresse. On verra qu’à s’enferrer dans cette optique, le juge et, partant, le droit ont gros à perdre en terme d’efficacité et de légitimité.
143La faiblesse du droit réside bel et bien dans cette trop grande confiance qu’il a et que l’on a en lui105. La demande de justice débordera toujours la justice elle-même.
144Sans pour autant revenir sur ce qui a déjà fait l’objet de si longs développements, rappelons toutefois que dans un contexte d’incertitude du sujet, de dilution des frontières de la normalité sociale, la demande est particulièrement dense quantitativement et qualitativement puisqu’elle porte sur l’identité même de ce dernier. L’individu ne se présente plus comme quelqu’un d’engagé mais comme « une victime qui demande réparation ». La justice est alors « mise en demeure de donner figure aux peurs diverses qui alimentent l’opinion, de fournir des rituels expiatoires et moins de fournir de nouveaux repères que de valider une posture indiscutable, celle de l’humilié et de l’offensé »106.
145En effet, la plainte caractérise bien, selon Jean-François Laé, le rapport nouveau que le citoyen, devenu victime, entretient avec la Cité en général et le juge en particulier. Elle serait, toujours selon cet auteur, « l’expression d’un intolérable » qui exige considération, ce dernier étant d’ailleurs entendu très largement comme la simple limitation de possibles satisfactions et ce, par « tout fait quelconque » même virtuel107.
146On comprend qu’un sujet sur qui repose la charge terrifiante d’avoir à s’instituer soi-même et qui ne peut compter que sur lui pour se faire respecter et conquérir sa place sociale ne puisse laisser passer la moindre chance de se réaliser « au maximum » sans demander à qui semble vouloir lui prêter main forte une reconnaissance, une réparation en cas de perte et, à tout le moins, une écoute empathique de son mal être.
147La justice de proximité se doit donc de coller au plus près de la problématique des plaignants et de faire face le plus efficacement possible à la massification du contentieux, conséquence pratique de ce nécessaire traitement des affaires sur le mode du présent gestionnaire dans lequel tout doit être envisagé en même temps. A l’encombrement du présent, signe d’un repli sur celui-ci, correspond, sur le terrain de la réponse effective, la logique de l’urgence, du « résultat immédiat », de la « rentabilité directe de l’effort »108.
2. Le phénomène de l’urgence
148L’urgence comme « mode de droit commun »109 et, à ce titre, « annonciatrice d’une nouvelle problématique temporelle » (Z. Laïdi), ne serait finalement que la traduction sociale d’un présent totalisant qui efface le futur de l’horizon politique.
149L’urgence, selon Laïdi, « ne nie pas le temps », bien au contraire car elle sert souvent de moyen ultime pour éviter de se retrouver « hors du temps »110, elle n’est jamais qu’« une excuse au retard »111.
150Elle surcharge le temps d’exigences inscrites dans la seule immédiateté.
151On peut donc dire qu’une société qui ne ferait plus de projets, qui ne rendrait pas à l’horizon d’attente son statut d’instance délibérément anticipée en vue d’orienter l’action, se condamnerait du même coup à vivre sous le joug de l’urgence et de ses apories.
152Le phénomène de l’urgence est en effet grevé de trois risques majeurs pointés par Laïdi — « l’effet d’éviction du temps long ; l’effet d’entrave à la mise en œuvre du temps long ; l’effet d’offre qui conduit l’urgence à générer sa propre demande » — et qu’il rassemble sous ce paradoxe suivant lequel « l’urgence tend à s’installer, à se pérenniser »112. On rajoutera à cette liste deux autres traits auxquels l’urgence condamne et qui renforcent les précédents : le caractère difficilement discutable de l’urgence, fine pointe de l’action concurrentielle et, deuxièmement, le fait que l’urgence génère de l’arbitraire (tous les individus ne seront pas sauvés, comment trancher, dès lors, entre leurs prétentions respectives lorsque l’urgence devient le mode normal de gestion) et de l’impréparation (pas le temps de se mettre à l’écoute des causes réelles du problème).
153Le traitement en temps réel du contentieux matrimonial montre bien que l’urgence liée à la mise en œuvre d’un processus de médiation ne remplit pas pleinement son objectif d’efficacité.
154P. Lascoumes dénonce en premier lieu l’illusion de cette pacification, le consentement mutuel diluant le conflit durant la procédure, en « soulignant que l’observation détaillée des contentieux montre la part importante des « litiges secondaires », consistant dans la contestation d’accords passés »113.
155Cette dérive du contentieux vers l’aval s’explique sans doute par le fait que le conflit n’a pas été totalement vidé, clairement exprimé dans ses enjeux les plus douloureux pour être finalement tranché par une parole d’autorité. Si le conflit est occulté, celui-ci ne manquera pas de réapparaître à un autre moment et sous une autre facette (révision d’un droit de garde...).
156De plus, et dans le même ordre d’idée, l’accord n’est bien souvent que la façade consensuelle du renforcement des positions dominantes et des rapports de force acquis durant la vie conjugale. Le juge, dans son rôle bureaucratique de certification, ne ferait alors qu’entériner une injustice et prive le justiciable des garanties constitutionnelles qu’il mobilise ordinairement en tant que garant des droits de la défense et du respect de la contradiction.
157Enfin, « la privatisation des acteurs place aujourd’hui plus que jamais les divorçants sous une forte dépendance de savoirs stéréotypés et contradictoires qui leurs sont étrangers ». Il y aurait là comme une « violence paradoxale » exercée par les experts sur le sujet, peut-être bien plus dangereuse que celle que met en scène le rituel judiciaire114.
Section 3 : Retour critique sur le positionnement du droit et ses conséquences temporelles
§ 1 : l’articulation des régulations
158La convention comme forme nécessaire et suffisante d’institution du social semble bien être illusoire. Les formes négociées sont-elles pour autant à rejeter au profit d’un retour pur et dur à l’ordre disciplinaire ancien ? On ne le pense pas.
159Conférer sans nuances au traitement juridictionnel classique une position « d’ultime possibilité de médiation dans un univers d’immédiateté » (J. Roman) et supplanter ainsi l’envahissement du contrat par celui de la disposition légale, de la sentence à la manière de ce que Bachelard décrit dans sa loi de la bipolarité des erreurs, nous semble à nouveau prêter le flanc à la critique.
160On retrouverait là un modèle dogmatique positiviste d’une loi indiscutable dans sa transcendance, claire, précise et univoque et mobilisant une intelligibilité de type logico-déductive, qui forme la toile sur laquelle se projette le phantasme d’un désir pervers de figure surmoïque pleinement explicative.
161Un système juridique qui connaîtrait les « causes pleines » et les « effets entiers » que pensaient pouvoir décrire les fondateurs de la science moderne susciterait les mêmes espoirs que cette dernière à qui l’on prêtait, selon la formule d’Einstein, le pouvoir « d’échapper aux tourments de l’existence quotidienne »115.
162De plus, remarquons que « la quête des certitudes, avec la négation du temps et de la nouveauté qu’elle implique, traduit un refus profond de l’histoire, le désir d’un point de vue qui permette de lui échapper »116.
163On retrouverait ce que l’on cherche précisément à éviter, à savoir cette « compulsion de répétition » dont on a vu qu’elle caractérise l’attitude du sujet face à la toute-puissance d’un surmoi qui détiendrait le fin mot de la cause du désir. Cette réflexion offre une parenté évidente avec ce qui a été dit du phénomène de l’urgence.
164Pour échapper à la fatalité du « tout-au-judiciaire », il est donc nécessaire de ne pas perdre de vue la nécessité de la préservation d’une « diversification des modes de règlement de conflit » (Panier) qui répond à une attente légitime des justiciables d’allègement des formes de la justice et de célérité dans le traitement des affaires principalement matrimoniales.
165Le juge ne doit-il pas se contenter d’accompagner les protagonistes seulement « le temps qu’il faut »117 et laisser place à la « complémentarité fonctionnelle » entre différents intervenants qui ne fonctionneraient dès lors plus comme des « marchés parallèles », « façons dégradées de rendre la justice »118. Il est donc nécessaire de rechercher des articulations entre eux afin qu’aucun de ceux-ci, fût-il judiciaire, ne puisse prétendre occuper seul la scène fondatrice du sujet et de permettre ainsi une plus grande harmonisation « entre les différents temps et les multiples rythmes que peut connaître la solution d’une même situation litigieuse »119.
166Rappelons, en effet, qu’il y a bien superposition entre litige et conflit, que le procès judiciaire n’est pas à même d’absorber à lui seul la totalité de ce dernier et, enfin, que l’utilité de la procédure n’est pas absolue, étant déterminée corrélativement à la gravité du conflit (valeurs en jeu, qualités des relations entre parties avant et durant la procédure, prédétermination du conflit par des normes juridiques, conférant déjà au droit le statut de référence)120.
167La seule exigence majeure qui semble se dégager des différents commentaires qui ont été émis par la doctrine au sujet de cette nécessaire complémentarité est l’attention particulière à ne pas confondre les registres (thérapeutiques, administratifs, judiciaires) et à ce que chaque acteur se montre lucide sur les limites structurelles de sa propre intervention en n’hésitant pas à passer la main lorsqu’il a conscience que le problème aura plus de chance d’être mieux traité par d’autres professionnels de la régulation121.
168Pour reprendre la formule de Christian Panier, « il faut bien se garder d’entretenir la confusion des rôles et des genres au risque de brouiller irrémédiablement les logiques d’action et les symboliques qui les sous-tendent ». Ce à quoi l’auteur ajoute : « pour que (la) dimension symbolique soit opérante, il faut que le juge soit exclusivement juge »122.
169Cette citation tombe bien à propos afin de ne pas perdre de vue la leçon qu’il convient de tirer pour le droit de l’illusion de performance de la pure proximité manifestée en bout de course par le phénomène de l’urgence et les impasses sur lesquelles il débouche.
§ 2 : le repositionnement du juridique
170Le retour de la distance, de la possible articulation sur autre chose que soi-même caractérisent cette dimension symbolique typique de la fonction judiciaire comme gardienne des valeurs collectives et des promesses de lien qu’elles recèlent.
171Cette attention renouvelée aux « référentiels forts » (ensemble de croyances et de normes) est, en outre, particulièrement importante en matière familiale tant il est vrai, comme le note I. Théry, que celle-ci a partie liée avec ce « monde commun » dont on cherche à assurer la pérennité.
172La famille est avant tout une institution, un mixte complexe « de liberté et d’appartenance ». Elle « incarne, en contrepoint de la citoyenneté, la part de la condition humaine qui n’est pas choisie, mais doit être reconnue comme héritage »123.
173La démonstration par l’absurde qu’offre le spectacle de la crise du judiciaire doit donner au droit l’occasion de se ressaisir en restaurant sa spécificité, ce qui permettra également de sortir des ornières du thérapeutique et de la tutélarisation dont on a vu qu’elles se marquent respectivement par un « appauvrissement du sens du temps »124 (Taylor) et par un traitement des « problèmes » hors de la question du sujet et de la nature de son désir125 (Ehrenberg).
174Tout ceci ne signifie pas qu’il s’agisse là d’attendre que la justice vienne « sublimer notre anomie morale » (Roman), car ce qui constitue le cœur même de son intervention particulière est qu’elle n’est que la « gestion d’un passage ».
175A la différence du contrôle social diffus dans l’espace et dans le temps, la justice n’est donc « qu’un temps dans la vie de l’individu »126.
176La procédure judiciaire est un rite d’institution, d’organisation du monde par la référence à des instances universalisantes, des représentations communes qu’elle mettra en scène dans un cas d’espèce particulier et qui rappelleront à tous « l’harmonie à atteindre » (Garapon).
177Le juge incarne ce passage d’une parole privée à une parole publique en « confrontant ce qui fait événement pour le sujet et ce qui fait sens pour le groupe social tout entier... il affecte notre comportement, avant tout, par des symboles qu’il nous fait connaître »127.
178Par cela, le juge attribue au sujet une « juste place » (Garapon) qui n’est pas la traduction de la vérité absolue, ni celle du plus juste partage, mais qui a le mérite de fixer les choses, de les faire sortir de la confusion dans laquelle elles étaient plongées par le conflit. Le juge, pleinement tiers, sépare les situations, leur attribue cette place en regard de normes considérées comme communes, auxquelles il faudra se tenir et réorganise de ce fait les liens rompus ou distendus.
179On conçoit clairement ce que cette tâche peut avoir d’essentiel en ce qui concerne la famille et la fonction sociale de ses membres.
180Instauration, restauration, parenthèse signifiante respectueuse du continuum de la vie dont il réarticule certains de ses temps dans une plus grande cohérence, le rôle du juge est capital mais non exclusif.
181En effet, il ne lui faut pas « résoudre absolument le conflit » par la mise au jour de la meilleure solution possible ou encore réduire les intervenants au procès à la raison, ce qui déboucherait sur l’escalade temporelle que nous avons pointée. On lui demande simplement, mais c’est énorme, de réintroduire la loi là où elle n’était plus128.
182Le jugement serait donc ce logos imparfait, puisqu’il repose sur une fiction et qu’il n’a pas la prétention d’exprimer l’essence des choses, qui permet au sujet de se « re-connaître » dans le retrait qu’il impose par rapport à la vie qui va. Ce récit particulier permet de rendre à nouveau « le temps habitable » et de faire en sorte que l’individu n’en soit plus la victime.
§ 3 : retour d’un temps habitable
183On passe alors sous le régime de l’« u-chronie » qui réconcilie passé et futur dans un présent ouvert sur leur puissance d’interpellation.
184Il permet, en effet, que « sujet et objet se fassent face sans s’anéantir mutuellement ». En effet, cet espace, en offrant l’occasion de ressaisir le passé au moyen de représentations et dans le surgissement d’un temps entre parenthèses en rupture avec le délire du pur passage à l’acte, fait exister cette différence (dis-tension) comme échec « au narcissisme pur » qui « permettra à la vie de s’acheminer »129.
185On notera donc le pouvoir « historial » de cette parole judiciaire qui fait époque et permet d’échapper à cet engluement dans le temps qu’est la culpabilité et la « compulsion de répétition ». Elle crée l’histoire en configurant l’énigme du sujet, dans la mesure où elle la rend « présente comme quelque chose dont la présentification doit être continuée »130.
186Par son pouvoir d’altération de soi et de l’autre, elle ouvre une possible vérité en ne la fournissant pas telle quelle, mais en en offrant le sens à partir duquel un « processus de vérification pourra être développé ».
187Grâce à l’ouverture de ce temps soi-disant « perdu pour la vie » qu’est le judiciaire, on assiste concomitamment à la renaissance d’un horizon temporel (d’un avenir) et à celle du sujet par l’ouverture du possible, à partir d’une relecture du passé. Un possible dont l’individu n’est pas totalement le maître et qu’il lui faudra apprendre à habiter (l’être est un peu moins « mien » et peut-être davantage « mon œuvre »)131. Affirmation « vitalisante d’une présence du passé, associée à une prévision critique quant à son destin futur », le jugement ouvre de « véritables paris sur la durée... (qui) incarnent le « dur désir de durer »132.
188Concluons sur ceci, le droit qui autorise le « tout au juridique » ou plus exactement le « tout au judiciaire » en devenant pragmatique, pure réponse aux problèmes sous une forme intégrale et immédiate finit, étant partout, par se gonfler de tant de diverses tâches qu’on en oublie de lui réserver celle qui lui revient en propre : trancher.
189De plus, sur le terrain du présent gestionnaire, même la justice capillaire la plus performante sera toujours dépassée en terme de fonctionnalité pure par des systèmes moins lourds et à propos desquels la proximité est caractéristique du mode de fonctionnement. On pense en disant cela à la télé-présence qu’offrent le « direct » médiatique particulièrement via le reality show.
190De même, la pulsion d’agréation de soi à soi sera beaucoup mieux servie par le jeu des normes du marché bien plus adaptables. En fait, le déficit manifeste et répété des médiations juridiques sur le plan de l’effectivité risque bien de contaminer la légitimité qu’elles pourraient encore faire valoir en mettant l’accent sur leur spécificité et leur action civilisatrice.
191En outre, et ce sera notre réflexion finale, n’y a-t-il pas mauvaise compréhension, ou plutôt compréhension perverse, de la part du juge ou du législateur, de la nature réelle de la demande de restauration d’identité qui est exprimée devant eux ? A suivre Paul Ricœur, l’identité n’est, en effet, pas un concept univoque, il couvre deux aspects de réalité différents.
192Par le recours au juge, vers qui l’on finit toujours par revenir lorsque se font sentir les effets insatisfaisants de la médiation, le sujet ne désirerait-il pas fondamentalement ceci : au lieu d’être ramené à soi sur le mode épuisant de l’idem (justice-médiation) — immédiate et illusoire remise à zéro des compteurs par le retour virtuellement infini sur le même ne souffrant plus d’aucune perte —, le sujet ne préfèrerait-il pas être ramené à soi sur le mode de l’ipse (justice-symbolique) — se présentant sous la forme d’une promesse engageant un avenir, un « je maintiendrai », véritable défi au temps tel qu’on puisse à nouveau compter sur et avec « moi » ?133.
193Il y va de la fidélité à soi-même comme projet d’avenir incertain mais passionnant.
Notes de bas de page
1 Ricoeur parle d’un « consentement à la vie » dans l’unité paradoxale de la liberté et de la nécessité. Irène Théry avec Alain Finkielkraut évoque la nécessité d’une politique de la reconnaissance d’un donné qui résiste à toute appropriation, « d’un monde plus vieux que nous », dira le second, qui devrait empêcher que le sujet puisse se dire « antérieur à toute cœxistence ».
2 Leibnitz parle du jugement comme « d’un acte réflexif entre universalité et singularité dans l’espace de leur écart ».
3 Une Recommandation no R (84) 5 du Conseil de l’Europe du 28 février 1984 portant sur les principes de procédure civile propres à améliorer le fonctionnement de la justice offre à cet égard un complément d’information intéressant. Un principe en résume l’esprit en affirmant qu’il « est nécessaire de permettre aux parties d’accéder à des procédures simplifiées plus rapides... notamment en reconnaissant au juge le pouvoir d’orienter le procès avec plus d’efficacité ».
4 G. de LEVAL, Accès à la justice, règles de procédure et attribution du juge dans le procès civil, in Famille et Justice. Justice civile et évolution du contentieux familial en droit comparé, Bruxelles, Paris. 1997, p. 326.
5 « ... en tant qu’instrument de réalisation des droits, elle (la procédure) procure « la paix juridique qui est une partie de la paix sociale » et maintient « l’harmonie entre le droit et la situation de fait » ; au besoin, elle permet d’obtenir par la force, en cas de résistance, le respect du droit reconnu ». G. de LEVAL, op. cit., p. 314, citant Albert TISSIER (référence reprise en note).
6 J. van COMPERNOLLE, La justice familiale et les principes fondamentaux du droit judiciaire, in Famille et Justice. op. cit.. p. 389.
7 Arrêt Bock du 29 mars 1989, § 49 et arrêt H. c. Royaume-Uni du 8 juillet 1987.
8 G. de LEVAL, op. cit. L’auteur note même que ce « contentieux de masse touchant la vie quotidienne » appelle « des réponses urgentes ».
9 Ibidem, p. 313 et 320.
10 Pour une distinction fouillée entre ces deux concepts voy. C. MINCKE, Effets, effectivité, efficience et efficacité du droit : le pôle réaliste de la validité., in R.I.EJ., no 40, 1998, p. 115 et sv., spéc. p. 132 et sv.
11 J.P. BONNAFÉ-SCHMITT, Les techniques de médiation en matière de médiation pénale et de quartier, in La médiation ; un mode alternatif de résolution des conflits ?, 1992, p. 223. Ce texte livre en outre un excellent aperçu de ce que représente la réalité du phénomène de la médiation.
12 J.-F. SIX, Le temps de médiateurs, Paris, 1990.
13 F. LIGOT, Justice négociée : le rôle conciliateur du juge et la médiation, in Famille et Justice. op. cit., p. 401 et 430. L’institution des justices de paix est d’ailleurs marquée à l’origine par le désir des révolutionnaires de développer l’arbitrage et la conciliation.
14 J. COMMAILLE, La justice familiale comme problème politique, in Famille et Justice, op. cit., p. 74 ; J. CARBONNIER, Réflexions sur la médiation, in La médiation : un mode alternatif... op. cit., p. 11 et 12. ; A. GARAPON, Qu’est-ce que la médiation au juste ?, in La médiation : un mode alternatif.... op. cit., p. 211.
15 P. RONFANI, La déjudiciarisation du contentieux familial, in Famille et Justice., op. cit., p. 44.
16 Ibidem, p. 45 ; J. COMMAILLE, op. cit., p. 75, 77 et 78. De plus, ce dernier auteur retrace le parcours historique des différents modèles qui ont présidé aux régulations politiques et juridiques de la famille sur trois étapes consécutives : celle de la fusion dans laquelle le père de famille est considéré comme le maître absolu de la « cité domestique » ; celle de la tutelle qui voit le transfert relatif du rôle du père sur l’Etat pour le plus grand bien de la « collectivité » et celle du modèle contractuel démocratique dont il est question ici.
17 P. RONFANI, op. cit., p. 45 à 47 ; I. THÉRY, Vie privée et monde commun, in Esprit, décembre 1996, p. 145 et 146.
18 I. THÉRY, op. cit.. p. 147 ; J.COMMAILLE, op.cit., p. 75 et 78.
19 C. PANIER, Le rôle et la coordination des acteurs dans la justice familiale contentieuse : entre contrôle juridictionnel et gestion assistée, in Famille et Justice, op. cit., p. 363.
20 A.GARAPON, op. cit., p. 221.
21 Μ. T. MAZEROL, Justice négociée : une expression ambiguë ; Pour le magistrat, un « compromis » entre deux types d’aspirations, in Annales de Vaucresson, no 29, 2/1998, p. 77 et sv. L’auteur rapporte de nombreux témoignages de magistrats qui expriment leur besoin de contact et d’intensité relationnelle.
22 « Juge conciliateur, négociateur, arbitre et tutélaire, ces quatre fonctions l’investissent d’un pouvoir bien éloigné de la juridiction traditionnelle ». J. van COMPERNOLLE, op. cit., p. 384.
23 G. de LEVAL, op. cit., p. 32.
24 F. OST, Jupiter, Hercule, Hermès : trois modèles du juge, in La force du droit. Panorama des débats contemporains, Paris, 1991, p. 250.
25 I. THÉRY, op. cit., p. 148.
26 A. GARAPON, Comment sortir de la « crise » de la justice familiale ?, in Famille et Justice, op. cit., p. 62 ; voyez également O. CAMY, Présence irréelle du droit. A propos de la temporalisation du droit., in R.I.E.J., no 41, 1998, p. 8 et sv.
27 A. GARAPON, ibidem, p. 63.
28 C. LABRUSSE-RIOU, Le désinvestissement du législateur : le flou des références légales, in Famille et Justice, op. cit., p. 28 et sv.
29 Ibidem, et spéc. p. 30 ; J. ROMAN, Une démocratie de plaignants, in Esprit, no°252, 1997-98, p. 19 et sv.
30 C. LABRUSSERIOU, ibidem, p. 31.
31 Les spécialistes « ne prescrivent pas, ils annoncent, ils balaient l’incertitude par la certitude des effets à attendre.... balisent l’univers psycho-judiciaire en s’appuyant sur la force du besoin d’universalité par le semblable concret (i.e. « traiter une situation comme une autre situation sur le plan cognitif comme sur le plan pratique »). Ils offrent la seule réponse pertinente, dans l’univers de la gestion de la vie, à l’angoisse de la singularité absolue, c’est-à-dire de l’inintelligible... Être un expert, c’est exactement cela : ne jamais répondre « ça dépend » sous peine de briser la chaîne de la similitude ». I. THÉRY, op. cit., p. 149.
32 A. GARAPON, op. cit.. p.62.
33 « ... tantôt les relations familiales sont traitées comme de simples situations de fait quantitativement appréhendées, tantôt une vision contractualiste sous-tend des dispositifs juridiques où la norme est celle que les parties se donnent à elles-mêmes, tantôt la loi délègue aux juges, voire même à des instances non judiciaires, la charge de régler les conflits sans référence commune... ». Ibidem.
34 S. GUINCHART, L’évitement du juge civil, in Les transformations de la régulation juridique, Paris, 1998, p. 226 et 227.
35 A. JEAMMAUD, Introduction à la sémantique de la régulation juridique, in Les transformations de la régulation juridique, Paris, 1998, p. 70. Pour un panorama de la législation familiale belge sur 30 ans dans lequel se marque cette tendance à favoriser les solutions négociées, voyez : A. DEVILLÉ, Une nouvelle normativité contractuelle dans les conflits familiaux. Le divorce négocié, in Droit négocié, droit imposé ?, Bruxelles, 1996, p. 398 et sv.
36 THÉRY, op. cit., p. 148.
37 En témoignent les termes d’un jugement du tribunal de grande instance de Caen du 13 septembre 1989 selon lequel, et l’on souligne, « il serait préjudiciable qu’une décision arbitraire du juge aux affaires matrimoniales... intervienne, sans qu’une tierce personne, complètement étrangère au conflit puisse apporter son aide... il serait souhaitable... de surseoir à statuer et d’envoyer les parties consulter le service de médiation familiale », cité par J.-L. RENCHON, La médiation familiale comme réponse aux impasses du traitement judiciaire de la séparation conjugale, in La médiation : un mode alternatif.... op. cit., p. 299, note 5.
38 L.CADIET, A la recherche du juge de la famille, in Famille et Justice, op. cit., p. 240 ; P. RONFANI, op. cit., p. 53.
39 THÉRY, op. cit., p. 151.
40 Cette remarque est, moyennant quelques accommodements, tout aussi valable pour le « juge confident ».
41 J. CARBONNIER, op. cit., p. 21. C’est nous qui soulignons ; A. BABU, La médiation-familiale ou la rupture « sans perdant », in La médiation : un mode alternatif..., op. cit., p. 208.
42 « On pourrait montrer que, en matière d’intérêt de l’enfant, tout et son contraire ont été défendus comme un dogme en une vingtaine d’années ; peu importe, car c’est justement l’adaptation perpétuelle qui caractérise l’expertise. Elle n’a pas de mémoire, elle efface au fur et à mesure la trace de ses « savoirs » et nul ne s’en soucie » ; I. THÉRY, op. cit., p. 149.
43 Ibidem, p. 148.
44 Ibidem, p. 154 ; G. de STEXHE, Négociation : le degré zéro et l’événement, in Droit négocié, droit imposé ?, op. cit., p. 204. Paul Klee affirme, d’ailleurs, de façon éloquente que « définir isolément le présent, c’est le tuer ».
45 I. THÉRY, Ibidem.
46 G. de STEXHE, ibidem.
47 P. RICOEUR, L’initiative, in Labyrinthe : parcours éthiques, Bruxelles, 1986, p. 98.
48 Ibidem, p. 99 ; I. THÉRY, op. cit., p. 143.
49 G. de STEXHE, op. cit., p. 210.
50 J.-L. RENCHON, op. cit., p. 288 et sv. S’il est pourtant légitime de vouloir, au nom de la possible reconstruction d’un avenir commun, éviter que les parties ne s’enferrent dans une « logique d’affrontement » portant sur « la faute » qui, à la longue, ne manquera pas de se révéler vaine et culpabilisante, l’identification judiciaire des responsabilités ne nous semble pas moins importante pour ce qui est de l’ordre de la préservation de l’avenir. Le temps réglé du litige qui est fixation de limites, attribution de places par la référence à l’impératif collectif ainsi que leur intériorisation est assimilable à ce travail de deuil de soi nécessaire à la préparation d’un futur dans lequel l’autre ait sa place afin que de réelles relations puissent reprendre.
51 D. SALAS, Le droit familial à la recherche de références, in La mutation du rapport à la norme. Un changement dans la modernité, Bruxelles, 1997, p. 203 ; I. THÉRY, op. cit., p. 152. L’idéal d’indissolubilité du mariage qui prévalait antérieurement laisserait place à celui de l’indissolubilité de la famille.
52 Qui connaît son équivalent français avec la loi du 8 janvier 1993 citée par D. SALAS, ibidem.
53 Repris par A. DEVILLÉ, Une nouvelle normativité contractuelle dans les conflits familiaux. Le divorce négocié, in Droit négocié, droit imposé ?, op. cit., p. 401 et références citées en note 25. C’est nous qui soulignons.
54 J.-L. RENCHON, op. cit., p. 309.
55 Il s’agit en quelque sorte d’une « naturalisation de l’idéal des Lumières » où cha cun est supposé libre et responsable d’entrée de jeu.
56 On reprend l’expression de J.-Fr. LYOTARD qui vise un homme désocialisé, dégagé du joug des impératifs collectifs qui ne fonctionne que pour lui-même en parfaite égalité avec les autres et selon les fluctuations du processus primaire qu’est son désir.
57 Principe de légitimité entendu comme « la paix que chacun laisse aux autres ». G. de STEXHE, op. cit., p. 228.
58 On parlera plus volontiers de consensus qui, dans la terminologie usuelle, renvoie davantage à cette idée d’entente autosuffisante, sans altération ou remise en cause significative des prétentions réciproques des parties.
59 I. THÉRY, op. cm, p. 152.
60 Ibidem.
61 G. LIPOVETSKY, L’ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, 1983, p. 80. Les désirs sont érigés en droits.
62 I. THÉRY, op. cit. ; C. LABRUSSE-RIOU, op. cit., p. 38.
63 Paroles de professionnels. Le temps et les pratiques judiciaires quotidiennes, in Droit et Société, no 39,1998, p. 329. « Le danger est bien celui des réactions précipitées, dictées par l’affolement des uns et l’activisme des autres... ». C. LABRUSSE-RIOU, op. cit., p. 35.
64 J. CHEVALLIER, Vers un droit postmoderne, in Les transformations de la régulation juridique, Paris, 1998, p. 23 et sv.
65 Ibidem, p. 40 et sv. L’auteur penche au final pour un « amalgame complexe » (p. 46) des deux thèses de la rupture et de la continuité. Il nous semble que l’hypothèse d’une hyper-modernité rassemble sous son chef la position défendue par Chevallier, car si ce modèle cognitif et normatif rompt avec les canons de la modernité, ce n’est jamais que par fidélité excessive aux valeurs essentielles de la modernité.
66 G. LIPOVETSKY, op. cit., p. 151, p. 16 et sv.
67 Ibidem, p. 90.
68 L’on peut compléter le texte entre guillemets, tiré du Désenchantement du monde de Marcel GAUCHET, par sa seconde partie qui témoigne de cet état de fait selon lequel : « un monde métaphysiquement clos sur lui-même est (effectivement) un monde physiquement infini » (p. 63) cité par J. MAREJKO, Le roi du technocosme est nu. Chronicité – Métachronicité – Achronicité, in Temps cosmique. Histoire humaine, Paris, 1996, p. 98, note 1.
69 On peut comparer sa position à celle que les œuvres d’art modernes, dites « d’art total », laissent à l’amateur. De plus en plus souvent, on ne se contente plus de contempler « un objet éloigné », l’observateur est maintenant « à l’intérieur même de l’espace » qui sera de plus en plus fréquemment ouvert ou « polysensoriel ». G. LIPOVETSKY, op. cit., p. 139, 127 et sv.
70 G. LIPOVETSKY, ibidem, p. 153.
71 Cité par G. AGAMBEN, Stanze, Paris, 1998, p. 270.
72 Ces impressions étant liées à un contexte également changeant. G. LIPOVETSKY, op.cit., p. 139. L’auteur prend pour exemple les romans « libérés des conventions sociales », ceux de Proust. Faulkner ou encore Joyce dont il reprend le très explicite credo qu’il livre au sujet de son Ulysse : « je voudrais tout y faire entrer dans ce roman ». Ibidem, p. 128.
73 P.VIRILIO. La vitesse de libération, Paris, p. 128.
74 Ibidem, p. 156. Baudrillard parle quant à lui « d’extase du performatif... hypnotisé dans sa performance ». J. BAUDRILLARD, La transparence du mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, Paris, 1990, p. 54.
75 J. MAREJKO, op. cit., p. 83.
76 Z. LAIDI, L’urgence où la dévalorisation culturelle de l’avenir, in Esprit, février 1998, p. 10.
77 C’est le syndrome de « l’accomplissement total » dans « une perspective sans fin du présent... continu, dilaté, superficiel ». Ibidem, p. 173. Nietzsche affirme d’ailleurs dans sa Seconde considération intempestive que « le présent est en crise quand l’attente se réfugie dans l’utopie et quand la tradition se mue en un dépôt mort ».
78 Le plus représentatif de ceux-ci semble bien être le sociologue Michel Maffesoli qui développe une sociologie décrispée, dionysiaque sans doute en rapport avec l’ivresse du présent qui refuse tout report à vivre au nom d’un devoir être ou d’une promesse d’avenir et dans laquelle chaque individu est à même d’assumer sa condition tragique d’avoir à vivre « dans l’instant » toujours aléatoire. Il fonde même la permanence du social sur l’effervescence collective dans cet éternel présent de l’immédiateté des passions. Tout le contraire donc de ce que l’on cherche à avancer ici. Voy. B. PURKHARDT, Pour cesser de haïr le présent, in Miscellanées autour de l’œuvre de Michel Maffesoli, Québec, 1992, p. 143 et sv. ; dans le même sens, N. GRIMALDI, Le désir et le temps, Paris, 1971, p. 467 et sv.
79 A titre d’exemple, citons le mouvement du potentiel humain aux Etats-Unis qui professe un subjectivisme total par lequel rien n’aurait d’importance que la découverte de son authenticité par des affiliations immédiates et changeantes. Voy. C. TAYLOR, Les sources du moi. La formation de l’identité contemporaine, Paris, 1998, p. 632 et 633.
80 G. LIPOVETSKY, op. cit., p. 153.
81 A. EHRENBERG, L’individu incertain, Paris, 1995, 350 p.
82 G. LIPOVETSKY, op. cit., p. 62. Comparez avec ce que dit AGAMBEN de l’acedia, mal médiéval souvent traduit par « apathie » qui se caractérise par l’aversion du lieu où le malade se trouve et par l’incapacité que connaît celui-ci de se fixer, ne recherchant « ce qui est neuf que pour sauter derechef vers ce qui est encore plus neuf ». (ibidem, p. 7 à 25).
83 Une très riche analyse des rapports qu’entretiennent le désir et le temps où l’on apprend que le procès en personnalisation est fondamentalement un non-désir par lequel le temps n’a plus d’avenir peut être trouvée chez N. GRIMALDI, op. cit., p. 236 et sv.
84 Cité par G. AGAMBEN, op. cit., p. 25 et 26. ; G. LIPOVETSKY, op. cit., p. 68 et 69.
85 J. MAREJKO, op. cit., p. 91.
86 Ibidem, p. 105.
87 Ibidem, p. 93 et 94 ; P. VIRILIO, op. cit., p. 128 : A. EHRENBERG, L’individu sous perfusion. Société concurrentielle et anxiété de masse, in Esprit, juillet-août, 1989, p. 36 et sv.
88 J. FLORENCE, L’instance du surmoi et la pratique psychanalytique, in Ouvertures psychanalytiques, Bruxelles, 1988, p. 213.
89 Ibidem, p. 208.
90 Fonction exégétique qui renforce le moi en lui attribuant une juste place.
91 Ibidem, p. 212.
92 Ibidem, p. 219 ; J. Le POUPON-PIRARD, Le censeur n’est pas éthique. Questions au surmoi, in L’éthique hors la loi. Questions pour la psychanalyse, p. 23.
93 Ibidem.
94 « Là où c’était, je dois advenir ». Ibidem, p. 20.
95 Cela est vrai puisque le « mélancolique est celui qui préfère garder l’amour haineux du surmoi au prix du désir de la vie ». Ibidem, p. 23 ; J. FLORENCE, Le refus de guérir. Médecins et psychanalystes face à la guérison, in Ouvertures psychanalytiques, p. 330.
96 Ibidem, p. 222.
97 J. Le POUPON-PIRARD, op. cit., p. 28.
98 Ibidem, p. 17.
99 J. FLORENCE, Le refus..., op. cit., p. 327.
100 A. EHRENBERG, L’individu incertain, op. cit., p. 204.
101 F. OST, Le temps virtuel des lois contemporaines, in J.T., 23 janvier 1997, p. 53.
102 Ibidem, p. 54.
103 Ibidem, p. 57.
104 Cité par R. KESSOUS, La crise du droit, in Esprit, no°252, 1997-98, p. 10.
105 Ibidem, p. 17.
106 J. ROMAN, Une démocratie de plaignants, in Esprit, no°252, 1997-98, p. 22 et 23.
107 J.-F. LAÉ, L’instance de la plainte. Une histoire politique et juridique de la souffrance, Paris, 1996, p. 196 à 219.
108 J. BINDÉ, L’éthique du futur, in Futuribles, décembre 1997, p. 21.
109 B. BRUNET, Le traitement en temps réel : la justice confrontée à l’urgence comme moyen habituel de résolution de la crise sociale, in Droit et Société, no°38, 1998, p. 94.
110 Z. LAÏDI, op. cit., p. 15.
111 M. SASSIER, L’urgence, ou comment s’en débarrasser, in Informations sociales, no°66, 1988, p. 40.
112 Z. LAIDI, op. cit., p. 16 et sv. ; M. SASSIER, ibidem, p. 36 et sv.
113 Cité par L. CADIET, op. cit., p. 241, note 37 ; A. DEVILLE, op. cit., p. 409.
114 A. DEVILLE, ibidem, p. 408 ; P. RONFANI, op. cit., p. 55 et sv. ; J.-L.RENCHON, op. cit. ; p. 306 et sv.
115 Cité par I. PRIGOGINE, La quête de la certitude, in Temps cosmique. Histoire humaine, Paris, 1996, p.
116 Ibidem, p. 20.
117 C. PANIER, op. cit., p. 366.
118 J. COMMAILLE, op. cit., p. 81.
119 C. PANIER, op. cit., p. 370.
120 Pour une étude très documentée de ces points, voy. P. NOREAU, La superposition des conflits : limites de l’institution judiciaire comme espace de résolution, in Droit et Société, no°40, 1998, p. 585 et sv.
121 C. PANIER, op. cit., p. 369 ; P.RONFANI, op. cit., p. 56 ; J.-L. RENCHON, op. cit., p. 306 ; A. DEVILLÉ, op. cit., p. 409.
122 C. PANIER, ibidem.
123 THÉRY, op. cit., p. 142.
124 Ce qui n’est pas peu dire lorsque l’on en vient à considérer l’urgence comme l’emblème d’un nouveau rapport au temps.
125 Cette dernière ayant également à compter avec une nécessaire distance.
126 D. VRIGNAUD, Inceste et Justice... Pour un autre jeu de lois, in L’Évolution Psychiatrique, no 63, 1998, p. 113. La justice et sa procédure se caractérisent même par la maîtrise d’un temps en rupture claire et nette avec le temps ordinaire. A. GARAPON, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, 1997, p. 51 et sv.
127 A. GARAPON, Qu’est-ce que la médiation au juste ?, op. cit., p. 218. C’est nous qui soulignons.
128 D. VRIGNAUD, op. cit., p. 117 et sv.
129 M.-L. ROUX, Le présent et l’imparfait, in Rev. Franç. Psychanal., no°3, 1998, p. 786.
130 Une image, tirée du Paradis de Dante et rapportée par G. STEINER, permettra peut-être d’illustrer cette dernière phrase. Elle est celle d’une « flèche qui atteint son but avant que la musique émise par la corde de l’arc ait cessé » et dont le « vibrato persiste en nous après le son », in Réelles présences. Les arts du sens, Paris, 1991, p. 268.
131 J.-J. DELFOUR, Saint Augustin : paroles du temps et temps de la parole, in Kairos, no°7, 1996, p. 11 et sv.
132 G. STEINER, Réelles présences. Les arts du sens, op. cil., p. 33 et 48.
133 P. RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, 1990.
Auteur
Chercheur F.R.F.C. aux Facultés universitaires Saint-Louis
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