Temps, mémoire, oubli et droit
p. 729-735
Texte intégral
1Le droit et le temps peuvent-ils se prêter à un exercice internormatif ? L’un peut-il investir l’autre, lui dicter ses règles, le « normer », et se servir finalement de lui pour asseoir son empire ? Tentons l’exercice dans les deux sens.
1. Le droit investi par le temps
2Le temps peut-il imposer ses règles au droit ? Après tout, le droit n’est qu’un contenant. Il a su abriter la morale, la divinité, l’économie et on a assez dit qu’il pouvait prêter son appareil de contrainte à toutes les formes de pouvoir. Pourquoi ne se laisserait-il pas coloniser par le temps ?
3L’entreprise ne paraît cependant pas réalisable. Il suffit de lire les recherches déjà menées ici, lors de précédents colloques, pour comprendre que le droit est chronophobe. Il peut accueillir des normativités venues d’ailleurs pour autant qu’elles aient une prétention à l’universel, à l’absolu, au nécessaire. Le contingent, le circonstanciel, le conjoncturel ne peuvent être consacrés dans le droit que lorsqu’ils sont épurés de leurs scories temporelles1. Et encore : ils sont généralement délégués aux exécutants et se retrouvent dans ces produits juridiques bas de gamme que sont les règlements ou dans les articles de seconde main que sont les jugements, l’un et l’autre perpétuellement menacés d’être abolis par les procédures d’annulation ou de réformation.
4Mais dans ses expressions nobles — la Constitution, la loi — le droit, une fois écrit, surtout s’il est codifié, laisse entendre que le temps du droit s’impose au temps de la vie. Le droit n’est pas, comme les mœurs, adaptable aux modes.
5Le temps d’ailleurs n’a pas de substance propre. Il n’est pas normatif, constitutif. Il est subalterne, descriptif2. C’est une catégorie chimérique, métaphorique : quand on dit que les temps changent, ce sont les idées ou les hommes qui, en réalité, ont changé ; la superstructure change parce que l’infrastructure a bougé. Même réduit à n’être qu’une coquille accueillante, le droit ne peut recevoir une catégorie fuyante comme le temps.
6Sans doute le temps prend-il une consistance apparente quand il se présente comme l’instrument du devenir. Mais celui-ci est toujours sous-tendu par une mythologie : à l’époque des Lumières, c’était celle du progrès, aujourd’hui, du déclin3. L’histoire semble d’ailleurs indiquer qu’elle se résigne à une temporalité cyclique : il serait intéressant d’étudier, par exemple, comme le suggère Carbonnier, si le formalisme bureaucratique d’aujourd’hui n’est pas un retour aux « rituels analphabètes »4.
7Le droit apparaît enfin comme polychrone, voire hétérochrone.
8Tantôt, il s’accomplit dans la lenteur. Elle n’est pas sans vertu : elle permet la dédramatisation, elle oblige les haines et les vindictes à décélérer. La procédure impose, par ses délais, le retardement du désir, et par ses forclusions, elle renvoie hors du droit ce qui prétendait s’y installer. Au temps humain, elle substitue le temps bureaucratique.
9Le chef d’œuvre le plus accompli de cette entreprise d’allentissement de la vie est l’arriéré judiciaire. Longtemps décrit comme un fléau, il a révélé récemment sa capacité d’être un pouvoir normant : plutôt que de lutter par les moyens en équipement et en hommes qui permettraient de s’y attaquer, le législateur vient, à deux reprises (1993 et 1998), de le consolider en allongeant la prescription de l’action publique, le pouvoir s’arrogeant ainsi un droit subjectif à l’arriéré judiciaire.
10Tantôt, au contraire, le droit réagit contre cette torpeur bureaucratique qui l’endort. On le voit alors s’accélérer dans l’hystérie de l’urgence et l’hypertrophie du provisoire. Les procédures d’urgence, d’abord amplifiées par les présidents des tribunaux, ont ensuite été consacrées, en matière administrative, par des modifications quasi annuelles des lois sur le Conseil d’Etat et par le doublement de ses effectifs. La recette est tellement à la mode qu’on a vu apparaître dans diverses procédures la multiplication des jugements rendus au fond mais « comme en référé ». Jadis, les présidents traquaient l’urgence simulée pour en déduire leur incompétence. Aujourd’hui, le législateur légalise le simulacre de l’urgence.
11Les ordonnances de référé et les arrêts de suspension du Conseil d’Etat ou de la Cour d’arbitrage se présentent comme des jugements révisables. Il est conseillé aux juges de s’y exprimer au conditionnel ou d’utiliser des formules indiquant qu’à ce stade de la procédure il ne statuent que sur des apparences parce qu’ils seront amenés à revoir, dans la procédure au fond, l’opinion émise au provisoire, pour la maintenir ou, plus amplement informés, l’abandonner.
12Jadis, bon ou mauvais, le jugement passé en force de chose jugée avait au moins le mérite de mettre un terme au conflit « en le renversant définitivement dans la catégorie du passé »5. A l’autorité de la chose jugée s’est substituée l’empirie du provisoire : les juges du provisoire ont mis au point un mode de jugements empiriques, successifs et révisables, de même que les législateurs recourent à des lois expérimentales dans les matières où leur bonté ne pourra être éprouvée qu’après coup, par évaluation, statistique et sondage.
2. Le temps investi par le droit
13Si on tente l’exercice en sens inverse, examinant si le droit peut imposer ses règles au temps, on s’aperçoit que la réponse est, ici, affirmative : le droit est chronophage. Il prétend imposer sa loi à l’oubli comme à la mémoire.
a) Le droit de la prescription
14Jadis, la prescription n’entrait dans le droit qu’après avoir franchi les obstacles moraux qui s’y opposaient. La prescription extinctive a dû vaincre la résistance de ceux qui y voyaient un péché. Peut-être a-t-elle bénéficié « d’une certaine hargne envers les créanciers » et de la haine canonique du prêt à intérêts6, le péché de prescription apparaissant finalement moins grave que le péché de capitalisation.
15Quant à la prescription acquisitive, elle rencontra aussi l’opposition des canonistes d’abord, des « esprits avancés » ensuite, parce qu’ils voyaient dans l’usucapion une faveur accordée à l’ordre des choses qu’ils voulaient combattre, une usurpation sur les droits de l’homme : pour mieux affirmer ceux-ci comme éternels, il fallait dénoncer la prescription comme contre-révolutionnaire7.
16Mais aujourd’hui, devenue laïque, elle n’utilise que des justifications gestionnaires : le législateur a écourté successivement les prescriptions en faveur de l’Etat, des marchands, des avocats, des huissiers et des experts en se fondant essentiellement sur une préoccupation domestique : la difficulté de conserver les archives dans un urbanisme qui n’aime pas ces lieux non rentables que sont les caves et les greniers.
b) Le devoir d’oubli
17Mais le droit peut être aussi utilisé comme le bras séculier d’un oubli que l’on veut imposer ou conjurer. Il s’agit alors d’un phénomène de passage ou de transfert internormatif : quand la mémoire s’obstine au souvenir, le droit lui enjoint l’amnésie.
18Le phénomène le plus typique est celui de l’amnistie. Alors que la prescription extinctive est matérialiste, cynique — généralement elle joue sans exiger la bonne foi de celui qui s’en prévaut, contrairement à ce qu’enseignaient les canonistes8 — l’amnistie, elle, contient un élément chaud de pardon ou de réconciliation.
19Généralement, quand la loi intervient, c’est pour abolir le temps de la haine, pour recoudre deux périodes de l’histoire en en oubliant un segment odieux9.
20Ainsi, l’Edit de Nantes (1598) par lequel Henri IV voulait que la réconciliation des Français succède aux guerres de religion disait : « Que la mémoire de toutes choses passées depuis mars 1585 ainsi que de tous les troubles précédents demeure éteinte et assoupie comme une chose non advenue, qu’il ne soit loisible ni permis à nos procureurs généraux, ni à toute personne publique ou privée, en quelque temps ni pour quelque occasion que ce soit d’en faire mention, poursuite ou procès devant quelque cour ou juridiction. Pareillement nous défendons à nos sujets de quelque état et qualité qu’ils soient d’en renouveler la mémoire, de s’attaquer, de s’injurier, de se provoquer l’un l’autre à propos de ce qui s’est passé, pour quelque cause que ce soit, d’en disputer, contester ou quereller, mais de se contenir et de vivre ensemble comme frères, amis et concitoyens »10
21De même, lors de la Restauration, Louis XVIII proclama, dans la Charte de 1814, l’oubli de la période révolutionnaire : « En cherchant ainsi à renouer la chaîne des temps que de funestes écarts avaient interrompue, nous avons effacé de notre souvenir, comme nous voudrions qu’on pût les effacer de l’histoire, tous les maux qui ont affligé la patrie durant notre absence »11.
22Afin de réconcilier le peuple sud-africain après les horreurs de l’apartheid, l’Etat a organisé des séances publiques de confession des crimes, en échange de quoi ces crimes sont amnistiés. Les séances de cette commission furent pathétiques : elles conduisaient à la révélation d’atrocités qui resteront impunies. Des familles de victimes ont attaqué la loi devant la Cour constitutionnelle qui a rejeté leur recours, estimant que la réconciliation était un objectif supérieur qui justifiait que les victimes renoncent à poursuivre judiciairement les coupables en aveu12.
23Et quand la France fut condamnée à Strasbourg parce que ses juges n’avaient pas permis qu’on fasse, en 1984, l’éloge du Maréchal Pétain, c’est, notamment, parce que « le recul du temps entraîne qu’il ne conviendrait pas, quarante ans après, de leur appliquer la même sévérité que dix ou vingt ans auparavant » et parce que « cela participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire »13.
24Parfois, le temps se révolte contre l’oubli qu’on lui impose. Ainsi, quand le législateur français voulut, par une loi du 15 janvier 1990, prévoir l’amnistie des infractions commises avant le 15 juin 1989, en relation avec le financement direct ou indirect de campagnes électorales ou de partis politiques, sauf cas d’enrichissement personnel de leurs auteurs, cette loi, que le Conseil constitutionnel avait pourtant considérée comme conforme à la Constitution, loin d’apporter l’apaisement, relança le débat public sur la lutte contre la corruption14.
c) Le droit à l’oubli
25L’oubli n’est pas seulement un devoir que pourrait imposer le pouvoir : les particuliers eux aussi l’invoquent comme un droit devant les tribunaux.
26C’est ainsi que la famille d’une personne décédée dans un accident de la circulation a demandé réparation au journal qui avait cru bon de préciser que le défunt avait récemment subi une condamnation pénale pour trafic de voitures et consommation de stupéfiants. Le juge a considéré que le droit à l’oubli, dont le fondement peut être trouvé dans le droit au respect de la vie privée (article 22 de la Constitution ; article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ; article 19 du Pacte ONU relatif aux droits civils et politiques) est « celui qui permet à l’individu dont la vie n’est pas consacrée à une activité publique, d’exiger le secret et la tranquillité sans lesquels le libre développement de sa personnalité serait entravé ». Il a condamné le journal au paiement d’un franc de dommages et intérêts et à la publication du jugement15.
27Quelques mois plus tôt, à la requête d’une personne condamnée par la Cour d’assises à 8 ans de prison pour coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner, qui faisait l’objet d’une séquence de l’émission « striptease », le tribunal civil de Bruxelles avait interdit la diffusion de cette séquence au nom du « droit à l’oubli et au remords »16.
d) Le devoir de mémoire
28Mais il arrive qu’en sens inverse, la loi empêche qu’une période odieuse ne s’oublie : elle rend imprescriptibles les crimes contre l’humanité et la justice organise « in extremis » le procès des derniers auteurs de massacres survivants, comme si le juge, mieux que l’historien, pouvait renforcer le devoir de mémoire, comme si la formule exécutoire qu’il inscrit au bas de son jugement était apte à inscrire dans nos esprits une marque que l’histoire n’y met plus.
29Il s’agit d’user du droit pour perturber les derniers souffles de vie qui restent encore au coupable, pour lui signifier qu’il n’a pas encore et qu’il n’aura jamais droit à la dédramatisation de l’histoire car il y restera avec la marque du condamné, indélébile et non révisable. La différence entre la justice et l’histoire, c’est que la première a le goût des affaires classées, la seconde ne les classe jamais définitivement, au contraire, elle ne cesse de les relire17 et c’est un délice pour l’historien de nous apprendre que celui dont l’imagerie populaire avait fait un monstre sanguinaire ou un souverain cynique était en réalité un homme fragile ou un philanthrope incompris.
30Si l’histoire devient l’affaire des juges, les historiens deviennent, non seulement leurs témoins obligés, mais aussi leurs justiciables et ils peuvent être amenés à répondre devant eux des vices de leur méthode et des erreurs de leur appréciation puisque la faute civile est capable d’accueillir tout écart de conduite que les juges décideront d’y mettre. Ce faisant, les juges s’introduisent-ils sur un terrain qui n’est pas le leur18 ou poursuivent-ils l’héritage des Lumières en « récusant une métaphysique de l’histoire », au bénéfice d’une vérité « laïque et contradictoire »19 ?
31Ce recours à la justice s’explique par la perte des repères qui nous aidaient à mesurer les événements et les drames de l’humanité. Seuls les débats judiciaires semblent capable de « redonner aux victimes leur place dans la mémoire collective »20. Il est vrai que le seul moyen qui nous reste pour surmonter le passé récent est d’entreprendre « de le juger en toute loyauté »21.
32Mais il n’est pas sûr que les victimes trouveront toujours l’apaisement par le jugement des crimes qu’elles ont subis. Supposons que la justice s’inspire des historiens allemands qui ont prétendu décharger le peuple allemand du poids de la culpabilité en reconnaissant une certaine normalité aux crimes que l’on présente généralement comme monstrueux, le IIIème Reich pouvant apparaître comme « une réaction au totalitarisme communiste et sa ‘copie conforme’ »22. Supposons que la justice traduise juridiquement ces opinions en termes de cau ses d’excuses ou de circonstances atténuantes : c’est une autre appréciation des crimes nazis, odieuse aux victimes, qui serait alors gravée comme vérité judiciaire.
33On constate d’ailleurs que, quand le jugement n’apaise pas les victimes, le droit est sommé d’oublier ses principes les plus établis, violant l’autorité de chose jugée pour recommencer un procès dont le dénouement n’a pas plu23.
34Un auteur s’est d’ailleurs demandé où s’arrêtera cette re-visitation de l’histoire par le droit : approfondissant les principes qui ont permis de poursuivre, après la guerre, les crimes contre l’humanité commis au cours de celle-ci, il a examiné s’il ne serait pas possible d’atteindre des événements plus anciens.
35Au terme de son étude, il ne semble pas que les parquets devront exhumer les criminels historiques impunis. L’auteur conclut : « L’esclavage des Noirs, tout comme d’autres drames moralement condamnables de l’histoire humaine, tels par exemple le massacre des innocents par le Roi Hérode, les persécutions de l’Eglise chrétienne et l’incendie de Rome sous Néron, la destruction des Indiens d’Amérique par les conquistadors, les journées sanglantes de la Saint-Barthélémy, les noyades de Nantes, la persécution des Maronites, représentent donc un ensemble de faits qu’il est impossible pour le droit pénal de saisir »24.
Notes de bas de page
1 R. ALEXY, in Temps et droit, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 20.
2 V. PETEV, ibidem, p. 174.
3 J. CARBONNIER, Sociologie juridique, Paris, P.U.F., Quadrige, 1994, p. 351.
4 Ibidem, p. 355.
5 A. GARAPON, Bien juger, Pris, Odile Jacob, 1998, p. 67.
6 J. CARBONNIER, Droit civil, Paris, t. 4, p. 622.
7 Ibidem, t. 3, p. 297.
8 Ibidem, p. 296.
9 Voir R. LETTERON, Le droit à l’oubli, in R.D.P., p. 395.
10 Cité par R. LETTERON, op. cit., p. 394.
11 Ibidem, p. 390.
12 Décision du 25.7.1996, Bulletin de jurisprudence constitutionnelle, 1996, 2, p. 180.
13 C.E.D.H., 23.9.1998. D, 5, 1999, p. 223 et note P. ROLLAND.
14 R. LETTERON, op. cit., p. 396.
15 Civ. Namur, 17.11.1997, Journal des procès, no 337, p. 29.
16 Civ. Bruxelles, 30.6.1997, J.T., 1997, p. 710.
17 D. BENSAID, Qui est le juge, Paris, Fayard, 1998, p. 34.
18 J.-P. LE CROM, Juger l’histoire, in Droit et société, no 38, 1998, p. 46.
19 B. EDELMAN, L’office du juge et l’histoire, ibidem, p. 58.
20 R. BADINTER, cité par D. Bensaïd, op. cit., p. 100.
21 H. ARENDT, cité par D. Bensaïd, op. cit., p. 227.
22 D. BENSAID, op. cit., p. 149 et 155.
23 Voir l’affaire du sang contaminé en France.
24 D. BLANCHET, « L’esclavage des noirs au regard du régime répressif des crimes contre l’humanité : le cas d’une réparation pénale impossible », in R.D.I.D.C., 1999, p. 7-52.
Auteur
Juge à la Cour d’arbitrage
Maître de conférences à l’Université Libre de Bruxelles
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