La fonction du code dans une société pluraliste. Instauration du changement ou enregistrement de la mémoire ?
p. 711-728
Texte intégral
A. Une hypothèse pour rendre compte du rapport du droit actuel au temps
1Les travaux du séminaire interdisciplinaire d’études juridiques portant sur le rapport entre le droit et le temps vont bon train, depuis quelques années. Une hypothèse hante les esprits et s’accrédite de plus en plus. Elle nous a vraiment frappé car elle tend à installer l’idée d’une mutation profonde qui affecte le fondement et, peut-être, la définition même du droit valide pour la société contemporaine. Cette hypothèse s’inscrit dans l’histoire des rapports entre le temps et le droit et traduit le changement qui affecte actuellement les fonctions de l’instance juridique. Il était classique de considérer que l’ordre juridique avait une vocation instrumentale. Il se définissait essentiellement, dans l’occident chrétien, comme l’outil d’une politique conçue a priori et comme le moyen de la mise en œuvre d’une certaine conception des rapports de justice. En d’autres termes, il constituait, comme son image allégorique, le bras armé d’une morale positive bien précise ou d’une métaphysique définie sans lui, ou à tout le moins, en dehors de lui. C’est ce lien nécessaire d’ancillarité qui serait actuellement affecté en ce sens qu’il ne serait plus possible de dire a priori que le droit arme ou met en œuvre une certaine conception politique ou une certaine idée de ce qui est conçu et perçu comme juste. On fait état « d’une adéquation toujours plus impersonnelle et plus neutre au changement social spontané »1. François Ost demande : « les systèmes juridiques auraient-ils perdu leur temporalité »2 ? On comprend que cette temporalité a précisément trait aux fonctions du droit puisque la dissociation dont nous parlions — entre politique et droit — implique un décalage temporel qui correspond à la dualité nécessaire entre la conception d’une idée normative et sa mise en œuvre. Ainsi l’Etat lui-même — qui est construction juridique par excellence — devient une instance de production collective de sens indéterminé, détemporalisé. On observe alors que le système « s’autopilote sans modèle préétabli »3. L’évolution décrite serait la conséquence de l’avènement historique de systèmes juridiques devenus « hypercomplexes »4, ce qui survient à la suite d’une hypertrophie des règles dites « secondaires » et d’un dépérissement corrélatif des règles dites « primaires ». Cette dualité est exposée avec un emprunt aux conceptions de Hart, qui rend compte ainsi de la distinction entre le droit de fond (règles primaires) et le droit de procédure (règles secondaires). Le changement conduirait à « une forme d’insécurité juridique sans précédent »5 puisque l’instrument juridique serait dorénavant affecté par une indétermination qui s’installerait dans son essence ou dans sa substance. Ce constat alarmiste, effectué immédiatement après l’expression de l’hypothèse, importe peu d’ailleurs. Celle-ci mérite une vérification indépendamment de cette appréciation négative. Nous tenterons de montrer qu’il n’est pas exclu d’exprimer avec plus de nuances un jugement de valeur concernant les conséquences de cette nouvelle « neutralité » de l’instance juridique. En tout état de cause, l’hypothèse mérite une vérification qui doit pouvoir s’effectuer avec sérénité. Nous allons nous y exercer en adoptant la perspective de la « sociologie empirique du droit », c’est-à-dire en choisissant un terrain précis sur lequel des phénomènes dits d’« internormativité » sont observés au moyen des concepts qui sont accrédités par cette discipline6. A cet égard la définition « pluraliste » du droit7 s’installe nécessairement au départ d’une telle réflexion. Le « terrain » pour la vérification de l’hypothèse sera constitué par le droit suisse de la famille, compte tenu de l’évolution des pratiques et des réformes législatives qui sont intervenues depuis le début des années soixante-dix8.
2Ce choix est justifié par plusieurs raisons :
Ces vagues successives de réforme en profondeur, affectant des chapitres entiers du code, concernent un domaine quelque peu négligé par les théoriciens et les philosophes du droit, qui ont plus d’intérêt pour le droit public. L’importance pratique de ce domaine est pourtant très grande. Le contentieux du droit familial constitue quantitativement la plus grosse part du travail des juges dans pratiquement toutes les juridictions civiles de première instance. Les problèmes qui sont ainsi soumis à la justice affectent d’une manière fondamentale les conditions de vie des très nombreuses personnes qui vivent une dissociation de leur union conjugale. Ces situations tressent la toile de fond de problèmes sociaux particulièrement difficiles et souvent très douloureux. L’adéquation des normes qui régissent ces cas constitue donc un impératif politique de première importance.
Ce domaine a été touché, partout en Europe, dans les vingt dernières années, par des vagues de réformes, souvent très analogues dans les différents pays, tant par leurs objectifs que par leurs calendriers. On remarque souvent que le droit familial évolue selon un rythme qui serait moins rapide que celui qui prévaut généralement9. La remarque justifie le fait que ce terrain soit considéré comme particulièrement intéressant pour tester notre hypothèse puisque la vérification intervient là où les phénomènes se manifestent lentement (mais sûrement). Ils se livrent dès lors mieux à l’observation. Cette lenteur relative (ou cette résistance au changement ?) traduit probablement des influences qui pourraient nous empêcher de conclure trop rapidement à la confirmation de l’hypothèse. Ces considérations sont particulièrement valables et intéressantes pour la Suisse. Dans ce pays, situé au cœur de l’Europe et qui, à certains égards, constitue lui-même une Europe en petit, le changement n’a pas été seulement lent, mais très lent. Ainsi, par exemple, la réforme du droit suisse du divorce vient seulement d’être adoptée (après vingt ans de travaux) alors que les pays qui entourent la Suisse — notamment la France et l’Allemagne — parvenaient à modifier leur législation dans ce domaine en 1975 et en 1976. La Suisse a attendu 1998 pour opérer cette réforme, très semblable à celle des autres pays européens, par ses justifications et ses objectifs10. La démocratie directe — en la menace toujours possible d’un référendum facultatif — constitue le facteur majeur qui explique cette lenteur. Cette circonstance est d’un très grand intérêt sociologique. Pour avoir quelque chance de passer la rampe de la votation populaire, le nouveau texte légal doit s’imposer nettement et être sous-tendu par une évolution parallèle des pratiques et des mentalités. A la suite d’une telle évolution, le changement peut passer la rampe du suffrage populaire. Dans ce pays et dans ce domaine, la loi est donc réformée selon un rythme qui est d’une exceptionnelle lenteur. Le phénomène est intéressant du point de vue des rapports entre le droit et le temps puisque l’hypothèse que nous souhaitons vérifier fait l’objet d’une procédure d’examen au sein d’un ordre juridique et dans un domaine qui, à tous égards, paraît particulièrement précautionneux, attentiste et réfractaire aux bouleversements.
Il faut ajouter encore qu’en sociologie du droit la question des dissociations conjugales constitue depuis fort longtemps un laboratoire privilégié. Depuis plus de vingt ans, des chercheurs ont élaboré, sur ce terrain, en Europe, des concepts pour l’étude des rapports entre le droit et la société. Ils ont étudié tout particulièrement le domaine du divorce. Ainsi, les outils d’une théorie des effets de la loi ont été forgés par une équipe européenne qui, pendant des décennies, a tenté de mettre en évidence la nature des corrélations que l’on peut observer entre le contenu des législations sur le divorce, d’une part, et le nombre des dissociations conjugales, d’autre part11. Le thème des relations entre la « loi » et le « nombre » a donc été particulièrement étudié. Il se justifie de reprendre cette problématique bien connue pour l’examiner sous l’angle d’une étude portant sur les différentes temporalités du droit et de la loi. Nous avions, dans l’ouvrage cité, émis et vérifié une hypothèse faisant état de l’impossibilité d’une mesure portant sur le seul impact de la loi, coupée de ses interprétations qui constituent souvent des abrogations factuelles. Il suffit de reprendre cette idée pour observer, très généralement, que si un texte normatif n’est pas susceptible d’être figé avec le sens qu’il a lors de son adoption, l’instrument que constitue la loi peut difficilement n’être conçu que comme un moyen précis au service d’une fin déterminée. L’absence d’une corrélation linéaire, précise, entre la « loi » et le « nombre » — que nous avions établie — constitue d’ailleurs une prémisse nécessaire pour l’étude de l’hypothèse qu’il convient de vérifier ou d’infirmer ici. Il suffira d’exploiter ces travaux dans la perspective d’une réflexion sur les rapports entre le code actuel et le temps.
B. Le calendrier des réformes du code civil suisse est maîtrisé. L’hypothèse est infirmée
3Un premier constat s’impose si l’on s’en tient à l’aspect formel des choses, c’est-à-dire au calendrier officiel des réformes qui sont parvenues à passer la rampe, dans les vingt dernières années. On est tenté, en première analyse, d’infirmer catégoriquement les termes de l’hypothèse décrite. Il existe une instance officielle qui prévoit une échéance des réformes. Elle parvient à réaliser ses objectifs, systématiquement, étape après étape, chaque fois avec succès, malgré tous les obstacles techniques ou politiques. A chaque occasion, un chapitre du code civil est réformé dans le sens souhaité par l’Office fédéral de la justice. On a donc le sentiment, au premier abord, que l’on se situe au sein d’un système que les théoriciens du droit qualifient de « complexe ». Le temps de la législation est « futuriste » ou « prométhéen ». Les instances responsables de la planification du changement législatif semblent disposer d’un plan. Le code fait l’objet de réformes en profondeur, portant sur des chapitres précis, selon un ordre logique et prédéterminé. Chaque fois, l’opération est préparée avec le plus grand soin par les experts gouvernementaux. Le Parlement suit en adoptant sans modification fondamentale les textes proposés. Enfin, le peuple suisse accepte les nouvelles dispositions, soit directement en exprimant un vote positif12, soit en renonçant à exercer son droit de s’exprimer au sujet de ces modifications13. Il est clair et indiscutable que cette renonciation doit être interprétée comme une adhésion des mentalités juridiques aux modèles proposés puisque, dans tous les cas importants, des opposants ont tenté de récolter des signatures pour soumettre les textes adoptés par le Parlement fédéral au vote populaire. On ne peut pas ne pas interpréter cet échec comme un indice d’adhésion fondamentale aux valeurs qui sous-tendent les lois adoptées par le Parlement puisque, concernant d’autres objets sociaux importants, certains opposants, disposant des mêmes moyens, parviennent à leur fin14. La pertinence de ces observations de sociologie politique importe peu, d’ailleurs. Ce qui est décisif, c’est que le processus formel de réforme législative apparaît non seulement comme étant planifié mais encore maîtrisé au point qu’il est, dans les faits, accompli avec un succès à ce jour non démenti dans le domaine du droit familial. Les changements adoptés furent toujours présentés avec la même justification. Il faut adapter les textes aux nécessités sociales du moment. Les idées, les mœurs ont changé. La législation doit s’adapter. Le changement juridique fait suite au changement social. Il apparaît donc, à première vue, que le changement de la règle écrite s’inscrit dans une perspective essentiellement dynamique. L’adoption de la loi traduit le souci politique d’une adaptation continuelle au changement social. On vérifie ainsi que... « La mise par écrit, l’inscription de la règle dans un texte, ne favorise pas le statisme mais le changement »15. Il faut préciser encore que le discours idéologique de justification ne se satisfait pas de cette tonalité apologétique portant sur la nécessité d’une adéquation entre les mœurs actuelles et le droit. Chaque fois, une nouvelle morale, bien précise, est affichée. La loi ne tient pas seulement compte de l’état des pratiques. Elle dit vouloir et promouvoir l’accélération du changement social. C’est au nom de l’égalité des droits et de la dignité de la personne humaine que l’on a proposé un nouveau droit de la filiation tendant à abroger les discriminations entre enfants nés dans le mariage et hors mariage. C’est, plus nettement encore, en vertu du principe d’égalité des sexes, ancré préalablement dans la Constitution fédérale, que le nouveau droit matrimonial a été adopté. Enfin, le nouveau droit du divorce est présenté sous l’égide d’une morale positive qui tend à gérer les dissociations conjugales de telle manière que l’on puisse laisser une chance de survie au couple parental, malgré la disparition du couple conjugal. C’est dès lors pour promouvoir l’« intérêt de l’enfant » que cette nouvelle législation a été adoptée. Elle tend à inciter les conjoints à surmonter leur différend par la discussion plutôt que par le combat judiciaire. Cette nouvelle approche apparaît comme moins dommageable pour l’enfant que celle qui était en vigueur précédemment. Le code veut donc promouvoir un changement prométhéen. La législation nouvelle tend à mobiliser les énergies pour l’accomplissement de cette politique juridique.
4On pourrait continuer la démonstration. De nouveaux chapitres de la loi sont régulièrement affectés par la procédure de réforme. Actuellement, le chapitre qui a trait au droit de la tutelle est en chantier avancé. Cette modification tendra à mieux défendre la dignité de l’« interdit »16. Le temps des réformes législatives apparaît donc maîtrisé ! L’hypothèse est infirmée !
C. Origine et nature des contenus législatifs nouveaux. L’hypothèse est vérifiée !
5Il est évident que cette conclusion — qui est justifiée par la seule lecture de l’« étiquette » du produit — n’est pas suffisante. L’observation critique de la réalité juridique incite à mettre en cause cette conclusion hâtive. Il convient de faire l’histoire des changements en prenant en compte le fond et non pas seulement la forme. Nous proposons dès lors une double réflexion portant, d’abord, sur l’origine des contenus prétendument novateurs et, ensuite, sur la véritable nature des règles qui interviennent sous le couvert de ces grandes réformes du Code civil suisse.
a) Réflexion sur l’origine des contenus novateurs
6La loi du modèle prométhéen initie nécessairement le changement normatif. Il n’intervient, temporellement, qu’après l’édiction de la réglementation nouvelle puisque, selon les termes de l’hypothèse, la loi ne tire sa force que d’elle-même. Elle seule constitue l’expression de la volonté du souverain. Or, la réalité juridique se présente sous des traits qui sont totalement antinomiques par rapport à ce modèle qui apparaît de plus en plus fictif. Il est facile d’observer que, dans tous les domaines importants qui ont été affectés par ces réformes, c’est la pratique juridique qui a innové ; la pratique judiciaire, la jurisprudence, d’abord celle des petits juges locaux, puis, finalement, celle des grands arrêts des Hautes Cours. Si l’on observe comment les choses se sont passées en réalité, on constate que les contenus novateurs sont l’œuvre de la pratique et que le discours de légitimation à leur sujet émane, systématiquement, des instances judiciaires plutôt que législatives. C’est donc le monde à l’envers, du point de vue du modèle prométhéen. Les exemples peuvent être multipliés à l’envi. Nous n’en citerons que deux qui portent d’ailleurs sur des questions normatives d’une telle importance qu’il apparaît sans autre légitime de généraliser à leur propos. Le premier concerne l’origine des changements qui ont affecté le nouveau droit de la filiation. L’ancien Code civil suisse, comme le Code civil français, connaissaient le principe de l’interdiction de la reconnaissance des enfants adultérins et incestueux (ancien art. 304 CCS). Le problème comporte une forte charge symbolique. La possibilité de la reconnaissance des enfants adultérins, c’est la légitimité de l’intrusion des bâtards dans le lignage. La société traditionnelle est ébranlée par un tel changement. Le Tribunal fédéral suisse, après avoir résisté durant plusieurs décennies aux révoltes de certains tribunaux cantonaux, a finalement décidé d’opérer une réécriture du texte légal. Il a autorisé, manifestement contra verbum legis, sinon contra legem, la reconnaissance des enfants adultérins lorsque la famille légitime — protégée par la prohibition — n’existe plus, à la suite d’un divorce17. Le législateur réformateur est intervenu après coup pour généraliser et systématiser l’absence de discrimination devant exister entre les enfants nés dans le mariage et ceux qui naissent hors mariage. Un homme marié peut, dorénavant, reconnaître un enfant conçu hors mariage18. Il n’empêche — et c’est ce que nous voulions montrer — que la percée décisive s’est effectuée indépendamment de toute action du législateur formel qui, concernant cette importante question, s’est contenté d’exprimer les conditions d’une telle reconnaissance. On observe qu’elle était déjà possible avant son intervention.
7Le deuxième exemple a trait au principe du divorce. En Suisse, comme en France, en Belgique ou en Allemagne, le code instaurait ce qu’il était convenu d’appeler, le divorce « sanction ». La dissolution du lien conjugal intervient, selon ce système, à titre de sanction d’un comportement qui viole gravement les devoirs découlant du mariage. Ce principe implique, évidemment, d’une part, l’impossibilité du divorce requis par l’époux le plus coupable et, d’autre part, l’inadmissibilité d’une requête commune tendant au prononcé du divorce. En effet, selon la théorie qui est à la clef, l’époux le plus coupable qui conclut (d’accord ou non avec son conjoint innocent) au prononcé d’un divorce, demande à la justice le salaire de sa propre faute. Il y a, à l’évidence, une contradiction logique entre le divorce par consentement mutuel et le divorce sanction. Dès lors, le catalogue des causes du divorce qui étaient prévues par le code de 1907 ne faisait aucune place au divorce par consentement mutuel. Ce même code interdisait expressément la possibilité d’un divorce requis par l’époux le plus coupable (art. 142, al. 2 CCS). Les auteurs répétaient que le divorce par consentement mutuel n’existait pas en droit suisse19. La réalité juridique, en aval de ce modèle théorique, a élaboré un système très différent, dès les années 60. Tous les analystes de la pratique reconnaissent, actuellement, non seulement que le divorce par consentement mutuel existe en fait sinon en droit, mais encore que le consentement des époux concernant le principe du divorce, structure complètement la problématique juridique de cette institution. Nous avons, dans une étude de sociologie prélégislative effectuée à Genève, montré qu’au début des années 80, l’accord des conjoints, intervenant à l’un ou l’autre des stades de la procédure, joue un rôle déterminant dans approximativement 97 % des décisions judiciaires de divorce20. D’autre part, concernant le problème posé par l’interdiction du divorce requis par l’époux le plus coupable, la jurisprudence du Tribunal fédéral, après avoir tenu bon pendant des décennies, a fini par accepter de mettre au point un système normatif prétorien — à l’américaine — qui consiste à prévoir d’une manière générale et abstraite qu’après l’écoulement d’un certain laps de temps, en l’occurrence quinze ans, un époux innocent qui continue à s’opposer au divorce requis par l’époux le plus coupable, abuse de son droit21. La jurisprudence fédérale a donc instauré, contra legem, — c’est à notre avis indiscutable — la possibilité d’un divorce pour séparation de fait, lequel peut être obtenu par l’écoulement du temps, indépendamment du système basé sur la faute. C’est ce ressort essentiel que la plupart des législations européennes ont mis au point, souvent plus de vingt ans avant le législateur réformateur suisse. La possibilité d’obtenir un divorce indépendamment du contexte des fautes respectives entraîne logiquement l’institutionnalisation du divorce privatisé ; car si, de toute façon, à terme, le divorce est possible, autant que ses conditions soient aménagées conventionnellement, selon des modalités qui conviennent aux intéressés. On observe à nouveau que cette percée décisive est effectuée à l’initiative des seules pratiques dont la logique normative s’est finalement imposée contra legem, à tout le moins contra verbum legis. Le législateur a adopté, le 26 juin 1998, une réforme totale du droit du divorce qui, non seulement, instaure la possibilité du divorce sur requête commune, mais encore incite les époux à trouver par la négociation un terrain d’entente. La loi se contente maintenant d’organiser les modalités des accords possibles en prévoyant que le juge pourra non seulement prendre acte de l’existence de conventions complètes mais encore, en cas d’accords partiels, ne trancher que les points qui lui seront soumis par les époux. Ceux-ci délègueront au juge, par une sorte de contrat de procédure, le soin de trancher les questions encore litigieuses (art. 112 nouveau CCS). C’est ce qu’une pratique judiciaire raisonnable avait forgé, décennies après décennies. malgré la loi. On observe que le législateur prométhéen se fait bien modeste. Il n’innove pas. Comme le roi dans le Petit Prince de Saint-Exupéry, il ordonne au soleil de se lever.
b) Réflexions sur la nature des contenus novateurs
8Il convient ensuite de se poser un certain nombre de questions concernant la nature juridique des contenus qui, formellement, se présentent comme nouveaux, sous l’égide du code réformé. On peut à cet égard mettre d’emblée en évidence deux caractéristiques qui confortent sérieusement l’hypothèse émise par les théoriciens du droit que nous avons cités au début du présent travail. Il faut d’abord souligner l’indiscutable prolifération des règles dites « secondaires ». Comme le changement est acquis, au niveau des valeurs, avant les votes parlementaires ou populaires, la législation se contente de généraliser et surtout de régler le détail des procédures de mise en œuvre. La législation civile se veut de plus en plus technicienne et procédurale. On doit pouvoir l’appliquer sans trop réfléchir. Il est à cet égard extrêmement frappant de constater que l’essentiel du nouveau droit de la filiation consiste en l’instauration de diverses actions dont les conditions sont nommément mentionnées avec un grand luxe de détails. On prévoit nommément, dans le code, les intitulés des actions et les qualités pour agir ou pour défendre tous les intéressés. Un père marié peut reconnaître un enfant né hors mariage. Encore faut-il que l’action en contestation de la reconnaissance ne soit pas intentée avec succès par l’enfant, son curateur ou la mère. En matière de divorce, la nouvelle législation portant sur les causes de divorce prévoit tous les détails concernant les accords complets ou partiels et règle même la procédure qui doit être utilisée lorsque les époux sont en fait d’accord sur certains points mais ne parviennent pas à souscrire à une convention qui sanctionne formellement leur accord. En bref, les principes du divorce figurent dorénavant dans un catalogue de conventions types et les voies de droit qui peuvent être utilisées en fonction de cette typologie sont directement définies par le code. Ce n’était pas le cas de l’ancien droit qui énumérait les « causes » du divorce et déléguait la mise en œuvre au droit de procédure22. La technique législative actuelle prévoit, au contraire, les moindres détails dans le code, tant en ce qui concerne les conditions des actions que les voies de recours. C’est ce que l’on appelle la « procéduralisation » du droit de fond.
9Une autre observation peut encore être faite, qui conforte aussi l’hypothèse de la « détemporalisation ». Elle a trait à la nature des dispositions de droit transitoire qui sont généralement adoptées en même temps que les modifications législatives affectant le fond. Systématiquement, ces règles de droit transitoire dérogent au principe de la non-rétroactivité et posent pour règle l’effet immédiat du nouveau droit. Cela n’est évidemment pas choquant puisque le changement est déjà intervenu au niveau du fond. La fonction de la législation nouvelle consiste donc à étendre au maximum et à généraliser le champ spatiotemporel du nouveau droit. Ainsi et par exemple, le nouveau droit matrimonial s’applique-t-il avec effet immédiat aux époux qui, mariés sous l’empire de l’ancien droit, ne conviennent pas par contrat matrimonial de rester soumis au droit en vigueur lors de leur mariage. On sait que l’écrasante majorité des couples mariés ne fait pas de contrat. Il en découle que la population sera (sauf à de très rares exceptions) soumise immédiatement au nouveau droit. Plus singulier encore ; en matière de divorce, le nouveau droit s’appliquera même aux procédures en cours, qui devront être réinstruites pour être jugées selon les principes de la nouvelle législation23. On constate ainsi que le droit réformé, en toutes circonstances, pousse à la roue des nouveaux modèles, généralise et organise leur mise en œuvre. En fait, il n’y a plus de transition, plus de transitoire. Le droit nouveau s’applique à tous, tout de suite. Il gère tout, sans qu’il y ait lieu de faire la distinction entre « l’avant » et « l’après ». Il y a donc bien « détemporalisation ».
10On peut conclure, après ces observations portant sur l’origine et la nature des contenus législatifs instaurés par les réformes. Elles incitent toutes à considérer que la fonction du code a, en réalité, profondément changé depuis quelques décennies. Il apparaît qu’actuellement les dispositions nouvelles gèrent techniquement un changement d’ores et déjà acquis au moment de l’adoption des nouveaux textes. Cette fonction n’est pas dérisoire. Elle n’est pas sans utilité sociale. Le code n’est pas que la mémoire collective de pratiques juridiques légitimes. Il y a bien une liaison entre ces pratiques novatrices et la législation, mais le rapport n’est pas celui auquel on pense si on a à l’esprit la fonction de la loi, selon le modèle prométhéen. Actuellement, le code réformé fonctionne dans la cohérence avec les pratiques juridiques antérieures. La nouvelle législation prend le relais, généralise et organise techniquement le changement24. On assiste dès lors à une évolution cohérente des pratiques et règles écrites, qui est le résultat d’une loi générale que nous avons proposé d’appeler « loi des systèmes »25. Gurvitch a parfaitement décrit, dans sa théorie des sources du droit, comment cette cohérence s’installe. Le « droit organisé », c’est-à-dire le code, prévaut, non pas parce qu’il est édicté mais parce qu’il correspond, fondamentalement, aux impératifs du droit spontané, parce que, dirait Gurvitch, il coïncide avec les « faits normatifs » qu’il traduit26. Il n’y a rien d’extraordinaire dans cette constatation. Il est par contre utile d’observer que cette cohérence systémique renverse complètement la perspective dogmatique qui est encore traditionnellement enseignée par les professeurs de droit — notamment publicistes — qui continuent à affirmer que le principe de la légalité constitue le ressort essentiel de la théorie du droit positif. Cela n’est plus vrai si l’on admet que le changement normatif s’instaure avant le changement de la loi formelle de l’Etat. Il faudra bien exprimer une théorie du droit qui tient compte de cette réalité. Hormis Gurvitch — dont l’enseignement a été fort mal accueilli par les professeurs de droit — peu d’auteurs l’ont, à ce jour, proposée.
11On peut donc conclure, concernant l’hypothèse qui est en voie de vérification. A première vue, les observations faites autorisent des affirmations qui paraissent contradictoires. La loi n’a pas (n’a plus ?) la maîtrise du changement puisqu’elle ne l’anticipe pas. Il y a, à certains égards, « détemporalisation ». Le système de la régulation juridique évolue pourtant dans la cohérence. On est incité à affirmer l’étrange paradoxe suivant : la loi ne pilote plus. Il n’y a donc plus de pilote ; mais il apparaît qu’un « pilotage » intervient tout de même puisque le système évolue, globalement, d’une manière ordonnée et prévisible. On peut observer à titre provisoire — et cela paraît décisif — que le pilote n’est plus à sa place si son identité est celle qui continue à lui être attribuée par la dogmatique moniste traditionnelle. Le législateur est devenu un organisateur, voire un exécutant. Il en résulte que le modèle prométhéen du rapport de la loi au temps est formellement démenti, ce qui ne dispense pas de poursuivre la réflexion concernant la nature d’un pilotage dont l’existence apparaît comme aussi avérée que l’inexistence du pilote.
c) Qui possède la maîtrise du changement juridique ?
12La question suivante est, en bonne logique, celle qui consiste à demander qui, dorénavant, possède la maîtrise du changement juridique. Le droit est œuvre humaine. On ne peut sans autre postuler l’existence d’une nature des choses sociales qui pousserait nécessairement à l’évolution cohérente observée. Même si l’on admet que la responsabilité du changement juridique pèse plutôt sur la conscience collective des juristes que sur celle de quelques politiciens bien intentionnés, il vaut encore la peine de demander qui, c’est-à-dire quelles personnes, quels professionnels, assument la responsabilité d’agir et de militer en faveur d’une régulation plus juste et plus adéquate. Il faut préciser maintenant quelle est la responsabilité des acteurs sociaux dans la détermination de ce qui constitue « la juste mesure » et l’orientation du changement juridique qui en découle27.
13Un exemple précis mérite d’être utilisé comme toile de fond d’une réflexion critique concernant cette question de la maîtrise du changement juridique. On sait que l’idéologie juridique concernant les critères de mise en œuvre de la notion de l’intérêt de l’enfant ont radicalement changé au cours des vingt dernières années. Sous l’influence des idées de l’époque, le législateur a introduit en 1978, dans le nouveau droit de la filiation, une disposition légale dont le texte et l’esprit (référé à l’intention du législateur historique) interdit clairement au juge de partager les droits parentaux après le divorce28. Le parent attributaire de la garde doit impérativement disposer de l’exclusivité des droits parentaux. La loi n’autorise pas l’autorité parentale conjointe. Les idées et les mentalités ont radicalement changé concernant cette question et, dès le début des années quatre-vingt, tous les pays qui entourent la Suisse ont, progressivement, souvent d’abord par la voie jurisprudentielle, ensuite par la voie légale, autorisé à certaines conditions le partage des droits parentaux après le divorce. Le mouvement est si fort qu’actuellement l’exercice partagé de ces droits est le plus souvent instauré en règle générale, partout en Europe. Les juges suisses sont dès lors soumis à une grande pression. Celle-ci fut d’abord exercée par un nombre très limité de plaideurs, et ensuite, le modèle se propageant, par un nombre toujours plus grand d’époux divorçants, bien décidés à tenter de faire les efforts nécessaires pour collaborer à une certaine survie du couple parental, malgré la dissolution du couple conjugal. Certains magistrats suisses, dans différents cantons, ont alors décidé de faire passer ce qu’ils considéraient comme un impératif de justice avant l’exigence de la conformité de leur décision à la loi. Ils ont alors autorisé les parents qui sollicitaient cette mesure à partager officiellement les droits parentaux, malgré le divorce. Le Tribunal fédéral a tenté de mettre fin à ces pratiques29. A la fin des années quatre-vingt-dix, la situation était paradoxale. Le nouveau droit du divorce était en gestation et prévoyait clairement la possibilité légale d’un partage des droits parentaux. Une disposition du code civil — en vigueur — continuait à prohiber impérativement la possibilité d’un tel partage. A cette époque, le référendum contre le nouveau droit du divorce paraissait assez probable car les traits avant-gardistes de cette nouvelle législation choquaient certains milieux. Une pratique judiciaire violant le code en vigueur mais conforme à une législation future et éventuelle avait l’allure d’une monstruosité juridique. Nous nous étions alors exprimé dans les termes suivants : « Le cas de figure est en effet très nouveau si l’on admet qu’il faut écarter un texte récent qui traduit clairement l’intention législative. Le problème illustre bien les difficultés dues aux lenteurs des procédures de réformes législatives en Suisse. Il ne mérite cependant pas que l’on transige avec la règle de base, avec le principe de la légalité. Le changement que nous appelons aussi de nos vœux doit intervenir par le truchement d’une modification du code civil parce que la question qui est actuellement régie par un texte clair et récent de ce code, est le fruit d’une évaluation que le juge ne peut considérer comme déraisonnable qu’en substituant son propre jugement de valeur à celui du législateur »30. Contrairement à ce vœu pieux, l’étendard de la révolte contre le code n’a pas cessé. Une Cour cantonale a même décidé d’assumer clairement, au nom du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, la révolte contre le texte du code, pourtant formellement en vigueur31. Actuellement, le Parlement fédéral a adopté la nouvelle règle et les autorités parentales conjointes pourront être admises en Suisse, à des conditions prévues par la loi, dès le 1er janvier 2000. Il y aura, dès cette date, deux types d’enfants du divorce en Suisse. Il y aura ceux qui conservent deux parents responsables et ceux qui, au contraire, sont élevés sous la responsabilité d’un seul de leurs deux parents, alors que, dans de nombreux cas, l’autre parent aurait pu et voulu assumer ses devoirs. Cette inégalité nous incite à penser que la décision portant sur l’existence d’un rapport de justice est chose trop délicate pour être régie, en toute circonstance, sans exception, par un raisonnement formaliste, rigide et bloqué par des idées abstraites. Il n’est pas vrai que le principe de la légalité est sans importance. Il n’est pas vrai non plus qu’en toute circonstance il autorise à prendre, en bonne conscience, des décisions injustes. Il existe une voie étroite entre les deux écueils que constituent la loi injuste et la justice illégale. La solution passe, selon notre point de vue actuel, par l’abrogation de l’enfermement disciplinaire qui constitue encore l’oreiller de paresse d’une très grande majorité de juristes, auteurs de doctrines, juges ou simples conseils de parties en litige. Il convient de garder en toute circonstance à l’esprit que les décideurs possèdent une responsabilité primaire, non reportable. On refuse de plus en plus catégoriquement, à notre époque, la nécessité des injustices légales. Cette évolution va de pair avec la fragilisation du monisme et du positivisme. Elle mérite d’être saluée comme une percée de l’humanisme. Il faut souscrire à ce mouvement qui découle directement du renouveau d’intérêt que l’on porte à la défense de la cause des droits de l’homme (en l’occurrence les droits de l’enfant).
14Encore faut-il réfléchir sur la possibilité qu’il y a d’aménager cette nouvelle exigence avec le principe de la sécurité du droit. Cet aménagement est susceptible d’exister. Sa théorie a été exprimée d’une manière qui, aujourd’hui, nous paraît claire et convaincante. Les promoteurs du pluralisme juridique et, à nouveau tout particulièrement Gurvitch, ont posé les balises de cette voie étroite. 11 faut d’abord se rappeler qu’en toute circonstance la décision qui consiste à définir ce qui est juste dans une occurrence repose essentiellement sur les épaules d’un décideur primaire, qui est responsable de ses actes sans qu’il lui soit possible de se réfugier derrière le principe d’autorité. Les exécutants ne sont plus irresponsables. Les auteurs de doctrine, les juges et autres décideurs, qui agissent en qualité de professionnels du droit, ne peuvent pas seulement déduire leur décision d’un principe qui s’impose du seul fait de sa supériorité dans la hiérarchie des normes sans relation nécessaire avec l’idée de justice. La justice n’est pas un acte de pouvoir. Les ordres que l’on reçoit, en tant que juriste, même ceux du législateur formel, ne sont pas des injonctions qui dispensent de toute évaluation critique. Les juges ne sont pas des machines à dire le droit mais des hommes qui sont appelés à définir « la juste mesure » des rapports humains.
15Cette considération fondamentale est moins subversive qu’il n’y paraît à première vue. Elle ne confine pas le système du droit organisé — en l’occurrence le code — à une fonction argumentaire factice ou hypocrite. Les règles légales sont elles-mêmes le fruit d’évaluations reconnues « justes », le plus souvent posées par des professionnels avertis et compétents. Les principes du code sont présumés légitimes et utiles. Ils constituent la mémoire du droit, le lieu où l’on trouve, en principe, des solutions éprouvées. Dans la très grande majorité des cas, il suffit de se référer aux solutions dictées par la loi. Cette référence ne doit cependant pas constituer un oreiller de paresse. On doit considérer que la solution imposée par le code constitue la « juste mesure » des choses ; mais cette présomption n’est pas irréfragable. Il est possible que, dans des cas exceptionnels, le principe dicté par le code ait perdu sa raison d’être. Il n’appartient dès lors plus au droit vivant. Tel est le cas lorsqu’un précepte de droit spontané supplante la règle écrite et prescrit la juste solution32. Il est relativement rare que des situations de ce genre se présentent en pratique. Mais lorsqu’elles se présentent, elles doivent être gérées compte tenu de leur particularité. Un bon indice se trouve souvent à disposition du praticien. Lorsque la règle légale n’est plus que formellement valide, la solution qu’elle dicte viole un principe général du droit ou — ce qui revient au même — un tel principe impose une solution différente de celle que la règle légale prescrit. L’interprétation contra legem est, dans ces situations exceptionnelles, justifiée.
16On observe ainsi qu’il suffit, pour se sortir de ces situations délicates, de briser le carcan d’une théorie moniste qui interdit le recours aux principes généraux du droit contre la loi formelle de l’Etat. La relativisation de la pertinence juridique des frontières nationales, l’internationalisation et la mondialisation semblent pousser à la roue d’un pluralisme qui, en tant qu’idéologie juridique, ne peut pas manquer de relativiser la positivité des codes nationaux. Très concrètement, l’exemple développé ci-dessus est, à cet égard, particulièrement révélateur. A partir du moment où tous les pays qui entourent la Suisse connaissent l’autorité parentale conjointe et dès lors que, sur le plan international, Une convention à vocation planétaire33 impose, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant, une solution que le législateur formel prohibe encore, il devient admissible de considérer que, sur ce point, le législateur s’est trompé.
D. La fonction du code dans une société pluraliste
a) Le temps du droit pluraliste
17Ces développements nous conduisent directement à une conclusion qui répond catégoriquement à la question posée par le titre de cette contribution. Pour identifier la fonction du code, il suffit de redire ce que propose la théorie pluraliste du droit développée ci-dessus. La pratique reçoit régulièrement une série de messages qui émanent du législateur réformateur. Les nouveaux contenus normatifs constituent des impulsions qui incitent les praticiens juristes à mettre en cause les règles qu’ils appliquent. Elles sont émises par le législateur après que le point ait été fait concernant les intérêts en cause et leur juste pondération. Ces évaluations nouvelles méritent considération et respect. En toutes circonstances, elles doivent être prises en compte dans l’argumentaire. On doit présumer que le législateur propose la solution la plus adéquate et juste. En principe le code contient la collection des solutions reconnues comme justes pour l’avenir. Le code est bien la « mémoire » des juristes. Mais le temps du droit pluraliste n’est jamais bloqué. Le législateur n’a pas le pouvoir d’arrêter le mouvement du droit. En toute circonstance, parmi les règles du droit organisé, un tri sera opéré en fonction des nouvelles expériences et des nouvelles connaissances.
b) Une nouvelle frontière de la juridicité
18Une telle conception du rapport du droit au temps implique, évidemment, la définition d’une nouvelle frontière de la juridicité. On voit en tout cas qu’il est déconseillé d’utiliser le qualificatif de « préjuridique » pour qualifier les normes qui s’imposent à l’encontre de la loi formelle de l’Etat. Ainsi, par exemple, la règle qui autorise le partage des droits parentaux après le divorce n’est pas « préjuridique » avant son adoption par le Parlement fédéral, le 26 juin 1998, et « juridique », après cette date. Il paraît préférable d’opposer la règle d’un système juridique à la règle contraire d’un autre ordre juridique. Le concept approprié pour effectuer ces réglages paraît être celui dit « d’internormativité »34.
c) Un pilotage sans pilote ?
19Il convient de proposer ensuite une réflexion conclusive sur le thème du pilotage. On a montré qu’il était préférable de renoncer à l’idée de l’existence d’un organisme ou même d’une instance qui serait en charge d’orchestrer les changements selon un échéancier fixe. Il semble difficile, voire impossible, d’imposer que les réformes soient toutes adoptées selon un calendrier préétabli. On peut d’ailleurs se demander si une certaine autonomie des pratiques n’est pas en soi un facteur positif puisqu’elle autorise, ultérieurement, des jugements décisifs du point de vue d’une orientation ou d’une réorientation du droit « organisé ». Cette considération ne met pas en cause l’utilité du travail que l’on effectue pour préparer la réforme du code civil. Il est nécessaire que des spécialistes de l’évaluation législative étudient régulièrement l’adéquation qui existe entre la législation en vigueur, d’une part, et les nécessités sociales, d’autre part. A cet égard, les codes sont des lois comme les autres. Il appartient à la responsabilité politique des Ministres de la justice d’agir de telle sorte que, périodiquement, les lois civiles fassent l’objet d’une évaluation critique. C’est précisément parce que l’on croit en l’utilité de cette fonction de stockage des principes « justes », qui est dévolue au code, que l’on souhaite, par ailleurs, ces dépoussiérages périodiques. Mais ce travail administratif, scientifique et politique n’est pas vraiment une action de pilotage des contenus normatifs. Dans tout le champ du droit privé, c’est la société civile qui « pilote » et l’emprise des politiques ne peut, l’expérience le montre abondamment d’ailleurs, que se révéler fort modeste. D’aucuns ont essayé d’introduire par la législation civile des changements audacieux. Les exemples qui révèlent l’existence d’un droit organisé resté lettre morte sont foison. La pratique rogne les ailes des idées normatives qui ne sont pas d’ores et déjà éprouvées par l’expérience. Dans le domaine du droit privé, comme nous l’avons montré, les pilotes, s’ils pensent devoir exister, devraient surtout adopter la sagesse du Petit Prince. Il vaut mieux ne donner l’ordre de tourner qu’aux planètes qui sont d’ores et déjà en mouvement. Cette notation n’est pas dépourvue d’idéologie juridique, nous en convenons. C’est pourtant ainsi que les choses se passent en réalité. Ce constat peut d’ailleurs se prévaloir d’une certaine conception de la démocratie. Cette vision — pluraliste — ne paraît pas moins démocratique que celle qui consiste à enfermer les principes de justice dans le carcan du système de la loi, expression de la seule volonté des représentants de la nation. Faire directement droit aux besoins et aux aspirations des destinataires des règles constitue aussi la réalisation d’une idéologie juridique. Le pluralisme ne se fait d’ailleurs pas le défenseur de l’une de ces formes de démocratie contre l’autre. Il tente — au contraire — de les articuler l’une et l’autre, de manière rationnelle. Comme nous l’avons montré, l’approche pluraliste autorise la cohabitation des idées de justice et de légalité.
20Demeure seule l’objection qui consiste à penser qu’il faut une certaine dose d’optimisme pour supposer que les phénomènes collectifs de production du droit pourraient, ainsi, s’orienter spontanément d’une manière positive. N’est-il pas utopique de penser que des règles adéquates puissent voir ainsi le jour, dans un système cohérent ? Ce postulat d’optimisme est aussi ordinaire que classique en science humaine. Il ne paraît pas utile de le mettre en cause. Même si l’approche pluraliste du phénomène juridique devait constituer la version post-moderne du contrat social, elle n’en mériterait pas moins le respect pour autant.
Notes de bas de page
1 Une citation choisie par François Ost, « Le temps virtuel des lois post-modernes ou comment le droit se traite dans la société de l’information », texte polycopié (non publié) d’une contribution au séminaire interdisciplinaire d’études juridiques, Bruxelles, 1996, p. 29.
2 Ibidem, p. 28.
3 Ibidem, p. 33.
4 Ibidem, p. 37.
5 Ibidem, p. 37.
6 Cf. J.F. PERRIN, Sociologie empirique du droit, Helbing et Lichtenhahn, Bâle et Francfort-sur-le-Main, 1997.
7 Ibidem, p. 38.
8 En 1968, le Conseil fédéral (c’est-à-dire le gouvernement suisse) a décidé de réviser le droit de la famille en plusieurs étapes. Le nouveau droit de l’adoption est entré en vigueur le 1er avril 1973. Il a été suivi, le 1er janvier 1978, par la nouvelle réglementation du droit de la filiation. Certaines dispositions du droit de la tutelle ont été réformées avec effet au 1er janvier 1981. Le nouveau droit matrimonial (effets généraux du mariage, droits des régimes matrimoniaux et des successions) est entré en vigueur le 1er janvier 1988. Le nouveau droit du divorce est adopté. Il entrera en vigueur le 1er janvier 2000. Une révision totale du droit de la tutelle est actuellement en phase d’élaboration avancée. Le Parlement fédéral n’est cependant pas encore saisi de ce projet. Pour plus de détails concernant l’histoire de ces révisions législatives, cf. Message du Conseil fédéral concernant la révision du code civil suisse, du 15 novembre 1995 (No 95-079, Chancellerie fédérale, Berne, 1995).
9 Cf. F. OST (s’appuyant sur les observations de Jean Carbonnier), Les multiples temps du droit, in J.-J AUSTRUY et al., Le droit et le futur, P.U.F., Paris, 1985, p. 147.
10 Cf. l’historique du projet de réforme dans le « Message » du Conseil fédéral concernant la révision du code civil, cité à la note no 8.
11 Cf. J. COMMAILLE et al., Le divorce en Europe occidentale - La loi et le nombre, Préface de Jean Carbonnier, G.I.R.D. – CETEL – INED – Paris, Genève, 1983.
12 Ce fut le cas pour le nouveau droit matrimonial (effets généraux du mariage, régimes matrimoniaux, droit des successions) entré en vigueur le 1er janvier 1988, après une votation assez serrée, mais positive.
13 Ce sera le cas pour le nouveau droit du divorce qui entrera en vigueur le 1er janvier 2000. Malgré le cumul d’oppositions assez disparates (milieux conservateurs, défenseurs de la condition paternelle), les comités référendaires ne parvinrent pas à récolter le nombre de signatures requis pour soumettre la loi adoptée par le Parlement fédéral à l’éventuelle sanction populaire.
14 Ainsi en est-il allé, par exemple, de la loi instaurant une assurance maternité obligatoire, refusée par le peuple suisse lors d’une votation qui a eu lieu le 13 juin 1999.
15 Cf. J.-J. AUSTRUY, op. cit., p. 130.
16 Le vocabulaire sera d’ailleurs changé pour supprimer cette étiquette stigmatisante. Pour faire bon poids... on supprimera les « tuteurs » qui deviendront peut-être des « assistants », c’est du moins ce qui est actuellement proposé.
17 Le mari de la mère a désavoué l’enfant. Le divorce est ensuite prononcé. Le père biologique peut alors reconnaître l’enfant, malgré le texte de la loi, selon un changement de jurisprudence introduit par un arrêt du Tribunal fédéral du 2 mai 1969 (ATF 95, I, p. 384 et sv.).
18 Cela découle d’un silence qualifié de la loi, qui ne prohibe plus la reconnaissance d’un enfant né hors mariage.
19 « Il n’est en soi pas possible aux époux de présenter une demande commune ; l’acquiescement du défendeur à la demande introduite par son conjoint ne dispense pas le juge d’examiner si les conditions légales sont réunies... » (H. DESCHENAUX et P. TERCIER, Le mariage et le divorce, Staempfli, Berne, 1980, p. 103).
20 B. BASTARD et al., Pratiques judiciaires du divorce, Réalités sociales, Lausanne, 1987. Les mêmes chiffres ont été établis pour Zürich, cf. H. DESCHENAUX et P. TERCIER, op. cit., p. 103.
21 ATF 108, II, p. 503, du 18 novembre 1982. Il faut dire que la règle est assortie d’un luxe de précautions langagières impressionnant. L’arrêt réserve la possibilité de la preuve du contraire. L’époux défendeur peut donc tenter de prouver qu’il n’abuse pas de son droit et invoquer, par exemple, un intérêt de nature économique à la poursuite de l’union conjugale. Cf. la précision apportée à cet égard par l’ATF 111, II, p. 109.
22 La procédure civile est la compétence cantonale en Suisse. On peut dès lors soutenir que cette « procéduralisation » du droit de fond n’est pas conforme à l’esprit de la constitution de la Confédération suisse.
23 C’est ce que prescrit l’article 7 b (nouveau) du Titre final du CCS.
24 Xavier Thunis et François van der Mensbrugghe font, grosso modo, la même constatation et observent qu’« il faut reconnaître que les codifications contemporaines sont plus des méthodes de présentation que de production du droit », in Codification et décodification : le droit comparé à contribution, Cahiers de la Faculté de droit de Namur, no 7, Namur, octobre 1998, p. 3.
25 J.-F. PERRIN, op. cit., p. 106.
26 Cf. G. GURVITCH, L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit, A. Pedone, Paris, 1935, notamment p. 132.
27 F. OST, op. cit., p. 40.
28 Actuel article 297, al. 3 CCS, abrogé dès le 1er janvier 2000.
29 ATF 117, II, p. 523.
30 J.-E PERRIN, « Le juge du divorce peut-il instaurer l’autorité parentale conjointe ? », in SJ, 1990, p. 378 et sv. L’interdiction d’une interprétation judiciaire correctrice fait l’objet du développement suivant, selon la jurisprudence la plus récente : « D’après la jurisprudence fédérale, seule l’existence d’une lacune authentique appelle l’intervention du juge, tandis qu’il lui est en principe interdit, selon la conception traditionnelle, de corriger les lacunes improprement dites, à moins que le fait d’invoquer le sens réputé déterminant de la norme ne soit consécutif d’un abus de droit, voire d’une violation de la Constitution ». (ATF 124, (1998) V. p. 346 (348).
31 Un arrêt de l’Obergericht de Bâle, BJM, 1996, p. 12.
32 Les relations entre le droit « spontané » et le droit « organisé » font l’objet d’une description claire et convaincante dans plusieurs travaux de Gurvitch. Cf. notamment G. GURVITCH, Eléments de sociologie juridique, Aubier, Editions Montaigne, Paris, XCMXL, p. 264.
33 La ratification par la Suisse de la Convention de l’ONU sur les droits de l’enfant n’entraîne pas ipso jure l’abrogation des dispositions législatives fédérales qui sont contraires au droit international. La responsabilité de modifier le CCS appartient au Parlement fédéral exclusivement et le Tribunal fédéral suisse ne contrôle pas la compatibilité des lois fédérales avec les principes du droit international. Le problème examiné ne peut donc pas trouver sa solution, actuellement, par le seul recours au principe de la primauté du droit international.
34 Cf. J.-F PERRIN, Sociologie empirique du droit, op. cit., p. 52.
Auteur
Professeur à l’Université de Genève
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